Mise à jour, 16-07-20
Deux implications essentielles semblent devoir être tirées, la seconde qui devrait permettre de tempérer quelque peu la désespérance que la première risque de susciter.
Aporie du problème politique que posent les sociétés humaines
Pour
la première partons de cette évidence que nous ne pouvons plus
aujourd'hui partager la foi naïve des idéologues du Progrès qui
apparurent au XVIIIème siècle pour sembler triompher au XIXème siècle.
A. Comte, un de ses représentants qui a donné à cette idéologie sa forme
la plus achevée, envisageait ainsi l'histoire de l'humanité toute
entière à partir du modèle de développement de l'individu au cours de sa
vie: l'enfance de l'humanité aurait ainsi été celle du stade
théologique peuplé de dieux auquel aurait succédé le stade métaphysique
de l'adolescence, avant que l'humanité ne parvienne enfin à sa
maturité, au stade scientifique, avec l'entrée dans la civilisation
industrielle, au XIXème siècle. C'est encore cette conception
évolutioniste qui ressortira plus tard, avec toutefois de sérieuses
réserves, chez le Freud du Malaise dans la civilisation. L'histoire du XXème siècle, et ses catastrophes d'une ampleur sans précédent connu, devrait nous avoir vacciné contre ce type de croyance.
En fait,
s'il fallait à tout prix conserver un scénario évolutioniste, la compréhension du caractère néoténique de l'espèce humaine obligerait
à inverser la séquence des stades en comprenant le devenir humain plutôt comme
un processus de rajeunissement. Loin de courir vers une quelconque
maturité, il poserait au contraire sous un jour toujours plus aigu la
question de savoir comment des individus destinés à rester de grands
enfants pourraient être en mesure d'assumer par eux-mêmes leur prise en
charge. On avait vu dans la première partie que c'était ce par quoi les
Blancs de l'époque du colonialisme européen dans le monde pensaient
légitimer la domination qu'ils exerçaient sur les indigènes: ceux-ci
étant destinés à rester d'éternels enfants, ils leur fallaient une
puissance paternelle pour les gouverner au doigt et à l'oeil. Ce faisant, ils n'avaient peut-être pas entièrement tort, mais sans voir le moins du monde que
l'argument aurait pu être tout aussi bien dirigé contre eux. Et c'est là
que se pose donc le problème politique fondamental qui a tout de
l'aporie: si l'humanité est une espèce vouée à conserver les traits de
l'enfance, des régimes de type despotique devraient beaucoup mieux lui
convenir que ceux de type démocratique; sauf que ces sociétés ne
pourraient être prises en mains que par des despotes humains ayant donc
besoin, eux aussi, d'être pris en charge, et ainsi de suite à l'infini.
Le problème semble donc insoluble et c'est fondamentalement ce qui
autorise à introduire le concept d'humanité manquée tel qu'il est défini
ici: une espèce vouée, quelque soit la forme de société qu'elle
inventera, à demeurer une menace pour elle-même, un peu comme un enfant livré à lui-même qui risquera toujours de faire des choses qui lui sont nuisibles, faute de l'instinct pour le guider.
La destination de l'humanité à l'autonomie
Pour clarifier autant que possible les termes du problème, abordons la deuxième implication pratique qu'on veut tirer ici, qui fait qu'il nous faut, d'une façon ou d'une autre, savoir assumer l'autonomie à laquelle nous destine notre condition de néotène. Nous avions fait remarquer dans ce qui touchait aux implications anthropologiques de la néoténie,
se rapportant à l'indétermination de la nature humaine, que son
intégration dans notre compréhension de l'être humain, incitait plutôt à
la combativité qu'à la résignation. On peut maintenant préciser en quel
sens exactement. Déjà pas dans la perspective d'une approche moralisatrice du comportement humain: s'il ne nous convient pas, il ne sert pas à grand chose de faire la morale aux gens en leur disant que ce n'est pas bien de se faire la guerre, d'être égoïste ou de polluer, etc. Ce n'est pas comme cela que les choses marchent. Si nous voulons avoir une chance de modifier les comportements sur une échelle suffisamment large, ce sont les institutions qu'il faut changer. Il s'agit du concept clé à comprendre. L'institution est d'abord nécessaire en ce sens que c'est elle qui va permettre de suppléer la déficience de l'instinct humain du fait de notre inachèvement naturel, ce que nous avons appelé la néoténie. Aucune société connue à ce jour n'a pu exister sans institutions, y compris celles que nous avons qualifié de "sauvages". De la façon dont elles sont instituées, elles orienteront le comportement humain dans un sens ou un autre et formeront, à chaque fois, un certain type anthropologique, une forme ou une autre de "nature humaine". On ne peut donc en rester à une approche morale individuelle, si nous estimons que les comportements humains doivent se modifier; il faut nécessairement en passer par le plan politique où se questionne, se débat et s'altère éventuellement l'institué d'une société.
