3)La libre nécessité
a)La politique de l'enseignement de l'ignorance
Dans toute société, la socialisation de la psyché exige qu'elle intègre un ordre de représentation symbolique en fonction duquel elle va percevoir et appréhender le monde conformément à sa culture: de la symbolique de l'eau bénite à la symbolique du Coca, on passe simplement d'un mode de socialisation religieux à un mode profane axé sur la consommation. Mais, l'héritage de la rationalité critique telle que les Grecs en ont élaboré un des premiers germes a permis le développement d'un certain nombre de dispositions qui nous rendent capables de reprendre de manière réflexive et d'altérer éventuellement ce processus de conditionnement social.
Le plus gênant, dans l'évolution des sociétés occidentales réside dans le fait que tout conspire à saper les bases de cet héritage émancipateur quand, dans le même temps, les techniques de manipulation atteignent un degré de sophistication d'une efficacité tout à faite inédite. L'industrie du loisir et la politique scolaire convergent ainsi pour encourager l'ignorance de soi:"Le fonctionnement de base, le mode par défaut de l'esprit humain, est automatique et subconscient, machinal. L'homme peut, au prix d'efforts et d'application, exercer et cultiver sa capacité de se rendre conscient afin de le renforcer. Ou bien, il peut paresseusement, tranquillement, la laisser s'atrophier. Toute l'industrie du spectacle, des loisirs, des discothèques, de l'évasion, de la drogue, travaille pour lui rendre agréable ce processus d'atrophie, tandis que la politique scolaire vise à la légitimer." (Della Luna et Cioni, p. 100) Nous avons le choix: soit, nous engager dans un mode de vie qui renforce l"état sous hypnotique de la conscience; soit, chercher à en sortir par le haut par un cheminement d'éveil de la conscience. Rien n'est fait, dans la société instituée, pour faciliter cette dernière option, bien au contraire.
"La politique scolaire", de son côté, est organisée sur la base d'une sorte d'anti "Gnothi seauton": surtout ne pas donner les connaissances nécessaires au développement d'un art de "l'auto défense intellectuelle" (Chomsky) qui passe nécessairement par une meilleure compréhension des profondeurs inconscientes de la vie de l'esprit. Il suffit de remarquer que ce fantastique éventail de possibilités de manipulation de l'inconscient qu'offre le développement des neurosciences combinées à tout un tas d'autres techniques,"a des implications politiques, commerciales et judiciaires immenses sur lesquelles rien n'est enseigné dans les cycles d'études ordinaires."(ibid., p. 99) Pour s'ouvrir à ce champ de connaissances, il faut un très haut niveau de spécialisation et de qualification. Ce savoir, qui concerne chacun de nous, car se rapportant à notre for le plus intime, est le monopole d'une élite de la connaissance dont les applications de la recherche intéressent de trop prêt les classes dirigeantes au sommet de la pyramide sociale pour que leurs travaux ne soient mis à disposition de dispositifs de contrôle social toujours plus sophistiqués;"Mais le problème réside justement dans le fait que la recherche s'effectue avec du capital, et que le capital va là où il est le mieux rétribué, et il est mieux rétribué par une recherche visant à développer et raffiner les moyens de conditionnement, plutôt que par une recherche destiner à lutter contre le conditionnement." (ibid., p. 725) C'est, par exemple, ce dont témoigne Desmurget:"Lorsque j'ai demandé à une connaissance travaillant pour TF1 si elle pouvait m'obtenir des informations sur le comportement audiovisuel des enfants, la dame m'a gentiment répondu que ces informations étaient disponibles, mais confidentielles, réservées à la haute hiérarchie et de toute façon "insortables" sous peine de se retrouver à la porte." (TV Lobotomie, p. 37) Reformulé dans les termes empruntés à Sun Tszu, les techniciens de la manipulation sociale en arrivent à nous connaître infiniment mieux que nous nous ne nous connaissons nous-mêmes:"L'homme ne sait pas "à cause de quoi" il achète un produit d'une certaine marque ou avec un certain design plutôt qu'un autre. Ou pourquoi il vote pour un candidat plutôt qu'un autre. Mais l'expert en propagande, lui, le sait. C'est lui qui a agencé ce facteur causal. ." (Della Luna et Cioni, p. 335) Ainsi, tel qu'il se développe de nos jours, faute d'une véritable démocratisation, le progrès techno scientifique est destiné à accroître toujours plus le fossé entre l'élite disposant d'une formation de haut niveau et la masse des gens rendue aux divertissements de l'industrie du loisir:renforçant l'état sous hypnotique la conscience: "Aujourd'hui, les progrès de la technologie consentent à un petit nombre de sujets d'exercer un contrôle centralisé efficace sur les populations. Les instruments qu'il met à leur disposition sont de beaucoup supérieurs à ceux mis à la disposition de la population générale. Ainsi, loin de réduire l'asymétrie, le progrès technologique augmente les clivages." (ibid., p. 47)
b)Développement des facultés méta cognitives
Contre cette politique de l'ignorance de soi, la voie du "gnothi-seauton" est ouverte à tout un chacun. En terme savant, elle signifie le développement de nos facultés méta cognitives, ces facultés qui nous permettent de connaître nos facultés et ainsi d'élargir la conscience à ce qui d'ordinaire reste en dehors de son champ. On peut en distinguer trois branches:
- la réflexivité qui permet de percevoir les biais cognitifs inconscients, les automatismes de pensée qui altèrent de façon irrationnelle notre jugement et notre comportement et les rectifier de cette façon.
