Mise à jour, 28-05-20
1) Le défi de la superfluité humaine.
Cette ligne de développement parcourt toute la longue histoire de l'idée d'un revenu inconditionnel pour une raison première. L’histoire du capitalisme moderne, depuis la fin du XVème siècle, s’est accompagnée de la production, par vagues successives, de masses de plus en plus importantes d’humains devenus superflus, d‘humains qui sont en trop et pour lesquels il n‘y plus de place dans le monde. Il est de la plus haute importance de revenir aux racines historiques de ce phénomène pour bien saisir toute l’ampleur du défi à relever.
a) Le mouvement des enclosures de la terre
C'est la terre, un de ces constituants fondamentaux de toute vie humaine et le lien unissant l'être humain à son milieu naturel qui est en jeu ici: la terre est la mère de toutes les richesses comme le formulait le Marx du Capital. Pour le comprendre, il faut retourner à la charnière du XVème et XVIème siècle, en Angleterre, la locomotive de l’essor du capitalisme moderne (comme le disait encore Marx au XIXème siècle, l'Angleterre est le miroir dans lequel nous pouvons contempler notre avenir; les Etats-Unis, depuis, ont pris le relais), et à la réaction d'indignation que l’on trouve dans l’œuvre de Thomas More, L'utopie. La position singulière de More dans l’histoire des idées tient au fait qu’il est le seule grande figure intellectuelle, à ma connaissance, dont l’héritage ait été réclamé à la fois par l’Eglise de Rome (il fût finalement canonisé par le pape au titre de saint patron des hommes politiques) et par le socialisme athée (il a sa figure gravée sur un obélisque sur la place du Kremlin à Moscou au titre d’ancêtre du socialisme) More réagit à la première vague d'enclosures des terres qui marque ce que Marx a pensé comme étant l’accumulation primitive du capital, la base originelle à partir de laquelle le capitalisme moderne a pu se répandre:"la première condition de la production capitaliste, c'est que la propriété du sol soit déjà arrachée d'entre les mains de la masse." (Le capital, livre I, huitième section, p. 776)
1) Le défi de la superfluité humaine.
Cette ligne de développement parcourt toute la longue histoire de l'idée d'un revenu inconditionnel pour une raison première. L’histoire du capitalisme moderne, depuis la fin du XVème siècle, s’est accompagnée de la production, par vagues successives, de masses de plus en plus importantes d’humains devenus superflus, d‘humains qui sont en trop et pour lesquels il n‘y plus de place dans le monde. Il est de la plus haute importance de revenir aux racines historiques de ce phénomène pour bien saisir toute l’ampleur du défi à relever.
a) Le mouvement des enclosures de la terre
C'est la terre, un de ces constituants fondamentaux de toute vie humaine et le lien unissant l'être humain à son milieu naturel qui est en jeu ici: la terre est la mère de toutes les richesses comme le formulait le Marx du Capital. Pour le comprendre, il faut retourner à la charnière du XVème et XVIème siècle, en Angleterre, la locomotive de l’essor du capitalisme moderne (comme le disait encore Marx au XIXème siècle, l'Angleterre est le miroir dans lequel nous pouvons contempler notre avenir; les Etats-Unis, depuis, ont pris le relais), et à la réaction d'indignation que l’on trouve dans l’œuvre de Thomas More, L'utopie. La position singulière de More dans l’histoire des idées tient au fait qu’il est le seule grande figure intellectuelle, à ma connaissance, dont l’héritage ait été réclamé à la fois par l’Eglise de Rome (il fût finalement canonisé par le pape au titre de saint patron des hommes politiques) et par le socialisme athée (il a sa figure gravée sur un obélisque sur la place du Kremlin à Moscou au titre d’ancêtre du socialisme) More réagit à la première vague d'enclosures des terres qui marque ce que Marx a pensé comme étant l’accumulation primitive du capital, la base originelle à partir de laquelle le capitalisme moderne a pu se répandre:"la première condition de la production capitaliste, c'est que la propriété du sol soit déjà arrachée d'entre les mains de la masse." (Le capital, livre I, huitième section, p. 776)
Le droit coutumier qui, jusque là, donnait aux paysans pauvres le libre accès aux terres communales, commença à être démantelé; par exemple, l’article 13 de la Charte des forêts datant de 1215 qui admettait que « tout homme libre peut récolter le miel trouvé dans les bois. » (1)
Cette première vague d’enclosure des communaux, dans l'Angleterre de T. More, qui trouvera son achèvement au XIXème siècle, était impulsée par des seigneurs pour favoriser l’essor de leur production de laine par l’élevage intensif de moutons. Elle commença par engendrer une désertification des milieux ruraux:"la clôture des champs ouverts (enclosures) et la conversion des terres arables en pâturages dans l’Angleterre de la première période des Tudor, au cours de laquelle champs et communaux furent entourés de haies par les seigneurs (lords), des comtés entiers se voyant ainsi menacés de dépopulation." ( Polanyi, La grande transformation, p. 76) C’est dans ce contexte qu’on comprend la réaction de T. More et le sentiment de révolte qui le poussait à parler de cet étrange pays « où les moutons mangent les hommes. » (cité par Marx, La capital, p. 722) Ou, comme il le disait encore: "Vos moutons, si doux, si faciles à nourrir de peu de chose, mais qui, à ce qu'on m'a dit, commencent à être si gourmands et indomptables qu'ils dévorent même les hommes."(T. More, L'Utopie, p. 99) Déjà, il est impossible ici de ne pas faire le rapprochement avec la situation actuelle dans le monde où une grande partie des terres arables est consacrée à nourrir non pas des êtres humains (qui meurent de faim en quantité industrielle, comme on le verra dans la partie suivante), mais du bétail ou des machines (agro carburants), sachant, de surcroît, qu’il y a une suralimentation en viande des populations riches (on peut estimer qu’en Occident, on mange, en moyenne, deux fois plus de viande que ce qui serait nécessaire en apport de protéines animales à l’organisme si tant est qu'on en ait vraiment besoin), et tenant compte du fait que pour produire un kilo de viande, il faut autour de 7 à 10 kilos de grains (perte d’un facteur de 7 à 10 dans la transformation végétal-animal).
