Dernière mise à jour, le 29-03-2018
La protection sociale dont bénéficie l’individu dans toutes les sociétés, en règle générale, à l’exception notable de celle que préconise l’utopie des théoriciens de la société de marché peut se formuler ainsi: si l’individu y meure de faim c’est parce que c’est toute la société qui est en situation de famine. Cela a pu se produire pour les formes traditionnelles d'orgainsation sociale, fondamentalement, de deux façons. Soit, depuis les temps les plus reculés, par suite d’une calamité naturelle, ou alors par la désintégration du tissu social sous l‘effet d‘une puissance colonisatrice comme cela s‘est produit fréquemment dans l‘histoire moderne. Dans une peuplade d'Afrique noire comme les Nuers:"On peut dire d'une manière générale qu'on ne meurt de faim dans un village nuer que si tout le monde meurt de faim."(C. Harman, Une histoire populaire de l'humanité, p. 30) Comme le développe aussi bien Polanyi: "Dans le système territorial des Cafres (Afrique noire), par exemple, « la misère est impossible; il n’est pas question que quelqu’un, s’il a besoin d’être aidé, ne le soit pas ». Aucun Kwakiutl (Indien d'Amérique du Nord) « n’a jamais couru le moindre risque d’avoir faim »[…] C’était également un principe admis qu’on était à l’abri du besoin dans la communauté du village indienne, et, pouvons-nous ajouter, dans presque n’importe quel type d’organisation sociale jusqu’à l’Europe du début du XVIème siècle […] C’est parce que l’individu n’y est pas menacé de mourir de faim que la société primitive est, en un sens, plus humaine que l’économie de marché, et en même temps, moins économique. Chose ironique, la première contribution de l’homme blanc au monde de l’homme noir a consisté pour l’essentiel à lui faire connaître le fléau de la faim. » ( Polanyi, La grande transformation, pp. 235-236)
Les libéraux eux-mêmes, partisans d’une société organisée sur la base de l'appropriation privée et marchande des éléments fondamentaux de la vie humaine, comme la terre nourricière, devaient bien finir par tirer les implications de cet état de fait, alors même que, paradoxalement, le système de marché a pu permettre de produire une quantité industrielle de richesses. A. Smith (XVIIIème siècle), un des pères fondateurs de l’économie politique moderne avait beau soutenir qu’il " est impossible que la société devienne de plus en plus riche et le peuple de plus en plus pauvre" (cité par Polanyi, ibid., p. 185), les faits contredisaient ce qui semblait pourtant être un truisme (une évidence). Il fallait accorder ces faits avec la théorie comme le fit Ricardo, un autre fondateur de l’économie politique moderne, qui ne recula pas devant le paradoxe conforme à l’état réel de l’évolution de la civilisation qui veut que « plus une société progresse, et plus il sera difficile de se procurer de la nourriture… » (cité par Polanyi, ibid., p. 185) C’était un constat général à l’époque, à la fin du XVIIIème siècle, alors que le système de marché était entrain de s'imposer: "Ce n’est pas dans les régions stériles ou au milieu des nations les barbares que les pauvres sont les plus nombreux, mais dans celles qui sont les plus fertiles et les plus civilisées écrit John M’Farlane en 1782." (Polanyi, ibid., p. 160) Partout dans le monde où se répandait le projet « civilisateur » du capitalisme moderne, il apportait avec lui cette grande découverte que constituent les fléaux de la misère et de la faim chroniques. Par exemple, les Indiens du nord de l’Amérique, comme les prolétaires des villes d’Europe, n’allaient pas tarder, eux aussi, avec la « conquête de l’Ouest » par la "civilisation" à faire cet apprentissage. Thomas Paine, en 1797, dans ce texte adressé au Directoire et à l’Assemblée nationale française, qui l’amenait à soutenir l’idée d’un revenu inconditionnel, La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires, auquel nous consacrerons une partie ultérieure de ce chapitre, relevait déjà cette cruelle ironie, qu’ «on n’aperçoit chez [les Indiens du Nord de l’Amérique] aucun