Donnons quelques illustrations, parmi bien d'autres possibles, de cette nécessité. Il est parfaitement vain de faire la morale aux élèves en leur disant que ce n'est pas bien d'apprendre les leçons juste pour passer des contrôles et obtenir des notes car ainsi ils vont tout oublier après. Si nous voulons changer ces comportements, c'est l'institution qu'il faut transformer de telle sorte qu'elle encourage, au contraire, l'acquisition d'un savoir solide destiné à résister à l'épreuve du temps. De la même façon, vous aurez beau rajouter les doses de "moraline" que vous voulez, si vous continuez à soumettre la vie des populations à une institution, le marché, qui oblige à se comporter de façon égoïste, en devant revendre plus cher ce qu'on a acheté, pour avoir une chance de tirer son épingle du jeu, rien n'y fera. Ou encore, vous aurez beau vouloir responsabiliser les dirigeants des grandes entreprises relativement aux dégâts socio-écologiques qu'ils peuvent occasionner, tant qu'ils seront l'abri derrière le statut juridique de personne morale de leur entreprise, on restera dans le registre du voeu pieux. Finissons en de donner une dernière illustration sur un plan politique. Il n'est pas rare de trouver aujourd'hui ce genre de propos de citoyens ordinaires de plus en plus exaspérés par le comportement de leurs élus:"Quand est-ce-que les politiques comprendront qu'ils sont au service de leurs élues, ce n'est pas 'la ville de Mr le maire', mais Notre ville avant tout..." Et bien , il est à peu près certain qu'ils n'auront une chance de le comprendre un jour qu'à la condition de modifier les mécanismes institutionnels de délégation du pouvoir, là encore comme partout ailleurs.
Donnons quelques illustrations, parmi bien d'autres possibles, de cette nécessité. Il est parfaitement vain de faire la morale aux élèves en leur disant que ce n'est pas bien d'apprendre les leçons juste pour passer des contrôles et obtenir des notes car ainsi ils vont tout oublier après. Si nous voulons changer ces comportements, c'est l'institution qu'il faut transformer de telle sorte qu'elle encourage, au contraire, l'acquisition d'un savoir solide destiné à résister à l'épreuve du temps. De la même façon, vous aurez beau rajouter les doses de "moraline" que vous voulez, si vous continuez à soumettre la vie des populations à une institution, le marché, qui oblige à se comporter de façon égoïste, en devant revendre plus cher ce qu'on a acheté, pour avoir une chance de tirer son épingle du jeu, rien n'y fera. Ou encore, vous aurez beau vouloir responsabiliser les dirigeants des grandes entreprises relativement aux dégâts socio-écologiques qu'ils peuvent occasionner, tant qu'ils seront l'abri derrière le statut juridique de personne morale de leur entreprise, on restera dans le registre du voeu pieux. Finissons en de donner une dernière illustration sur un plan politique. Il n'est pas rare de trouver aujourd'hui ce genre de propos de citoyens ordinaires de plus en plus exaspérés par le comportement de leurs élus:"Quand est-ce-que les politiques comprendront qu'ils sont au service de leurs élues, ce n'est pas 'la ville de Mr le maire', mais Notre ville avant tout..." Et bien , il est à peu près certain qu'ils n'auront une chance de le comprendre un jour qu'à la condition de modifier les mécanismes institutionnels de délégation du pouvoir, là encore comme partout ailleurs.
Très généralement, tout cela légitime le propos de Rosa Luxemburg lorsqu'elle disait que le socialisme, bien compris, ne cherche pas à s'attaquer prioritairement à des individus, et mener des chasses aux sorcières, mais à des institutions.