Il faut bien prendre toute la mesure de l’extraordinaire bouleversement social qu’ont induit les enclosures des terres communales et de la tragédie qu'elle a constitué, ce que l’historien anglais Peter Linebaugh caractérisait ainsi:" Le mouvement des enclosures en Angleterre fait partie de ces universaux concrets, à l’image du marché triangulaire des esclaves, des sorcières portées au bûcher (2), de la famine irlandaise ou du massacre des nations indiennes qui permettent de définir le crime de modernisme." (Peter Linebaugh, Enclosures from the bottom up) Il s’agit bien d’un "universel concret". "Universel ", en ce sens que partout dans le monde où le capitalisme moderne va s’implanter, sur une base toujours plus élargie, jusqu’à nos jours, nous allons assister au même processus de commercialisation de la terre qui en fait une marchandise qui s'achète et se vend et que certains peuvent s'approprier pour eux seuls aux détriments des autres. « Concret », parce que les modalités de ce processus seront chaque fois spécifiques à l’endroit où la chose se déroule. En France, par exemple, l’étape décisive a été celle qui a suivi la Révolution française et l’élaboration du « Code Napoléon [qui] a institué des formes bourgeoises de propriété, faisant de la terre un bien commercialisable et des hypothèques un contrat civil privé. » (Polanyi, La grande transformation., p. 256) Une des figures des socialismes originels, en France (qui n'a évidemment plus rien à voir avec ce qui se fait appeler "socialisme" aujourd'hui), Ange Guépin, ne manquait pas de le rappeler lorsqu’il s’agissait d’expliquer le socialisme aux enfants du peuple, en 1851: "Au moyen âge, toutes les communes possédaient de grandes propriétés communales; les Communes rurales avaient en jouissance, souvent en toute propriété, de vastes domaines appelés communs. Ces terres étaient la garantie de l’existence du pauvre, qui pouvait y conduire sa vache et y récolter […] Les usurpations des seigneurs et des propriétaires, la vente d’une quantité de communs à titre de biens nationaux, et le partage de beaucoup d’autres, ont dépouillé, depuis 1789, les pauvres de nos Communes des propriétés qui garantissaient leur existence." ( Le socialisme expliqué aux enfants du peuple, pp. 136-137) Il faut bien voir ici que ce qui concrétisait essentiellement l'existence des communautés paysannes, partout en Europe, pendant tout le Moyen Age, jusqu'à ce que débute le processus d'enclosure des terres, résidait dans ce qu'on appelle l'appropriation commune du finage au moment de la vaine pâture: à la fin du temps des moissons, l'exploitation individuelle des terres prenait fin; les bêtes d'élevage des paysans pouvaient alors être libérées et il n'y avait finalement plus qu'une seule terre qui était mise en commun et partagée entre tous. Ce que vont détruire les enclosures, ce sont donc ces communautés paysannes qui étaient fondées sur le sens du partage des terres communales qui permettait, même pour les plus pauvres d'entre eux, d'assurer la couverture de leurs besoins de base.
Les enclosures, comme le dit Polanyi, furent d'abord une révolte des possédants:"C'est à juste titre que l'on a dit des enclosures qu'elles étaient une révolution des riches contre les pauvres." (Polanyi, La grande transformation, p. 77) En ce sens, on voit bien que la Révolution française de 1789, fût, en dépit du soutien populaire sur laquelle elle a pu s'appuyer, avant tout, une révolution bourgeoise, qui, vu sous l'angle du démantelement des communaux, fît empirer le sort des pauvres. On se donnera une bonne idée de l'étendue des besoins dont la satisfaction était garantie par le libre accès aux terres communales à partir de cette liste qui criminalise désormais le mode de vie des pauvres: "La liste des méfaits forestiers telle qu'elle est établie par un garde forestier en 1845 (en France) donnent une idée de la diversité et de l'étendue des besoins couverts par les produits forestiers: vol de myrtilles et autres fruits des bois, produits forestiers nécessaires à la production des brosses et des balais, nourriture pour le bétail, bois pour les lattes de toiture, les perches à houblon, les pieux, les escaliers, les tréteaux et les échafaudages, poix-résine à recueillir sur les arbres endommagés etc." (N. Vivier, Les biens communaux en France 1750-1914, cité par Dardot et Laval, Commun, p. 326) L’oeuvre de l’historien américain Eugen Weber, La fin des terroirs, est aussi précieuse pour voir, avec quelle violence, comme partout ailleurs, a du s’accomplir le processus de commercialisation du sol, en France, sous la double impulsion des riches promoteurs immobiliers, des industriels et de l’Etat, pendant tout le XIXème siècle:"La législation introduite dans les dernières années de la Restauration, et limitant l’accès des populations aux forêts, suscita de violentes haines partout où la libre utilisation des bois s’avérait indispensable -fût-ce à un mode d’existence marginal. Le Code forestier de 1827 donna des pouvoirs étendus à l’administration française et aux gardes forestiers plutôt brutaux qu’elle recrutait parmi les populations souvent victimes de sous-emploi […] Les paysans n’étaient guère au courant de ces visées gouvernementales […] Ils savaient seulement qu’en vertu de décisions arbitraires et incompréhensibles ils ne pouvaient plus emmener leurs bêtes pâturer ni aller ramasser du bois comme ils l’avaient fait depuis des temps immémoriaux." (La fin des terroirs, p. 83) En Ariège, le conflit opposant les paysans pauvres du cru à l’appareil répressif d'Etat au sujet des communaux fût particulièrement long et violent, car il dura de 1829 à 1872, et donna lieu à ce qu'on a appelé "la Guerre des Demoiselles": "En Ariège, cependant, le conflit garda son intensité plus longtemps que partout ailleurs. Des actes de violence