Mise à jour, 03-07-20
Les principes d'intégration socio-économique dans l'histoire humaine
Ce qu'il faut entendre par là, ce sont les différentes formes institutionnelles que les organisations humaines ont inventé au cours de leur histoire pour structurer leur économie, et, en principe, assurer ainsi leur subsistance, c'est-à-dire, la satisfaction de leurs besoins. Je dis, "en principe", car la forme dominante de l'échange dans les sociétés modernes de marché, abordées dans la dernière partie de ce chapitre, fait exception: la motivation du gain passe désormais avant celle de la subsistance, ou, pour reprendre une distinction qui remonte à Aristote au IVème siècle avant J.-C., la valeur d'échange se subordonne la valeur d'usage entraînant un renversement complet des priorités de l'existence, le moyen finissant par être traité comme une fin. Cette inversion s'exprime, avec toute la clarté possible, dans la toute-puissance que nos sociétés modernes ont conféré à l'argent en se donnant l'illusion complète de faire, par là, leur salut:"L'argent a perverti nos plans d'organisation en s'attribuant, comme moyen, un statut de fin à prétention salvatrice." (Alain Deneault, Introduction à Georg Simmel, L'argent dans la culture moderne et autres essais sur l'"économie de la vie", p. 6)
Le parcours des divers principes d'intégration socio-économique que l'on rencontre dans l'histoire est un passage obligé pour être ensuite suffisamment outillé afin de réfléchir aux formes institutionnelles de notre propre société, démarche essentielle à entreprendre, qui donne son sens à un enseignement de philosophie à vocation émancipatrice, tel que c'est entendu ici. Nous empruntons ces principes à l'oeuvre de Karl Polanyi qui n'est pas, à proprement parler, un philosophe, mais un théoricien et un historien de l'économie.(1) Il est, pourtant, à mes yeux (celles ou ceux qui suivent ce blog le savent déjà), une référence incontournable. Si l'outillage conceptuel hérité de l'oeuvre de Polanyi (1886-1964) est important, à mon sens, et d'abord pour bien appréhender l'ampleur des défis à relever pour notre époque, il a malheureusement été trop longtemps ignoré en France: en témoigne le fait qu'il a fallu attendre 40 ans avant que son ouvrage majeur, La grande transformation (1944), soit traduit en français. Politiquement, il se réclamait du socialisme, au sens que ce terme avait originellement, que le XXème siècle a fini par complètement dévoyer (défigurer), à savoir un socialisme anti étatique, anti autoritaire et décentré, ce que j'appelle un socialisme de liberté. Dans cette mesure, il se situe aussi bien en opposition à l'orthodoxie libérale actuelle du marché qu'à la gauche étatiste. Son importance a été, entre autres, reconnue par J. E. Stieglitz, "Prix Nobel"("Prix de la Banque de Suède en sciences économiques à la mémoire d'Alfred Nobel", pour parler exactement) d'économie en 2001, qui soulignait, dans sa préface à une édition américaine de La grande transformation, que la théorie économique et l'histoire économique "en sont venues à reconnaître la validité des affirmations clés de Polanyi."
(1) Polanyi parle de formes ou de principes d'intégration économique seulement. Nous préfèrerons donc ici la formule plus complète de "socio-économique" pour avoir toujours présent à l'esprit qu'il est impossible d'isoler l'économique du social, comme le phantasment les libéraux, sauf à menacer de désintégration la société. Les principes dont il sera question ici mettent en jeu indissociablement une certaine façon pour l'homme d'assurer sa subsistance et une modalité particulière du faire-société (il est vrai que le principe de l'administration domestique est un cas à part de ce point de vue puisqu'il induit un retrait de la vie en société; il a d'ailleurs un statut particulier dans l'oeuvre de Polanyi, qui, tantôt le retient, tantôt le laisse de côté). Une chose qu'il est de plus en plus urgente de faire, c'est de cesser de ramener toutes nos difficultés à de simples problèmes économiques, si l'on veut laisser ouvert un avenir à l'humanité. C'est quelque chose qui devra commencer à apparaître clairement quand nous aborderons la dernière forme d'intégration de l'échange qui domine les sociétés de marché actuelles. On peut déjà donner cet aperçu: voyez-vous, si nous devons juger toute politique à l'aune de critères simplement économiques (taux de chômage, de croissance, indicateur du PIB, etc.), alors on ne voit plus du tout au nom de quoi on pourrait blâmer, par exemple, la politique de Hitler qui avait très bien réussi à relancer la machine économique allemande dans les années 1930, "l'une des plus remarquables réussites économiques de l'histoire moderne", aurait même osé un historien aussi respecté qu' E. B. Bukey; parmi les éléments de ce succès, au prix certes d'un surendettement, la lutte contre le chômage: six millions de chômeurs à l'arrivée de Hitler au pouvoir en 1933 (chiffre sans doute sous-estimé; l'historien J. Chapoutot avance le nombre hallucinant de 20 millions de personnes, en y incluant le chômage partiel, sur une population de 80 millions d'individus) et plus qu'un million trois ans plus tard. La leçon à en tirer c'est que l'économie d'un pays peut très bien se porter sans que cela s'accompagne nécessairement d'une bonne santé sociale (et écologique, faudrait-il ajouter aujourd'hui): par exemple, créer des emplois c'est bien beau, mais pour faire quoi? Réarmer et militariser à tout-va le pays, par exemple? L'économie telle qu'on l'entend aujourd'hui ne prend en compte dans son évaluation des choses qu'un aspect très borné de la réalité humaine qui se réduit à ce qui prend la forme d'un service ou d'un bien marchand; et c'est là quelque chose d'essentielle qu'on a encore toutes les peines du monde à intégrer: le fait de risquer d'être taxé de fasciste en devant bien admettre la réussite de la politique économique des Nazis dans les années 1930 en est un bon indice. Il va justement s'agir ici de commencer à sérieusement déboulonner notre imaginaire économiciste.