vestige de la misère humaine, dont toutes les villes de l’Europe nous présentent le hideux spectacle. L’indigence est donc un des fruits qu’a produit la vie civilisée. » (p. 13) Nous avons là, il semble, un bon angle d’attaque pour aborder la question de la famine dans le monde actuel. Pourquoi diable dans ces sociétés là, où autrefois l’individu était toujours protégé par la communauté du péril de la misère et de la faim, y meure-t-on de famine aujourd’hui en quantité industrielle? (les chiffres de la FAO, l'organisme des Nations-Unies qui travaille sur les questions du droit à l'alimentation des populations, que donne Ziegler sont suffisamment effarants: un enfant de moins de dix ans meure de faim toutes les cinq secondes dans le monde alors même que l‘agriculture mondiale aurait de quoi nourrir douze milliards d‘êtres humains; cf. dans la partie 3/12 à à 1'10 et 3'20 dans cet entretien avec D. Mermet, pour plus de développement)
(1) Il faudra apprécier de ce point de vue là la frénésie d'innovations qui saisit l'époque actuelle. Plus aucun frein ne semble pouvoir être mis pour ralentir le rythme du changement auquel le pouvoir politique est le premier à donner la main dans une course à la surenchère; et personne, dans cette mesure, n'est en mesure d'apprécier les chocs qui impacteront la société et encore moins sa capacité à les absorber. C'est en tout cas contraire à toute la sagesse pratique qu'on devrait tirer de l'histoire sociale humaine.
La protection sociale dont bénéficie l’individu dans toutes les sociétés, en règle générale, à l’exception notable de celle que préconise l’utopie des théoriciens de la société de marché peut se formuler ainsi: si l’individu y meure de faim c’est parce que c’est toute la société qui est en situation de famine. Cela a pu se produire pour les formes traditionnelles d'orgainsation sociale, fondamentalement, de deux façons. Soit, depuis les temps les plus reculés, par suite d’une calamité naturelle, ou alors par la désintégration du tissu social sous l‘effet d‘une puissance colonisatrice comme cela s‘est produit fréquemment dans l‘histoire moderne. Dans une peuplade d'Afrique noire comme les Nuers:"On peut dire d'une manière générale qu'on ne meurt de faim dans un village nuer que si tout le monde meurt de faim."(C. Harman, Une histoire populaire de l'humanité, p. 30) Comme le développe aussi bien Polanyi: "Dans le système territorial des Cafres (Afrique noire), par exemple, « la misère est impossible; il n’est pas question que quelqu’un, s’il a besoin d’être aidé, ne le soit pas ». Aucun Kwakiutl (Indien d'Amérique du Nord) « n’a jamais couru le moindre risque d’avoir faim »[…] C’était également un principe admis qu’on était à l’abri du besoin dans la communauté du village indienne, et, pouvons-nous ajouter, dans presque n’importe quel type d’organisation sociale jusqu’à l’Europe du début du XVIème siècle […] C’est parce que l’individu n’y est pas menacé de mourir de faim que la société primitive est, en un sens, plus humaine que l’économie de marché, et en même temps, moins économique. Chose ironique, la première contribution de l’homme blanc au monde de l’homme noir a consisté pour l’essentiel à lui faire connaître le fléau de la faim. » ( Polanyi, La grande transformation, pp. 235-236)
Les libéraux eux-mêmes, partisans d’une société organisée sur la base de l'appropriation privée et marchande des éléments fondamentaux de la vie humaine, comme la terre nourricière, devaient bien finir par tirer les implications de cet état de fait, alors même que, paradoxalement, le système de marché a pu permettre de produire une quantité industrielle de richesses. A. Smith (XVIIIème siècle), un des pères fondateurs de l’économie politique moderne avait beau soutenir qu’il " est impossible que la société devienne de plus en plus riche et le peuple de plus en plus pauvre" (cité par Polanyi, ibid., p. 185), les faits contredisaient ce qui semblait pourtant être un truisme (une évidence). Il fallait accorder ces faits avec la théorie comme le fit