pratiqués sur une grande échelle s’y étaient produits dès 1829, quand les « Demoiselles », bandes de paysans habillés de longues chemises et coiffés de bonnets [...] armés de fusils ou la plupart du temps de haches, rôdaient dans les campagnes et attaquaient de nuit les gendarmes […] En 1848, le Conseil général de l’Ariège expliquait que les paysans en étaient venus à détester les forêts elles-mêmes, et espéraient que s’ils pouvaient les saccager, ils seraient peut-être délivrés de leurs oppresseurs." (ibid., pp. 83-84) L'Ariège venait d'entamer sa Révolution industrielle, au début du XIXème siècle, avec l'ouverture d'une quarantaine de forges dans tout le département; il en découla pour les maîtres des forges un appétit dévorant de bois pour les alimenter qui entraîna l'institution d'un Code forestier démantelant, ici comme partout ailleurs, les communaux qui étaient jusque là en accès libre pour les paysans pauvres. Le fait que ceux-ci se révoltèrent en se déguisant en demoiselles, mais aussi, souvent, en portant des masques en peau de renard ou le visage grimé, est tout à fait significatif de la façon dont les luttes populaires ont partout pu récupérer des éléments de la culture du Carnaval pour leur résistance; précisément, en s'inspirant des mascarades carnavalesques, il s'agissait évidemment de faire en sorte de ne pouvoir être identifié par les forces de l'ordre. La Guerre des demoiselles fût rythmée, aussi bien, à intervalles réguliers, par des Charivaris où l'on pouvait entendre ce genre de chanson donnant bien le ton de ce qu’était l’état d’esprit de ces gens qu’on arrachait de force à leur terre:
"Nous boulen exulp aquesto montagno
He que noste ben
Et que nous apparten. Ils veulent nous voler notre montagne/Qui est notre bien/ Et qui nous appartient." (ibid., p. 84)
Le théoricien et historien de l'économie Karl Polanyi est un autre auteur essentiel du XXème siècle pour appréhender toute l‘ampleur de la catastrophe indissociablement sociale, proprement anthropologique (disparition d'un certain type d'humanité) et environnementale qu‘a impliqué la transformation en une "marchandise-fictive" de ce constituant fondamental de toute vie humaine qu‘est son milieu naturel. Il faut apprécier à sa juste mesure l'étrangeté d'une telle entreprise qui rompt avec tous les autres modes d'organisation sociale que l'humanité avait connu jusque là: "Ce que nous appelons la terre est un élément de la nature qui est inextricablement entrelacé avec les institutions de l’homme. La plus étrange de toutes les entreprises de nos ancêtres a peut-être été de l’isoler et d’en former un marché." (Polanyi, La grande transformation, p. 253) L ‘économisme borné des théoriciens du libéralisme a beau y voir la condition d’un formidable essor économique. Ne voir que l’aspect économique des choses, c’est passer à côté de l’essentiel, à savoir, tout à la fois l'ampleur de la catastrophe sociale qui s'en est suivie et la désintégration du lien unissant l’être humain à son habitat naturel dont la crise environnementale actuelle n’est que le dernier et plus visible avatar (avec ses trois aspects les plus critiques que sont le réchauffement climatique, l'épuisement des sols et la disparition de la biodiversité; sous ce dernier angle nous sommes entrain de vivre, depuis que la vie est apparue sur terre, la sixième grande extinction des espèces à "un rythme de 1 000 à 30 000 fois supérieur à celui des hécatombes passées." (S. Latouche, L'âge des limites p. 83)
Priver l’être humain du libre accès à la terre, c'était donc, non seulement, l'arracher à quelque chose d'absolument vitale pour sa subsistance, mais encore, pour pouvoir mener une vie proprement humaine. En effet, il faut relever que « la fonction économique n’est que l’une des nombreuses fonctions vitales de la terre. Celle-ci donne sa stabilité à la vie de l’homme; elle est le lieu qu’il habite; elle est une condition de sa sécurité matérielle; elle est le paysage et les saisons. Nous pourrions aussi bien imaginer l’homme venant au monde sans bras ni jambes que menant sa vie sans terre. Et pourtant, séparer la terre de l’homme et organiser la société de manière à satisfaire les exigences d’un marché de l’immobilier, cela a été une partie vitale de la conception utopique d’une économie de marché. » (Polanyi, La grande transformation, p. 254) Un siècle avant Polanyi, Marx avait déjà donné à penser l’ampleur de la catastrophe anthropologique (culturelle) qui est en jeu ici. Dans le monumental travail de réinterprétation de l’œuvre de Marx par le philosophe Michel Henry, allant complètement à contresens des versions marxistes habituelles (c'est ainsi qu'il définira le marxisme, de façon provocante, comme l'ensemble des contresens qui ont été fait sur la pensée de Marx), il dégage la force d'une pensée qui s’efforce de prendre toute la mesure de la violence inouïe qu’il a fallu mobiliser pour arracher la terre à l'être humain et rompre ainsi l‘unité originelle qu‘il formait avec son habitat naturel. Aussi bien, cela revenait à lui arracher bras et jambes: "Si forte est cette unité de l’individu et des conditions matérielles de son travail que Marx va jusqu’à exclure toute "relation" entre eux, tout ce qui impliquerait quelque chose comme une dualité préalable et réelle qu’il s’agirait ensuite de "réunir. "" (M. Henry, Marx, tome II, Une philosophie de l’économie, p. 104) C’est-ce que donne à penser ce texte de Marx lui-même, tiré des Grundrisse: "A proprement parler l’homme n’a pas de rapport vis-à-vis de ses conditions de production mais il existe doublement: à la fois subjectivement, en tant que lui-même, et objectivement dans les conditions naturelles […] de son existence." (cité par M.Henry, ibid., p. 104) C’est à partir de là que l'on peut comprendre dans quelle mesure, c’est la substance même de la vie humaine qui se trouve affectée en son coeur dès lors qu’on a rompu de force cette unité. Un nouveau concept de la "liberté" en est sorti, au plus haut point problématique: "C’est le capitalisme qui parachève la séparation de l’individu d’avec ses conditions naturelles d’existence […] Séparé de la terre nourricière et de l’instrument de travail, l’individu est devenu un « travailleur libre ». « Libre » veut dire dépouillé de ses conditions naturelles d’existence. La liberté désigne la rupture du cycle organique, l’événement historique où l’existence cosmo-vitale de l’individu est mise en question et dangereusement menacée." ( souligné par moi. M. Henry, ibid., pp. 107-108)
Les sociétés humaines, jusque là, avaient toujours pris grand soin, en règle générale, de protéger l'être humain d'une telle menace. C’est en effet une loi fondamentale de l’organisation des sociétés primitives de garantir à chacun de ses membres le libre accès à la terre. Certes, on trouve bien des formes de commercialisation de la terre dans l’Antiquité mais qui sont toujours restées très limitées et marginales, sans commune mesure avec leur développement systématique à partir de leur enclosure dans l’Angleterre de la fin du XVème siècle. Par exemple, le grec Xénophon, dans son traité l’Economique, composé vers 370 av. J.-C., explique comment faire fructifier ses gains en achetant et revendant des terres:" […] il existe une méthode très efficace pour s’enrichir par l’agriculture, mon père l’a mise en pratique lui-même et me l’a enseignée à moi. [Il] vendait [les domaines qu’il avait mis en valeur], et il en achetait immédiatement un autre à la place, mais improductif, pour satisfaire son ardeur au travail." (l’Economique, 22 et 24) Ce genre d’attitude peut être qualifié de protocapitaliste. Elle préfigure la rupture du lien de l’être humain à son habitat naturel qui ne se réalisera pleinement, sur une échelle toujours plus vaste, qu’à partir du début des Temps modernes. Dans toutes les sociétés primitives, par exemple celles de Mélanésie, comme le fait remarquer l'anthropologue Godelier, la communauté garantit à chacun de ses membres trois choses: parmi l’aide apportée pour se marier et fonder un foyer (le bridewealth) et la protection en cas d’agression de membres d’autres clans figure « enfin et surtout [le] droit à la terre de son clan pour nourrir sa famille et développer ses initiatives… » (Godelier, L’énigme du don, p. 135) Comme le résume Sahlins: « Qu’il n’y a pas d’indigents sans terres dans les sociétés primitives est une loi économique. » (Age de pierre âge d’abondance, p. 139) Telle était encore la situation, en Angleterre, avant que ne s’amorce, dans le dernier tiers du XVème siècle, le mouvement de marchandisation de la terre. Les pauvres qui avaient jusque là droit aux terres communales en furent chassés. Ainsi, en même temps que par vagues successives, le processus d’enclosure des terres, sont générées conjointement des masses de plus en plus conséquentes d’humains devenus superflus, condamnés « à errer sans feu ni lieu » et qui donneront naissance, bien plus tard, au XIXème siècle, au prolétariat industriel.
On comprend aussi pourquoi un phénomène aussi fondamental que les enclosures de la terre, pour saisir les origines sociales, économiques et politiques de notre temps est systématiquement passé à la trappe de l'enseignement de l'histoire officielle dans nos écoles. Il donnerait trop à penser toute la terrible violence qui est à l'origine de l'ordre social actuel. Comme l'avait déjà fort bien compris Pascal au XVIIème siècle:"Il ne faut pas que le peuple sente la vérité de l'usurpation; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement si on ne veut qu'elle prenne bientôt fin." (Pascal, Pensées) Goethe, qui lui non plus n'était pourtant pas précisément révolutionnaire sur le plan social, avait formulé les choses à sa façon dans son poème, Catéchisme, en faisant dialoguer un enseignant et un bambin:"Penses-y enfant! D'où viennent ces dons? Rien ne peut provenir de toi seul." Quand l'enfant répond qu'ils viennent de papa et que papa les a eu de grand-papa, l'enseignant demande d'où grand-papa les a reçus. L'enfant:"Il les a tous pris." L'histoire, comme d'habitude, est d'abord celle qu'écrivent les vainqueurs, qui oublieront sagement la réponse finale de l'enfant. Une fois occultées ces origines, le champ est alors libre pour faire avaliser des contes pour enfant faisant apparaître comme légitime la richesse des uns et le dénuement des autres, dont le modèle pourrait être trouvé dans la fable de la cigale et de la fourmi.
On comprend enfin pourquoi la marchandisation de ce premier constituant fondamental de toute vie humaine qu'est la terre, est ce qui a rendu possible, à terme, l'intégration dans le marché économique de cet autre constituant fondamental qu'est le travail. Privé de la ressource nourricière de la terre, le pauvre n'a plus dès lors que sa force de travail à louer pour vivre: "La spoliation des biens de l'Eglise, l'aliénation frauduleuse des domaines de l'Etat, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l'accumulation primitive. ils ont conquis la terre à l'agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l'industrie des villes les bras dociles d'un prolétariat sans feu ni lieu." (Marx, Le capital, I, pp. 739-740) Il faudra attendre 1834, en Angleterre, avec l'abolition de la loi sur les pauvres de Speenhamland (véritable acte de naissance du capitalisme moderne dans la grille de lecture de Polanyi) qui leur garantissait encore une protection sociale, pour que soit levée la dernière entrave à la constitution d' un marché du travail où celui-ci peut désormais être traité comme n'importe quelle autre marchandise censée trouver son prix (le salaire) par le mécanisme de l'offre et de la demande.
