Mise à jour, 30-07-20
"Nous avons battu les nazis par les armes, mais pas par les arguments." (H. Arendt)
Il s'agira ici d'une modeste tentative pour donner aux ploucs, ces gens qui s'imaginent encore vivre dans la modernité, des outils maniables dans la limite de leurs moyens, dont ils pourront, le cas échéant, se servir pour essayer de sortir de leur état d'arriération, et avoir une chance d'être enfin en phase avec leur époque, au lieu de finir bêtement leur vie à arpenter des ronds-points.
Pour cela, la post-modernité sera présentée ici suivant deux volets complémentaires:
1-Le management post-fordiste des individus via son avant-garde nazie.
2-Le monde réticulaire (en réseau) des projets dans lequel l'individu doit savoir s'insérer pour réussir sa vie.
L'avant-garde nazie du management post-fordiste
En abordant la chose par ce biais, on s'expose tout naturellement à de gros malentendus. Pour les dissiper autant que possible, commençons par préciser qu'on se fait bon nombre d'idées fausses sur ce qu'a été le nazisme. Une des premières d'entre elles est de s'imaginer que tout devait marcher au pas et à coups de trique. Loin s'en faut! Les dirigeants nazis auraient déjà été outrés qu'on présente leur régime comme une dictature en les mettant ainsi dans le même sac que les infâmes bolcheviks de l'Union soviétique. La chose était très claire pour eux: on ne peut espérer diriger efficacement une masse d'individus simplement par l'usage de la force; il faut, d'une façon ou d'une autre, obtenir positivement leur adhésion. Comme le formulait bien J. Goebbels, le ministre à l'éducation du peuple et à la propagande, "Cela peut être une bonne chose de détenir le pouvoir par les armes mais il est de loin préférable de gagner le coeur de la nation et de gagner son affection." Ainsi, il s'agira d'obtenir sa participation pleine et entière dans une organisation bien huilée à la réalisation des objectifs du régime. C'est pourquoi les nazis se seraient plutôt reconnus dans un concept comme celui de "démocratie participative" qu'on voit émerger aujourd'hui de tout côté et qui fleure bon la post-modernité par son odeur de pléonasme: en effet, il laisse entendre qu'une démocratie pourrait être non-participative, ce qui fait imaginer cette chose fantastique que serait un pouvoir du peuple sans la participation du peuple. On peut même dire que les nazis ont été, par leur façon de diriger les individus, en avance sur leur époque, une avant-garde de ce qu'allait devenir le management d'entreprise dans les pays riches du Nord à partir des années 1980-90 (Etats-Unis, Europe, Japon). C'est aussi ce qu'invite à penser la thèse de l'historien J. Chapoutot, spécialiste du IIIème Reich:
.
Il faut bien prendre la mesure de l'énormité du problème qui se posait aux architectes du régime nazi: comment faire plus avec moins, soit exactement le même genre de problématique qui se pose aujourd'hui un peu partout en ces temps de restriction budgétaire généralisée. Il s'agissait alors de produire dans des quantités pharaoniques, et d'abord pour l'armement, de quoi asseoir le projet de conquête de l'Europe toute entière, le tout avec une pénurie de moyens qu'entraîne une situation de guerre mondiale et le handicap supplémentaire qu'on se crée de toute pièce en décidant, dans le même temps, de l'extermination de millions de personnes à l'échelle de tout le continent. Il fallait donc obtenir une productivité maximale de la force de travail: c'est l'obsession de la "leistung" (la performance), qu'on retrouve partout aujourd'hui. Mais comment y parvenir?
La réponse que les nazis ont apporté à ce problème immense se voulait donc "libérale" concernant la "menschenführung" (la direction des hommes), aussi déroutant que cela puisse paraître. Ils opposaient très consciemment leur modèle décentralisé qui devait laisser le plus d'autonomie possible aux équipes de travail au système centralisé français, rigide et bien trop hiérarchisé qu'ils jugeaient, non sans raison, inefficace. Nous sommes ici aussi victimes de clichés éculés en croyant opposer la rigueur et le discipline germaniques à la fantaisie latine des français. L'ironie de l'histoire, comme le rappelle Chapoutot, veut que c'est en s'inspirant du modèle des armées napoléoniennes qui les avaient écrasé, que les prussiens avaient restructuré de façon beaucoup plus souple leur organisation militaire dès le XIXème, ce qui donnera aux nazis une excellente base de travail.
Dans cette voie d'une nouvelle "menschenführung", ils ont été incontestablement en avance sur leur temps. Certes, le monde occidental avait commencé à envisager l'idée qu'un management anti-autoritaire serait peut-être encore la meilleure façon de tirer une productivité maximale des travailleurs, grâce notamment aux expériences Hawthorne menées aux Etats-Unis, dès les années 1920, avec la mise en évidence de ce qu'on peut appeler l'effet Pygmalion: les travailleurs améliorent leur performance du simple fait qu'on s'intéresse amicalement à eux (et pas d'abord en jouant sur leur salaire). L'idée du management était donc déjà dans l'air du temps, comme en témoigne encore la publication en 1941, toujours aux Etats-Unis, du texte, The managerial revolution, de J. Burnham. En fait, il semble que les nazis aient eu cette capacité de s'approprier tout ce qu'ils pouvaient trouver autour d'eux d'utile pour le faire servir à leurs propres fins, que ce soit la propagande, les innovations techniques ou le management dont ils ont été les précurseurs pour en faire la base d'une réorganisation de la société toute entière. Ultérieurement, au moins pour le cas de l'Allemagne de l'ouest, on peut même parler d'une influence directe, puisque le principal responsable de la "menschenführung" (la direction des hommes) sous Hitler, le juriste R. Höhn, put sans problème recycler ses compétences d'organisateur dans l'après-guerre pour participer à un haut niveau à la reconstruction de l'Allemagne, comme le rappelle Chapoutot, et d'autres avec lui; c'eût été du gâchis de se passer d'un tel talent (beaucoup de ces criminels de bureau avaient une formation de juriste; ainsi, à la conférence de Wannsee, où est mise au point la logistique de la "Solution finale", la majorité des hauts-dignitaires présents venait de cette corporation qui a donc été une terre d'élection pour la criminalité de bureau, celle qui conserve les mains propres):
Il s'agira ici d'une modeste tentative pour donner aux ploucs, ces gens qui s'imaginent encore vivre dans la modernité, des outils maniables dans la limite de leurs moyens, dont ils pourront, le cas échéant, se servir pour essayer de sortir de leur état d'arriération, et avoir une chance d'être enfin en phase avec leur époque, au lieu de finir bêtement leur vie à arpenter des ronds-points.