Le marbre réfractaire de la nature humaine
Il faut donc avant tout insister sur l'importance cruciale de réfléchir aux institutions de notre société pour comprendre véritablement le monde dans lequel nous vivons, déterminer dans quelle mesure elles conviennent ou non, et nous mettre au clair sur quel type de comportement nous voulons voir encouragé et tel autre découragé: c'est cela que nous entendons par activité politique, au sens le plus émancipateur du terme, à la suite de C. Castoriadis. C'est un des quatre sens donné ici à un enseignement de philosophie à vocation émancipatrice. Car l'être humain n'est pas déterminé à être ce qu'il est par les institutions de sa société comme la pierre, par exemple, est déterminée à tomber suivant la loi de la chute des corps. Ce ne sont pas les pierres qui ont inventé la loi qui les gouverne. Les institutions, elles, sont le fruit de l'artifice humain. Cela fait toute la différence. C'est ce qui explique que nous disposons d'une certaine marge de manoeuvre qui fait que nous ne les subissons pas complètement et pouvons même aller jusqu'à les transformer; tout ce que les hommes ont fait peut toujours être refait d'une autre façon. Il s'agit là sans doute de notre liberté la plus fondamentale qui renvoie au concept d'auto-nomie, se donner à soi-même la règle que nous décidons collectivement. Comme le disait M. Foucault:"Tout ce qui a été historiquement institué est politiquement réformable..." ( cité par Salvador Juan, La transition écologique, p. 9)
L'être humain, en raison de sa néoténie, est certes très malléable mais jusqu'à un certain point seulement. S'il l'était complètement, alors il n'aurait plus aucune espèce de liberté face aux processus de conditionnement social visant sa pure et simple adaptation à l'ordre institué et l'on aboutirait à des conséquences indésirables:"Si les hommes sont en réalité des êtres indéfiniment malléables, complètement plastiques, [...] alors ils sont les sujets appropriés pour le formatage du comportement par l'Etat autoritaire, le chef d'entreprise, le technocrate ou le comité central." (Chomsky, Raison et liberté, p. 27) C'est pourquoi, plutôt que l'image d'une pâte d'argile infiniment malléable, celle qu'emploie l'anthropologue M. Sahlins, d'un marbre réfractaire (Au coeur des sociétés, p. 261) serait plus appropriée pour donner un ordre de comparaison illustrant l'intrication nature-culture; le sculpteur peut bien imprimer à son marbre une infinité de formes différentes, mais, tenant compte des lignes de diffraction du matériau, il ne peut pas non plus faire n'importe quoi avec lui. Touchant l'être humain, les deux principales lignes relèvent l'une du biologique, l'autre, du psychique. Il est d'abord bien évident que n'importe quelle société doit rendre possible à ses membres la couverture de leurs besoins physiologiques de base (manger, boire, dormir...), peu importe par quel biais. Mais, en outre, l'autre grande ligne de diffraction se situe sur le plan immatériel et relève fondamentalement de la possibilité de pouvoir trouver un sens à son existence, dans n'importe quel contexte social-historique:"L'institution sociale peut refuser à peu près tout [...] à la psyché, mais il y a une chose qu'elle ne peut lui refuser si elle doit exister comme société en régime permanent [...] et cela c'est le sens." (Castoriadis, Domaines de l'homme, p. 125) Une société qui ne tiendrait pas compte de cela serait vouée à la ruine tout autant que si elle ne permettait plus d'assurer la subsistance matérielle de ses membres.
Aperçus de la crise de sens des sociétés actuelles
Il est assez facile d'observer que la situation contemporaine de nos sociétés tend, de plus en plus, vers cet état de crise que l'on peut qualifier, dans cette mesure, d'anthropologique. Cette mise en abîme du sens s'observe tout particulièrement dans la sphère de l'organisation du travail. On pense ici aux analyses de l'anthropologue D. Graeber, développées à partir du concept de bullshit jobs, des jobs à la con, dénués de sens, dont il estimait la proportion à 50 % de l'ensemble des activités humaines auxquelles on attribue aujourd'hui une valeur économique. Il les rangeait ainsi en cinq catégories, qu'il faudrait peut-être affiner et détailler encore d'avantage:
-les travaux de larbin, par exemple celui dont le travail consiste à ouvrir et fermer une porte toute la journée pour laisser passer dans un palais présidentiel, un palace, etc., les sommités du lieu, ou, pour appuyer sur un bouton d'ascenseur, pour le faire monter et descendre. Dans l'industrie financière Graeber donnait l'exemple d'un démarcheur téléphonique au service d'un business man:"Jack explique qu'il était démarcheur téléphonique chargé de vendre des actions à des clients, de la part d'un courtier. "L'idée était que, aux yeux du client potentiel, le courtier aurait l'air plus compétent et plus professionnel si l'on sous-entendait qu'il était trop occupé à faire du fric pour pouvoir passer les coups de fil lui-même, précise-t-il. Mon poste n'avait donc strictement aucune utilité, si ce n'est de faire croire à mon supérieur immédiat qu'il était un gros bonnet et d'en convaincre les autres."(Les cinq grandes familles de "jobs à la con")
-les porte-flingues recrutés pour saboter le travail d'un concurrent, par exemple, ceux qui passeront leur temps à inonder les pages commentaires d'un site de vente en ligne de remarques dévalorisantes. Une variante de ce travail à usage cette fois interne consiste à recruter des ingénieurs pour fabriquer de l'obsolescence programmée; c'était, à une époque, très développé dans le domaine des imprimantes: on leur intègre une puce électronique qui fait qu'elles s'enrayent au bout d'un certain nombre de tirages.
