L'histoire militaire du XXème siècle nous apprend comment l'Armée rouge a fini par laminer la machine de guerre nazie, certes, au prix de pertes absolument colossales; il est bien établi aujourd'hui, même si le filtre de l'anticommunisme continue sans doute de fausser passablement le jugement de beaucoup de monde, que c'est avant tout grâce à elle que nous avons échappé au "règne millénaire" du IIIème Reich. Nous devrions lui en être éternellement reconnaissants sachant les sacrifices que cela a impliqué pour ce peuple.
Ce qui est tout aussi remarquable, c'est de comprendre comment l'armée russe a procédé. La grande erreur des chefs de guerre de la Wehrmacht était d'en être restés à une conception de la guerre qui était déjà obsolète à cette époque et qui reposait sur le concept de bataille décisive: dans leur idée, il s'agissait de concentrer l'essentiel de ses troupes en un lieu défini à l'avance, de forcer l'ennemi à s'y rendre et de le désintégrer en un seul coup dévastateur. De cette façon, ils n'ont rien compris à la façon dont avaient décidé de manoeuvrer les maréchaux de l'armée russe. Pour eux, il n'était absolument pas question de se laisser embarquer sur ce terrain là, mais de mettre au point une stratégie qui relève de ce qu'on appelle "l'art opératique": plutôt que de chercher à détruire l'ennemi en une seule fois, il s'agissait de mener, sur toute l'étendue du front, qui s'étendait sur une distance considérable, une multitude d'opérations coordonnées entre elles, qui étaient comme autant de petites piques assénées à droite et à gauche. Prises séparément, aucune de ces opérations ne pouvaient suffire à vaincre, mais toutes ensemble, elles finirent par affaiblir les défenses de l'ennemi jusqu'à ce que celui-ci, à bout de force, lâche prise. On peut prendre l'art de la boxe pour illustrer la chose: le boxeur allemand, avec tout la "finesse" légendaire qui le caractérise, cherchait à asséner un seul et bon gros direct à son ennemi, qui le mettrait au tapis pour le compte, pendant que celui-ci s'ingéniait à repliquer en lui distribuant une série de petits uppercuts, qui n'avaient l'air de rien pris isolément, mais, qui, pris ensemble, eurent finalement raison de sa résistance. C'est en particulier ce qui s'est passé dans la région de Stalingrad de juillet 1942 jusqu'à février 1943, et qu'on présente habituellement, avec raison, comme la grande bascule à partir de laquelle le rapport de force s'inverse au profit des Russes. En réalité, l'appellation de "Bataille de Stalingrad" est tout à fait impropre pour comprendre ce qui s'est déroulé, tenant compte du fait que le théâtre des opérations s'est étendu, comme on l'a laissé entendre, sur des centaines de kilomètres à la ronde, et non pas simplement autour de la ville.
Il faut bien parler ici de bêtise (salvatrice, du moins provisoirement, pour l'humanité) concernant l'état-major allemand pour cette simple raison qu'il n'avait visiblement tiré aucune leçon de la défaite de 1914-18, qui s'expliquait déjà par le fait qu'il s'était entêté à vouloir amener l'ennemi sur le terrain d'une bataille décisive, pendant que celui-ci avait fini par mettre au point les bases de ce nouvel art opératique.(1) Ce qu'on a appelé, là aussi, improprement, "la Bataille de Picardie", d'août à septembre 1918, puisque les opérations s'étendaient bien au-delà de cette seule région, amenant la défaite finale de l'Allemagne, était, pour ainsi dire, un avant-goût de ce qui se passera dans la région de Stalingrad 24 ans plus tard. On aura peut-être déjà deviné qu'avec l'ère inaugurée par l'art opératique, c'est le concept même de bataille, un affrontement en un lieu déterminé sur un court laps de temps, qui devient caduque: mieux vaut parler d'une suite d'opérations étalées dans le temps et pouvant couvrir d'immenses étendues de territoire. C'est une gloire qu'il faut donc laisser aux généraux de l'armée française, avec le maréchal Foch à sa tête, d'avoir posé les bases de ce nouvel art de la guerre, dont s'inspireront les maréchaux de l'armée russe, plus tard, avec le même succès. C'est l'occasion ici de se rappeler que fin 1918, l'armée française est bien la plus puissante du monde, les troupes britannique et américaine n'ayant joué que le rôle de forces d'appoint dans ces opérations. Cela paraît d'autant plus déroutant à dire lorsque l'on sait que cette armée sera réduite en miettes une vingtaine d'années plus tard, en à peine plus d'un mois par le même ennemi, énigme dont Marc Bloch avait désespérément essayé d'élucider les raisons dans son texte de 1940, L'étrange défaite.