Pour cela, la post-modernité sera présentée ici suivant deux volets complémentaires:
1-Le management post-fordiste des individus via son avant-garde nazie.
2-Le monde réticulaire (en réseau) des projets dans lequel l'individu doit savoir s'insérer pour réussir sa vie.
L'avant-garde nazie du management post-fordiste
En abordant la chose par ce biais, on s'expose tout naturellement à de gros malentendus. Pour les dissiper autant que possible, commençons par préciser qu'on se fait bon nombre d'idées fausses sur ce qu'a été le nazisme. Une des premières d'entre elles est de s'imaginer que tout devait marcher au pas et à coups de trique. Loin s'en faut! Les dirigeants nazis auraient déjà été outrés qu'on présente leur régime comme une dictature en les mettant ainsi dans le même sac que les infâmes bolcheviks de l'Union soviétique. La chose était très claire pour eux: on ne peut espérer diriger efficacement une masse d'individus simplement par l'usage de la force; il faut, d'une façon ou d'une autre, obtenir positivement leur adhésion. Comme le formulait bien J. Goebbels, le ministre à l'éducation du peuple et à la propagande, "Cela peut être une bonne chose de détenir le pouvoir par les armes mais il est de loin préférable de gagner le coeur de la nation et de gagner son affection." Ainsi, il s'agira d'obtenir sa participation pleine et entière dans une organisation bien huilée à la réalisation des objectifs du régime. C'est pourquoi les nazis se seraient plutôt reconnus dans un concept comme celui de "démocratie participative" qu'on voit émerger aujourd'hui de tout côté et qui fleure bon la post-modernité par son odeur de pléonasme: en effet, il laisse entendre qu'une démocratie pourrait être non-participative, ce qui fait imaginer cette chose fantastique que serait un pouvoir du peuple sans la participation du peuple. On peut même dire que les nazis ont été, par leur façon de diriger les individus, en avance sur leur époque, une avant-garde de ce qu'allait devenir le management d'entreprise dans les pays riches du Nord à partir des années 1980-90 (Etats-Unis, Europe, Japon). C'est aussi ce qu'invite à penser la thèse de l'historien J. Chapoutot, spécialiste du IIIème Reich:
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Il faut bien prendre la mesure de l'énormité du problème qui se posait aux architectes du régime nazi: comment faire plus avec moins, soit exactement le même genre de problématique qui se pose aujourd'hui un peu partout en ces temps de restriction budgétaire généralisée. Il s'agissait alors de produire dans des quantités pharaoniques, et d'abord pour l'armement, de quoi asseoir le projet de conquête de l'Europe toute entière, le tout avec une pénurie de moyens qu'entraîne une situation de guerre mondiale et le handicap supplémentaire qu'on se crée de toute pièce en décidant, dans le même temps, de l'extermination de millions de personnes à l'échelle de tout le continent. Il fallait donc obtenir une productivité maximale de la force de travail: c'est l'obsession de la "leistung" (la performance), qu'on retrouve partout aujourd'hui. Mais comment y parvenir?
La réponse que les nazis ont apporté à ce problème immense se voulait donc "libérale" concernant la "menschenführung" (la direction des hommes), aussi déroutant que cela puisse paraître. Ils opposaient très consciemment leur modèle décentralisé qui devait laisser le plus d'autonomie possible aux équipes de travail au système centralisé français, rigide et bien trop hiérarchisé qu'ils jugeaient, non sans raison, inefficace. Nous sommes ici aussi victimes de clichés éculés en croyant opposer la rigueur et le discipline germaniques à la fantaisie latine des français. L'ironie de l'histoire, comme le rappelle Chapoutot, veut que c'est en s'inspirant du modèle des armées napoléoniennes qui les avaient écrasé, que les prussiens avaient restructuré de façon beaucoup plus souple leur organisation militaire dès le XIXème, ce qui donnera aux nazis une excellente base de travail.