Ricardo, un autre fondateur de l’économie politique moderne, qui ne recula pas devant le paradoxe conforme à l’état réel de l’évolution de la civilisation qui veut que « plus une société progresse, et plus il sera difficile de se procurer de la nourriture… » (cité par Polanyi, ibid., p. 185) C’était un constat général à l’époque, à la fin du XVIIIème siècle, alors que le système de marché était entrain de s'imposer: "Ce n’est pas dans les régions stériles ou au milieu des nations les barbares que les pauvres sont les plus nombreux, mais dans celles qui sont les plus fertiles et les plus civilisées écrit John M’Farlane en 1782." (Polanyi, ibid., p. 160) Partout dans le monde où se répandait le projet « civilisateur » du capitalisme moderne, il apportait avec lui cette grande découverte que constituent les fléaux de la misère et de la faim chroniques. Par exemple, les Indiens du nord de l’Amérique, comme les prolétaires des villes d’Europe, n’allaient pas tarder, eux aussi, avec la « conquête de l’Ouest » par la "civilisation" à faire cet apprentissage. Thomas Paine, en 1797, dans ce texte adressé au Directoire et à l’Assemblée nationale française, qui l’amenait à soutenir l’idée d’un revenu inconditionnel, La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires, auquel nous consacrerons une partie ultérieure de ce chapitre, relevait déjà cette cruelle ironie, qu’ «on n’aperçoit chez [les Indiens du Nord de l’Amérique] aucun vestige de la misère humaine, dont toutes les villes de l’Europe nous présentent le hideux spectacle. L’indigence est donc un des fruits qu’a produit la vie civilisée. » (p. 13) Nous avons là, il semble, un bon angle d’attaque pour aborder la question de la famine dans le monde actuel. Pourquoi diable dans ces sociétés là, où autrefois l’individu était toujours protégé par la communauté du péril de la misère et de la faim, y meure-t-on de famine aujourd’hui en quantité industrielle? (les chiffres de la FAO, l'organisme des Nations-Unies qui travaille sur les questions du droit à l'alimentation des populations, que donne Ziegler sont suffisamment effarants: un enfant de moins de dix ans meure de faim toutes les cinq secondes dans le monde alors même que l‘agriculture mondiale aurait de quoi nourrir douze milliards d‘êtres humains; cf. dans la partie 3/12 à à 1'10 et 3'20 dans cet entretien avec D. Mermet, pour plus de développement)
C’est passer complètement à côté du problème que de l’envisager, comme on le fait habituellement, conformément à l'imaginaire occidental moderne, sous un angle exclusivement économique. Le
discours sur l’aide au développement à apporter aux pays
pauvres pour les lancer sur le chemin de la croissance économique se
heurte de toute façon aux dures réalités des contraintes
environnementales. Il faudrait trois à quatre planètes de
rechange pour faire accéder cette masse de pays du Sud au mode de vie
occidental et nous n'en avons qu'une. C’est la définition d’un privilège: ce qui ne peut être
universalisé sans contradiction. Nous
aborderons le problème de la misère et de la faim sous un tout autre angle, celui,
anthropologique, social et culturel qui permet d'apercevoir le processus de
déculturation (destruction de la culture) qu'ont subi des populations auxquelles on a imposé, de
façon foudroyante, sans leur laisser le temps d'en amortir le choc, une
transformation radicale de leur organisation sociale en y introduisant
les principes d’une économie de marché: "La catastrophe que subit la
communauté indigène est une conséquence directe du démembrement rapide
et violent des institutions fondamentales de la victime (le fait qu‘il y
ait ou non usage de la force ne semble pas du tout pertinent). Ces
institutions sont disloquées par le fait même qu‘une économie de marché
est imposée à une communauté organisée de manière complètement
différente; le travail et la terre deviennent des marchandises, ce qui,
de nouveau, n’est qu’une formule abrégée pour exprimer la liquidation
d’absolument toute institution culturelle dans une société organique."