-les sparadraps ou rafistoleurs recrutés pour résoudre des problèmes qui auraient pu être évités. Ils sont particulièrement nombreux dans le domaine informatique, pour réparer, par exemple, un logiciel mal conçu. De façon générale, le rafistoleur est là pour réparer le travail baclé des supérieurs hiérarchiques:"Une fois, j'ai travaillé dans une PME comme «testeuse», témoigne une employée. J'étais chargée de relire et corriger les rapports écrits par leur chercheur/statisticien star." (ibid.)
-les cocheurs de case, recrutés pour permettre à une organisation de prétendre résoudre un problème auquel elle n'a aucune intention de s'attaquer véritablement. Le "greenwashing" (tout repeindre en vert) en fournit une illustration aujourd'hui dans le domaine des problèmes écologiques: on se donne une image "écolo" par des opérations publicitaires et du marketing pendant qu'on continue à polluer de plus belle. Ou encore, dans le domaine du travail social, le job de cette employée dans une maison de repos:"L'essentiel de mon travail consistait à interviewer les résidents afin de noter leurs préférences personnelles dans un formulaire «loisirs», explique ainsi Betsy, qui était chargée de coordonner les activités de détente dans une maison de repos. (...) Les résidents savaient très bien que c'était du pipeau et que personne ne se souciait de leurs préférences."(ibid.) L'enquête sociologique à ce sujet ne laisse guère de doute et permet de savoir à quoi s'en tenir sur le sérieux d'une association à but social, suivant la règle qui veut plus sa taille est grande et plus il y a de risque que toute une bureaucratie de cocheurs de case s'y développe:"Une recherche de terrain a montré que celles qui affichent le plus leur volonté de lien social sont celles, qui, de fait, y travaillent le moins. Les raisons de ce paradoxe tiennent à la taille des associations et à la nécessaire fonctionnalisation-bureaucratisation liée à l'existence de permanents rémunérés." (S. Juan, La transition écologique, p. 221) Encore dans un autre domaine, une expérience personnelle semble assez bien rentrer dans cette catégorie des cocheurs de case. J'ai fait récemment vidanger ma fosse septique; j'ai signalé au gars fort sympathique qui est venu faire le travail que deux ou trois ans auparavant un autre type qui devait avoir un statut de fonctionnaire était venu faire sa tournée pour parler des questions d'évacuation des eaux usagers; personne n'a jamais compris le but de sa visite et le professionnel de la vidange, le mieux placé pour le savoir, manifestement non plus. Quand je lui ai dit qu'au moins ça permettait de donner du travail à ces gens, il m'a répondu dans un large sourire entendu: "C'est ça!" Ainsi, l'administration fait d'une pierre deux coups: elle peut cocher la case "On s'occupe de cette question" et trouver en même temps du travail à ses employés.
-les chefaillons recrutés pour surveiller des personnes travaillant déjà de façon autonome.C'est le cas, par exemple, de ce manager, parmi les rares qu'on trouvera qui auront le courage de reconnaître la superfluité de leur fonction:"J'ai dix personnes qui travaillent pour moi, mais pour autant que je puisse en juger, toutes sont capables de faire le boulot sans qu'on les surveille, constate Ben, manager intermédiaire dans une entreprise. Mon seul rôle, c'est de leur distribuer les tâches - notez que ceux qui conçoivent ces tâches pourraient parfaitement les leur confier directement [...] J'ajoute que bien souvent, les tâches en question sont produites par des managers qui ont eux-mêmes des jobs à la con; du coup, j'ai un job à la con à double-titre."