1) Le mythe du troc
La pensée libérale, l'ensemble des doctrines qui ont accompagné l'extension mondiale de l'économie de marché jusqu'à aujourd'hui, s'est constituée sur la base d'une constellation de mythes, dont aucun n'a résisté à une enquête sérieuse, même s'ils peuvent bien contenir un noyau de vérité (il en va souvent ainsi des mythes). Sur ce blog, il y en a au moins neuf qui sont traités, de façon plus ou moins exhaustive: le mythe de l'ordre spontané du marché (à l'exception des ordolibéraux), celui de l'autorégulation du marché, celui de la démocratie de marché, celui de l'efficience du marché, celui de la concurrence libre et non faussée, celui des chèvres et des chiens, celui du self made man, celui du ruissellement, et, enfin, celui du troc.
Avant d'aborder les principes d'intégration socio-économique, proprement dit, il est donc nécessaire de commencer par démonter ce mythe, portant sur les origines de l'économie, qui s'est massivement diffusé en Occident à partir de 1760, au point de finir par coloniser l'imaginaire de l'ensemble des populations; même chez un auteur réputé pour sa critique radicale du capitalisme comme Karl Marx, il imprègne à tel point sa pensée qu'il en use comme point de départ jamais questionné de son analyse des transactions commerciales en présentant l'échange de froment contre du fer; pourtant, dans la réalité effective des échanges, les choses ne se passent quasiment jamais ainsi: il s'agit presque toujours d'échanger du froment ou du fer contre de l'argent. Autrement dit, le mythe du troc relègue dans l'ombre la question de la monnaie qui devient secondaire dans ce cadre d'analyse.
C'est par l'intermédiaire de trois auteurs, Turgot en France, Smith en Angleterre, et Beccaria en Italie, tous des présumés libéraux, que ce mythe a été imaginé pour la première fois, alors qu'aux époques antérieures, cette idée n'avait jamais effleuré les milieux intellectuels. On a cru pouvoir l'attribuer à Aristote, à partir de son texte, La politique, au IVème siècle avant J.-C., mais cela repose sur une erreur de traduction qui fait que l'on a rendu le terme grec de "metadosis" par "troc", alors qu'il signifiait, pour Aristote, toute autre chose, qui renvoyait au registre du don. Avant l'invention des pièces de monnaie, il n'y avait rien de ce que nous appelons "le troc", pour Aristote, mais essentiellement le don. D'après Jean-Michel Servet, les Grecs anciens avaient trente six mots différents pour signifier donner! Cela donne une bonne idée de la place que le don pouvait occuper dans ces temps anciens relativement à notre époque...
On retrouve donc le mythe du troc, à son origine, en particulier, chez Adam Smith, chez qui, cela revêt une importance particulière, car il s'agit d'un philosophe et économiste dont l'oeuvre a tenu une place considérable dans l'économie politique de notre temps, tant sur le plan intellectuel que pratique des politiques conduites par les gouvernements, partout dans le monde, se revendiquant du libéralisme. Il est important de préciser, cependant, que ce qui a été retenu de son oeuvre, très généralement, aussi bien par ses autoproclamés héritiers libéraux actuels, que par ses critiques, relève d'une caricature simplificatrice qui a défiguré complètement sa pensée. Avant d'en avoir une connaissance plus fine, j'ai moi-même pu céder à cette erreur qui fait qu'on a vu dans sa pensée une morale du pur égoïsme censée être au fondement de l'économie de marché. Pour éviter d'avoir à reproduire ce cliché, il faut voir cette petite vidéo fort bien faite:
Il en ressort que le libéralisme actuel, sous la forme totalement débridée qu'il prend, ce qu'on appelle aussi le "néolibéralisme", relève bien d'avantage, touchant ses sources philosophiques, de l'héritage de penseurs comme Mandeville (1670-1733), qui, pour le coup, soutient une morale du pur égoïsme, censée être au fondement de la prospérité des sociétés, que de quelqu'un comme Smith qui accorde, en réalité, à ce qu'il appelle la "sympathie", une place absolument centrale dans la vie sociale humaine. On peut en conclure, de ce point de vue et sans exagération, que Smith a au moins autant d'affinités avec la philosophie socialiste à venir qu'avec celle du libéralisme.