Oui, mais quel rapport avec l'EN demandera-t-on? L'analogie me semble presque parfaite pour comprendre comment quelqu'un comme moi a fini par se faire laminer par ce tripalium qu'on dirait tout droit sorti des ateliers de l'Enfer, pour cette raison bien précise: ici aussi, ce n'est pas un seul gros coup qui vous assomme mais une multitude de petites piques, qui, mises bout à bout, finissent par avoir raison de votre résistance. Quand celles-ci sont suffisament affaiblies, alors, vous pouvez recevoir un ou deux gros coups, tout à la fin, qui vous mettent KO pour le compte: vous pouvez alors être compté jusqu'à 10, pour de bon. Game is over. L'analogie rencontre toutefois ses limites, car il ne s'agit, en la circonstance, ni d'un processus sans sujet, ni de quelque chose qui relèverait d'une planification intentionnelle, comme pour ce qui est des opérations militaires évoquées ici, mais, entre les deux, d'un processus impersonnel relayé aveuglément par une multitude de sujets, année après année. On peut au moins tirer de tout cela que l'art opératique peut se déployer pour le meilleur comme pour le pire...
(1) Le comble de l'ironie réside dans le fait que les généraux allemands ont toujours eu en tête, pour mener à bien cette hypothétique bataille décisive, qui ne viendra jamais, le modèle de la Bataille de Cannes, datant de 216 avant J.-C., où le carthaginois Hannibal avait infligé aux Romains la plus grande défaite militaire de leur histoire: une terrible déroute, l'armée entière de Rome complètement désintégrée par une tactique géniale de prise en tenaille, ou double encerclement, de l'armée adverse. Mais, ce que n'avait pas du tout anticipé Hannibal, c'est que ces sacrés Romains seraient capables de reformer assez vite une armée toute neuve, de la même façon que les Russes furent capables, deux mille ans plus tard, de surmonter les pertes considérables qu'ils subirent sous le coup des premiers assauts allemands de l'opération Barbarossa, en reconstituant très vite, là aussi, leur armée. Hannibal (on pense, bien sûr, aussi à Napoléon), comme les Allemands beaucoup plus tard, étaient certainement très forts pour ce qui relève de la tactique (comment gagner une bataille), mais, beaucoup moins pour ce qui relève de la stratégie (comment gagner la guerre). Ces pauvres Allemands ont ainsi toujours eu en tête le modèle d'une bataille qui s'est soldée, au bout du compte, par la perte de la guerre, et dans les grandes largeurs, puisque Carthage a fini par être tout simplement rayé de la carte du monde un demi-siècle plus tard par ces mêmes Romains.
On se demande décidément sur quoi repose le mythe de la fameuse "efficacité allemande"? Le plus vraisemblable est ici que l'état major, et les haut gradés nazis en premiers, ont été victimes de leur haine des "socialo-communistes" qui les ont complètement aveuglé sur les raisons véritables de la défaite de 1918, avec le phantasme paranoïaque bien connu de la "théorie du coup de poignard dans le dos" orchestré par les rouges dont aurait été victime cette pauvre Allemagne, alors que l'enquête historique a désormais bien établi que le pays était déjà sur la voie de la capitulation, pour les raisons militaires ici exposées, bien avant que n'éclate la Révolution au début de Novembre 1918, un autre chapitre tragique et crucial pour son histoire et celle du monde, qui mériterait bien qu'on y consacre un jour un sujet à part entière...