Dans cette voie d'une nouvelle "menschenführung", ils ont été incontestablement en avance sur leur temps. Certes, le monde occidental avait commencé à envisager l'idée qu'un management anti-autoritaire serait peut-être encore la meilleure façon de tirer une productivité maximale des travailleurs, grâce notamment aux expériences Hawthorne menées aux Etats-Unis, dès les années 1920, avec la mise en évidence de ce qu'on peut appeler l'effet Pygmalion: les travailleurs améliorent leur performance du simple fait qu'on s'intéresse amicalement à eux (et pas d'abord en jouant sur leur salaire). L'idée du management était donc déjà dans l'air du temps, comme en témoigne encore la publication en 1941, toujours aux Etats-Unis, du texte, The managerial revolution, de J. Burnham. En fait, il semble que les nazis aient eu cette capacité de s'approprier tout ce qu'ils pouvaient trouver autour d'eux d'utile pour le faire servir à leurs propres fins, que ce soit la propagande, les innovations techniques ou le management dont ils ont été les précurseurs pour en faire la base d'une réorganisation de la société toute entière. Ultérieurement, au moins pour le cas de l'Allemagne de l'ouest, on peut même parler d'une influence directe, puisque le principal responsable de la "menschenführung" (la direction des hommes) sous Hitler, le juriste R. Höhn, put sans problème recycler ses compétences d'organisateur dans l'après-guerre pour participer à un haut niveau à la reconstruction de l'Allemagne, comme le rappelle Chapoutot, et d'autres avec lui; c'eût été du gâchis de se passer d'un tel talent (beaucoup de ces criminels de bureau avaient une formation de juriste; ainsi, à la conférence de Wannsee, où est mise au point la logistique de la "Solution finale", la majorité des hauts-dignitaires présents venait de cette corporation qui a donc été une terre d'élection pour la criminalité de bureau, celle qui conserve les mains propres):
La refonte post-soixantehuitarde de l'organisation du travail
Si l'on prend le cas de la France, il a fallu attendre les années 1970, pour que le patronat commence à intégrer le fait qu'une organisation trop autoritaire, centralisée et verticale du travail était un frein à la productivité des travailleurs. La thèse que défendait le patron des patrons, F. Ceyrac, en 1977, aurait pu, au mot près, être reprise à leur compte par les hauts-dignitaires nazis en charge de l'organisation de la production:"la réalité des entreprises est diverse et mouvante, différenciée, [...] rebelle par nature à des formules d'organisation rigides et abstraites, à des schémas préétablis et l'entreprise est le lieu privilégié de l'innovation sociale, l'imagination créatrice, la libre initiative." (Cité par Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, p. 275) Il faut contextualiser cette déclaration. C'est une chose aujourd'hui très bien documentée de dire que le management post-fordiste a commencé sa gestation dès la sortie des années 1960, en réponse à la crise de gouvernabilité que connaissait alors le monde de l'entreprise. Ce que supportaient de plus en plus mal les travailleurs, c'était l'organisation fordiste du travail basée sur le contrôle d'une hiérarchie pesante de chefs autoritaires: mai 68 est l'expression la plus aiguë de cette crise en France. On va voir alors réémerger pour de bon ce qui avait commencé à s'esquisser un demi-siècle plus tôt.
Il faut bien reconnaître ici que le capitalisme est une fantastique machine à digérer par son métabolisme tout ce qui vient le contester et qu'il semble en sortir à chaque fois revitalisé, à la manière de ces cannibales qui s'incorporaient la puissance de leur ennemi en mangeant leur chair. On voit alors, comme toujours dans ce genre de cas, se manifester les traditionnels philistins de la droite conservatrice qui se lamentent de l'héritage de mai 68, le rendant responsable de la déglingue généralisée actuelle, alors que c'est en se nourrissant de lui que le capitalisme a pu faire sa mue pour relancer comme jamais sa dynamique: ces pauvres bougres ne sauront décidément jamais ce qu'ils veulent. En fait, il a non seulement une extraordinaire capacité d'assimilation de tout ce qui prétend l'attaquer, mais, plus encore, il en a besoin pour entretenir son dynamisme, à tel point que, s'il n'existait pas d'opposition à lui, il devrait l'inventer.
Il est vrai qu'il y a une condition à remplir pour que la digestion se passe sans trouble gastrique sérieux: n'est assimilable qu'une critique tronquée; il faut savoir procéder à la façon dont on extrait la vertu fortifiante d'une plante en l'isolant du reste de ses éléments pour ne pas s'empoisonner: ici, en l'occurrence, il fallait ne retenir que le volet artiste de la critique, celui qui refuse l'autorité, revendique l'autonomie et l'enrichissement des tâches, pour mieux jeter aux orties le volet social dénonçant les inégalités et l'exploitation des pauvres par les riches, ce que montrent bien Boltanski et Chiapello. De fait, comme toutes les statistiques l'indiquent, la réforme anti-autoritaire du management s'est accompagné d'un renforcement considérable de l'exploitation des travailleurs.
La tendance totalitaire du management post-fordiste
Déterminons encore mieux en quel sens il est légitime de faire de la"menschenführung" nazie une avant-garde du management post-fordiste. Le terme même de "management" et son historique peut servir de bon point de départ:"Il commence à être utilisé, au tournant des années 1980-90, pour désigner tous ceux qui manifestent leur excellence dans l’animation d’une équipe, dans le maniement des hommes, par opposition aux ingénieurs tournés vers la technique [...]Les managers ne cherchent pas à encadrer ni à donner des ordres; ils n’attendent pas les consignes de la direction. Ils ont compris que ces rôles étaient périmés. Ils deviennent donc animateurs d’équipe, catalyseurs, visionnaires, coachs, donneurs de souffle." (ibid., 121-122) Un chef encadre, un coach entraîne. On voit bien déjà ici comment l'omniprésence des compétitions sportives dans les médias réalise de fait l'infiltration dans l'imaginaire des populations de tout le management post-fordiste. Une équipe de travail doit se penser sur le modèle d'une équipe de football entraîné par un coach. Dans le cadre de cette organisation, il n'y a pas des chefs et des exécutants mais des partenaires "challengés" par le coach (le "challenge", c'est le défi à relever; être les meilleurs); et, parmi eux, bien sûr, doit se trouver des leaders qui sauront entraîner les autres à donner le meilleur d'eux-mêmes; en particulier, c'est le rôle du capitaine, en tant que relais privilégié du coach, de mobiliser ( = mettre en mouvement, et non pas, "motiver", terme de l'ancien dirigisme fordiste à connotation négative qui donne à penser que le salarié traîne les pieds et qu'il faut le forcer). L'organisation nazie de la société toute entière s'inspirait du même genre de modèle. Le jargon actuel proliférant du partenariat fait ainsi écho à celui du compagnonnage que les nazis avaient récupéré du vieux fond médiéval des corporations: le travailleur était présenté comme un "betriebsgenosse" (compagnon-producteur) dans l'ordre économique, et un "volksgenosse" (compagnon du peuple) dans la sphère politique.