Il n'en reste pas moins que ce que Smith a cru, et qui relève bien d'une composante libérale de sa pensée, c'est que le troc aurait constitué la forme primitive de l'économie humaine. Les humains auraient commencé par pratiquer le troc entre eux; c'est comme cela que serait née l'économie. A la suite, c'est de là qu'aurait également été inventée la monnaie pour faciliter les échanges et ainsi remédier aux limites que posait cette pratique, celle en particulier du problème de la triple concordance des désirs entre les partenaires de l'échange potentiel: celui de désirer mutuellement le bien possédé par l'autre: si je désire un objet que l'autre possède mais que lui-même n'a besoin de rien de ce que j'ai, l'échange sera impossible; celui de désirer les biens respectifs au au même moment; même si le premier problème est réglé, encore faudra-t-il que les partenaires désirent simultanément les deux objets respectifs; et celui enfin de s'accorder sur les termes de l'échange entre les deux biens: pour cela, il faut que les échangistes puissent établir entre eux un système d'équivalence qui garantisse à chacun que ce qu'il cède est d'une valeur égale à ce qu'il reçoit. Avec l'invention de la monnaie, on pourra remédier à ce triple problème, et c'est à partir de là, que les échanges auraient pu se démultiplier à l'infini et faire enfin rentrer l'humanité sur la voie de l'histoire et du progrès, par où l'on peut commencer à bien deviner les enjeux énormes au coeur de cette croyance:"On connaît les raisonnements des économistes cherchant à montrer comment la monnaie a été inventée pour suppléer aux inconvénients majeurs du troc. Ils ne sont pas dénués d'humour comme lorsqu'on évoque le tailleur sur le point de mourir de faim parce qu'il ne réussit pas à trouver un seul boulanger ayant besoin d'un costume." (Alain Testart, Aux origines de la monnaie, p. 45) On a beau trouver cela humoristique, les économistes auraient pourtant déjà dû sentir ici que quelque chose clochait dans leur histoire de troc. Comment une humanité aurait pu se développer si longtemps sur la base d'un principe d'échange manifestement aussi problématique? C'est pourtant, d'après eux encore, que, des pratiques individuelles de troc s'agrégeant, seraient nés les marchés économiques, et finalement, le marché mondialisé actuel ne serait que l'aboutissement logique de ce penchant "naturel" de l'humain au troc.
Maintenant, il faut donc bien prendre la mesure de ce qui est en jeu dans cette croyance, et qui est considérable. Si elle s'avère vraie, alors on est conduit à en conclure que l'économie marchande, et, avec elle, le capitalisme moderne, qui en constitue la forme la plus aboutie, seraient inscrits dans la "nature humaine". L'humain serait destiné, par nature, à devenir un homo capitalisticus, un égoïste calculateur occupé essentiellement à maximiser son utilité propre sans avoir à se soucier des autres. Dès lors, cette forme dominante d'économie constituerait bien l'horizon indépassable de l'humanité et il n'y aurait rien plus rien à imaginer d'autre en lieu et place de l'ordre mondial actuel. Il faudrait donc donner raison aux élites, aujourd'hui un peu partout aux commandes des affaires du monde, qui mènent des politiques libérales au nom d'un mot d'ordre: TINA (There Is No Alternative), il n' y a pas d'alternative au capitalisme et au marché économique mondialisé actuel; nous serions parvenus avec eux au terme de l'histoire comme le soutient un libéral actuel comme Fukuyama.
Sauf que ce qu'a cru Smith s'est avéré complètement faux. C'est la recherche en anthropologie qui nous l'a appris. Smith est excusable: c'est un auteur du XVIIIème siècle et l'anthropologie est une discipline qui ne se constitue véritablement qu'à partir du XIXème siècle (dans les années 1860 précisément). Il ne pouvait donc déjà bénéficier des acquis de cette discipline pour se rendre compte que ce qu'il pensait ne tenait pas debout. Mais aujourd'hui, nous n'avons plus cette excuse. Je donnerai deux citations qui résument bien ce que l'anthropologie nous a appris à ce sujet:"A l'origine, le troc est complètement inconnu. Loin d'être possédé d'une passion pour le troc, l'homme primitif l'a en aversion." ( Bücher cité par Polanyi, La grande transformation, p. 376) Le primitif n'a donc aucun penchant naturel pour le troc; tout au contraire, c'est quelque chose qu'il a plutôt tendance à éviter; on comprendra vite pourquoi. Voici encore ce que dit l'anthropologue américaine actuelle Caroline Humphrey:"C'est bien simple: aucun exemple d'économie de troc n'a jamais été décrit, sans parler d'en faire émerger la monnaie; toute la recherche ethnographique existante suggère qu'il n'y en a jamais eu." ( Cité par David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 40) Prenons, parmi des dizaines d'exemples possibles, le cas des Indiens Iroquois. Si un membre de cette société a besoin d'un objet quelconque, mettons une paire de chaussures, il n'aura jamais l'idée d'aller l'obtenir chez quelqu'un par du troc mais il s'adressera à l'institution chargée de la redistribution des richesses qui lui donnera le bien en question:"[Les études de Lewis Morgan] expliquaient clairement que la principale institution économique des nations iroquoises était la "maison longue" où la plupart des biens étaient empilés puis alloués par le conseil des femmes, et que personne, jamais, n'avait échangé des têtes de flèche contre des morceaux de viande." (ibid., p. 39) C'est ce qui fait, soit dit en passant, que chez les Iroquois, ce sont les femmes qui détiennent le pouvoir économique, ce qui compense le fait que, comme dans quasiment toutes les sociétés étudiées par l'anthropologie, les hommes ont le monopole des armes les plus létales pour pratiquer la chasse et la guerre. Il découle de cette distribution du pouvoir une relative égalité hommes-femmes chez les Iroquois, ce qui est loin d'être le cas d'autres sociétés primitives. On voit aussi très bien sur ce cas, comment le principe redistributif structurant les sociétés archaïques, abordé dans la troisième partie, n'engendrera pas nécessairement des rapports de domination, sous certaines conditions. Dans le cas des Iroquois, il vient au contraire rétablir l'équilibre hommes-femmes.
Maintenant, on peut très bien expliquer pourquoi le primitif éprouve de la répulsion à pratiquer le troc. Il y a dans celui-ci un élément conflictuel nettement marqué entre les individus, qui, s'il se répandait dans la société, mettrait en péril son intégrité:"[Des] actes isolés de troc sont découragés car ils menacent la solidarité tribale." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 53) Le troc est une pratique qui consiste à tirer un profit de l'échange, et, de ce point de vue, il induit une relation nettement antagoniste (conflictuelle) entre les individus:"Ce n'était pas sans raison que les mots signifiant "troquer", "échanger", dérivaient dans presque toutes les langues européennes de termes signifiant "truquer", "arnaquer", "embobiner" ou tromper." (David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 356) Ainsi, on peut bien "comprendre pourquoi il n'existe aucune société fondée sur le troc. Ce ne pourrait être qu'une société où chacun est à deux doigts de prendre tous les autres à la gorge..." (ibid., p. 44) Pour cette raison, le troc ne peut être toléré qu'en relation avec des individus extérieurs à la communauté:"l'échange et le troc interviennent seulement entre membres de communautés différentes, et non entre gens de même groupe." (Williamson cité par Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 348)
Les principes d'intégration socio-économique dans l'histoire humaine
Ce qu'il faut entendre par là, ce sont les différentes formes institutionnelles que les organisations humaines ont inventé au cours de leur histoire pour structurer leur économie, et, en principe, assurer ainsi leur subsistance, c'est-à-dire, la satisfaction de leurs besoins. Je dis, "en principe", car la forme dominante de l'échange dans les sociétés modernes de marché, abordées dans la dernière partie de ce chapitre, fait exception: la motivation du gain passe désormais avant celle de la subsistance, ou, pour reprendre une distinction qui remonte à Aristote au IVème siècle avant J.-C., la valeur d'échange se subordonne la valeur d'usage entraînant un renversement complet des priorités de l'existence, le moyen finissant par être traité comme une fin. Cette inversion s'exprime, avec toute la clarté possible, dans la toute-puissance que nos sociétés modernes ont conféré à l'argent en se donnant l'illusion complète de faire, par là, leur salut:"L'argent a perverti nos plans d'organisation en s'attribuant, comme moyen, un statut de fin à prétention salvatrice." (Alain Deneault, Introduction à Georg Simmel, L'argent dans la culture moderne et autres essais sur l'"économie de la vie", p. 6)
Le parcours des divers principes d'intégration socio-économique que l'on rencontre dans l'histoire est un passage obligé pour être ensuite suffisamment outillé afin de réfléchir aux formes institutionnelles de notre propre société, démarche essentielle à entreprendre, qui donne son sens à un enseignement de philosophie à vocation émancipatrice, tel que c'est entendu ici. Nous empruntons ces principes à l'oeuvre de Karl Polanyi qui n'est pas, à proprement parler, un philosophe, mais un théoricien et un historien de l'économie.(1) Il est, pourtant, à mes yeux (celles ou ceux qui suivent ce blog le savent déjà), une référence incontournable. Si l'outillage conceptuel hérité de l'oeuvre de Polanyi (1886-1964) est important, à mon sens, et d'abord pour bien appréhender l'ampleur des défis à relever pour notre époque, il a malheureusement été trop longtemps ignoré en France: en témoigne le fait qu'il a fallu attendre 40 ans avant que son ouvrage majeur, La grande transformation (1944), soit traduit en français. Politiquement, il se réclamait du socialisme, au sens que ce terme avait originellement, que le XXème siècle a fini par complètement dévoyer (défigurer), à savoir un socialisme anti étatique, anti autoritaire et décentré, ce que j'appelle un socialisme de liberté. Dans cette mesure, il se situe aussi bien en opposition à l'orthodoxie libérale actuelle du marché qu'à la gauche étatiste. Son importance a été, entre autres, reconnue par J. E. Stieglitz, "Prix Nobel"("Prix de la Banque de Suède en sciences économiques à la mémoire d'Alfred Nobel", pour parler exactement) d'économie en 2001, qui soulignait, dans sa préface à une édition américaine de La grande transformation, que la théorie économique et l'histoire économique "en sont venues à reconnaître la validité des affirmations clés de Polanyi."
(1) Polanyi parle de formes ou de principes d'intégration économique seulement. Nous préfèrerons donc ici la formule plus complète de "socio-économique" pour avoir toujours présent à l'esprit qu'il est impossible d'isoler l'économique du social, comme le phantasment les libéraux, sauf à menacer de désintégration la société. Les principes dont il sera question ici mettent en jeu indissociablement une certaine façon pour l'homme d'assurer sa subsistance et une modalité particulière du faire-société (il est vrai que le principe de l'administration domestique est un cas à part de ce point de vue puisqu'il induit un retrait de la vie en société; il a d'ailleurs un statut particulier dans l'oeuvre de Polanyi, qui, tantôt le retient, tantôt le laisse de côté). Une chose qu'il est de plus en plus urgente de faire, c'est de cesser de ramener toutes nos difficultés à de simples problèmes économiques, si l'on veut laisser ouvert un avenir à l'humanité. C'est quelque chose qui devra commencer à apparaître clairement quand nous aborderons la dernière forme d'intégration de l'échange qui domine les sociétés de marché actuelles. On peut déjà donner cet aperçu: voyez-vous, si nous devons juger toute politique à l'aune de critères simplement économiques (taux de chômage, de croissance, indicateur du PIB, etc.), alors on ne voit plus du tout au nom de quoi on pourrait blâmer, par exemple, la politique de Hitler qui avait très bien réussi à relancer la machine économique allemande dans les années 1930, "l'une des plus remarquables réussites économiques de l'histoire moderne", aurait même osé un historien aussi respecté qu' E. B. Bukey; parmi les éléments de ce succès, au prix certes d'un surendettement, la lutte contre le chômage: six millions de chômeurs à l'arrivée de Hitler au pouvoir en 1933 (chiffre sans doute sous-estimé; l'historien J. Chapoutot avance le nombre hallucinant de 20 millions de personnes, en y incluant le chômage partiel, sur une population de 80 millions d'individus) et plus qu'un million trois ans plus tard. La leçon à en tirer c'est que l'économie d'un pays peut très bien se porter sans que cela s'accompagne nécessairement d'une bonne santé sociale (et écologique, faudrait-il ajouter aujourd'hui): par exemple, créer des emplois c'est bien beau, mais pour faire quoi? Réarmer et militariser à tout-va le pays, par exemple? L'économie telle qu'on l'entend aujourd'hui ne prend en compte dans son évaluation des choses qu'un aspect très borné de la réalité humaine qui se réduit à ce qui prend la forme d'un service ou d'un bien marchand; et c'est là quelque chose d'essentielle qu'on a encore toutes les peines du monde à intégrer: le fait de risquer d'être taxé de fasciste en devant bien admettre la réussite de la politique économique des Nazis dans les années 1930 en est un bon indice. Il va justement s'agir ici de commencer à sérieusement déboulonner notre imaginaire économiciste.
1) Le mythe du troc
La pensée libérale, l'ensemble des doctrines qui ont accompagné l'extension mondiale de l'économie de marché jusqu'à aujourd'hui, s'est constituée sur la base d'une constellation de mythes, dont aucun n'a résisté à une enquête sérieuse, même s'ils peuvent bien contenir un noyau de vérité (il en va souvent ainsi des mythes). Sur ce blog, il y en a au moins neuf qui sont traités, de façon plus ou moins exhaustive: le mythe de l'ordre spontané du marché (à l'exception des ordolibéraux), celui de l'autorégulation du marché, celui de la démocratie de marché, celui de l'efficience du marché, celui de la concurrence libre et non faussée, celui des chèvres et des chiens, celui du self made man, celui du ruissellement, et, enfin, celui du troc.
Avant d'aborder les principes d'intégration socio-économique, proprement dit, il est donc nécessaire de commencer par démonter ce mythe, portant sur les origines de l'économie, qui s'est massivement diffusé en Occident à partir de 1760, au point de finir par coloniser l'imaginaire de l'ensemble des populations; même chez un auteur réputé pour sa critique radicale du capitalisme comme Karl Marx, il imprègne à tel point sa pensée qu'il en use comme point de départ jamais questionné de son analyse des transactions commerciales en présentant l'échange de froment contre du fer; pourtant, dans la réalité effective des échanges, les choses ne se passent quasiment jamais ainsi: il s'agit presque toujours d'échanger du froment ou du fer contre de l'argent. Autrement dit, le mythe du troc relègue dans l'ombre la question de la monnaie qui devient secondaire dans ce cadre d'analyse.
C'est par l'intermédiaire de trois auteurs, Turgot en France, Smith en Angleterre, et Beccaria en Italie, tous des présumés libéraux, que ce mythe a été imaginé pour la première fois, alors qu'aux époques antérieures, cette idée n'avait jamais effleuré les milieux intellectuels. On a cru pouvoir l'attribuer à Aristote, à partir de son texte, La politique, au IVème siècle avant J.-C., mais cela repose sur une erreur de traduction qui fait que l'on a rendu le terme grec de "metadosis" par "troc", alors qu'il signifiait, pour Aristote, toute autre chose, qui renvoyait au registre du don. Avant l'invention des pièces de monnaie, il n'y avait rien de ce que nous appelons "le troc", pour Aristote, mais essentiellement le don. D'après Jean-Michel Servet, les Grecs anciens avaient trente six mots différents pour signifier donner! Cela donne une bonne idée de la place que le don pouvait occuper dans ces temps anciens relativement à notre époque...
On retrouve donc le mythe du troc, à son origine, en particulier, chez Adam Smith, chez qui, cela revêt une importance particulière, car il s'agit d'un philosophe et économiste dont l'oeuvre a tenu une place considérable dans l'économie politique de notre temps, tant sur le plan intellectuel que pratique des politiques conduites par les gouvernements, partout dans le monde, se revendiquant du libéralisme. Il est important de préciser, cependant, que ce qui a été retenu de son oeuvre, très généralement, aussi bien par ses autoproclamés héritiers libéraux actuels, que par ses critiques, relève d'une caricature simplificatrice qui a défiguré complètement sa pensée. Avant d'en avoir une connaissance plus fine, j'ai moi-même pu céder à cette erreur qui fait qu'on a vu dans sa pensée une morale du pur égoïsme censée être au fondement de l'économie de marché. Pour éviter d'avoir à reproduire ce cliché, il faut voir cette petite vidéo fort bien faite:
Il n'en reste pas moins que ce que Smith a cru, et qui relève bien d'une composante libérale de sa pensée, c'est que le troc aurait constitué la forme primitive de l'économie humaine. Les humains auraient commencé par pratiquer le troc entre eux; c'est comme cela que serait née l'économie. A la suite, c'est de là qu'aurait également été inventée la monnaie pour faciliter les échanges et ainsi remédier aux limites que posait cette pratique, celle en particulier du problème de la triple concordance des désirs entre les partenaires de l'échange potentiel: celui de désirer mutuellement le bien possédé par l'autre: si je désire un objet que l'autre possède mais que lui-même n'a besoin de rien de ce que j'ai, l'échange sera impossible; celui de désirer les biens respectifs au au même moment; même si le premier problème est réglé, encore faudra-t-il que les partenaires désirent simultanément les deux objets respectifs; et celui enfin de s'accorder sur les termes de l'échange entre les deux biens: pour cela, il faut que les échangistes puissent établir entre eux un système d'équivalence qui garantisse à chacun que ce qu'il cède est d'une valeur égale à ce qu'il reçoit. Avec l'invention de la monnaie, on pourra remédier à ce triple problème, et c'est à partir de là, que les échanges auraient pu se démultiplier à l'infini et faire enfin rentrer l'humanité sur la voie de l'histoire et du progrès, par où l'on peut commencer à bien deviner les enjeux énormes au coeur de cette croyance:"On connaît les raisonnements des économistes cherchant à montrer comment la monnaie a été inventée pour suppléer aux inconvénients majeurs du troc. Ils ne sont pas dénués d'humour comme lorsqu'on évoque le tailleur sur le point de mourir de faim parce qu'il ne réussit pas à trouver un seul boulanger ayant besoin d'un costume." (Alain Testart, Aux origines de la monnaie, p. 45) On a beau trouver cela humoristique, les économistes auraient pourtant déjà dû sentir ici que quelque chose clochait dans leur histoire de troc. Comment une humanité aurait pu se développer si longtemps sur la base d'un principe d'échange manifestement aussi problématique? C'est pourtant, d'après eux encore, que, des pratiques individuelles de troc s'agrégeant, seraient nés les marchés économiques, et finalement, le marché mondialisé actuel ne serait que l'aboutissement logique de ce penchant "naturel" de l'humain au troc.
Maintenant, il faut donc bien prendre la mesure de ce qui est en jeu dans cette croyance, et qui est considérable. Si elle s'avère vraie, alors on est conduit à en conclure que l'économie marchande, et, avec elle, le capitalisme moderne, qui en constitue la forme la plus aboutie, seraient inscrits dans la "nature humaine". L'humain serait destiné, par nature, à devenir un homo capitalisticus, un égoïste calculateur occupé essentiellement à maximiser son utilité propre sans avoir à se soucier des autres. Dès lors, cette forme dominante d'économie constituerait bien l'horizon indépassable de l'humanité et il n'y aurait rien plus rien à imaginer d'autre en lieu et place de l'ordre mondial actuel. Il faudrait donc donner raison aux élites, aujourd'hui un peu partout aux commandes des affaires du monde, qui mènent des politiques libérales au nom d'un mot d'ordre: TINA (There Is No Alternative), il n' y a pas d'alternative au capitalisme et au marché économique mondialisé actuel; nous serions parvenus avec eux au terme de l'histoire comme le soutient un libéral actuel comme Fukuyama.
Sauf que ce qu'a cru Smith s'est avéré complètement faux. C'est la recherche en anthropologie qui nous l'a appris. Smith est excusable: c'est un auteur du XVIIIème siècle et l'anthropologie est une discipline qui ne se constitue véritablement qu'à partir du XIXème siècle (dans les années 1860 précisément). Il ne pouvait donc déjà bénéficier des acquis de cette discipline pour se rendre compte que ce qu'il pensait ne tenait pas debout. Mais aujourd'hui, nous n'avons plus cette excuse. Je donnerai deux citations qui résument bien ce que l'anthropologie nous a appris à ce sujet:"A l'origine, le troc est complètement inconnu. Loin d'être possédé d'une passion pour le troc, l'homme primitif l'a en aversion." ( Bücher cité par Polanyi, La grande transformation, p. 376) Le primitif n'a donc aucun penchant naturel pour le troc; tout au contraire, c'est quelque chose qu'il a plutôt tendance à éviter; on comprendra vite pourquoi. Voici encore ce que dit l'anthropologue américaine actuelle Caroline Humphrey:"C'est bien simple: aucun exemple d'économie de troc n'a jamais été décrit, sans parler d'en faire émerger la monnaie; toute la recherche ethnographique existante suggère qu'il n'y en a jamais eu." ( Cité par David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 40) Prenons, parmi des dizaines d'exemples possibles, le cas des Indiens Iroquois. Si un membre de cette société a besoin d'un objet quelconque, mettons une paire de chaussures, il n'aura jamais l'idée d'aller l'obtenir chez quelqu'un par du troc mais il s'adressera à l'institution chargée de la redistribution des richesses qui lui donnera le bien en question:"[Les études de Lewis Morgan] expliquaient clairement que la principale institution économique des nations iroquoises était la "maison longue" où la plupart des biens étaient empilés puis alloués par le conseil des femmes, et que personne, jamais, n'avait échangé des têtes de flèche contre des morceaux de viande." (ibid., p. 39) C'est ce qui fait, soit dit en passant, que chez les Iroquois, ce sont les femmes qui détiennent le pouvoir économique, ce qui compense le fait que, comme dans quasiment toutes les sociétés étudiées par l'anthropologie, les hommes ont le monopole des armes les plus létales pour pratiquer la chasse et la guerre. Il découle de cette distribution du pouvoir une relative égalité hommes-femmes chez les Iroquois, ce qui est loin d'être le cas d'autres sociétés primitives. On voit aussi très bien sur ce cas, comment le principe redistributif structurant les sociétés archaïques, abordé dans la troisième partie, n'engendrera pas nécessairement des rapports de domination, sous certaines conditions. Dans le cas des Iroquois, il vient au contraire rétablir l'équilibre hommes-femmes.