On pourra aussi, pour plus de détails sur la mise en oeuvre par les Russes de cet art opératique, écouter avec profit, un spécialiste de l'histoire militaire, L. Henninger L'Armée rouge pendant la Seconde guerre mondiale.
Ce qui est tout aussi remarquable, c'est de comprendre comment l'armée russe a procédé. La grande erreur des chefs de guerre de la Wehrmacht était d'en être restés à une conception de la guerre qui était déjà obsolète à cette époque et qui reposait sur le concept de bataille décisive: dans leur idée, il s'agissait de concentrer l'essentiel de ses troupes en un lieu défini à l'avance, de forcer l'ennemi à s'y rendre et de le désintégrer en un seul coup dévastateur. De cette façon, ils n'ont rien compris à la façon dont avaient décidé de manoeuvrer les maréchaux de l'armée russe. Pour eux, il n'était absolument pas question de se laisser embarquer sur ce terrain là, mais de mettre au point une stratégie qui relève de ce qu'on appelle "l'art opératique": plutôt que de chercher à détruire l'ennemi en une seule fois, il s'agissait de mener, sur toute l'étendue du front, qui s'étendait sur une distance considérable, une multitude d'opérations coordonnées entre elles, qui étaient comme autant de petites piques assénées à droite et à gauche. Prises séparément, aucune de ces opérations ne pouvaient suffire à vaincre, mais toutes ensemble, elles finirent par affaiblir les défenses de l'ennemi jusqu'à ce que celui-ci, à bout de force, lâche prise. On peut prendre l'art de la boxe pour illustrer la chose: le boxeur allemand, avec tout la "finesse" légendaire qui le caractérise, cherchait à asséner un seul et bon gros direct à son ennemi, qui le mettrait au tapis pour le compte, pendant que celui-ci s'ingéniait à repliquer en lui distribuant une série de petits uppercuts, qui n'avaient l'air de rien pris isolément, mais, qui, pris ensemble, eurent finalement raison de sa résistance. C'est en particulier ce qui s'est passé dans la région de Stalingrad de juillet 1942 jusqu'à février 1943, et qu'on présente habituellement, avec raison, comme la grande bascule à partir de laquelle le rapport de force s'inverse au profit des Russes. En réalité, l'appellation de "Bataille de Stalingrad" est tout à fait impropre pour comprendre ce qui s'est déroulé, tenant compte du fait que le théâtre des opérations s'est étendu, comme on l'a laissé entendre, sur des centaines de kilomètres à la ronde, et non pas simplement autour de la ville.
Il faut bien parler ici de bêtise (salvatrice, du moins provisoirement, pour l'humanité) concernant l'état-major allemand pour cette simple raison qu'il n'avait visiblement tiré aucune leçon de la défaite de 1914-18, qui s'expliquait déjà par le fait qu'il s'était entêté à vouloir amener l'ennemi sur le terrain d'une bataille décisive, pendant que celui-ci avait fini par mettre au point les bases de ce nouvel art opératique.(1) Ce qu'on a appelé, là aussi, improprement, "la Bataille de Picardie", d'août à septembre 1918, puisque les opérations s'étendaient bien au-delà de cette seule région, amenant la défaite finale de l'Allemagne, était, pour ainsi dire, un avant-goût de ce qui se passera dans la région de Stalingrad 24 ans plus tard. On aura peut-être déjà deviné qu'avec l'ère inaugurée par l'art opératique, c'est le concept même de bataille, un affrontement en un lieu déterminé sur un court laps de temps, qui devient caduque: mieux vaut parler d'une suite d'opérations étalées dans le temps et pouvant couvrir d'immenses étendues de territoire. C'est une gloire qu'il faut donc laisser aux généraux de l'armée française, avec le maréchal Foch à sa tête, d'avoir posé les bases de ce nouvel art de la guerre, dont s'inspireront les maréchaux de l'armée russe, plus tard, avec le même succès. C'est l'occasion ici de se rappeler que fin 1918, l'armée française est bien la plus puissante du monde, les troupes britannique et américaine n'ayant joué que le rôle de forces d'appoint dans ces opérations. Cela paraît d'autant plus déroutant à dire lorsque l'on sait que cette armée sera réduite en miettes une vingtaine d'années plus tard, en à peine plus d'un mois par le même ennemi, énigme dont Marc Bloch avait désespérément essayé d'élucider les raisons dans son texte de 1940, L'étrange défaite.