(Polanyi, La grande transformation, p. 230) C’est ce qui s’est produit
partout dans le monde où s’est introduit une économie de marché faisant de la terre une marchandise qui s'achète et se vend. Cette colonisation a donc entraîné une pulvérisation du tissu social qui liait l’humain à l’humain et à son habitat naturel, sous le toit protecteur de la société, débouchant, suivant l’expression de
Latouche, sur « une monstrueuse clochardisation du tiers-monde » (L’occidentalisation du monde, p. 103) Polanyi nous donnait un exemple poignant venu d’Afrique noire, qui montre parfaitement le nouveau type anthropologique qu'un tel anéantissement doit inéluctablement produire:"Le
Cafre d’Afrique du Sud, un noble sauvage, qui se sentait plus que
quiconque en sécurité, socialement parlant, dans son kraal natal, a été
transformé en une variété humaine d’animal à demi domestique, vêtu de
haillons dégoûtants, affreux à voir […] un être indéfinissable, sans
dignité ni amour-propre, un véritable déchet humain. Cette description
rappelle le portrait que Robert Owen a tracé de ses propres travailleurs
quand il s’est adressé à eux à New Lanark en les regardant droit dans
les yeux et en leur disant […] pourquoi ils étaient devenus la populace
dégradée qu’ils étaient." (ibid., pp. 227-228) C'est ce qui continue de se produire, à l'heure actuelle avec la politique internationale de Doing Business de la Banque Mondiale. La remarque finale de Polanyi fait qu'il est donc
impossible de ne pas faire le parallèle avec la catastrophe sociale qui
se produisit quelques siècles plus tôt en Angleterre lors de la
première vague d’enclosures des terres qui transforma les paysans « d’honnêtes laboureurs qu’ils étaient, en une tourbe de mendiants et de voleurs. »
(ibid., p. 77)
Ce qui barre l'accès au fond du problème que pose la famine, c'est le préjugé économiciste qui croit pouvoir simplement invoquer l'exploitation et le pillage dont serait victime le Tiers-monde. Evidemment que ces phénomènes sont bien réels. Mais, avant eux, il y a d'abord et avant tout le problème de la désintégration culturelle qui débouche sur un vide d'existence qui l'assèche de toute motivation pour entreprendre quoique ce soit. C'est sans conteste ce que fait ressortir l'enquête anthropologique et que M. Mead avait formulé de la façon la plus nette qui soit:"Les objectifs pour lesquels les individus travailleront sont déterminés culturellement et ne sont pas une réponse de l'organisme à une situation extérieure sans définition culturelle telle qu'une simple distte. Le processus qui convertit un groupe de sauvages en mineurs dans une mine d'or, ou en équipage d'un bateau, ou bien qui le dépouille simplement de tout ressort et qui le laisse mourir dans l'indolence à côté de cours d'eau qui regorgent toujours de poissons, peut sembler si bizarre, si étranger à la nature de la société et à son fonctionnement normal qu'il en est pathologique [...] c'est précisément ce qui arrivera à une population au milieu d'un changement violent amené de l'extérieur..." (M. Mead cité par Polanyi, ibid., p. 228-229) L'homme ne travaille pas d'abord pour des raisons économiques, mais suivant des motivations qui viennent d'un milieu culturel; si celui-ci est anéanti, il se laissera dépérir.