Pour avoir un bon aperçu du point où l'on en est du mouvement des enclosures de la terre aujourd'hui, avec l'extension mondiale du marché, voir le documentaire, particulièrement parlant, diffusé sur Arte, Planète à vendre, qui montre bien que, désormais, l'expension du capitalisme et la marchandisation des terres qui va ineluctablement avec, ne sont plus l'affaire exclusive des Blancs occidentaux... ...
(1) Pour des développements sur la Charte des forêts, ce document si important pour le droit coutumier des paysans pauvres, censé leur garantir l'accès aux terres communales, je renvoie à l'article que j'ai rédigé sur Wikipedia. Et comme il est assorti d'une mise en garde de la part des modérateurs, je préfère y ajouter les explications que j'ai donné sur ce blog ici
(2) La question de la chasse aux sorcières est un autre point de notre histoire qui mériterait qu'on le revisite sérieusement. On y reviendrait de bien des préjugés, en particulier, de celui qui consiste à croire qu'elle se situe dans les temps obscurs et barbares du Moyen Age dont la modernité nous aurait fort heureusement sorti. Que Linebaugh puisse en faire un "crime de modernisme" devrait nous titiller les oreilles. Et, de fait, contrairement au préjugé courant, la chasse aux sorcières n'est historiquement pas située au Moyen Age mais inaugure les temps modernes entre le XV et le XVIIIème siècle. Comme le relève l'historien français R. Muchembled, "la sorcière brûlée était en fait le symbole de la résistance des anciennes traditions [...], un verrou aux mutations sociologiques", qui devaient donner naissance à la modernité. (Le roi et la sorcière, l'Europe des bûchers, XV-XVIIIème siècle) Ce n'est pas le lieu, ici, de développer plus en avant la signification de ce phénomène qui mettrait en jeu une réflexion sur la question de l'émancipation des femmes, sujet qui, à lui seul, mérite un traitement particulier. Voir sur cette question de la chasse aux sorcières et du lien intime qu'elle entretient avec le mouvement des enclosures, Caliban et la Sorcière de Silvia Federici.
Cette première vague d’enclosure des communaux, dans l'Angleterre de T. More, qui trouvera son achèvement au XIXème siècle, était impulsée par des seigneurs pour favoriser l’essor de leur production de laine par l’élevage intensif de moutons. Elle commença par engendrer une désertification des milieux ruraux:"la clôture des champs ouverts (enclosures) et la conversion des terres arables en pâturages dans l’Angleterre de la première période des Tudor, au cours de laquelle champs et communaux furent entourés de haies par les seigneurs (lords), des comtés entiers se voyant ainsi menacés de dépopulation." ( Polanyi, La grande transformation, p. 76) C’est dans ce contexte qu’on comprend la réaction de T. More et le sentiment de révolte qui le poussait à parler de cet étrange pays « où les moutons mangent les hommes. » (cité par Marx, La capital, p. 722) Ou, comme il le disait encore: "Vos moutons, si doux, si faciles à nourrir de peu de chose, mais qui, à ce qu'on m'a dit, commencent à être si gourmands et indomptables qu'ils dévorent même les hommes."(T. More, L'Utopie, p. 99) Déjà, il est impossible ici de ne pas faire le rapprochement avec la situation actuelle dans le monde où une grande partie des terres arables est consacrée à nourrir non pas des êtres humains (qui meurent de faim en quantité industrielle, comme on le verra dans la partie suivante), mais du bétail ou des machines (agro carburants), sachant, de surcroît, qu’il y a une suralimentation en viande des populations riches (on peut estimer qu’en Occident, on mange, en moyenne, deux fois plus de viande que ce qui serait nécessaire en apport de protéines animales à l’organisme si tant est qu'on en ait vraiment besoin), et tenant compte du fait que pour produire un kilo de viande, il faut autour de 7 à 10 kilos de grains (perte d’un facteur de 7 à 10 dans la transformation végétal-animal).
Il faut bien prendre toute la mesure de l’extraordinaire bouleversement social qu’ont induit les enclosures des terres communales et de la tragédie qu'elle a constitué, ce que l’historien anglais Peter Linebaugh caractérisait ainsi:" Le mouvement des enclosures en Angleterre fait partie de ces universaux concrets, à l’image du marché triangulaire des esclaves, des sorcières portées au bûcher (2), de la famine irlandaise ou du massacre des nations indiennes qui permettent de définir le crime de modernisme." (Peter Linebaugh, Enclosures from the bottom up) Il s’agit bien d’un "universel concret". "Universel ", en ce sens que partout dans le monde où le capitalisme moderne va s’implanter, sur une base toujours plus élargie, jusqu’à nos jours, nous allons assister au même processus de commercialisation de la terre qui en fait une marchandise qui s'achète et se vend et que certains peuvent s'approprier pour eux seuls aux détriments des autres. « Concret », parce que les modalités de ce processus seront chaque fois spécifiques à l’endroit où la chose se déroule. En France, par exemple, l’étape décisive a été celle qui a suivi la Révolution française et l’élaboration du « Code Napoléon [qui] a institué des formes bourgeoises de propriété, faisant de la terre un bien commercialisable et des hypothèques un contrat civil privé. » (Polanyi, La grande transformation., p. 256) Une des figures des socialismes originels, en France (qui n'a évidemment plus rien à voir avec ce qui se fait appeler "socialisme" aujourd'hui), Ange Guépin, ne manquait pas de le rappeler lorsqu’il s’agissait d’expliquer le socialisme aux enfants du peuple, en 1851: "Au moyen âge, toutes les communes possédaient de grandes propriétés communales; les Communes rurales avaient en jouissance, souvent en toute propriété, de vastes domaines appelés communs. Ces terres étaient la garantie de l’existence du pauvre, qui pouvait y conduire sa vache et y récolter […] Les usurpations des seigneurs et des propriétaires, la vente d’une quantité de communs à titre de biens nationaux, et le partage de beaucoup d’autres, ont dépouillé, depuis 1789, les pauvres de nos Communes des propriétés qui garantissaient leur existence." ( Le socialisme expliqué aux enfants du peuple, pp. 136-137) Il faut bien voir ici que ce qui concrétisait essentiellement l'existence des communautés paysannes, partout en Europe, pendant tout le Moyen Age, jusqu'à ce que débute le processus d'enclosure des terres, résidait dans ce qu'on appelle l'appropriation commune du finage au moment de la vaine pâture: à la fin du temps des moissons, l'exploitation individuelle des terres prenait fin; les bêtes d'élevage des paysans pouvaient alors être libérées et il n'y avait finalement plus qu'une seule terre qui était mise en commun et partagée entre tous. Ce que vont détruire les enclosures, ce sont donc ces communautés paysannes qui étaient fondées sur le sens du partage des terres communales qui permettait, même pour les plus pauvres d'entre eux, d'assurer la couverture de leurs besoins de base.