Très généralement, on observe une prolifération de la bureaucratie qui fait que, comme le disait Graeber, aucune autre société dans l'histoire n'a passé autant de temps à remplir des formulaires administratifs et de la paperasse, à tel point que c'est l'activité sociale véritablement utile, celle d'un médecin, d'un chercheur, d'un enseignant, etc., qui finit par être vampirisée. Ces analyses rejoignent tout à fait celles de R. Gori, dont on peut avoir un aperçu dans cette conférence, La fabrique des imposteurs, à partir de 1 h 37'50:
Il faut ici prévenir un malentendu qui consisterait à s'imaginer que
c'est là un mal bien français, comme s'en plaignent à tout bout de champ
les libéraux. Certes, il faut reconnaître que la France est
particulièrement bien placée dans ce domaine pour postuler au titre de
champion du monde de la manie de vouloir tout réglementer. Marx s'en moquait, dès le XIXème siècle, quand il
parlait de ce "pays où le moindre rat est administré policièrement..."
(Le capital, Livre I, p. 357) Sauf que c'est un problème mondial. D.
Graeber a développé ses analyses dans le pays présenté comme la terre
d'élection de l'ultra-libéralisme, les Etats-Unis. Nous sommes ici en
présence d'une pénible situation de dissonance cognitive pour les
adeptes du libéralisme à tout crin: ce qu'on observe factuellement, à
rebours de leur beau modèle théorique prédisant le dépérissement de l'Etat, c'est que plus se développent les
logiques de marché, plus la bureaucratie étend son empire, constat dont il faudra bien une fois sérieusement tenter d'élucider les raisons pour en tirer certaines conséquences pratiques, quant aux bienfaits supposés du libéralisme économique...
De quoi est
Le marbre réfractaire de la nature humaine
Il faut donc avant tout insister sur l'importance cruciale de réfléchir aux institutions de notre société pour comprendre véritablement le monde dans lequel nous vivons, déterminer dans quelle mesure elles conviennent ou non, et nous mettre au clair sur quel type de comportement nous voulons voir encouragé et tel autre découragé: c'est cela que nous entendons par activité politique, au sens le plus émancipateur du terme, à la suite de C. Castoriadis. C'est un des quatre sens donné ici à un enseignement de philosophie à vocation émancipatrice. Car l'être humain n'est pas déterminé à être ce qu'il est par les institutions de sa société comme la pierre, par exemple, est déterminée à tomber suivant la loi de la chute des corps. Ce ne sont pas les pierres qui ont inventé la loi qui les gouverne. Les institutions, elles, sont le fruit de l'artifice humain. Cela fait toute la différence. C'est ce qui explique que nous disposons d'une certaine marge de manoeuvre qui fait que nous ne les subissons pas complètement et pouvons même aller jusqu'à les transformer; tout ce que les hommes ont fait peut toujours être refait d'une autre façon. Il s'agit là sans doute de notre liberté la plus fondamentale qui renvoie au concept d'auto-nomie, se donner à soi-même la règle que nous décidons collectivement. Comme le disait M. Foucault:"Tout ce qui a été historiquement institué est politiquement réformable..." ( cité par Salvador Juan, La transition écologique, p. 9)
L'être humain, en raison de sa néoténie, est certes très malléable mais jusqu'à un certain point seulement. S'il l'était complètement, alors il n'aurait plus aucune espèce de liberté face aux processus de conditionnement social visant sa pure et simple adaptation à l'ordre institué et l'on aboutirait à des conséquences indésirables:"Si les hommes sont en réalité des êtres indéfiniment malléables, complètement plastiques, [...] alors ils sont les sujets appropriés pour le formatage du comportement par l'Etat autoritaire, le chef d'entreprise, le technocrate ou le comité central." (Chomsky, Raison et liberté, p. 27) C'est pourquoi, plutôt que l'image d'une pâte d'argile infiniment malléable, celle qu'emploie l'anthropologue M. Sahlins, d'un marbre réfractaire (Au coeur des sociétés, p. 261) serait plus appropriée pour donner un ordre de comparaison illustrant l'intrication nature-culture; le sculpteur peut bien imprimer à son marbre une infinité de formes différentes, mais, tenant compte des lignes de diffraction du matériau, il ne peut pas non plus faire n'importe quoi avec lui. Touchant l'être humain, les deux principales lignes relèvent l'une du biologique, l'autre, du psychique. Il est d'abord bien évident que n'importe quelle société doit rendre possible à ses membres la couverture de leurs besoins physiologiques de base (manger, boire, dormir...), peu importe par quel biais. Mais, en outre, l'autre grande ligne de diffraction se situe sur le plan immatériel et relève fondamentalement de la possibilité de pouvoir trouver un sens à son existence, dans n'importe quel contexte social-historique:"L'institution sociale peut refuser à peu près tout [...] à la psyché, mais il y a une chose qu'elle ne peut lui refuser si elle doit exister comme société en régime permanent [...] et cela c'est le sens." (Castoriadis, Domaines de l'homme, p. 125) Une société qui ne tiendrait pas compte de cela serait vouée à la ruine tout autant que si elle ne permettait plus d'assurer la subsistance matérielle de ses membres.
Aperçus de la crise de sens des sociétés actuelles
Il est assez facile d'observer que la situation contemporaine de nos sociétés tend, de plus en plus, vers cet état de crise que l'on peut qualifier, dans cette mesure, d'anthropologique. Cette mise en abîme du sens s'observe tout particulièrement dans la sphère de l'organisation du travail. On pense ici aux analyses de l'anthropologue D. Graeber, développées à partir du concept de bullshit jobs, des jobs à la con, dénués de sens, dont il estimait la proportion à 50 % de l'ensemble des activités humaines auxquelles on attribue aujourd'hui une valeur économique. Il les rangeait ainsi en cinq catégories, qu'il faudrait peut-être affiner et détailler encore d'avantage:
-les travaux de larbin, par exemple celui dont le travail consiste à ouvrir et fermer une porte toute la journée pour laisser passer dans un palais présidentiel, un palace, etc., les sommités du lieu, ou, pour appuyer sur un bouton d'ascenseur, pour le faire monter et descendre. Dans l'industrie financière Graeber donnait l'exemple d'un démarcheur téléphonique au service d'un business man:"Jack explique qu'il était démarcheur téléphonique chargé de vendre des actions à des clients, de la part d'un courtier. "L'idée était que, aux yeux du client potentiel, le courtier aurait l'air plus compétent et plus professionnel si l'on sous-entendait qu'il était trop occupé à faire du fric pour pouvoir passer les coups de fil lui-même, précise-t-il. Mon poste n'avait donc strictement aucune utilité, si ce n'est de faire croire à mon supérieur immédiat qu'il était un gros bonnet et d'en convaincre les autres."(Les cinq grandes familles de "jobs à la con")
-les porte-flingues recrutés pour saboter le travail d'un concurrent, par exemple, ceux qui passeront leur temps à inonder les pages commentaires d'un site de vente en ligne de remarques dévalorisantes. Une variante de ce travail à usage cette fois interne consiste à recruter des ingénieurs pour fabriquer de l'obsolescence programmée; c'était, à une époque, très développé dans le domaine des imprimantes: on leur intègre une puce électronique qui fait qu'elles s'enrayent au bout d'un certain nombre de tirages.
-les sparadraps ou rafistoleurs recrutés pour résoudre des problèmes qui auraient pu être évités. Ils sont particulièrement nombreux dans le domaine informatique, pour réparer, par exemple, un logiciel mal conçu. De façon générale, le rafistoleur est là pour réparer le travail baclé des supérieurs hiérarchiques:"Une fois, j'ai travaillé dans une PME comme «testeuse», témoigne une employée. J'étais chargée de relire et corriger les rapports écrits par leur chercheur/statisticien star." (ibid.)
-les cocheurs de case, recrutés pour permettre à une organisation de prétendre résoudre un problème auquel elle n'a aucune intention de s'attaquer véritablement. Le "greenwashing" (tout repeindre en vert) en fournit une illustration aujourd'hui dans le domaine des problèmes écologiques: on se donne une image "écolo" par des opérations publicitaires et du marketing pendant qu'on continue à polluer de plus belle. Ou encore, dans le domaine du travail social, le job de cette employée dans une maison de repos:"L'essentiel de mon travail consistait à interviewer les résidents afin de noter leurs préférences personnelles dans un formulaire «loisirs», explique ainsi Betsy, qui était chargée de coordonner les activités de détente dans une maison de repos. (...) Les résidents savaient très bien que c'était du pipeau et que personne ne se souciait de leurs préférences."(ibid.) L'enquête sociologique à ce sujet ne laisse guère de doute et permet de savoir à quoi s'en tenir sur le sérieux d'une association à but social, suivant la règle qui veut plus sa taille est grande et plus il y a de risque que toute une bureaucratie de cocheurs de case s'y développe:"Une recherche de terrain a montré que celles qui affichent le plus leur volonté de lien social sont celles, qui, de fait, y travaillent le moins. Les raisons de ce paradoxe tiennent à la taille des associations et à la nécessaire fonctionnalisation-bureaucratisation liée à l'existence de permanents rémunérés." (S. Juan, La transition écologique, p. 221) Encore dans un autre domaine, une expérience personnelle semble assez bien rentrer dans cette catégorie des cocheurs de case. J'ai fait récemment vidanger ma fosse septique; j'ai signalé au gars fort sympathique qui est venu faire le travail que deux ou trois ans auparavant un autre type qui devait avoir un statut de fonctionnaire était venu faire sa tournée pour parler des questions d'évacuation des eaux usagers; personne n'a jamais compris le but de sa visite et le professionnel de la vidange, le mieux placé pour le savoir, manifestement non plus. Quand je lui ai dit qu'au moins ça permettait de donner du travail à ces gens, il m'a répondu dans un large sourire entendu: "C'est ça!" Ainsi, l'administration fait d'une pierre deux coups: elle peut cocher la case "On s'occupe de cette question" et trouver en même temps du travail à ses employés.