On verra pour de bon se dessiner la tendance totalitaire à l'oeuvre dans le fait que le coach du management post-fordiste se présente aujourd'hui comme un "happiness manager" (manager du bonheur), qui prospérera d'autant mieux sous la tyrannie du bonheur qui sévit de nos jours. Il n'y aurait pourtant vraiment pas de quoi se casser la tête là-dessus, tout compte fait: le bonheur, si on y tient à tout prix, il y a des petites pilules roses pour ça. Evidemment, c'est là quelque chose qui risquera de se heurter au bon gros sens qui veut que la bonne éthique est celle qui visera à rendre heureux le plus grand monde possible. L'utilitarisme a même prétendu lui donner une assise scientifique avec des penseurs comme J. Bentham au XIXème siècle, et encore aujourd'hui des intellectuels comme S. Harris, à quoi des philosophes suffisamment avisés ont opposé de bons arguments pour faire valoir qu'il n'y avait rien de scientifique à cette opinion qui rélève avant tout d'un jugement de valeur, sans compter qu'elle soulevait par ailleurs de redoutables problèmes. Parmi ceux-ci, on évoquera simplement ici celui qui consisterait à solutionner les problèmes moraux qui se posent à l'humanité en mettant "du Prozac dans l'eau. Quel monde génial de créer une société d'imbéciles heureux!" (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 252) On pourrait tout aussi bien se référer au général de Gaulle qui devait penser sensiblement la même chose lorsqu'il déclarait:"Le bonheur est pour les idiots." (Cité par F. de Waal, L'âge de l'empathie, p. 29)
Une société d'individus qui se donnent pour obsession leur petit bonheur nombriliste offre de cette façon des perspectives assez effrayantes, comme A. Huxley l'avait bien scénarisé dans son roman, Le meilleur des mondes, un univers totalitaire dans lequel les gens nagent pourtant dans un océan de béatitude; aujourd'hui, avec les progrès que font miroiter la chimie moléculaire combinée à ceux des neurosciences et du génie génétique, on pourra certainement vous offrir un jour sur un plateau le bonheur, au prix de quelque chose dont on aura oublié jusqu'au mot lui-même pour la nommer, la liberté, à partir de quoi fonder une éthique sur de tout autre jugement de valeur que celui de l'utilitarisme. Une illustration parmi d'autres de ces producteurs de bonheur est donnée dès le début de ce qui est peut-être bien le meilleur documentaire en langue française décortiquant les rouages du management post-fordiste, La mise à mort du travail, partie 2, l'aliénation, de J.-R. Viallet:
Un(e) ingénue(e) pourrait faire remarquer ici que c'est plutôt une bonne nouvelle que les entreprises se soucient du bien-être de leurs salariés. Il est loisible d'en douter. Certes, les anciennes formes de travail héritées de l'âge fordiste les avaient massivement prolétarisé en transformant leur activité en une tâche répétive, monotone et mécanique; mais, en contre-partie, l'organisation du travail n'avait pas cette prétention exorbitante de pénétrer jusque dans l'intimité des personnes en prétendant faire leur bonheur. Le travailleur savait nettement à quoi s'en tenir: le sacrifice de la vie au boulot et la vraie vie qui commence après. A l'ère du management, la frontière se brouille, et, en conséquence, ses défenses tombent. C'est précisément par ce biais qu'on peut relever la tendance totalitaire du management qui lui donne une accointance troublante avec ce qu'a été le nazisme. Le bonheur, par principe, relève de choix qui doivent être laissés à la vie privée de chacun. Quand une organisation, qu'elle soit publique ou privée, se met à vouloir faire mon bonheur, sans que je puisse être en position de dire non, c'est que le choses commencent à mal tourner car on entre dans un processus invasif qui prétend s'emparer de l'intimité des individus pour n'en laisser aucun reste. C'est ce qui définit exactement un ordre totalitaire:"les nouveaux dispositifs d’entreprise, qui réclament un engagement plus complet et qui prennent appui sur une ergonomie plus sophistiquée […] précisément, d’une certaine façon parce qu’ils sont plus humains, pénètrent aussi plus profondément dans l’intériorité des personnes, dont on attend qu’elles se donnent- comme on dit- à leur travail et rendent possible une instrumentalisation et une marchandisation des hommes dans ce qu’ils ont de proprement humains." (ibid., p. 566-567) La tendance que suit le management psychologisant du bonheur, c'est la captation intégrale de la personne au service, non plus du führer, mais d'entreprises à but lucratif, jusqu'à la remodeler en une sorte de S.A. Moi (Société Anonyme Moi, et non pas, Section d'Assaut Moi) , pour reprendre l'expression d' A. Gorz: la personne humaine elle-même doit se vivre comme un capital à valoriser (le capital santé, le capital sympathie, essentiel pour enrichir ses réseaux, etc.) Il est ici quand extrêmement dérangeant de devoir constater que les régimes fascistes ont été sur ce point, comme sur sur celui de la mutation de l'instruction publique en une éducation nationale, à l'avant-garde de la modernisation de nos sociétés. Comme on l'avait évoqué dans la partie e de cet article, c'est à Benito Mussolini qu'on doit d'avoir montré la voie pour ce qui est de l'évolution des politiques scolaires.
Très schématiquement, pour rendre le recul suffisant, on peut comprendre le management actuel comme le couronnement de l'édifice de la mobilisation au travail des populations, sous le capitalisme moderne, qui s'est construit en trois temps au cours des âges. Il ne s'agit donc pas d'une simple succession chronologique de régimes différents mais plutôt d'un empilement de strates consolidant toujours plus le régime général de la mobilisation:
- XIXème siècle: mobilisation au travail sur la base d'affects négatifs: la peur de la faim, précisément, en reprenant comme fil conducteur des politiques à suivre, la devise de Saint-Paul (Ier siècle), l'un des principaux fondateurs du christianisme historique, qui a été en cela un authentique prophète de la modernité: "Que celui qui ne travaille pas ne mange pas". Ce sont là les fondations auxquelles il faudra toujours revenir en dernière instance, qui fait, par exemple, qu'il sera très difficile de refuser plus tard le management invasif du bonheur. Dans ce cadre, il s'agit de systématiquement démolir toutes les formes de protection sociale garantissant à chacun le droit de vivre et présentées comme autant d'archaïsmes oppressifs et corporatistes barrant la route au développement économique et à la prospérité des nations. La charité, par exemple, vertu cardinale du christianisme, avait pendant longtemps fait contrepoids à l'injonction paulinienne.
Maintenant, il faut encore remonter d'avantage dans le temps pour apercevoir ce qui a préparé cette phase et comment il a été possible finalement de mobiliser les pauvres au travail sur la base de ce triste affect de la peur de la faim. Au XVII et XVIIIème siècles, quand le mode de production capitaliste a commencé à prendre forme, les entrepreneurs ont d'abord été tentés de mobiliser les salariés en appliquant la devise, Travailler plus pour gagner plus, un slogan promis à un bel avenir jusqu'à nos jours. Dans le contexte de l'époque, on pensait qu'en augmentant le niveau de rémunération des travailleurs, l'appât du gain serait stimulé pour les amener à vouloir gagner plus d'argent et augmenter ainsi leur journée de travail. Trois fois hélas, cette politique des salaires a fait un bide. Que se passait-il alors? Le grand sociologue allemand Max Weber a très bien analysé la chose; il donnait l'exemple de cet ouvrier agricole allemand qui recevait un mark par arpent de terre fauché; il en fauchait 2,5 arpents et recevait ainsi 2,5 marks par jour; lorsque sa rémunération passait à 1,25 marks par arpent, il ne fauchait plus que 2 arpents par jour de manière à continuer à gagner son salaire habituel; sa priorité était de travailler moins pas de gagner plus. Quel fainéant serait-on tenté de dire; un Allemand en plus, réputé pourtant pour son sérieux! C'est en fait l'héritage d'un très vieux fond de l'humanité si on y pense bien et c'est assez semblable à ce que faisait remarquer l'anthropologue P. Clastres à propos des haches de métal que les Indigènes des Amériques recevaient des colons blancs pour remplacer leurs haches de pierre d'un autre âge. Les nouvelles étaient dix fois plus productives; cependant, nos Indigènes n'en profitaient pas pour couper dix fois plus d'arbres mais plutôt pour travailler dix fois moins:"Et lorsque les Indiens découvrirent la supériorité productive des haches des hommes blancs, ils les désirèrent, non pour produire plus dans le même temps, mais pour produire autant en un temps dix fois plus court." (P. Clastres, La société contre l'Etat, p. 167). Pour en revenir aux cas des ouvriers européens, on peut bien expliquer leur attitude de refus d'augmenter leur journée de travail; à cette époque, le mode de vie d'un ouvrier lambda était fondé sur une pluralité d'activités: il travaillait tantôt sur son lopin de terre, bricolait chez lui, suivant le principe de l'administration domestique, ou allait rendre service à des proches, souvent des membres de sa famille élargie, suivant un principe de réciprocité, tantôt, de façon saisonnière, il allait louer ses services; le travail salarié n'offrait donc qu'un complément pour assurer la couverture des besoins, mais pas encore l'essentiel de ce qui est nécessaire à la subsistance, comme aujourd'hui; de plus, l'économie monétaire n'était pas encore très développée et il n'avait donc pas grand besoin d'augmenter ses revenus en argent: n'existait rien de telle que la société de consommation pour flatter son appétit d'achat de marchandises, suivant le le principe de l'échange et le principe redistributif
d'un Etat fort aux appétits gargantuesques obligeant à verser des impôts commençait juste à prendre forme.
Voilà en tout cas qui posa un gros problème aux entrepreneurs capitalistes pour enrôler les gens dans le régime du salariat et nombre d'entreprises firent faillite du fait de l'échec de cette politique d'augmentation des salaires. Ne restait alors plus qu'une solution pour contraindre les gens à travailler plus, abaisser les salaires. La devise qu'il s'agira alors d'appliquer sera de Gagner moins pour travailler plus: "Après l'échec d'un appel au "sens du profit" par le moyen de hauts salaires, il ne restait plus qu'à recourir au procédé inverse: par un abaissement du salaire contraindre l'ouvrier à un travail accru afin de conserver le même gain." (Max Weber cité par Philippe Adair, La modernité de Karl Polanyi, p. 287) Ainsi s'explique les salaires de misère que vont de plus en plus toucher les ouvriers, comme l'expliquait lui-même, en toute franchise, en 1747, un entrepreneur capitaliste anglais comme John Smith:"C'est un fait bien connu que l'ouvrier qui peut subvenir à ses besoins en travaillant trois jours sur sept sera oisif et ivre le reste de la semaine[...] Les pauvres ne travailleront jamais un plus grand nombre d'heures qu'il n'en faut pour se nourrir et subvenir à leurs débauches hebdomadaires [...] Nous pouvons dire sans crainte qu'une réduction des salaires serait une bénédiction et un avantage pour la nation et ne ferait pas de tort réel aux pauvres."(Cité par E. P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, p. 364) On aboutira ainsi à la situation, au début du XIXème siècle, en Angleterre, où la journée légale de travail commence à 5 heures trente du matin pour s'achever à 20 heures trente le soir, sept jours sur sept: faites les comptes, le pauvre n'aura plus guère le loisir de se livrer à sa "débauche" légendaire et aura tout son temps pour intérioriser la valeur-travail.
-XXème siècle: mobilisation au travail sur la base d'affects positifs extrinsèques. Nous arrivons à l'étage supérieur au cours du siècle suivant avec l'entrée dans l'ère de la société de consommation de masse. La motivation pour travailler commence alors à être stimulée positivement par la possibilité de pouvoir jouir de marchandises sur son temps libre, en échange de son salaire péniblement gagné.
A ce niveau, le "deal" implicite se résumerait assez bien ainsi: vous devez vous contenter d'un boulot ingrat de prolétaire sous les ordres d'une hiérarchie pesante, c'est entendu: c'est le sens de l'organisation fordiste de la production; mais, en retour, vous obtenez le sésame qui ouvre la caverne d'Ali Baba des marchandises. A ce petit jeu tout le monde semble gagnant: le capital va ainsi disposer de consommateurs dont le temps libre et le pouvoir d'achat augmente, lui permettant de réaliser la valeur de ses marchandises; H Ford, dès les années 1920, l'avait très bien formulé et des gens comme A. Sloan, le PDG de General Motors, ou des publiciaires comme E. Bernays, perfectionneront considérablement les voies d'accès des masses vers la société de consommation. Ainsi, les salariés n'auront plus une vie de bête de somme et accèderont à des biens de consommation jusque là réservés aux nantis et le capitalisme lui-même évitera sa propre faillite sous l'effet de crises de surproduction qui feraient que les marchandises ne trouveraient plus à s'écouler à la vente.
-XXIème siècle: mobilisation au travail sur la base d'affects positifs intrinsèques.
C'est le couronnement de l'architecture: l'édifice en voie achèvement. Nous entrons dans l'ère du management post-fordiste qui constitue donc une tentative de mobilisation intégrale de la personne. C'est le travail lui-même qui doit pouvoir devenir attractif en y trouvant son épanouissement. A ce stade, le capitalisme s'efforce de réunifier insidieusement ce qu'ils avaient dû séparer à coups de hache au cours des périodes antérieures: le temps du travail et le temps de vivre.
Le triptyque du management post-fordiste
La structure de ce système de contrôle qui se veut paradoxalement anti-autoritaire peut être schématisée par le triptyque suivant:
Contrôle par les chefs →
autocontrôle
Comme
dans tout triptyque, le panneau central attire en premier
l'attention. Le but du management post-fordiste est avant tout d'amener
les équipes de travail à s'autocontrôler. Puisque les travailleurs ne
supportent plus la hiérarchie chargée de les surveiller on va les
amener, autant que possible, à ce qu'ils se contrôlent eux-mêmes. Ainsi,
on fait droit à leur revendication d'autonomie tout en allégeant
considérablement le coût de la surveillance. On gagne sur tous les plans:
efficacité maximale pour un coût minimal ou comment faire plus avec moins.Efficacité maximale: le contrôle tend à devenir omniscient et omnipotent. Dans la gestion fordiste
La stratégie ici mise en oeuvre par le management apparaît clairement dans la façon dont l'entreprise Carglass recrutait son personnel il y a une dizaine d'années: on applique sous la forme d'un jeu (on est censé s'amuser avec le manager) la principe du maillon faible qui permet de trier parmi les candidats ceux qui manifesteront cette qualité tout à fait essentielle d'être capable de critiquer leur collègue (le maillon faible = celui qui fait chuter la productivité de l'équipe). De la sorte, on a la garantie qu'on aura sous la main les bonnes personnes requises pour faire fonctionner l'autocontrôle des équipes. Voir à partir de 17' 30, dans le documentaire de J.-R. Viallet, La mise à mort du travail, partie 2, l'aliénation, ci-dessus, pour observer sur le vif le stratagème. Par où l'on voit que la conflictualité s'est totalement déplacée. Avant, elle mettait aux prises le collectif des travailleurs et la hiérarchie des chefs. Désormais, elle se situe entre les collègues de l'équipe, prêts à se descendre les uns les autres, comme le résumait bien ce délégué syndical de Peugeot, sûrement un de ces sinistres cgtistes arc-boutés sur leurs privilèges qui ruinent la pauvre France: "La cohésion du groupe, elle était contre les chefs contre la maîtrise; maintenant, il y a une adhésion des ouvriers contre d’autres ouvriers." (ibid., p. 519) On retrouve le même principe sous ses ultimes développements actuels dans des entreprises comme Uber organisant le contrôle de telle sorte que le passager évalue le conducteur et réciproquement, via les étoiles qu'on s'attribue les uns aux autres.
C'est donc quelque chose d'assez paradoxale que doit réaliser le management, et qui pour cette raison requiert la virtuosité des managers: horizontalement, il faut à la fois réaliser la collaboration de chacun au sein des équipes dans une joyeuse atmosphère de travail tout en maintenant un antagonisme latent qui doit pouvoir se manifester à tout moment envers celui qui ne respecterait pas la règle du jeu. Et verticalement, il faut pouvoir étirer au maximum la longueur de la laisse tout en sachant évidemment qu'il est hors de question de la détacher. Autrement dit, la hiérarchie donne les objectifs et pour le reste vous êtes entièrement libre des moyens à mettre en oeuvre; corollaire: si vous n'atteignez pas les objectifs, la responsabilité vous en incombera entièrement avec tout ce que cela implique. C'était déjà en ce sens que les nazis avaient opéré la refonte de leurs institutions, comme l'explique Chapoutot. C'est pourquoi aussi il faut toujours se mettre en alerte quand un gouvernement propose des réformes qui prétendent promouvoir de façon positive "l'autonomie" d'institutions dont il a la charge, comme celle des universités. C'est un jeu de langage pervers en ce sens qu'il s'agit toujours d'une autonomie tronquée qui ne porte que sur le choix des moyens (par exemple, les universités qui devront monter des projets pour trouver des sources de financement les soumettant à la coupe d'entreprises privées à but lucratif). Évidemment, le management des entreprises sert aujourd'hui de modèle pour restructurer l'ensemble des services de l'Etat: on serait bête de ne pas exploiter jusqu'au bout un filon si fructueux. On retrouvera sans surprise le même genre d'évolution du contrôle autoritaire vers l'autocontrôle dans les professions du traitement de l'information. Comme le reconnaissait un journaliste-vedette d'une grande chaîne publique, aujourd'hui, 90 % de la censure, c'est de l'autocensure. C'est pourquoi aussi il n'est vraiment plus nécessaire d'aller soupçonner de la censure telle que l'ont connu les dinosaures de la télévision, là où elle n'a même plus besoin de s'exercer, sauf cas exceptionnel.
Comment on incite les salariés à jouer ce jeu pervers où chacun devient le flic de tout le monde? Il faut agiter une carotte ici, qui peut être aussi bien carriériste (promotion) que pécuniaire:"Lorsque des primes de groupes sont en jeu, une police interne s'instaure pour réprimer ceux qui, par leur comportement, risqueraient de faire perdre la prime de tous." (ibid., p. 519) Sur quelle base est calculée la prime? Pour y répondre, il faut considérer le panneau latéral de droite. C'est par la médiation du "client-roi" que la chose va se faire.
Contrôle par le "client-roi"
Le management post-fordiste a apporté une réponse bien à lui dans le contexte approprié d'une société de consommation de masse. C'est en fonction du "taux de satisfaction-client" que la prime sera calculée et que sera organisée la compétition et le classement des équipes de travail; de cette façon aussi, seront signalés à la hiérarchie les dysfonctionnements, là où le taux chute. Ainsi, chez Carglass, l'entreprise s'organise suivant le principe ludique d'une compétition sportive, un véritable championnat qui récompense à la fin de l'année les meilleurs ("We are the champions"): voir à partir de 41'50, dans le documentaire de J.-R. Viallet, ci-dessus.
On externalise de cette façon une partie du contrôle (la grande entreprise est une machine à externaliser, de façon très générale, pour alléger autant que possible ses coûts). Le "roi", ce n'est plus le patron à qui on doit obéir, encore moins l'actionnaire qui exige un certain rendement de son portefeuille, mais le consommateur qui est notre égal et auquel on s'identifiera d'autant plus facilement qu'on l'est aussi soi-même, par ailleurs. Là encore, c'est le jackpot du faire plus avec moins: en retour de la marchandise qu'on lui vend qui participe au chiffre d'affaires de l'entreprise, le client a l'extrême obligeance de prendre bénévolement en charge un élément-clé du dispositif de contrôle des équipes de travail en répondant aux enquêtes de satisfaction qui lui sont proposées:" l’insistance mise par ailleurs par les auteurs de management des années 1990 sur le client est une façon de faire admettre à leurs lecteurs que la satisfaction des clients doit être une valeur suprême à laquelle l’adhésion s’impose (« le client est roi »). Ce dogme présente un double avantage: d’une part celui d’orienter l’autocontrôle dans un sens favorable au profit puisqu’en économie concurrentielle la capacité différentielle d’une entreprise à satisfaire ses clients est un facteur essentiel de réussite et, d’autre part, celui de transférer aux clients une partie du contrôle exercé dans les années 60 par la hiérarchie." (ibid., p. 126) L'application du modèle à la sphère de l'Etat, c'est par exemple, les incitations faites pour que les parents d'élèves portent plainte contre l'institution scolaire en cas de litige. Eux aussi, sont les clients à satisfaire en toute circonstance.