-le décentrement qui nous rend capable de nous mettre en imagination à la place d'autrui et de considérer les choses de son point de vue "donc capacité d'observer de l'extérieur, en perspective, les relations entre soi et autrui..." (ibid., p. 232) Il évite à notre pensée de se scléroser en des schémas rigides et dogmatiques et fait accéder aux formes les plus élaborées et complexes de collaboration sociale.
-la maîtrise de soi: elle permet de dominer ses pulsions et ses émotions, "d'influencer [...], de canaliser les processus psychiques: de diriger l'attention, d'inhiber les émotions [...] " (ibid. p. 232) Le jour d'un examen, par exemple, je suis capable de dominer mon stress et éviter qu'il ne me paralyse.
Comme toute faculté, les capacités méta cognitives ne se développent qu'en les exerçant. La méthode pour le faire repose sur deux piliers conjuguant le plus primitif des cultures de l'humanité avec le plus moderne: ce dernier est constitué par la connaissance des acquis de la science moderne touchant l'exploration de la dimension inconsciente de l'esprit et la culture du véritable esprit scientifique qui va avec: une attitude sceptique, rationnelle et expérimentale (Russell). L'autre pilier, hérité des plus anciennes formes de sagesse, réside dans les pratiques méditatives. Dans toutes les formes traditionnelles de sagesse, elle a toujours a toujours été préconisée pour mener à l'éveil de la conscience. On savait intuitivement depuis très longtemps ce que nous redécouvrons aujourd'hui par les voies de la science: que notre état de veille ordinaire n'en est pas un en réalité, mais s'apparente plutôt, comme nous avons pu le voir, à une forme atténuée d'hypnose que les techniques de manipulation et les dispositifs de la société du spectacle comme la télévision renforcent considérablement. Ce qui est remarquable, c'est que nous redécouvrons les vertus de ces pratiques méditatives par le même biais. L'imagerie cérébrale montre que les exercices de méditation produisent au niveau physiologique à ce qui correspond sur le plan subjectif du vécu à un élargissement de notre perception de la réalité qui rendra notre vigilance infiniment plus difficile à déjouer pour des techniques de manipulation:" La sérénité, la tranquillité, une basse fréquence électro-corticale [...] qu'il est possible d'atteindre par la méditation et la contemplation- facilitent le développement de l'introspection, de la conscience des états internes du cerveau, du système endoctrinien, des fonctions physiologiques, etc.; en résumé, de toute l'activité de contrôle et de régulation volontaire propre aux lobes frontaux du cerveau." (ibid., pp. 146-147) Par voie de conséquence, "les personnes, qui développent et réussissent à maintenir l'efficacité des réseaux neuronaux d'autocontrôle et d'autodomination concentrés dans les lobes frontaux, sont moins vulnérables aux actions de conditionnement et de manipulation, parce que plus conscientes et moins réactives, mieux stabilisées dans la lucidité." (ibid., p. 150. Voyez aussi à partir de 36' 30" le documentaire incrusté en 1 c)
c)Libre arbitre vs libre nécessité
Il y a là un renversement dialectique par quoi une chose peut se transformer en son contraire. Apprendre à connaître ses faiblesses en fait une force, et, en ce sens, la condition d'une véritable liberté. La véritable liberté, celle qui se conquiert contre cette ignorance et l'état sous hypnotique, est, exprimée en terme spinoziste, la libre nécessité; cela veut dire que la liberté passe par la connaissance de la nécessité qui nous détermine. C'est en apprenant à connaître les déterminismes qui gouvernent mes choix, mes croyances, mes goûts, mes préférences, mes aversions et mes comportements que je cesse de les subir comme des contraintes étrangères et que je me mets en position de pouvoir influer sur eux et accroître ma puissance d'agir. C'est, par exemple, la façon dont un processus de conditionnement pavlovien peut être enrayé:"faire manger un mets délicieux tout en écoutant un morceau de musique a pour résultat qu'à la seconde écoute cette musique [...] provoque une augmentation de la salivation. Ces sujets ont eux aussi affirmé être totalement inconscients du conditionnement reçu. Toutefois, dans le cas de sujets soumis au conditionnement après avoir été informés des intentions, le conditionnement ne s'est pas réalisé. Il est clair que la conscience et l'attention ont préservé une liberté de réaction [...] Alors, la leçon pratique à tirer [...] c'est qu'il faut se surveiller, apprendre et développer la conscience pour se défendre de la manipulation." (Cioni et Della Luna, ibid., p. 104)