Les enclosures, comme le dit Polanyi, furent d'abord une révolte des possédants:"C'est à juste titre que l'on a dit des enclosures qu'elles étaient une révolution des riches contre les pauvres." (Polanyi, La grande transformation, p. 77) En ce sens, on voit bien que la Révolution française de 1789, fût, en dépit du soutien populaire sur laquelle elle a pu s'appuyer, avant tout, une révolution bourgeoise, qui, vu sous l'angle du démantelement des communaux, fît empirer le sort des pauvres. On se donnera une bonne idée de l'étendue des besoins dont la satisfaction était garantie par le libre accès aux terres communales à partir de cette liste qui criminalise désormais le mode de vie des pauvres: "La liste des méfaits forestiers telle qu'elle est établie par un garde forestier en 1845 (en France) donnent une idée de la diversité et de l'étendue des besoins couverts par les produits forestiers: vol de myrtilles et autres fruits des bois, produits forestiers nécessaires à la production des brosses et des balais, nourriture pour le bétail, bois pour les lattes de toiture, les perches à houblon, les pieux, les escaliers, les tréteaux et les échafaudages, poix-résine à recueillir sur les arbres endommagés etc." (N. Vivier, Les biens communaux en France 1750-1914, cité par Dardot et Laval, Commun, p. 326) L’oeuvre de l’historien américain Eugen Weber, La fin des terroirs, est aussi précieuse pour voir, avec quelle violence, comme partout ailleurs, a du s’accomplir le processus de commercialisation du sol, en France, sous la double impulsion des riches promoteurs immobiliers, des industriels et de l’Etat, pendant tout le XIXème siècle:"La législation introduite dans les dernières années de la Restauration, et limitant l’accès des populations aux forêts, suscita de violentes haines partout où la libre utilisation des bois s’avérait indispensable -fût-ce à un mode d’existence marginal. Le Code forestier de 1827 donna des pouvoirs étendus à l’administration française et aux gardes forestiers plutôt brutaux qu’elle recrutait parmi les populations souvent victimes de sous-emploi […] Les paysans n’étaient guère au courant de ces visées gouvernementales […] Ils savaient seulement qu’en vertu de décisions arbitraires et incompréhensibles ils ne pouvaient plus emmener leurs bêtes pâturer ni aller ramasser du bois comme ils l’avaient fait depuis des temps immémoriaux." (La fin des terroirs, p. 83) En Ariège, le conflit opposant les paysans pauvres du cru à l’appareil répressif d'Etat au sujet des communaux fût particulièrement long et violent, car il dura de 1829 à 1872, et donna lieu à ce qu'on a appelé "la Guerre des Demoiselles": "En Ariège, cependant, le conflit garda son intensité plus longtemps que partout ailleurs. Des actes de violence pratiqués sur une grande échelle s’y étaient produits dès 1829, quand les « Demoiselles », bandes de paysans habillés de longues chemises et coiffés de bonnets [...] armés de fusils ou la plupart du temps de haches, rôdaient dans les campagnes et attaquaient de nuit les gendarmes […] En 1848, le Conseil général de l’Ariège expliquait que les paysans en étaient venus à détester les forêts elles-mêmes, et espéraient que s’ils pouvaient les saccager, ils seraient peut-être délivrés de leurs oppresseurs." (ibid., pp. 83-84) L'Ariège venait d'entamer sa Révolution industrielle, au début du XIXème siècle, avec l'ouverture d'une quarantaine de forges dans tout le département; il en découla pour les maîtres des forges un appétit dévorant de bois pour les alimenter qui entraîna l'institution d'un Code forestier démantelant, ici comme partout ailleurs, les communaux qui étaient jusque là en accès libre pour les paysans pauvres. Le fait que ceux-ci se révoltèrent en se déguisant en demoiselles, mais aussi, souvent, en portant des masques en peau de renard ou le visage grimé, est tout à fait significatif de la façon dont les luttes populaires ont partout pu récupérer des éléments de la culture du Carnaval pour leur résistance; précisément, en s'inspirant des mascarades carnavalesques, il s'agissait évidemment de faire en sorte de ne pouvoir être identifié par les forces de l'ordre. La Guerre des demoiselles fût rythmée, aussi bien, à intervalles réguliers, par des Charivaris où l'on pouvait entendre ce genre de chanson donnant bien le ton de ce qu’était l’état d’esprit de ces gens qu’on arrachait de force à leur terre:
"Nous boulen exulp aquesto montagno
He que noste ben
Et que nous apparten. Ils veulent nous voler notre montagne/Qui est notre bien/ Et qui nous appartient." (ibid., p. 84)
Le théoricien et historien de l'économie Karl Polanyi est un autre auteur essentiel du XXème siècle pour appréhender toute l‘ampleur de la catastrophe indissociablement sociale, proprement anthropologique (disparition d'un certain type d'humanité) et environnementale qu‘a impliqué la transformation en une "marchandise-fictive" de ce constituant fondamental de toute vie humaine qu‘est son milieu naturel. Il faut apprécier à sa juste mesure l'étrangeté d'une telle entreprise qui rompt avec tous les autres modes d'organisation sociale que l'humanité avait connu jusque là: "Ce que nous appelons la terre est un élément de la nature qui est inextricablement entrelacé avec les institutions de l’homme. La plus étrange de toutes les entreprises de nos ancêtres a peut-être été de l’isoler et d’en former un marché." (Polanyi, La grande transformation, p. 253) L ‘économisme borné des théoriciens du libéralisme a beau y voir la condition d’un formidable essor économique. Ne voir que l’aspect économique des choses, c’est passer à côté de l’essentiel, à savoir, tout à la fois l'ampleur de la catastrophe sociale qui s'en est suivie et la désintégration du lien unissant l’être humain à son habitat naturel dont la crise environnementale actuelle n’est que le dernier et plus visible avatar (avec ses trois aspects les plus critiques que sont le réchauffement climatique, l'épuisement des sols et la disparition de la biodiversité; sous ce dernier angle nous sommes entrain de vivre, depuis que la vie est apparue sur terre, la sixième grande extinction des espèces à "un rythme de 1 000 à 30 000 fois supérieur à celui des hécatombes passées." (S. Latouche, L'âge des limites p. 83)