-les chefaillons recrutés pour surveiller des personnes travaillant déjà de façon autonome.C'est le cas, par exemple, de ce manager, parmi les rares qu'on trouvera qui auront le courage de reconnaître la superfluité de leur fonction:"J'ai dix personnes qui travaillent pour moi, mais pour autant que je puisse en juger, toutes sont capables de faire le boulot sans qu'on les surveille, constate Ben, manager intermédiaire dans une entreprise. Mon seul rôle, c'est de leur distribuer les tâches - notez que ceux qui conçoivent ces tâches pourraient parfaitement les leur confier directement [...] J'ajoute que bien souvent, les tâches en question sont produites par des managers qui ont eux-mêmes des jobs à la con; du coup, j'ai un job à la con à double-titre."
Très généralement, on observe une prolifération de la bureaucratie qui fait que, comme le disait Graeber, aucune autre société dans l'histoire n'a passé autant de temps à remplir des formulaires administratifs et de la paperasse, à tel point que c'est l'activité sociale véritablement utile, celle d'un médecin, d'un chercheur, d'un enseignant, etc., qui finit par être vampirisée. Ces analyses rejoignent tout à fait celles de R. Gori, dont on peut avoir un aperçu dans cette conférence, La fabrique des imposteurs, à partir de 1 h 37'50:
De quoi est
fait le marbre réfractaire de la nature humaine?
Ne faudrait-il pas finir par questionner l'optimisme (excessif?) d'un Chomsky, qui voudrait voir dans l'aspiration à la liberté une autre de ces lignes de diffraction du marbre réfractaire que constitue la nature humaine? Quel genre nouveau de sculpture de celle-ci pourrait finir par ressortir si de telles tendances devaient se développer toujours plus, sans un puissant mouvement pour lui faire barrage, qui redonne du sens à la vie? On peut partager l'interrogation qui était celle d'Orwell face aux perspectives qu'a ouvert le phénomène inédit dans l'histoire qu'a été l'invention des systèmes totalitaires au XXème siècle:"Dans le passé, chaque tyrannie finissait, un jour ou l'autre, par être renversée, ou au moins combattue, parce que ainsi le voulait la "nature humaine", éprise comme il se doit de liberté. Mais rien ne nous garantit que cette "nature humaine" soit immuable. Il se pourrait tout autant que l'on parvienne à créer une race d'hommes n'aspirant pas à la liberté, comme on pourrait créer une race de vaches sans cornes."(Orwell, Essais, Articles, Lettres. Volume 1, p. 477) Pour les vaches sans cornes, c'est déjà fait, avec les "miracles" du génie génétique.
Ce que la nature a fait de nous peut donc être symbolisé au mieux par l'image d'un marbre réfractaire. Il est possible de préciser mieux la consistance de ce matériau inachevé que les cultures humaines pourront sculpter d'une infinité de façon différente, sans quoi on resterait sur sa faim: c'est l'objet de la dernière partie de ce chapitre consacré à interroger ce qui fait notre humanité...