Maintenant, on peut très bien expliquer pourquoi le primitif éprouve de la répulsion à pratiquer le troc. Il y a dans celui-ci un élément conflictuel nettement marqué entre les individus, qui, s'il se répandait dans la société, mettrait en péril son intégrité:"[Des] actes isolés de troc sont découragés car ils menacent la solidarité tribale." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 53) Le troc est une pratique qui consiste à tirer un profit de l'échange, et, de ce point de vue, il induit une relation nettement antagoniste (conflictuelle) entre les individus:"Ce n'était pas sans raison que les mots signifiant "troquer", "échanger", dérivaient dans presque toutes les langues européennes de termes signifiant "truquer", "arnaquer", "embobiner" ou tromper." (David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 356) Ainsi, on peut bien "comprendre pourquoi il n'existe aucune société fondée sur le troc. Ce ne pourrait être qu'une société où chacun est à deux doigts de prendre tous les autres à la gorge..." (ibid., p. 44) Pour cette raison, le troc ne peut être toléré qu'en relation avec des individus extérieurs à la communauté:"l'échange et le troc interviennent seulement entre membres de communautés différentes, et non entre gens de même groupe." (Williamson cité par Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 348)
Les institutions des sociétés primitives sont donc ainsi faites qu'elles découragent la pratiquedu troc pour ne pas que se répande un ferment de dissolution des liens sociaux. On le comprendra encore mieux en partant de la raison qui fait qu'A. Smith s'est fourvoyé en attribuant au primitif ce penchant au troc.Tout part d'un malentendu que l'on peut appeler "l'erreur de Cook". Celui-ci était un navigateur anglais de la même époque que Smith, et qui a donc été amené à voyager à travers le monde et à rencontrer des membres de sociétés primitives. En particulier, il a fait le récit de sa rencontre avec des Polynésiens des îles du Pacifique. C'est sur la base de ce récit que Smith a élaboré sa théorie du troc. Sauf que Cook n'a rien compris du tout à ce que voulait les Polynésiens. C'est le fondateur de l'anthropologie du don, Marcel Mauss qui a très bien expliqué la nature de ce malentendu:"Il n'y a rien de plus faux que la notion de troc. Toute la spéculation d'Adam Smith part d'une erreur de Cook sur les Polynésiens qui montaient à bord et proposaient aux Européens un échange, non d'objets, mais de cadeaux." (Mauss cité par Luc Richir, Donner recevoir rendre, p. 8) Ce que Cook a pris pour du troc, un échange d'objets, était toute autre chose dans l'esprit des indigènes. Tout oppose un échange d'objets et un échange de cadeaux. L'un relève de la logique marchande, l'autre d'une logique de don. La finalité du troc, c'est d'obtenir de l'autre le bien que l'on convoite; il renferme, de ce fait, un ferment d'hostilité entre les individus. La finalité d'un échange de cadeaux est toute autre: elle est, non plus d'obtenir un bien, mais de créer un lien entre les partenaires. Elle est, dans cette mesure, au fondement de la la paix qui peut régner entre eux. On trouve bien des cas d'échange d'objets dans les modes primitifs d'existence, mais qui restent toujours marginaux. L'une des formes qu'il a pu prendre est d'ailleurs tout à fait caractéristique de l'esprit qui anime le troc et l'oppose en tout point à celui du don: c'est le troc muet, qu'on a pu observer en plusieurs endroits du monde; il est "muet" car les partenaires de l'échange viennent déposer, sans être vu l'un de de l'autre, les objets qui font l'objet de la transaction. On ne peut mieux exprimer le fait que ce qui importe ici n'est absolument pas la relation à l'autre, mais uniquement le bien qu'on veut acquérir. Ce qui est tout à fait caractéristique de l'esprit qui anime cette forme d'intégration économique, c'est l'anonymat qui fait que les échangistes peuvent rester complètement indifférents l'un à l'autre, ce qu'on retrouvera jusqu'à aujourd'hui dans la généralisation de ce type d'échanges:"Les places de marché sont porteuses d'une force d'anonymat et cela dès l'origine. La forme la plus primitive de ces marchés-rencontres, le troc muet est peut-être celle où l'anonymat est poussé le plus loin. On sait que cette pratique décrite par Hérodote, attestée par de nombreux explorateurs au cours des siècles et pratiquée encore récemment en Nouvelle-Guinée a fasciné tous les observateurs. Là, le face à face est refusé. Les objets sont déposés et enlevés en cachette [...] La volonté de refuser le rapport intersubjectif est manifeste. Selon la formule de Mauss, le bien remplace le lien." (S. Latouche, Le concept de marché, La modernité de Karl Polanyi, p. 156-157) Le mythe du troc est en ce sens exemplaire de la constellation des mythes de la pensée libérale. Il renferme bien un petit noyau de vérité, qui tient dans ces actes marginaux de troc, autour duquel se greffe une histoire à dormir debout qui en font la matrice de toute l'histoire économique de l'humanité (1).
A l'opposé de cette forme d'intégration socio-économique, le don, sous la forme des biens offerts et en y incluant ses deux autres formes essentielles, l'hospitalité et les services rendus, est l'opérateur par quoi s'est toujours créent, depuis la nuit des temps, les liens amicaux aussi bien entre les sociétés qu'entre les individus. On pourra alors l'envisager, et c'est la thèse centrale de l'oeuvre de Mauss et de tout le courant de l'anthropologie qui en est issu, comme constituant le noyau invariant de toute morale, un universel au fondement de toute vie humaine civilisée. Et même, très au-delà de cela, on pourra aller jusqu'à soutenir la thèse voulant que le don, la capacité à savoir donner, dans la mesure où elle est ce qui crée du lien, est une forme élémentaire de l'intelligence de tout être vivant, au sens de l'inter-ligare, comme l'attestent les travaux dans le domaine de l'éthologie (étude du comportement animal) et de la biologie dont nous disposons enfin aujourd'hui: pour le premier domaine, voir, en particulier, ceux déjà anciens de Pierre Kropotkine; ou encore, actuellement, ceux de Frans de Waal dont j'ai déjà eu l'occasion de parler sur ce blog. Et, pour le second, on pourra se référer à un ouvrage de synthèse sur la question, paru en 2017, de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L'entraide l'autre loi de la jungle. S'il a fallu attendre si longtemps pour que ces formes de liens coopératifs soient reconnues dans le domaine des sciences du vivant, c'est parce que là aussi le marteau de l'économie que les Occidentaux ont dans la tête a fait ses ravages et les a conduit à voir de la concurrence et de l'égoïsme partout dans la nature. Nécessairement, si l'on ne dispose que de ces a priori, et que les expériences ne sont conçues que pour les mettre en évidence, on finira par les voir partout dans la nature, même là où ils ne sont pas logés.