Priver l’être humain du libre accès à la terre, c'était donc, non seulement, l'arracher à quelque chose d'absolument vitale pour sa subsistance, mais encore, pour pouvoir mener une vie proprement humaine. En effet, il faut relever que « la fonction économique n’est que l’une des nombreuses fonctions vitales de la terre. Celle-ci donne sa stabilité à la vie de l’homme; elle est le lieu qu’il habite; elle est une condition de sa sécurité matérielle; elle est le paysage et les saisons. Nous pourrions aussi bien imaginer l’homme venant au monde sans bras ni jambes que menant sa vie sans terre. Et pourtant, séparer la terre de l’homme et organiser la société de manière à satisfaire les exigences d’un marché de l’immobilier, cela a été une partie vitale de la conception utopique d’une économie de marché. » (Polanyi, La grande transformation, p. 254) Un siècle avant Polanyi, Marx avait déjà donné à penser l’ampleur de la catastrophe anthropologique (culturelle) qui est en jeu ici. Dans le monumental travail de réinterprétation de l’œuvre de Marx par le philosophe Michel Henry, allant complètement à contresens des versions marxistes habituelles (c'est ainsi qu'il définira le marxisme, de façon provocante, comme l'ensemble des contresens qui ont été fait sur la pensée de Marx), il dégage la force d'une pensée qui s’efforce de prendre toute la mesure de la violence inouïe qu’il a fallu mobiliser pour arracher la terre à l'être humain et rompre ainsi l‘unité originelle qu‘il formait avec son habitat naturel. Aussi bien, cela revenait à lui arracher bras et jambes: "Si forte est cette unité de l’individu et des conditions matérielles de son travail que Marx va jusqu’à exclure toute "relation" entre eux, tout ce qui impliquerait quelque chose comme une dualité préalable et réelle qu’il s’agirait ensuite de "réunir. "" (M. Henry, Marx, tome II, Une philosophie de l’économie, p. 104) C’est-ce que donne à penser ce texte de Marx lui-même, tiré des Grundrisse: "A proprement parler l’homme n’a pas de rapport vis-à-vis de ses conditions de production mais il existe doublement: à la fois subjectivement, en tant que lui-même, et objectivement dans les conditions naturelles […] de son existence." (cité par M.Henry, ibid., p. 104) C’est à partir de là que l'on peut comprendre dans quelle mesure, c’est la substance même de la vie humaine qui se trouve affectée en son coeur dès lors qu’on a rompu de force cette unité. Un nouveau concept de la "liberté" en est sorti, au plus haut point problématique: "C’est le capitalisme qui parachève la séparation de l’individu d’avec ses conditions naturelles d’existence […] Séparé de la terre nourricière et de l’instrument de travail, l’individu est devenu un « travailleur libre ». « Libre » veut dire dépouillé de ses conditions naturelles d’existence. La liberté désigne la rupture du cycle organique, l’événement historique où l’existence cosmo-vitale de l’individu est mise en question et dangereusement menacée." ( souligné par moi. M. Henry, ibid., pp. 107-108)
Les sociétés humaines, jusque là, avaient toujours pris grand soin, en règle générale, de protéger l'être humain d'une telle menace. C’est en effet une loi fondamentale de l’organisation des sociétés primitives de garantir à chacun de ses membres le libre accès à la terre. Certes, on trouve bien des formes de commercialisation de la terre dans l’Antiquité mais qui sont toujours restées très limitées et marginales, sans commune mesure avec leur développement systématique à partir de leur enclosure dans l’Angleterre de la fin du XVème siècle. Par exemple, le grec Xénophon, dans son traité l’Economique, composé vers 370 av. J.-C., explique comment faire fructifier ses gains en achetant et revendant des terres:" […] il existe une méthode très efficace pour s’enrichir par l’agriculture, mon père l’a mise en pratique lui-même et me l’a enseignée à moi. [Il] vendait [les domaines qu’il avait mis en valeur], et il en achetait immédiatement un autre à la place, mais improductif, pour satisfaire son ardeur au travail." (l’Economique, 22 et 24) Ce genre d’attitude peut être qualifié de protocapitaliste. Elle préfigure la rupture du lien de l’être humain à son habitat naturel qui ne se réalisera pleinement, sur une échelle toujours plus vaste, qu’à partir du début des Temps modernes. Dans toutes les sociétés primitives, par exemple celles de Mélanésie, comme le fait remarquer l'anthropologue Godelier, la communauté garantit à chacun de ses membres trois choses: parmi l’aide apportée pour se marier et fonder un foyer (le bridewealth) et la protection en cas d’agression de membres d’autres clans figure « enfin et surtout [le] droit à la terre de son clan pour nourrir sa famille et développer ses initiatives… » (Godelier, L’énigme du don, p. 135) Comme le résume Sahlins: « Qu’il n’y a pas d’indigents sans terres dans les sociétés primitives est une loi économique. » (Age de pierre âge d’abondance, p. 139) Telle était encore la situation, en Angleterre, avant que ne s’amorce, dans le dernier tiers du XVème siècle, le mouvement de marchandisation de la terre. Les pauvres qui avaient jusque là droit aux terres communales en furent chassés. Ainsi, en même temps que par vagues successives, le processus d’enclosure des terres, sont générées conjointement des masses de plus en plus conséquentes d’humains devenus superflus, condamnés « à errer sans feu ni lieu » et qui donneront naissance, bien plus tard, au XIXème siècle, au prolétariat industriel.