"Bataille de Picardie" |
Oui, mais quel rapport avec l'EN demandera-t-on? L'analogie me semble presque parfaite pour comprendre comment quelqu'un comme moi a fini par se faire laminer par ce tripalium qu'on dirait tout droit sorti des ateliers de l'Enfer, pour cette raison bien précise: ici aussi, ce n'est pas un seul gros coup qui vous assomme mais une multitude de petites piques, qui, mises bout à bout, finissent par avoir raison de votre résistance. Quand celles-ci sont suffisament affaiblies, alors, vous pouvez recevoir un ou deux gros coups, tout à la fin, qui vous mettent KO pour le compte: vous pouvez alors être compté jusqu'à 10, pour de bon. Game is over. L'analogie rencontre toutefois ses limites, car il ne s'agit, en la circonstance, ni d'un processus sans sujet, ni de quelque chose qui relèverait d'une planification intentionnelle, comme pour ce qui est des opérations militaires évoquées ici, mais, entre les deux, d'un processus impersonnel relayé aveuglément par une multitude de sujets, année après année. On peut au moins tirer de tout cela que l'art opératique peut se déployer pour le meilleur comme pour le pire...
(1) Le comble de l'ironie réside dans le fait que les généraux allemands ont toujours eu en tête, pour mener à bien cette hypothétique bataille décisive, qui ne viendra jamais, le modèle de la Bataille de Cannes, datant de 216 avant J.-C., où le carthaginois Hannibal avait infligé aux Romains la plus grande défaite militaire de leur histoire: une terrible déroute, l'armée entière de Rome complètement désintégrée par une tactique géniale de prise en tenaille, ou double encerclement, de l'armée adverse. Mais, ce que n'avait pas du tout anticipé Hannibal, c'est que ces sacrés Romains seraient capables de reformer assez vite une armée toute neuve, de la même façon que les Russes furent capables, deux mille ans plus tard, de surmonter les pertes considérables qu'ils subirent sous le coup des premiers assauts allemands de l'opération Barbarossa, en reconstituant très vite, là aussi, leur armée. Hannibal (on pense, bien sûr, aussi à Napoléon), comme les Allemands beaucoup plus tard, étaient certainement très forts pour ce qui relève de la tactique (comment gagner une bataille), mais, beaucoup moins pour ce qui relève de la stratégie (comment gagner la guerre). Ces pauvres Allemands ont ainsi toujours eu en tête le modèle d'une bataille qui s'est soldée, au bout du compte, par la perte de la guerre, et dans les grandes largeurs, puisque Carthage a fini par être tout simplement rayé de la carte du monde un demi-siècle plus tard par ces mêmes Romains.
On se demande décidément sur quoi repose le mythe de la fameuse "efficacité allemande"? Le plus vraisemblable est ici que l'état major, et les haut gradés nazis en premiers, ont été victimes de leur haine des "socialo-communistes" qui les ont complètement aveuglé sur les raisons véritables de la défaite de 1918, avec le phantasme paranoïaque bien connu de la "théorie du coup de poignard dans le dos" orchestré par les rouges dont aurait été victime cette pauvre Allemagne, alors que l'enquête historique a désormais bien établi que le pays était déjà sur la voie de la capitulation, pour les raisons militaires ici exposées, bien avant que n'éclate la Révolution au début de Novembre 1918, un autre chapitre tragique et crucial pour son histoire et celle du monde, qui mériterait bien qu'on y consacre un jour un sujet à part entière...
On pourra aussi, pour plus de détails sur la mise en oeuvre par les Russes de cet art opératique, écouter avec profit, un spécialiste de l'histoire militaire, L. Henninger L'Armée rouge pendant la Seconde guerre mondiale.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire