lundi 3 août 2020

2b) Qu'est-ce que l'humain: remise en question du scénario chimpanzé

Rappel
L'objectif de ces derniers articles sera d'obtenir les éclaircissements supplémentaires sur  ce que nous sommes en tant qu'humains à la lumière des connaissances dont nous disposons aujourd'hui sur ces deux espèces qui nous sont les plus immédiatement apparentées sur l'arbre de l'évolution.

Chimpanzé                                               Bonobo                      
Société très hiérarchisée                           Société relativement égalitaire
Questions de sexe résolues par                Questions de pouvoir résolues par le sexe
le pouvoir                                               
Domination des mâles                              Domination/influence des femelles
Niveau d’agressivité assez élevé             Tempérament plutôt pacifique               
Structure sociale dispersée                       Structure sociale rassemblée           
Habileté  technicienne                              Habileté à la coopération
Priorité à la communication visuelle       Priorité à la communication vocale

On voit bien toute la complexité de la tâche puisqu'elles présentent des caractéristiques fondamentalement différentes, voir franchement opposées. Notre idée sera donc de dire qu'il faudrait arriver à penser l'humain que nous sommes suivant l'intrication en nous de caractères empruntant aussi bien à l'une qu'à l'autre de ces deux espèces d'après la figure d'un canard-lapin, pour soutenir notre imagination. La difficulté que présente cette figure pour être observée saute aux yeux: il est très compliqué de tenir en même temps sous notre regard le lapin et le canard alors qu'ils sont pourtant tout aussi présents l'un que l'autre.  



Le mythe du scénario chimpanzé dans l'imaginaire occidental
La pensée occidentale ne s'est pas d'abord embarrassée avec ce genre de fioritures lorsqu'il s'est agi pour elle de commencer à comprendre l'humain à la lumière des données de la théorie de l'évolution. Comme on l'avait indiqué dans la partie précédente, le bonobo n'a été véritablement découvert que  tardivement et on n'a commencé à pouvoir l'étudier sérieusement qu'à partir de la fin du XXème siècle seulement. Jusque là, on ne disposait que du modèle du chimpanzé et, de surcroît, il collait parfaitement avec l'idée qu'on s'est longtemps faite de l'humain dans notre civilisation; il permettait encore parfaitement de rendre compte des atrocités qu'a produit justement le XXème siècle, en concurrence avec le XIVème siècle pour obtenir la palme du pire en matière de calamités, dans l'histoire de l'Occident (le XXème siècle pouvant être déclaré vainqueur sans problème, ne serait-ce que par les moyens techniques bien supérieurs dont il disposait pour déchaîner le mal, avec les deux guerres mondiales, les totalitarismes et son lot de génocides).
Le scénario chimpanzé semblait pouvoir en rendre compte à merveille, en laissant à penser qu'il s'agit là d'un comportement humain ancestral, remontant à nos plus lointaines origines simiesques et inscrit donc dans notre nature contre laquelle on ne peut rien, quoiqu'on fasse: des sociétés ultra-hiérarchisées fondées sur la domination des mâles, avec un penchant très marqué pour l'agression,  dotées d'une disposition permanente à se faire la guerre et habiles dans la chasse et la manipulation technicienne du monde. Bref, rien de très engageant mais qui paraissait tout à fait conforme à ce qu'on pensait connaître de l'histoire humaine. La façon dont a été interprétée la découverte de l'australopithèque, en 1925, le plus lointain ancêtre connu de notre famille d'homos, abondait tout à fait dans ce sens. La version qui a été vulgarisée pour le grand public, s'est trouvée d'abord dans les textes de R. Ardrey, puis dans la célèbre scène inaugurale du film de S. Kubrick, daté de 1968, 2001, Odyssée de l'espace:
De là est né le mythe du singe tueur donnant la matrice de ce qu'aurait été le développement de l'humanité des tous débuts jusqu'à nos jours:"la guerre est issue de la chasse, seule l'agressivité rend possible le progrès culturel." (F. de Waal, Bonobo the forgotten ape, p. 2) Et, ce qu'on a découvert des chimpanzés pouvait s'accorder à merveille avec ce récit. On a effectivement pu observer chez eux des formes primitives de guerre entre groupes, et aussi, des pratiques de cannibalisme qu'on retrouvera encore dans les sociétés humaines.
La chasse au gros gibier n'aurait donc été qu'un prolongement de ce penchant à l'agression d'abord interne à l'espèce. Et, ici aussi, on a pu étudier cette propension chez le chimpanzé, atteignant un degré de cruauté conforme aux atrocités qu'on retrouvait dans l'histoire humaine. F. de Waal, un ardent défenseur de la cause des bonobos, notons le bien, peut en témoigner qui a observé une scène de chasse des chimpanzés en Tanzanie sur un petit singe appartenant à une autre espèce:"C'est en général un travail d'équipe. En regardant au plus haut à travers les strates de branches et de feuilles, j'ai vu que les chasseurs commençaient à manger le singe alors qu'il était encore vivant." (F. de Waal, Le bonobo Dieu et nous, p. 264) Un tel comportement semble effectivement correspondre rigoureusement à la façon dont le paléoanthropologue R. Dart avait interprété sa découverte de l'australopithèque, en 1925, à partir de certains données recueillies sur le site des fouilles en Afrique:"[Il] avait dû être un carnivore qui dévorait ses proies vivantes, les démembrait et apaisait sa soif en buvant leur sang encore chaud." (F. de Waal, Bonobo the forgotten ape, p. 2) En fait, des recherches ultérieures plus pointues ont conduit à mettre de gros points d'interrogation sur cette version. Il s'est avéré, en fait, que les restes fossilisés des australopithèques portaient souvent les marques d'attaques de grands prédateurs, invitant à penser que notre plus lointain ancêtre devait être à ranger plutôt dans la chaîne des proies que dans celle des prédateurs:"Il se pourrait donc que les débuts de notre lignée aient été marqués non par la férocité, mais par la peur." (ibid., p. 3) Ainsi, la scène du film de Kubrick où l'on voit un félin se jeter sur un australopithèque pour le dévorer est peut-être bien plus proche de ce qu'a pu être sa vie que celle lui succédant de la découverte du premier outil par notre lignée tout de suite exploitée pour massacrer un membre d'un groupe rival. Et, pour finir de prendre ses distances avec le récit cinématographique de Kubrick, qui a pourtant connu un succès immense, les reconstitutions plus récentes de ce à quoi devait ressembler l'australopithèque, en fonction des progrès de la science, la mise au point de l'analyse génétique, en particulier, sont quand même assez éloignées de ce que les plasticiens de son film ont pu fabriquer et le rendent tout de suite beaucoup moins effrayant. On voit bien que la pilosité est nettement moins marquée, la bipédie fort mieux établie et qu'il acquiert un faciès sensiblement moins frustre et aggressif:



Il faut sauver le "soldat" bonobo
Quand on a enfin découvert un peu sérieusement le bonobo, il a évidemment apporté du poil à gratter, et pas qu'un peu, à cette représentation monolithique tirée du scénario chimpanzé. La façon la plus commode de se débarrasser de ces démangeaisons était alors d'être tenté de l'écarter dédaigneusement comme quantité négligeable; l'attitude de l'anthropologue M. Konner était, par exemple, très significative à cet égard, en invoquant les résultats de la sélection naturelle qui fait d'elle-même le tri entre ceux qui ont réussi et les ratés voués à être éliminés:"Et de toute manière, les chimpanzés ont infiniment mieux réussi que les bonobos, qui sont tout près de l'extinction." (Cité par F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 333) C'est là quand même faire preuve d'une extrême légèreté touchant un sujet aussi décisif pour la compréhension de notre propre espèce. Il faut dire ici qu'effectivement le bonobo est aujourd'hui une espèce dangereusement menacée d'extinction puisqu'ils n'existent plus, à l'état sauvage, en petit nombre, que dans la seule forêt vierge du Congo où l'on peut craindre que si certains étaient un jour tentés de les chasser, ils disparaîtraient pour de bon de la surface de la terre (ils en restent aussi en captivité, mais très peu). Il faudra déjà pouvoir compter sur le fait que le tabou hérité d'un vieux passé des peuplades humaines vivant dans cette région, qui a toujours interdit de chasser le bonobo en vertu des liens étroits de parenté qu'on lui a attribué avec l'humain, confirmé donc aujourd'hui suivant un tout autre biais par les données de l'analyse génétique, continue d'être respecté; que la déforestation, sévissant dans d'autres régions du monde, qui détruirait leur habitat, ne fasse pas son oeuvre, tout cela sans compter les conséquences qu'aura le réchauffement climatique touchant la transformation des conditions de vie sur terre, l'Afrique étant un continent qui sera impacté de façon particulièrement dure. La disparition du bonobo, d'un point de vue écologique, serait une perte tout à fait insignifiante; bien d'autres espèces, aujourd'hui menacées, comme les abeilles ou les vers de terre, sont infiniment plus importantes pour l'équilibre de la vie sur terre. Le problème est ailleurs: la disparition du bonobo serait une véritable catastrophe anthropologique car nous perdrions ainsi l'un des deux plus proches chaînons vivant encore aujourd'hui qui nous relie à nos plus lointaines origines; nous n'aurions alors plus que le scénario chimpanzé sur quoi nous appuyer solidement pour les retracer, ce qui, comme on a commencé de le voir, ne risque pas de soulever un optimisme débordant quant à ce qu'il faut penser de notre propre lignée d'homos. La politique des bonobos, que résumerait bien ce slogan issu des mouvements de contestation sociale des années 1960, à l'origine contre la Guerre du Vietnam, une autre horreur du XXème siècle,"Faites l'amour, pas la guerre", pourrait alors être commodément rangée au rayon des impasses de l'évolution de la vie (à suivre...)


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