lundi 11 mai 2020

7) La grand accélérateur de la prolétarisation de l'existence: 1914-1918


On partira ici, comme un phare dans les ténèbres, du seul philosophe de renommée internationale à s'être opposé d'entrée et jusqu'à la fin, au prix de sa carrière, à l'effroyable boucherie de 14-18, ce qu'on sera finalement amené à penser comme le grand accélérateur de la prolétarisation de l'existence : l'exception qui confirme la règle de l'aveuglement qui prévaut dans ce milieu là, présumé "éclairé". En France, par exemple, un de ses chefs de file, Bergson, relayait sans sourciller la propagande gouvernementale pour présenter cette guerre comme un combat de la civilisation contre la barbarie germanique; même un socialiste comme Mauss finit par s'engager volontairement dans l'armée. De l'autre côté, en Allemagne, Simmel croyait benoîtement que la guerre allait permettre aux gens de sortir de leur blasement, cette disposition d'esprit qui découle nécessairement de la croyance que tout peut s'acheter avec de l'argent, etc.

"[...] Mon projet - qui, chacun en conviendra, est considérablement plus économique et plus humain que la présente manière de conduire la guerre - est le suivant: que les grandes puissances de l'Europe s'accordent pour que les garçons, sitôt atteint l'âge de dix-huit ans, soient répartis par tirage au sort en trois classes, la première incluant la moitié d'entre eux, les deux autres un quart de chacune. La classe incluant une moitié sera exécutée sans douleur dans une salle d'exécution. Quant aux deux autres classes, les garçons de la première seront privés d'un bras, d'une jambe ou d'un oeil, à la discrétion du chirurgien; ceux de la seconde seront exposés jour et nuit à des bruits assourdissants jusqu'à être infligés d'une détresse nerveuse: folie, aphasie, cécité mentale ou surdité; après quoi ils seront libérés pour former l'humanité future de leur pays.
Monsieur, au nom de la science et de l'économie, mais plus encore au nom de l'humanité, j'en appelle au gouvernement afin qu'il soumette ces modalités à tous les belligérants et épargne une masse immense de souffrances évitables, causés par nos méthodes d'exécution trop peu scientifiques." (B. Russell, Lettre au Times, 20 avril 1916)
C'est le noyau même de l'humour qui se dévoile ici à nous; comme l'expliquait bien un des derniers grands artistes en la matière, P. Desproges, l'humour, dans sa déclinaison la plus intime, est noir, par définition, car il est ce qui seul peut nous permettre, tant bien que mal, de supporter l'insupportable. Il faut bien prendre la mesure de la gravité de ce qui s'est passé: la dévastation la plus dramatique n'était, et de loin pas, d'ordre matériel mais bien psychologique. Vous pouvez reconstruire des bâtiments; des hommes victimes d'une dislocation psychique, c'est une autre paire de manches. Deux questions insidieuses sous-tendent cet appel désespéré de Russell: quelle nouvelle espèce d'hommes va sortir de tout ça? Et quel monde seront-ils capables de reconstruire? La première, pour commencer, trouvera une tentative de réponse, vingt ans plus tard, en particulier, dans un texte de W. Benjamin, Le conteur, dans lequel il fait ce constat que les hommes ne savent plus raconter d'histoires ou faire un récit et il donne comme raison que "le cours de l'expérience a chuté et sombre indéfiniment". D'où vient cette incapacité nouvelle? Benjamin (qui finit par se suicider plutôt que de devoir se livrer aux Nazis) pensait devoir incriminer l'état de sidération dans lequel ont été plongé les soldats de la Première guerre mondiale. Les mécanismes psychologiques de la sidération ont été bien étudiés depuis cette époque: on se retrouve dans un état de sidération à partir d'une expérience que l'on n'arrive pas à s'approprier; ce qui nous arrive nous reste alors étranger, et, pour cette raison, ne peut être réélaboré dans un récit pour le faire sien: c'est ce qui définit un événement traumatique. C'est quelque chose qu'on a pu aussi bien observer dans bon nombre de cas de viols: la victime semble n'esquisser aucune résistance, ce qui fait qu'on peut avoir facilement l'impression trompeuse qu'elle est consentante. En réalité, elle est en état de sidération.