Une autre illustration d'une immense portée politique pour ce qui est du contrôle social des populations tient à la façon dont on peut se prémunir contre un processus de conditionnement générant l'impuissance acquise. Dans une société fortement hiérarchisée où l'essentiel du pouvoir et de la richesse sont concentrés entre les mains d'une petite minorité, il est de la plus haute importance pour celle-ci d'avoir à faire à une population qui se sent impuissante à prendre en main son destin et à modifier par elle-même ses conditions d'existence. Comme le disait quelque part, de façon totalement cynique, Maurice Barrès, l'un des maîtres à penser de la droite nationaliste française de l'entre-deux-guerres :"La première condition de la paix sociale est que les pauvres aient le sentiment de leur impuissance." Il s'agit alors d'appliquer dans le domaine de l'ingénierie sociale ce qu'on appelle en psychologie depuis M. Seligman et ses travaux datant de 1967 un conditionnement relevant de "l'impuissance acquise" (learned helplessness) Si nous prenons un chien, le protocole expérimental est simple même s'il est particulièrement cruel:"on l'immobilise et on lui administre des décharges électriques. Le chien tente de s'échapper, mais ne peut pas. Puis on le met dans une cage de laquelle il peut s'échapper et on lui administre d'autres décharges électriques. Le chien ébauche une fuite, puis renonce et continue à subir d'autres décharges en glapissant de douleur. Il a appris (c'est-à-dire qu'il s'est fixé dans ce mode de vie) à vivre ses propres efforts comme étant inutiles, à se considérer impuissant." (ibid., p. 115) Aussi désagréable que cela soit à entendre pour notre orgueil humain, nous sommes, à défaut de développer nos capacités méta cognitives, aussi facilement conditionnables que ce pauvre chien, ce que montre le protocole suivant:on laisse "quelques jeunes gens dans une pièce où un appareil défecteux émettait un son désagréable. Ces jeunes tentèrent de tourner, de presser des boutons, mais sans résultat. Puis ils furent transférés dans une autre pièce, où un autre poste émettait un bruit analogue qu'il était possible d'arrêter en actionnant les commandes. Et bien, les jeunes ne firent aucune tentative pour arrêter ce bruit." (ibid;, p; 115) Il est facile d'observer que ce type de conditionnement s'élabore de façon de plus en plus massive dans les sociétés libérales occidentales; les populations vouées à l'apathie politique et à se socialiser dans les forme vides qu'impose la société du spectacle se sentent de plus en plus impuissantes à influer sur le cours de leur propre vie:"Selon le directeur du Vanishing Voter Project de Harvard - projet de recherche sur l'"électeur en voie de disparition"-, "le sentiment d'impuissance des Américains atteint des sommets alarmants", bien supérieurs à ses niveaux antérieurs." (Chomsky, Les Etats manqués, p. 301). Mais, il n'y a là aucune fatalité. A la différence du chien, nous disposons des facultés méta cognitives qui nous permettraient de nous libérer de ce genre de conditionnement:"Le facteur le plus important pour que se produise la résignation acquise, c'est que le sujet se sente impuissant à intervenir sur les stimuli torturant et qu'il expérimente chaque fois l'arrivée de ce stimulus comme étant casuelle (au hasard), imprévisible, arbitraire. Par contre, le facteur le plus efficace pour empêcher que se développe cette forme de résignation, c'est la capacité à comprendre ce qui est entrain de se passer." (ibid., p. 115)
Le développement d'une authentique liberté passe donc nécessairement par le développement de nos capacités méta cognitives ce qui ne veut rien dire d'autre que de s'engager dans une démarche qui est celle du "gnothi seauton". Cela suppose de revenir de l'illusion du libre arbitre qui consiste à s'imaginer que nos comportements, choix, désirs sont le fruit de ce que nous décidons consciemment en toute connaissance de cause:"Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder, et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent[...] Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s'en libèrent pas aisément." (Spinoza , Lettre à Schuller) On croirait ces lignes, écrites au XVIIème siècle, tout droit sortie de la conclusion d'un ouvrage portant sur les découvertes les plus récentes des neurosciences. Ce qui est illusoire pour Spinoza, ce n'est pas la liberté en tant que telle mais notre représentation spontanée de celle-ci. La liberté véritable n'est pas ce que les hommes ont l'habitude de se représenter par là, le libre arbitre, qui consiste à attribuer follement un pouvoir absolu à la volonté de se déterminer en l'absence de toute cause pesant sur elle: c'est, par exemple, l'illusion de celui qui croit librement décider de manger les bonbons qui sont devant lui alors qu'il subit à son insu l'amorçage de la manipulation des billets de banque; de la consommatrice qui croit librement choisir ses marchandises au supermarché sans se douter qu'elle subit un renforcement de l'état sous hypnotique qui est celui de la conscience ordinaire qui abaisse sa vigilance et la rend plus facilement suggestible aux stimulations qu'exercent les marchandises etc. La représentation de la liberté comme un libre arbitre qui nous serait donné et dont on pourrait jouir sans effort n'est que le fruit de l'ignorance de soi. C'est sur elle que se fonde le mythe de la démocratie et d'un citoyen qui jouirait de sa pleine et entière liberté de jugement ou celle du marché libre et de la liberté de choix du consommateur.