Cook n'a donc fait, lui aussi, que projeter sur les indigènes sa propre mentalité marchande, celle d'une société où le sens du don tend à se perdre, et où, dans cette mesure, le lien social et l'intelligence humaine qui le noue subissent une érosion considérable. C'est en ce sens le plus radical (radical = ce qui va à la racine des choses), du terme "intelligence", que les sociétés actuelles du capitalisme avancé tendent à devenir de plus en plus dramatiquement stupides.
Nous pouvons maintenant en revenir à ce qui était en jeu dans la théorie du troc. Il est absolument faux de prétendre que le capitalisme serait inscrit dans la nature humaine et qu'il constituerait donc notre horizon insurmontable, ce qui laisse, d'un point de vue pratique, la porte ouverte pour tous ceux qui oeuvrent aujourd'hui dans le monde pour son dépassement. De façon beaucoup plus générale, j'avais de toute façon déjà attiré l'attention, dans la partie 2 du chapitre consacré à la néoténie humaine, touchant sa quatrième implication anthropologique, que la notion de nature humaine est destinée à rester indéterminée.
Si donc, ce n'est absolument pas par le biais du troc que s'organise l'économie des sociétés primitives, sur quelle autre base cela se fait-il? On peut déjà s'en faire une petite idée maintenant que nous savons ce que ces Polynésiens qu'a rencontré Cook voulaient vraiment ...
A l'opposé de cette forme d'intégration socio-économique, le don, sous la forme des biens offerts et en y incluant ses deux autres formes essentielles, l'hospitalité et les services rendus, est l'opérateur par quoi s'est toujours créent, depuis la nuit des temps, les liens amicaux aussi bien entre les sociétés qu'entre les individus. On pourra alors l'envisager, et c'est la thèse centrale de l'oeuvre de Mauss et de tout le courant de l'anthropologie qui en est issu, comme constituant le noyau invariant de toute morale, un universel au fondement de toute vie humaine civilisée. Et même, très au-delà de cela, on pourra aller jusqu'à soutenir la thèse voulant que le don, la capacité à savoir donner, dans la mesure où elle est ce qui crée du lien, est une forme élémentaire de l'intelligence de tout être vivant, au sens de l'inter-ligare, comme l'attestent les travaux dans le domaine de l'éthologie (étude du comportement animal) et de la biologie dont nous disposons enfin aujourd'hui: pour le premier domaine, voir, en particulier, ceux déjà anciens de Pierre Kropotkine; ou encore, actuellement, ceux de Frans de Waal dont j'ai déjà eu l'occasion de parler sur ce blog. Et, pour le second, on pourra se référer à un ouvrage de synthèse sur la question, paru en 2017, de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L'entraide l'autre loi de la jungle. S'il a fallu attendre si longtemps pour que ces formes de liens coopératifs soient reconnues dans le domaine des sciences du vivant, c'est parce que là aussi le marteau de l'économie que les Occidentaux ont dans la tête a fait ses ravages et les a conduit à voir de la concurrence et de l'égoïsme partout dans la nature. Nécessairement, si l'on ne dispose que de ces a priori, et que les expériences ne sont conçues que pour les mettre en évidence, on finira par les voir partout dans la nature, même là où ils ne sont pas logés.
Cook n'a donc fait, lui aussi, que projeter sur les indigènes sa propre mentalité marchande, celle d'une société où le sens du don tend à se perdre, et où, dans cette mesure, le lien social et l'intelligence humaine qui le noue subissent une érosion considérable. C'est en ce sens le plus radical (radical = ce qui va à la racine des choses), du terme "intelligence", que les sociétés actuelles du capitalisme avancé tendent à devenir de plus en plus dramatiquement stupides.
Nous pouvons maintenant en revenir à ce qui était en jeu dans la théorie du troc. Il est absolument faux de prétendre que le capitalisme serait inscrit dans la nature humaine et qu'il constituerait donc notre horizon insurmontable, ce qui laisse, d'un point de vue pratique, la porte ouverte pour tous ceux qui oeuvrent aujourd'hui dans le monde pour son dépassement. De façon beaucoup plus générale, j'avais de toute façon déjà attiré l'attention, dans la partie 2 du chapitre consacré à la néoténie humaine, touchant sa quatrième implication anthropologique, que la notion de nature humaine est destinée à rester indéterminée.
Si donc, ce n'est absolument pas par le biais du troc que s'organise l'économie des sociétés primitives, sur quelle autre base cela se fait-il? On peut déjà s'en faire une petite idée maintenant que nous savons ce que ces Polynésiens qu'a rencontré Cook voulaient vraiment ...
(1) De fait, contrairement à la mythologie véhiculée dans les sociétés gagnées par l'imaginaire marchand, il faut complètement renverser la séquence des faits. Loin d'être une donnée initiale de l'histoire humaine, l'économie de troc constitue plutôt le terme ultime de la décomposition des sociétés du capitalisme avancé. Ainsi, par exemple, de la population argentine, qui, suite, au krach financier dont a été victime son pays en 2000, n'a plus trouvé d'autre moyen, pour assurer la couverture de ses besoins essentiels, que de recourir à des pratiques de troc. Mais, même dans un cas extrême comme celui-ci, une telle forme d'intégration ne peut que rester transitoire, étant parfaitement incapable d'assurer la reproduction de la société dans la durée.
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