Ne faudrait-il pas finir par questionner l'optimisme (excessif?) d'un Chomsky, qui voudrait voir dans l'aspiration à la liberté une autre de ces lignes de diffraction du marbre réfractaire que constitue la nature humaine? Quel genre nouveau de sculpture de celle-ci pourrait finir par ressortir si de telles tendances devaient se développer toujours plus, sans un puissant mouvement pour lui faire barrage, qui redonne du sens à la vie? On peut partager l'interrogation qui était celle d'Orwell face aux perspectives qu'a ouvert le phénomène inédit dans l'histoire qu'a été l'invention des systèmes totalitaires au XXème siècle:"Dans le passé, chaque tyrannie finissait, un jour ou l'autre, par être renversée, ou au moins combattue, parce que ainsi le voulait la "nature humaine", éprise comme il se doit de liberté. Mais rien ne nous garantit que cette "nature humaine" soit immuable. Il se pourrait tout autant que l'on parvienne à créer une race d'hommes n'aspirant pas à la liberté, comme on pourrait créer une race de vaches sans cornes."(Orwell, Essais, Articles, Lettres. Volume 1, p. 477) Pour les vaches sans cornes, c'est déjà fait, avec les "miracles" du génie génétique.
Ce que la nature a fait de nous peut donc être symbolisé au mieux par l'image d'un marbre réfractaire. Il est possible de préciser mieux la consistance de ce matériau inachevé que les cultures humaines pourront sculpter d'une infinité de façon différente, sans quoi on resterait sur sa faim: c'est l'objet de la dernière partie de ce chapitre consacré à interroger ce qui fait notre humanité...
A la fin du texte tu cites Orwell « Il se pourrait tout autant que l'on parvienne à créer une race d'hommes n'aspirant pas à la liberté ». Cette question est analogue à une autre que je me suis posé :
RépondreSupprimerCréer cette race d'hommes, n'induirait-il pas immanquablement de les priver d'affection ? Si la politique est avant tout une affaire d'affection particulière, pourrait-elle, conduite d'une certaine façon (donc dans un certain régime politique), former des humains (ou plutôt des Hommes, avec un H majuscule, clôturant, définitif) sans affection ( un personnage comme Winston Smith pourrait en être l'exemple, en oubliant un détail)?
Paradoxalement le manque de puissance de ce régime politique ne manquerait pas de poindre sitôt l'avénement de ces hommes advenu : sans affection peut-être pas d'aspiration à la liberté (ce qu'il faudrait étayer...) mais également un régime politique ayant un manque évident de réaction possible sur ses sujets (sans affect mobilisable, aucune trajectoire de prévisible par le Monopole des décisions institutionnelles=police), ici le soulèvement devient des plus incontrôlables. Mais dans les deux sens, pour celui de l'orthodoxie et pour celui des soulevés, un chaos politique.
(Si l'humain inaffectable devient une hypothèse : alors ce certain régime politique (=autoritaire) est démis de sa puissance sur ses sujets quand ceux-ci créent de nouveaux affects,toujours : comment créer le dehors ? Peut-être l'optimisme se préserve par l'espoir que les linéaments affectifs de l'humain sont finalement indéfinis. )
B. Larvol
Oui, pour l'affection, ce qui irait dans ce sens ce sont, par exemple, les expériences totalitaires qui ont été tentées en Roumanie du temps du tyran Ceausescu qui consistaient justement à priver les enfants de tout lien affectif. J'en avais parlé dans l'explication du texte de Kant sur l'éducation. Ce qui est sûr, c'est que cela produit des individus gravement atteints. Précisément, ça engendrait une fantastique régression narcissique:"Les enfants étaient incapables de rire ou de pleurer. Ils passaient leurs journées à se balancer et à se recroqueviller en position fœtale […] et ne savaient même pas jouer. Ils jetaient violemment contre le mur les nouveaux jouets qu’on leur proposait. "(de Waal, L'âge de l'empathie) Mais j'avais aussi relevé que les régimes totalitaires n'avaient pas eu le monopole de ces méthodes (voir, en particulier, l'approche behaviouriste). C'est le terreau fertile au développement de la personnalité de type psychopathe, dépourvue de toute capacité d'empathie émotionnelle (voir les "poupées russes" dans la partie 3 du sujet, Toute morale est-elle contre nature?) C'est pourquoi d'ailleurs, je crois que c'est Arendt qui l'avait fait remarquer, les Nazis préféraient les SS au SA: les premiers étaient froids et méthodiques alors que les autres étaient trop engagés émotionnellement.
SupprimerMalgré tout, ce qui est quand même rassurant, c'est effectivement les limites qu'ont rencontré les systèmes totalitaires du XXème siècle, mais je dirais d'un point de vue différent du tien. C'est Arendt qui l'avait aussi relevé, concernant l'Allemagne nazie, dans les Origines du totalitarisme, que quand le régime s'est effondré, l'endoctrinement totalitaire s'était tout aussi brutalement dissipé une fois les Allemands ramenés au contact de la réalité.