La question du rythme est cruciale: si la
catastrophe sociale en Occident, qui a découlé de l'imposition brutale des lois de l'économie de marché aux populations a pu être, malgré tout, et tant bien que mal, amortie, c’est parce que "la grande transformation"
prétendant réinstituer la société sur la base d'un marché auto
régulateur et fixateur de prix en y intégrant les constituants
fondamentaux de la vie humaine que sont la terre, le travail et la
monnaie s’est faite sur plus de quatre siècles. Ainsi, alors que les économistes libéraux ont cru bon de railler comme passéiste la politique des rois anglais à l'époque des premières vagues d'enclosure, en montrant leur inefficacité, dans la lecture polanyienne de l'histoire, elles ont eu cette vertu de permettre de ralentir le rythme du changement et ainsi d'amortir le choc du bouleversement social qu'elles induisaient:"Et pourquoi ne pas voir que c'est précisément dans ce qu'elles ont obtenu, c'est-à-dire le ralentissement du rythme du changement, que ces mesures ont atteint leur but? [...] Si l'Angleterre supporta sans grave dommage la calamité des enclosures, ce fut parce que les Tudors et les premiers Stuarts utilisèrent le pouvoir de la Couronne pour ralentir le processus de développement économique jusqu'à ce qu'il devienne socialement supportable." (ibid., p. 81) Il en est allé le plus souvent tout
autrement dans les colonies où la chose s’est abattue de façon foudroyante, laissant sans possibilité de réaction les sociétés indigènes, pour amortir le choc de la catastrophe sociale: "Si le rythme auquel
se produit le bouleversement est trop rapide, la communauté est
condamnée à succomber au cours du processus." (Polanyi, La grande transformation, p.
126) Et c'est finalement bien ce qui s'est produit par le biais du
colonialisme partout dans le monde, comme le disait Polanyi en 1944:" Il
y a une étroite analogie entre la situation coloniale actuelle et celle
de l’Europe occidentale cent ou deux cents ans plus tôt. Mais la
mobilisation du sol, qui dans les pays exotiques, peut-être comprimée
dans l’espace de quelques années ou décennies, peut avoir pris autant de
siècles en Europe occidentale." (ibid., p. 254) Ce qui a fini de précipiter la catastrophe sociale dans l'Angleterre des débuts de la Révolution industrielle, c'est, à la fin du XVIIIème siècle, la brusque accélération qui s'est opérée, entraînant comme dans une soudaine avalanche, pour reprendre l'image que donnait Marx, tous les freins que les siècles passés avaient mis à la constitution d'une économie de marché (1)
Lorsque les économistes libéraux avancent l’argument en faveur
des enclosures de la terre, qu’elles ont rendu possible, en fin de compte, avec le
développement de la production lainière, l’essor industriel du pays et
la croissance économique de la nation, ils restent aveugles à la catastrophe
sociale et anthropologique dont le coût ne saurait se chiffrer: "En réalité, bien sûr,
une calamité sociale est avant tout un phénomène culturel et non pas un
phénomène économique que l’on peut mesurer par des chiffres de revenu ou
des statistiques démographiques." (Polanyi, La grande
transformation, pp. 226-227) On peut prendre l'exemple parlant des Indiens
des tribus d’Amérique du Nord tels qu'ils ont eu à subir, au XIXème siècle, cette foudroyante catastrophe. Si
l’on ne voit les choses que sous l’angle économique, l'essentiel de ce qui est jeu dans ce processus échappe totalement à l'analyse, et l'on en ira même à conclure aux bienfaits que leur a apporté leur colonisation par les Blancs: "La distribution forcée des parcelles de
terre aux Indiens d’Amérique du Nord, en 1887, a bénéficié à chacun
d’eux individuellement, selon notre manière de calculer. Mais cette
mesure a quasiment détruit l’existence physique de la race - le cas le
plus frappant de déchéance culturelle qu’on connaisse." (ibid., p.
231) Comme l’avait fort bien compris l’anthropologue américain J.