On comprend aussi pourquoi un phénomène aussi fondamental que les enclosures de la terre, pour saisir les origines sociales, économiques et politiques de notre temps est systématiquement passé à la trappe de l'enseignement de l'histoire officielle dans nos écoles. Il donnerait trop à penser toute la terrible violence qui est à l'origine de l'ordre social actuel. Comme l'avait déjà fort bien compris Pascal au XVIIème siècle:"Il ne faut pas que le peuple sente la vérité de l'usurpation; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement si on ne veut qu'elle prenne bientôt fin." (Pascal, Pensées) Goethe, qui lui non plus n'était pourtant pas précisément révolutionnaire sur le plan social, avait formulé les choses à sa façon dans son poème, Catéchisme, en faisant dialoguer un enseignant et un bambin:"Penses-y enfant! D'où viennent ces dons? Rien ne peut provenir de toi seul." Quand l'enfant répond qu'ils viennent de papa et que papa les a eu de grand-papa, l'enseignant demande d'où grand-papa les a reçus. L'enfant:"Il les a tous pris." L'histoire, comme d'habitude, est d'abord celle qu'écrivent les vainqueurs, qui oublieront sagement la réponse finale de l'enfant. Une fois occultées ces origines, le champ est alors libre pour faire avaliser des contes pour enfant faisant apparaître comme légitime la richesse des uns et le dénuement des autres, dont le modèle pourrait être trouvé dans la fable de la cigale et de la fourmi.
On comprend enfin pourquoi la marchandisation de ce premier constituant fondamental de toute vie humaine qu'est la terre, est ce qui a rendu possible, à terme, l'intégration dans le marché économique de cet autre constituant fondamental qu'est le travail. Privé de la ressource nourricière de la terre, le pauvre n'a plus dès lors que sa force de travail à louer pour vivre: "La spoliation des biens de l'Eglise, l'aliénation frauduleuse des domaines de l'Etat, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l'accumulation primitive. ils ont conquis la terre à l'agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l'industrie des villes les bras dociles d'un prolétariat sans feu ni lieu." (Marx, Le capital, I, pp. 739-740) Il faudra attendre 1834, en Angleterre, avec l'abolition de la loi sur les pauvres de Speenhamland (véritable acte de naissance du capitalisme moderne dans la grille de lecture de Polanyi) qui leur garantissait encore une protection sociale, pour que soit levée la dernière entrave à la constitution d' un marché du travail où celui-ci peut désormais être traité comme n'importe quelle autre marchandise censée trouver son prix (le salaire) par le mécanisme de l'offre et de la demande.
Pour avoir un bon aperçu du point où l'on en est du mouvement des enclosures de la terre aujourd'hui, avec l'extension mondiale du marché, voir le documentaire, particulièrement parlant, diffusé sur Arte, Planète à vendre, qui montre bien que, désormais, l'expension du capitalisme et la marchandisation des terres qui va ineluctablement avec, ne sont plus l'affaire exclusive des Blancs occidentaux... ...
(1) Pour des développements sur la Charte des forêts, ce document si important pour le droit coutumier des paysans pauvres, censé leur garantir l'accès aux terres communales, je renvoie à l'article que j'ai rédigé sur Wikipedia. Et comme il est assorti d'une mise en garde de la part des modérateurs, je préfère y ajouter les explications que j'ai donné sur ce blog ici
(2) La question de la chasse aux sorcières est un autre point de notre histoire qui mériterait qu'on le revisite sérieusement. On y reviendrait de bien des préjugés, en particulier, de celui qui consiste à croire qu'elle se situe dans les temps obscurs et barbares du Moyen Age dont la modernité nous aurait fort heureusement sorti. Que Linebaugh puisse en faire un "crime de modernisme" devrait nous titiller les oreilles. Et, de fait, contrairement au préjugé courant, la chasse aux sorcières n'est historiquement pas située au Moyen Age mais inaugure les temps modernes entre le XV et le XVIIIème siècle. Comme le relève l'historien français R. Muchembled, "la sorcière brûlée était en fait le symbole de la résistance des anciennes traditions [...], un verrou aux mutations sociologiques", qui devaient donner naissance à la modernité. (Le roi et la sorcière, l'Europe des bûchers, XV-XVIIIème siècle) Ce n'est pas le lieu, ici, de développer plus en avant la signification de ce phénomène qui mettrait en jeu une réflexion sur la question de l'émancipation des femmes, sujet qui, à lui seul, mérite un traitement particulier. Voir sur cette question de la chasse aux sorcières et du lien intime qu'elle entretient avec le mouvement des enclosures, Caliban et la Sorcière de Silvia Federici.
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