L'ensemble de ces considérations nous ont, par la même occasion, conduit à résoudre à la façon spinoziste, le problème métaphysique de la liberté qu'on peut formuler ainsi: il semble y avoir une contradiction insurmontable entre le principe fondamental de la raison et l'affirmation de la liberté. Le premier s'énonce en tant que principe de raison suffisante ou principe de causalité. Il pose a priori que rien n'advient sans raison ou encore que tout effet qui se produit dans l'univers peut être ramené à une cause qui l'explique. De ce point de vue, l'ensemble de l'univers est constitué d'une chaîne ininterrompue de causes et d'effets qui s'enchaînent et qui constitue un ordre nécessaire (ce qui ne peut pas ne pas être) qui ne laisse aucune place à la contingence (ce qui peut être on ne pas être) et au libre arbitre; il ne me viendrait pas à l'esprit de penser que la pierre que je lâche est libre de tomber ou non; elle tombe nécessairement en vertu d'une cause qui est celle de la gravitation universelle; ce qui vaut pour la pierre vaut jusqu'aux formes les plus complexes du comportement humain. L'homme n'est pas, comme le disait Spinoza, un empire dans un empire; il est soumis au même déterminisme que le reste de la nature. Affirmer l'existence de la liberté revient alors à violer ce principe de toute connaissance puisque cela supposerait d'admettre une rupture dans l'enchaînement des causes et des effets et d'attribuer à la volonté un pouvoir absolu d'auto détermination en l'absence de toute cause qui expliquerait pourquoi elle se détermine ainsi et pas autrement. Le problème métaphysique de la liberté nous place ainsi devant une alternative ruineuse: soit, il nous faut renoncer à affirmer la possibilité de la liberté, soit il nous faut renoncer au principe d'une explication rationnelle des phénomènes. Mais, la contradiction n'est peut-être bien qu'apparente si nous tirons la conclusion qui s'impose de nos analyses antérieures. On résout de façon spinoziste le problème en reconceptualisant la notion de liberté. Si celle-ci semble contredire le principe de raison suffisante, c'est simplement parce que nous nous la représentons faussement comme un libre arbitre qui exclut la nécessité. Mais, la liberté telle que nous l'avons redéfini comme libre nécessité n'exclut plus la nécessité mais, au contraire, implique la connaissance de la nécessité.
Certes, il faut aussi intégrer le fait qu'une certaine ignorance de soi est absolument nécessaire pour vivre. La vie serait impossible s'il nous fallait être conscient des 400 milliards de bits d'information que le cerveau traite en une seconde. La conscience chez l'être humain serait emportée comme fétu de paille par cette astronomique masse de données à traiter. Seul un dieu en serait capable:"Pour exécuter un simple mouvement de préhension, par exemple, il nous faudrait déterminer la trajectoire spatiale à emprunter, la vitesse à employer, les muscles à activer, les points de contact à utiliser, le nombre de doigts à mobiliser, la force de saisie à développer etc. Ce serait impossible et il y aurait de quoi devenir fou. Pour s'en sortir notre cerveau n'a donc pas le choix. Il lui faut restreindre le volume d'information livré à la conscience." (Desmurget, p. 217). On peut même aller jusqu'à dire avec Whitehead, que le degré d'avancement d'une civilisation se mesure à l'ampleur du champ des actions que nous pouvons accomplir automatiquement pour libérer la conscience pour des tâches toujours plus complexes. On peut reprendre les quatre phases de tout apprentissage, définies par le psychologue américain A. Maslow, pour le comprendre:
- l'incompétence inconsciente: c'est le degré le plus bas; on ne sait pas que l'on ne sait pas.
-l'incompétence consciente: à ce stade, on accède à la connaissance de son ignorance.
-la compétence consciente: je sais que je sais; par l'effort et la répétition des exercices, on parvient à l'acquisition de la compétence.
-la compétence inconsciente: c'est le stade ultime; je ne sais plus que je sais. La compétence est désormais pleinement assimilée, à tel point qu'elle ne demande plus le recours de la conscience pour être mobilisée. C'est, par exemple, quand la conduite automobile est devenue pour moi un ensemble d'automatismes coulant de source que je peux dire que je sais vraiment conduire. Reformulé dans les termes de Whitehead, on peut alors dire à bon droit que plus une société a sécrété de compétences inconscientes chez ses membres, plus elle est avancée.
C'est le premier degré, l'incompétence inconsciente, qui peut donc être dangereuse car elle s'accompagne de l'illusion conscientialiste de celui qui croit savoir alors qu'il n'en n'est rien. Nous sommes alors victimes de ce sortilège que raconte cette "histoire d'une méchante fée qui guérit un aveugle, non pas en lui desillant les yeux mais en lui infligeant une cécité supplémentaire: elle le rendit également aveugle à l'existence de son infirmité et lui fit oublier à quoi ressemblait la réalité- elle obtint ce résultat en lui envoyant sans cesse de nouveaux rêves." (Gunther Anders, L'obsolescence de l'homme, p. 146) Les rêves dont parle ici Anders sont ceux provenant du poste de télévision (des écrans informatiques de surcroît, aujourd'hui).
Non pas l'ignorance de soi qui est inévitable, jusqu'à un certain point, mais l'ignorance de son ignorance constitue le vice fondamental à combattre suivant l'esprit philosophique du temple de Delphes.
Conclusion
a) Si liberté et connaissance de soi ne peuvent être séparées, c'est parce que nous avons compris la liberté comme une libre nécessité, c'est-à-dire un pouvoir d'agir qui ne se développe que par la compréhension des causes qui nous déterminent. Non! L'ignorance n'est pas la force contrairement à ce que veut faire croire la devise du système totalitaire dépeint par Orwell dans 1984.
b)Si nous reprenons le "gnothi seauton" delphique dans les termes de l'art de la guerre, bien se connaître, c'est bien connaître ses faiblesses et ses forces. Nous comprenons maintenant un peu mieux de quoi il s'agit dans le contexte d'une guerre psychologique:
-nos faiblesses sont celles des limites très restreintes du champ ordinaire de la conscience qui n'embrasse qu'une infime partie de notre activité mentale, ce qui nous rend extrêmement influençable, suggestible et manipulable.
-nos forces résident dans nos capacités méta cognitives et dans leur développement par les voies de la science, de la philosophie et de la méditation. C'est en ce sens que la liberté est fille de la connaissance de soi.
a)La politique de l'enseignement de l'ignorance
Dans toute société, la socialisation de la psyché exige qu'elle intègre un ordre de représentation symbolique en fonction duquel elle va percevoir et appréhender le monde conformément à sa culture: de la symbolique de l'eau bénite à la symbolique du Coca, on passe simplement d'un mode de socialisation religieux à un mode profane axé sur la consommation. Mais, l'héritage de la rationalité critique telle que les Grecs en ont élaboré un des premiers germes a permis le développement d'un certain nombre de dispositions qui nous rendent capables de reprendre de manière réflexive et d'altérer éventuellement ce processus de conditionnement social.
Le plus gênant, dans l'évolution des sociétés occidentales réside dans le fait que tout conspire à saper les bases de cet héritage émancipateur quand, dans le même temps, les techniques de manipulation atteignent un degré de sophistication d'une efficacité tout à faite inédite. L'industrie du loisir et la politique scolaire convergent ainsi pour encourager l'ignorance de soi:"Le fonctionnement de base, le mode par défaut de l'esprit humain, est automatique et subconscient, machinal. L'homme peut, au prix d'efforts et d'application, exercer et cultiver sa capacité de se rendre conscient afin de le renforcer. Ou bien, il peut paresseusement, tranquillement, la laisser s'atrophier. Toute l'industrie du spectacle, des loisirs, des discothèques, de l'évasion, de la drogue, travaille pour lui rendre agréable ce processus d'atrophie, tandis que la politique scolaire vise à la légitimer." (Della Luna et Cioni, p. 100) Nous avons le choix: soit, nous engager dans un mode de vie qui renforce l"état sous hypnotique de la conscience; soit, chercher à en sortir par le haut par un cheminement d'éveil de la conscience. Rien n'est fait, dans la société instituée, pour faciliter cette dernière option, bien au contraire.
"La politique scolaire", de son côté, est organisée sur la base d'une sorte d'anti "Gnothi seauton": surtout ne pas donner les connaissances nécessaires au développement d'un art de "l'auto défense intellectuelle" (Chomsky) qui passe nécessairement par une meilleure compréhension des profondeurs inconscientes de la vie de l'esprit. Il suffit de remarquer que ce fantastique éventail de possibilités de manipulation de l'inconscient qu'offre le développement des neurosciences combinées à tout un tas d'autres techniques,"a des implications politiques, commerciales et judiciaires immenses sur lesquelles rien n'est enseigné dans les cycles d'études ordinaires."(ibid., p. 99) Pour s'ouvrir à ce champ de connaissances, il faut un très haut niveau de spécialisation et de qualification. Ce savoir, qui concerne chacun de nous, car se rapportant à notre for le plus intime, est le monopole d'une élite de la connaissance dont les applications de la recherche intéressent de trop prêt les classes dirigeantes au sommet de la pyramide sociale pour que leurs travaux ne soient mis à disposition de dispositifs de contrôle social toujours plus sophistiqués;"Mais le problème réside justement dans le fait que la recherche s'effectue avec du capital, et que le capital va là où il est le mieux rétribué, et il est mieux rétribué par une recherche visant à développer et raffiner les moyens de conditionnement, plutôt que par une recherche destiner à lutter contre le conditionnement." (ibid., p. 725) C'est, par exemple, ce dont témoigne Desmurget:"Lorsque j'ai demandé à une connaissance travaillant pour TF1 si elle pouvait m'obtenir des informations sur le comportement audiovisuel des enfants, la dame m'a gentiment répondu que ces informations étaient disponibles, mais confidentielles, réservées à la haute hiérarchie et de toute façon "insortables" sous peine de se retrouver à la porte." (TV Lobotomie, p. 37) Reformulé dans les termes empruntés à Sun Tszu, les techniciens de la manipulation sociale en arrivent à nous connaître infiniment mieux que nous nous ne nous connaissons nous-mêmes:"L'homme ne sait pas "à cause de quoi" il achète un produit d'une certaine marque ou avec un certain design plutôt qu'un autre. Ou pourquoi il vote pour un candidat plutôt qu'un autre. Mais l'expert en propagande, lui, le sait. C'est lui qui a agencé ce facteur causal. ." (Della Luna et Cioni, p. 335) Ainsi, tel qu'il se développe de nos jours, faute d'une véritable démocratisation, le progrès techno scientifique est destiné à accroître toujours plus le fossé entre l'élite disposant d'une formation de haut niveau et la masse des gens rendue aux divertissements de l'industrie du loisir:renforçant l'état sous hypnotique la conscience: "Aujourd'hui, les progrès de la technologie consentent à un petit nombre de sujets d'exercer un contrôle centralisé efficace sur les populations. Les instruments qu'il met à leur disposition sont de beaucoup supérieurs à ceux mis à la disposition de la population générale. Ainsi, loin de réduire l'asymétrie, le progrès technologique augmente les clivages." (ibid., p. 47)
b)Développement des facultés méta cognitives
Contre cette politique de l'ignorance de soi, la voie du "gnothi-seauton" est ouverte à tout un chacun. En terme savant, elle signifie le développement de nos facultés méta cognitives, ces facultés qui nous permettent de connaître nos facultés et ainsi d'élargir la conscience à ce qui d'ordinaire reste en dehors de son champ. On peut en distinguer trois branches:
- la réflexivité qui permet de percevoir les biais cognitifs inconscients, les automatismes de pensée qui altèrent de façon irrationnelle notre jugement et notre comportement et les rectifier de cette façon.
-le décentrement qui nous rend capable de nous mettre en imagination à la place d'autrui et de considérer les choses de son point de vue "donc capacité d'observer de l'extérieur, en perspective, les relations entre soi et autrui..." (ibid., p. 232) Il évite à notre pensée de se scléroser en des schémas rigides et dogmatiques et fait accéder aux formes les plus élaborées et complexes de collaboration sociale.
-la maîtrise de soi: elle permet de dominer ses pulsions et ses émotions, "d'influencer [...], de canaliser les processus psychiques: de diriger l'attention, d'inhiber les émotions [...] " (ibid. p. 232) Le jour d'un examen, par exemple, je suis capable de dominer mon stress et éviter qu'il ne me paralyse.
Comme toute faculté, les capacités méta cognitives ne se développent qu'en les exerçant. La méthode pour le faire repose sur deux piliers conjuguant le plus primitif des cultures de l'humanité avec le plus moderne: ce dernier est constitué par la connaissance des acquis de la science moderne touchant l'exploration de la dimension inconsciente de l'esprit et la culture du véritable esprit scientifique qui va avec: une attitude sceptique, rationnelle et expérimentale (Russell). L'autre pilier, hérité des plus anciennes formes de sagesse, réside dans les pratiques méditatives. Dans toutes les formes traditionnelles de sagesse, elle a toujours a toujours été préconisée pour mener à l'éveil de la conscience. On savait intuitivement depuis très longtemps ce que nous redécouvrons aujourd'hui par les voies de la science: que notre état de veille ordinaire n'en est pas un en réalité, mais s'apparente plutôt, comme nous avons pu le voir, à une forme atténuée d'hypnose que les techniques de manipulation et les dispositifs de la société du spectacle comme la télévision renforcent considérablement. Ce qui est remarquable, c'est que nous redécouvrons les vertus de ces pratiques méditatives par le même biais. L'imagerie cérébrale montre que les exercices de méditation produisent au niveau physiologique à ce qui correspond sur le plan subjectif du vécu à un élargissement de notre perception de la réalité qui rendra notre vigilance infiniment plus difficile à déjouer pour des techniques de manipulation:" La sérénité, la tranquillité, une basse fréquence électro-corticale [...] qu'il est possible d'atteindre par la méditation et la contemplation- facilitent le développement de l'introspection, de la conscience des états internes du cerveau, du système endoctrinien, des fonctions physiologiques, etc.; en résumé, de toute l'activité de contrôle et de régulation volontaire propre aux lobes frontaux du cerveau." (ibid., pp. 146-147) Par voie de conséquence, "les personnes, qui développent et réussissent à maintenir l'efficacité des réseaux neuronaux d'autocontrôle et d'autodomination concentrés dans les lobes frontaux, sont moins vulnérables aux actions de conditionnement et de manipulation, parce que plus conscientes et moins réactives, mieux stabilisées dans la lucidité." (ibid., p. 150. Voyez aussi à partir de 36' 30" le documentaire incrusté en 1 c)
c)Libre arbitre vs libre nécessité
Il y a là un renversement dialectique par quoi une chose peut se transformer en son contraire. Apprendre à connaître ses faiblesses en fait une force, et, en ce sens, la condition d'une véritable liberté. La véritable liberté, celle qui se conquiert contre cette ignorance et l'état sous hypnotique, est, exprimée en terme spinoziste, la libre nécessité; cela veut dire que la liberté passe par la connaissance de la nécessité qui nous détermine. C'est en apprenant à connaître les déterminismes qui gouvernent mes choix, mes croyances, mes goûts, mes préférences, mes aversions et mes comportements que je cesse de les subir comme des contraintes étrangères et que je me mets en position de pouvoir influer sur eux et accroître ma puissance d'agir. C'est, par exemple, la façon dont un processus de conditionnement pavlovien peut être enrayé:"faire manger un mets délicieux tout en écoutant un morceau de musique a pour résultat qu'à la seconde écoute cette musique [...] provoque une augmentation de la salivation. Ces sujets ont eux aussi affirmé être totalement inconscients du conditionnement reçu. Toutefois, dans le cas de sujets soumis au conditionnement après avoir été informés des intentions, le conditionnement ne s'est pas réalisé. Il est clair que la conscience et l'attention ont préservé une liberté de réaction [...] Alors, la leçon pratique à tirer [...] c'est qu'il faut se surveiller, apprendre et développer la conscience pour se défendre de la manipulation." (Cioni et Della Luna, ibid., p. 104)
Une autre illustration d'une immense portée politique pour ce qui est du contrôle social des populations tient à la façon dont on peut se prémunir contre un processus de conditionnement générant l'impuissance acquise. Dans une société fortement hiérarchisée où l'essentiel du pouvoir et de la richesse sont concentrés entre les mains d'une petite minorité, il est de la plus haute importance pour celle-ci d'avoir à faire à une population qui se sent impuissante à prendre en main son destin et à modifier par elle-même ses conditions d'existence. Comme le disait quelque part, de façon totalement cynique, Maurice Barrès, l'un des maîtres à penser de la droite nationaliste française de l'entre-deux-guerres :"La première condition de la paix sociale est que les pauvres aient le sentiment de leur impuissance." Il s'agit alors d'appliquer dans le domaine de l'ingénierie sociale ce qu'on appelle en psychologie depuis M. Seligman et ses travaux datant de 1967 un conditionnement relevant de "l'impuissance acquise" (learned helplessness) Si nous prenons un chien, le protocole expérimental est simple même s'il est particulièrement cruel:"on l'immobilise et on lui administre des décharges électriques. Le chien tente de s'échapper, mais ne peut pas. Puis on le met dans une cage de laquelle il peut s'échapper et on lui administre d'autres décharges électriques. Le chien ébauche une fuite, puis renonce et continue à subir d'autres décharges en glapissant de douleur. Il a appris (c'est-à-dire qu'il s'est fixé dans ce mode de vie) à vivre ses propres efforts comme étant inutiles, à se considérer impuissant." (ibid., p. 115) Aussi désagréable que cela soit à entendre pour notre orgueil humain, nous sommes, à défaut de développer nos capacités méta cognitives, aussi facilement conditionnables que ce pauvre chien, ce que montre le protocole suivant:on laisse "quelques jeunes gens dans une pièce où un appareil défecteux émettait un son désagréable. Ces jeunes tentèrent de tourner, de presser des boutons, mais sans résultat. Puis ils furent transférés dans une autre pièce, où un autre poste émettait un bruit analogue qu'il était possible d'arrêter en actionnant les commandes. Et bien, les jeunes ne firent aucune tentative pour arrêter ce bruit." (ibid;, p; 115) Il est facile d'observer que ce type de conditionnement s'élabore de façon de plus en plus massive dans les sociétés libérales occidentales; les populations vouées à l'apathie politique et à se socialiser dans les forme vides qu'impose la société du spectacle se sentent de plus en plus impuissantes à influer sur le cours de leur propre vie:"Selon le directeur du Vanishing Voter Project de Harvard - projet de recherche sur l'"électeur en voie de disparition"-, "le sentiment d'impuissance des Américains atteint des sommets alarmants", bien supérieurs à ses niveaux antérieurs." (Chomsky, Les Etats manqués, p. 301). Mais, il n'y a là aucune fatalité. A la différence du chien, nous disposons des facultés méta cognitives qui nous permettraient de nous libérer de ce genre de conditionnement:"Le facteur le plus important pour que se produise la résignation acquise, c'est que le sujet se sente impuissant à intervenir sur les stimuli torturant et qu'il expérimente chaque fois l'arrivée de ce stimulus comme étant casuelle (au hasard), imprévisible, arbitraire. Par contre, le facteur le plus efficace pour empêcher que se développe cette forme de résignation, c'est la capacité à comprendre ce qui est entrain de se passer." (ibid., p. 115)
Le développement d'une authentique liberté passe donc nécessairement par le développement de nos capacités méta cognitives ce qui ne veut rien dire d'autre que de s'engager dans une démarche qui est celle du "gnothi seauton". Cela suppose de revenir de l'illusion du libre arbitre qui consiste à s'imaginer que nos comportements, choix, désirs sont le fruit de ce que nous décidons consciemment en toute connaissance de cause:"Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder, et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent[...] Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s'en libèrent pas aisément." (Spinoza , Lettre à Schuller) On croirait ces lignes, écrites au XVIIème siècle, tout droit sortie de la conclusion d'un ouvrage portant sur les découvertes les plus récentes des neurosciences. Ce qui est illusoire pour Spinoza, ce n'est pas la liberté en tant que telle mais notre représentation spontanée de celle-ci. La liberté véritable n'est pas ce que les hommes ont l'habitude de se représenter par là, le libre arbitre, qui consiste à attribuer follement un pouvoir absolu à la volonté de se déterminer en l'absence de toute cause pesant sur elle: c'est, par exemple, l'illusion de celui qui croit librement décider de manger les bonbons qui sont devant lui alors qu'il subit à son insu l'amorçage de la manipulation des billets de banque; de la consommatrice qui croit librement choisir ses marchandises au supermarché sans se douter qu'elle subit un renforcement de l'état sous hypnotique qui est celui de la conscience ordinaire qui abaisse sa vigilance et la rend plus facilement suggestible aux stimulations qu'exercent les marchandises etc. La représentation de la liberté comme un libre arbitre qui nous serait donné et dont on pourrait jouir sans effort n'est que le fruit de l'ignorance de soi. C'est sur elle que se fonde le mythe de la démocratie et d'un citoyen qui jouirait de sa pleine et entière liberté de jugement ou celle du marché libre et de la liberté de choix du consommateur.