Collier qui avait passé une dizaine d’années à vivre avec ces Indiens:« Séparer l’Indien de sa terre, voilà qui a été le coup mortel UNIQUE. »
(cité par Polanyi, ibid., p. 399) L’historien américain H. Zinn,
explique par le détail comme les choses se sont mises en place: "Ce
traité de 1814 avec les Creeks inaugurait quelque chose de nouveau et de
primordial. Il accordait aux Indiens des droits individuels de
propriété foncière […] disloquant la propriété commune de la terre,
donnant la terre aux uns et abandonnant les autres dans le plus grand
dénuement […] De 1814 à 1824, par une série de traités signés avec les
Indiens du Sud, les Blancs s’approprièrent les trois quarts de l’Alabama
et de la Floride, un tiers du Tennessee (etc.) (...) Ces traités et ces saisies de terres jetèrent les bases de l’empire
du coton…"(H. Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p. 153)
Et ainsi de suite, le même processus se reproduisit sur une échelle
toujours plus élargie à mesure que progressait la "Conquête de l'Ouest".
La
misère qui découle de la destruction du lien unissant l’être humain à
son habitat naturel n’est donc pas d’abord d'ordre économique; elle est celle d'une déculturation, un processus de destruction complète d’une culture, d’une façon
d‘habiter le monde, qui déshumanise les individus qui y sont soumis. C'est que l'économicisme occidental moderne a toutes les peines du monde à voir. En France, Balzac, en bon bourgeois qu'il était, se désolait ainsi de
l'attachement des classes paysannes à leurs communaux qui faisait
obstacle à la commercialisation et la valorisation des terres:"Beaucoup
de ces terres pourraient produire immensément, assez pour nourrir des
villages entiers. Mais elles appartiennent à des communautés têtues
comme des mules qui refusent de vendre aux spéculateurs et qui préfèrent
les garder pour y faire paître une petite vingtaine de vaches." ( Le curé du village, cité par E. Weber, La fin des terroirs, p. 579) Le spéculateur immobilier mû par l'appât du gain put compter sur l'aide de l'Etat
pour faire valoir une nouvelle législation conforme à ses intérêts. Par
où l'on voit que le développement d'un marché économique national intégrant en son sein la terre n'a rien eu d'un processus spontané qui aurait émergé de la libre entreprise, comme le voudrait la fable libérale, mais a eu besoin
de l'intervention soutenue de la puissance étatique sans laquelle jamais un tel système de marché n'aurait pu se constituer. Ainsi, dans les Landes, la loi de 1857 obligea les communes à
entreprendre des travaux de drainage et de plantation de pins. C'est de cette façon que se
fît la conversion des masses de la population rurale à la commercialisation de la terre:"Comme les communes étaient pauvres, la loi leur permit,
afin de réaliser les travaux, de vendre une partie des communaux pour
rassembler les fonds nécessaires; voici un exemple parfait d'une loi
coloniale qui oblige les autochtones soit à utiliser leurs terres d'une
manière productive, soit à les céder à ceux qui le désirent."(2)
( souligné par moi ibid., p. 579) Ces derniers étaient évidemment de
riches promoteurs immobiliers. En réalité, comme le relevait un socialiste des origines, au XIXème siècle, Ange Guépin, la vente des terres communales signifiaient, "le plus souvent, la spoliation légale des faibles et des petits par plus puissants qu'eux." ( Le socialisme expliqué aux enfants du peuple, p. 179) Eugen Weber pointait, lui aussi, derrière le développement économique, la catastrophe sociale qu'il recouvrait: "que
ces quelques vingtaines de vaches (dans les Landes, de moutons)
constituent les véritables fondements d'une économie et d'un mode de
vie établi ne fait aucune différence pour Balzac ou les spéculateurs. L'histoire, comme d'habitude, est écrite par les vainqueurs." (souligné par moi; ibid., p. 579)
De la même façon, cela a été l'un des grands mérites de ce premier grand théoricien du socialisme en Angleterre que fût Robert Owen, d'avoir su voir au delà du seul aspect économique des choses, que le cœur du problème était social et culturel: "Ici encore, il touche au fond de la question en mettant l’accent non pas sur les revenus mais sur la dégradation et la misère." (Polanyi, La grande transformation, p. 191) L’individu, tel qu’Owen le pense, et, avec lui, toute la tradition de
pensée du socialisme, a une origine sociale, il est, comme le formulait
Castoriadis, "une partie totale de la société", ce qui implique
qu’une transformation radicale de son milieu social en fera un être d'un nouveau type. Owen avait parfaitement compris le
sens de la resocialisation d'individus qu'il avait sous les yeux, dans son usine, qu’exige une société prétendant se fonder sur les
lois du marché en ayant fait rentré de force en son sein la terre: "Car l’effet le plus évident est de
détruire le caractère traditionnel des populations installées et de les
transmuer en un nouveau type d’hommes, migrateur, nomade, sans
amour-propre ni discipline, des êtres grossiers, brutaux…." (Polanyi, La grande transformation, p. 191) Bien avant cela, Thomas More, au tout début du processus d'enclosures des terres, à la fin du XVème siècle, en Angleterre, donnait déjà les premières descriptions dans son
Utopie, de ces masses errantes et déculturées, appelées à être domestiquées et disciplinées par la puissance publique de l'Etat:"Et quand ils ont erré ça et là et mangé jusqu'au dernier liard,
que peuvent-ils faire autre chose que de voler, et alors, mon Dieu!
d'être pendus avec toutes les formes légales, ou d'aller mendier? et
alors on les jette en prison comme des vagabonds, parce qu'ils mènent
une vie errante et ne travaillent pas, eux auxquels personne au monde ne
veut donner du travail, si empressés qu'ils soient à s'offrir pour tout
genre de besogne." (cité par Marx, Le capital, Livre1, p. 741) Autrement dit, le sauvage que la civilisation prétend
domestiquer est, en réalité, une création de cette civilisation. Celle-ci doit dresser et discipliner la bête qu'elle a elle-même engendré. Par un
remarquable paradoxe, le droit qui prétend s'opposer à la violence et y mettre fin, en
est, en réalité, la source, dans le cas précis de ce nouveau droit bourgeois fondé sur la propriété privée de la terre. Des pratiques coutumières qui,
autrefois, allaient de soi, deviennent soudainement criminelles, comme en France au XIXème siècle:"La
législation, bien sûr, engendrait le crime; et des pratiques tout aussi
familières que la mendicité, l'ivrognerie, le glanage, le ramassage de
bois et le colportage sans permis devinrent également des infractions.
La modernisation, elle aussi, engendrait le crime." (E. Weber, La fin des
terroirs, p. 85)
Ayant bien intégrée l'importance décisive des facteurs culturels et sociaux, nous pouvons maintenant en venir aux solutions à envisager pour venir à bout de la famine dans le monde. L'actuelle "aide au développement" des pays du Sud prônée
par les classes dirigeantes des pays riches n'est donc qu'une façon
d'achever le processus de déculturation de ces populations indigènes et
de les soumettre aux institutions d'une économie de marché qui doit
détruire les bases de leur société en commençant par leur faire découvrir la faim. La question de la famine nous semble sans
issue attaquée sous cet angle étroitement économique. Nos analyses nous
conduisent plutôt à nous demander, comme Latouche le formulait quelque
part, s' il ne faudrait pas commencer par leur foutre la paix? Et,
les laisser reconstituer le socle de protection sociale qui avait
toujours mis, jusque là, ces gens à l'abri de la misère, de la faim et de la
superfluité? Et encore, les laisser intégrer, à leur rythme, comme ils
auront à le décider par eux-mêmes, les éléments de la modernité dont
ils voudraient éventuellement? Si, aujourd’hui, ça et là, on assiste à
une sorte de renaissance de ces
populations, ce n’est pas d’abord pour des raisons économiques mais
parce qu’on « a insisté sur la nécessité d’un retour aux territoires
tribaux. » (Polanyi, La grande transformation., p. 231) Par exemple, "l’Indian Reorganisation Act