Ce qui s'est passé de cet ordre, au cours de la Grande guerre, est lié esssentiellement aux nouveaux armements mécanisés, rendus possible par la révolution de la poudre à canon, qui pointe dès le XIV siècle, à la fin du Moyen-Age. A l'avenir, la guerre se fera avec des moyens matériels qui ne sont plus à échelle humaine. De ce point de vue, la Guerre de sécession, interne aux Etats-Unis, menée de 1861 à 1865, a donné un avant-goût de ce qui se passera sur une échelle mondiale quelques décennies plus tard: les historiens la considèrent ainsi, avec la Guerre de Crimée, peu auparavant, comme le moment charnière qui fait basculer la guerre dans une toute nouvelle dimension. Vous pouvez voir venir et essayer d'esquiver le coup d' une épée ou de n'importe quelle arme blanche; une balle ou un obus vont beaucoup trop vite et rendent totalement obsolète cet ancien ethos de la guerre qui était fondé sur un courage de type héroïque; et parce que vous ne pouvez pas les voir venir, l'esprit ne peut s'y préparer et se retrouve, pour cette raison, en état de sidération face au choc impossible à anticiper. Le courage héroïque, comme le montre bien l'historien L. Henninger, doit alors laisser place à un courage de type stoïque, d'une nature complètement différente, dont on peut se demander s'il n'attend pas des hommes quelque chose de sur- ou d'in-humain: rester de marbre sous un déluge de feu et d'acier. Il est d'ailleurs bien établi que la psychanalyse a trouvé là un terreau extraordinairement fertile pour son développement. On voit aussi bien, au passage, quelle ignorance radicale de la nature de la guerre moderne mécanisée cela témoignerait que de vouloir présenter, de façon anachronique, les Poilus comme des héros: le type du fier guerrier qui pouvait défier son ennemi sur l'air de, "Tue moi si tu peux", ne peut plus avoir cours sous ces nouvelles conditions qui réduisent l'individu à presque rien. On pourra écouter avec profit ce que dit R. Gori de la sidération qui fournit donc une bonne trame pour lire l'histoire de notre XXème siècle, dans cette conférence, La fabrique des imposteurs, de 45'30 à 57'10:


L'histoire ultérieure a montré que la Première guerre mondiale n'a été que le premier ricochet du galet de la sidération qui a rebondi au cours du siècle; il est impossible ici de ne pas évoquer les camps de la mort à propos desquels Horkheimer avait posé la question bien connue de savoir comment il était encore possible de penser après Auschwitz, sans pouvoir fournir de réponse évidente: ici aussi, l'horreur nous est tombée dessus sans que nous ayons pu la voir venir et nous y préparer. Tout s'est passé comme si une sidération avait préparé le terrain pour la suivante. Ainsi, le XXème siècle semble avoir refaçonné la psychologie humaine, à partir de la Première guerre mondiale, de telle sorte qu'il est devenu de plus en plus compliqué pour les individus d'élaborer une narration de leur propre expérience qui aurait prolongé le sens d'un projet d'émancipation humaine, tel que les siècles précédents avaient commencé de l'élaborer. On en vient à se demander si nous avons jamais pu faire véritablement nôtre les tragédies du XXème siècle et si notre compulsion à organiser des commémorations ne constituerait pas un symptôme de cette impuissance?
 Il est, au bout du compte, dans l'ordre des choses, que le siècle finissant ait vu le triomphe, sans réaction tangible de la société, hormis quelques poches de résistance assez vite liquidées, de l'idéologie dite "néolibérale", qu'il serait tentant d'assimiler à une forme d'acharnement thérapeutique (ses fondements théoriques sont élaborés, faut-il le rappeler, dès les années 1930, comme une nouvelle tentative, à venir, de refondation de l'économie mondiale de marché): cela nous est arrivé, sans que nous ayons pu esquisser de véritable geste de défense. Cette pulvérisation de toute capacité narrative culmine aujourd'hui dans l'instantanéisme des réseaux dits, de façon orwellienne, "sociaux", pour lesquels un emoticon en guise de réaction émotionnelle suffit le plus souvent, en lieu et place de toute possibilité d'élaboration d'un récit construit dans la durée, qui donnerait sens à notre expérience. Si l'on veut bien prendre au sérieux les remarques de Benjamin, il n'y a là rien de fondamentalement nouveau qui serait simplement lié à la révolution des dispositifs numériques: nous nous situons plutôt dans la continuité d'un processus historique de décomposition du sens, vieux de plus d'un siècle maintenant, qui a, certes, franchi un pallier supplémentaire, proprement vertigineux, avec eux. On s'amuse ici à imaginer un univers parallèle où existerait un réseau numérique qui supprimerait tous les emoticons et qui prendrait une règle rigoureusement opposée à celle de Twitter: n'autoriser que les textes qui ont un certain nombre minimal de caractères. La règle limitative de Twitter, si on y réfléchit un peu, revient, dans le fond, à poser un interdit de penser sur son réseau; dans ce format ne peuvent s'imposer que des clichés, des slogans, des caricatures ou des poncifs, ce qui était déjà ce que dénonçait P. Bourdieu à propos des émissions de télévision.
La Première guerre mondiale a bien été ce grand moment de bascule de notre histoire qui nous a fait rentrer dans l'époque que nous vivons encore aujourd'hui. On peut le préciser par deux biais complémentaires, économique aussi bien qu'anthropologique. Sous le le premier angle, Polanyi, dans son ouvrage majeur, La grande transformation, publié en 1944, commence par cette affirmation que la civilisation du XIXème siècle, qui prend forme avec la Révolution industrielle, sous le régime, inédit dans les annales de l'histoire occidentale, de La paix de cent ans, s'est effondrée en 1914. Ce qui a suivi, à partir de 1918, sous l'égide de la nouvelle super-puissance américaine, fût une vaine tentative de rétablir ce monde tombé en ruines; ce qui est sorti de cet échec, ce furent, la rupture à peu près complète entre les classes de politiciens et leurs populations (fait trop souvent occulté; le terme même de "député" était utilisé comme une insulte courante dans la France des années 1930, comme le faisait remarquer E. Weber dans son ouvrage sur l'Action française), le fascisme, la Deuxième guerre mondiale et les camps de la mort. En somme, à dater de 1914, le diagnostic serait le suivant: la civilisation industrielle est entrée en crise, crise dont nous avons aujourd'hui les ultimes développements sous nos yeux.
D'autre part, cette crise interminable doit être interprétée, non pas simplement comme une crise économique, vue infiniment trop superficielle qui laisserait échapper l'essentiel. Il s'agit bien à son niveau le plus fondamental, d'une crise proprement anthropologique. La guerre de 1914-18 doit être lue, d'après les analyses faites ici, comme un formidable accélérateur du processus de prolétarisation de l'existence auquel le développement du salariat conjointement avec celui du machinisme, au XIXème siècle, avait déjà fait faire un grand bon en avant. On aboutirait à la même conclusion par un autre biais, en étudiant par le menu détail, comment la Grande guerre a précipité la liquidation définitive des cultures populaires paysannes, à partir des analyses faites par l'historien E. Weber dans son ouvrage majeur, La fin des terroirs, dont le sous-titre, 1870-1914, est déjà suffisamment explicite. La seule façon concevable de sortir par le haut de cet état de crise endémique serait d'oeuvrer pour un mouvement inverse de déprolétarisation par quoi les gens se réappropieraient les savoirs fondamentaux leur permettant de vivre, de faire et de penser sans avoir à être mis sous la tutelle de normes devant les guider pour cela et en fonction desquelles ils sont évalués toute leur vie durant ...

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