L'ensemble de ces considérations nous ont, par la même occasion, conduit à résoudre à la façon spinoziste, le problème métaphysique de la liberté qu'on peut formuler ainsi: il semble y avoir une contradiction insurmontable entre le principe fondamental de la raison et l'affirmation de la liberté. Le premier s'énonce en tant que principe de raison suffisante ou principe de causalité. Il pose a priori que rien n'advient sans raison ou encore que tout effet qui se produit dans l'univers peut être ramené à une cause qui l'explique. De ce point de vue, l'ensemble de l'univers est constitué d'une chaîne ininterrompue de causes et d'effets qui s'enchaînent et qui constitue un ordre nécessaire (ce qui ne peut pas ne pas être) qui ne laisse aucune place à la contingence (ce qui peut être on ne pas être) et au libre arbitre; il ne me viendrait pas à l'esprit de penser que la pierre que je lâche est libre de tomber ou non; elle tombe nécessairement en vertu d'une cause qui est celle de la gravitation universelle; ce qui vaut pour la pierre vaut jusqu'aux formes les plus complexes du comportement humain. L'homme n'est pas, comme le disait Spinoza, un empire dans un empire; il est soumis au même déterminisme que le reste de la nature. Affirmer l'existence de la liberté revient alors à violer ce principe de toute connaissance puisque cela supposerait d'admettre une rupture dans l'enchaînement des causes et des effets et d'attribuer à la volonté un pouvoir absolu d'auto détermination en l'absence de toute cause qui expliquerait pourquoi elle se détermine ainsi et pas autrement. Le problème métaphysique de la liberté nous place ainsi devant une alternative ruineuse: soit, il nous faut renoncer à affirmer la possibilité de la liberté, soit il nous faut renoncer au principe d'une explication rationnelle des phénomènes. Mais, la contradiction n'est peut-être bien qu'apparente si nous tirons la conclusion qui s'impose de nos analyses antérieures. On résout de façon spinoziste le problème en reconceptualisant la notion de liberté. Si celle-ci semble contredire le principe de raison suffisante, c'est simplement parce que nous nous la représentons faussement comme un libre arbitre qui exclut la nécessité. Mais, la liberté telle que nous l'avons redéfini comme libre nécessité n'exclut plus la nécessité mais, au contraire, implique la connaissance de la nécessité.
Certes, il faut aussi intégrer le fait qu'une certaine ignorance de soi est absolument nécessaire pour vivre. La vie serait impossible s'il nous fallait être conscient des 400 milliards de bits d'information que le cerveau traite en une seconde. La conscience chez l'être humain serait emportée comme fétu de paille par cette astronomique masse de données à traiter. Seul un dieu en serait capable:"Pour exécuter un simple mouvement de préhension, par exemple, il nous faudrait déterminer la trajectoire spatiale à emprunter, la vitesse à employer, les muscles à activer, les points de contact à utiliser, le nombre de doigts à mobiliser, la force de saisie à développer etc. Ce serait impossible et il y aurait de quoi devenir fou. Pour s'en sortir notre cerveau n'a donc pas le choix. Il lui faut restreindre le volume d'information livré à la conscience." (Desmurget, p. 217). On peut même aller jusqu'à dire avec Whitehead, que le degré d'avancement d'une civilisation se mesure à l'ampleur du champ des actions que nous pouvons accomplir automatiquement pour libérer la conscience pour des tâches toujours plus complexes. On peut reprendre les quatre phases de tout apprentissage, définies par le psychologue américain A. Maslow, pour le comprendre:
- l'incompétence inconsciente: c'est le degré le plus bas; on ne sait pas que l'on ne sait pas.
-l'incompétence consciente: à ce stade, on accède à la connaissance de son ignorance.
-la compétence consciente: je sais que je sais; par l'effort et la répétition des exercices, on parvient à l'acquisition de la compétence.
-la compétence inconsciente: c'est le stade ultime; je ne sais plus que je sais. La compétence est désormais pleinement assimilée, à tel point qu'elle ne demande plus le recours de la conscience pour être mobilisée. C'est, par exemple, quand la conduite automobile est devenue pour moi un ensemble d'automatismes coulant de source que je peux dire que je sais vraiment conduire. Reformulé dans les termes de Whitehead, on peut alors dire à bon droit que plus une société a sécrété de compétences inconscientes chez ses membres, plus elle est avancée.
C'est le premier degré, l'incompétence inconsciente, qui peut donc être dangereuse car elle s'accompagne de l'illusion conscientialiste de celui qui croit savoir alors qu'il n'en n'est rien. Nous sommes alors victimes de ce sortilège que raconte cette "histoire d'une méchante fée qui guérit un aveugle, non pas en lui desillant les yeux mais en lui infligeant une cécité supplémentaire: elle le rendit également aveugle à l'existence de son infirmité et lui fit oublier à quoi ressemblait la réalité- elle obtint ce résultat en lui envoyant sans cesse de nouveaux rêves." (Gunther Anders, L'obsolescence de l'homme, p. 146) Les rêves dont parle ici Anders sont ceux provenant du poste de télévision (des écrans informatiques de surcroît, aujourd'hui).
Non pas l'ignorance de soi qui est inévitable, jusqu'à un certain point, mais l'ignorance de son ignorance constitue le vice fondamental à combattre suivant l'esprit philosophique du temple de Delphes.
Conclusion
a) Si liberté et connaissance de soi ne peuvent être séparées, c'est parce que nous avons compris la liberté comme une libre nécessité, c'est-à-dire un pouvoir d'agir qui ne se développe que par la compréhension des causes qui nous déterminent. Non! L'ignorance n'est pas la force contrairement à ce que veut faire croire la devise du système totalitaire dépeint par Orwell dans 1984.
b)Si nous reprenons le "gnothi seauton" delphique dans les termes de l'art de la guerre, bien se connaître, c'est bien connaître ses faiblesses et ses forces. Nous comprenons maintenant un peu mieux de quoi il s'agit dans le contexte d'une guerre psychologique:
-nos faiblesses sont celles des limites très restreintes du champ ordinaire de la conscience qui n'embrasse qu'une infime partie de notre activité mentale, ce qui nous rend extrêmement influençable, suggestible et manipulable.
-nos forces résident dans nos capacités méta cognitives et dans leur développement par les voies de la science, de la philosophie et de la méditation. C'est en ce sens que la liberté est fille de la connaissance de soi.
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