de 1934 rétablit les domaines des tribus et sauva la communauté indienne
en redonnant vie à sa culture." (ibid., p. 399) Ainsi, la leçon à
tirer de cela est de nous rendre attentif au fait qu’il nous faut
d’autres lunettes que celle de l’économie pour appréhender correctement
la question de la misère de la monde: "de nos jours les Indiens
d’Amérique du nord forment à nouveau, au moins en certains endroits, une
communauté vivante- et ce n’est pas l’amélioration économique, mais la
restauration sociale qui a produit ce miracle." (ibid., pp. 231-232) Il faudrait enfin se demander si une condition essentielle d’une acculturation réussie (à distinguer rigoureusement de la déculturation destructrice), d’un processus de develop man,
au sens où en parlait l'anthropologue américain Sahlins, qui permette à ces sociétés
de se nourrir des apports de la modernité pour les intégrer à leur
propre développement culturel autonome préservant leur liberté, de développer ainsi leur propre version
de la modernité, ne réside pas dans la conservation de la terre comme un bien commun, dans le refus absolu de la transformer en une marchandise qui s'achète et se vend? L'anthropologue Maurice Godelier en donnait un exemple tout à fait significatif. Dans les tribus de Nouvelle Guinée, l’institution traditionnelle du moka, un
circuit de dons et contre dons dans lequel circule les biens, a pu
connaître, avec l’arrivée des marchandises occidentales un nouvel essor car ces tribus ont su conserver la terre nourricière à l’abri du marché
économique: "[…] l’expansion des cultures commerciales, l’afflux
relatif de dollars puis de la monnaie nationale ont permis à beaucoup de
gens d’entrer dans le moka, plus encore qu’auparavant […] On a donc
assisté à une efflorescence du moka après la conquête coloniale. La
base, semble-t-il, de cette efflorescence vient de ce que la terre était restée pour les individus engagés dans le moka un bien inaliénable qui les protégeait." (souligné par moi; Godelier, L’énigme du don, p. 138)...(1) Il faudra apprécier de ce point de vue là la frénésie d'innovations qui saisit l'époque actuelle. Plus aucun frein ne semble pouvoir être mis pour ralentir le rythme du changement auquel le pouvoir politique est le premier à donner la main dans une course à la surenchère; et personne, dans cette mesure, n'est en mesure d'apprécier les chocs qui impacteront la société et encore moins sa capacité à les absorber. C'est en tout cas contraire à toute la sagesse pratique qu'on devrait tirer de l'histoire sociale humaine.
(2) La notion de "loi coloniale" qu'emploie ici Eugen Weber à propos de la législation intérieure du territoire national français est lourde de sens. L'Etat-nation moderne, comme il le développe tout au long de La fin des terroirs, pour le cas de la France au XIXème siècle, s'est constitué par un double processus de colonisation, à la fois extérieur, en direction des terres exotiques, et intérieur, dernier aspect qui est quasi systématiquement oublié dans le récit des vainqueurs de l'histoire :"En 1910 ou 1911, Jean Ricard pouvait décrire les installations des collecteurs de thérébentine au nord d'Arcachon comme ressemblant "à quelque terre africaine, un rassemblement de huttes groupées à l'ombre du drapeau de la République". Et pourtant, "nous sommes en France." (cité par E. Weber, La fin des terroirs, p. 579) Ou, comme l'écrivait aussi bien Balzac dans ses Paysans, en 1844, "les Peaux-Rouges (Indiens d'Amérique du nord) de Fenimore Cooper sont ici." (cité par E. Weber, ibid., p. 17) C'est donc d'abord le territoire intérieur qu'il a fallu coloniser par l'intégration culturelle de ces populations, de telle sorte qu'elles finissent par se sentir françaises, processus qui n'est donc parvenu à son plein achèvement que très tardivement, au contraire de ce que laisse croire le mythe du roman national censé retracer les très vieilles racines du peuple français...
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