Contrôle informatique
C'est un des grands progrès par rapport à l'époque des nazis qui auraient sûrement su en faire bon usage s'ils avaient pu en bénéficier; il est d'ailleurs établi qu'ils ont été des pionniers, là aussi, grâce aux contrats commerciaux qu'ils avaient passé avec le géant IBM qui leur vendait les premiers outils de fichage électronique. Voir, à partir d' 1 h 46' 20" dans le documentaire, The corporation, le partenariat commercial entre IBM et le régime nazi pour le système de cartes perforées qui permettaient d'administrer rationnellement le stock de cadavres à produire (c'est d'ailleurs un paradoxe supplémentaire des nazis: ils pouvaient à la fois célébrer le thème du retour à la nature et avoir une fascination sans borne pour le progrès technique qu'ils exprimaient dans une vision du monde futuriste). Cependant, il ne faudrait pas commettre l'erreur grossière d'en conclure que les entreprises américaines étaient pro-nazies: ce serait hors-sujet. Quand le but ultime est de maximiser votre utilité propre, vous n'en avez rien à faire de la personne que vous avez en face de vous; qu'il soit un saint homme, un démocrate, un nazi ou un bolchevik n'est pas du tout la question, mais seulement de savoir si l'on peut dégager un profit suffisant en contractant avec elle: seule importe la relation aux biens et non aux autres, suivant l'axiome de l'homo oeconomicus. Autrement dit, une entreprise n'est pas censée avoir des convictions mais seulement des intérêts à faire valoir. Certains petits malins avaient pu croire en tirer, à tort ou à raison, que les capitalistes finiront par vendre la corde avec laquelle on les pendra...
Aujourd'hui, grâce au perfectionnement des réseaux informatiques a pu se mettre en place le panneau latéral gauche qui encadre à l'autre bout l'autocontrôle des équipes. Prenons un chef de service d'opérateurs téléphoniques chez Carglass. Grâce à son écran de contrôle, il peut accorder et surveiller à distance et en temps réel les pauses des employés: voir, à partir de 9' 20, dans le documentaire de J.-R. Viallet. Là où autrefois il fallait déployer une lourde et coûteuse hiérarchie, il n'y a plus besoin que d'une seule personne qui n'a plus à être là en chair et en os; avec le don d'ubiquité que donne le réseau informatique, elle est, pour ainsi dire, omnisciente (partout en même temps). C'est toujours et encore une façon de faire plus avec moins: "L’un des résultats les plus évidents de l’informatisation du travail a été ainsi de doter le management d’outils de contrôle beaucoup plus nombreux et beaucoup plus sensibles que par le passé, à même de rendre possible le calcul de la valeur ajoutée au niveau, non plus seulement de l’entreprise ou de l’établissement, mais de l’équipe ou même de la personne individuelle, et cela en quelque sorte à distance, ce qui permettait de diminuer en même temps le nombre de superviseurs (diminution de la longueur des lignes hiérarchiques) qui, n’ayant plus besoin d’être en présence des travailleurs…derrière leur dos, pouvaient se faire discrets, voir quasi invisibles."( ibid., p. 334-335)
Ainsi, l'autocontrôle encadré par le contrôle du "client-roi" et le contrôle informatique forment un système d'une redoutable efficacité, qui, au bout du compte, n'a eu pour effet que de renforcer les hiérarchies et les rapports d'exploitation en les invisibilisant.
L'application du modèle au secteur public
Ce néo-management était déjà bien installé à la fin des années 1990 dans le secteur privé. L'étape suivante, dans la logique du néolibéralisme, allait être de l'appliquer au secteur public, et je prendrai ici l'exemple que je connais le mieux pour avoir pu l'observer de l'intérieur, à mes frais, l'école. Le panneau central de l'autocontrôle correspondra aux réformes conduites pour inciter les enseignants à travailler en équipe. Les objectifs affichés paraissent tellement louables, qu'il sera très difficile de s'y opposer: outre l'esprit de camaraderie, on vantera les vertus de l'interdisciplinarité. Abordons justement la chose par ce dernier biais pour voir apparaître les véritables objectifs de néo-management. Il se trouve, et les preuves sont données sur ce blog noir sur blanc, que j'ai mené pendant de nombreuses années un véritable travail d'élaboration d'un enseignement à vocation interdisciplinaire, pour des raisons qui me semblent absolument fondamentales et sur lesquelles je me suis expliqué ici. Or, loin d'avoir participé par ce biais au renforcement de la cohésion des "équipes pédagogiques", ce travail a plutôt fait naître des rapports agonistiques, qui m'ont parfois valu de franches inimitiés au sein de la communauté enseignante. L'exemple le plus direct est justement celui qui a trait au sujet ici traité, le management post-fordiste. Il est bien évident que lorsqu'un enseignant de philosophie vient fourrer son nez dans les rouages de cette nouvelle forme de contrôle des travailleurs qui apparaîtra comme tout à fait perverse, d'après les analyses conduites ici, il ne faut pas s'attendre à ce que ce travail soit bien accueilli par les professeurs... de management en BTS! Mais, il y aurait d'autres domaines encore qui seraient concernés par la même problématique; on pourrait en dire autant du travail interdisciplinaire entrepris ici qui empiète sur les champ de l'enquête historique ou encore de l'économie, pour apporter souvent un éclairage fort différent de celui de collègues qui suivent les manuels des grandes maisons d'édition, qui ont une grille d'analyse de l'objet de leur discipline dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est questionnable. Le travail en équipe tel qu'il est mis en avant dans les politiques officielles, présuppose quelque chose qui est très loin d'assez de soi, que chacun s'accorde sur une même grille de lecture des sujets à traiter, celle qui fait le consensus et qu'on trouve dans les manuels des grandes maisons d'édition faisant autorité, celle que fournit les vaoinqueurs de l'histoire; le gros hic, c'est que mon pari a été, au contraire, d'envisager les choses depuis la perspective des victimes, comme je m'en étais à nouveau expliqué ici. Dès lors, si vous aviez la mauvaise idée de venir avec cet éclairage très différent, vous risquez fort de passer sous le gril du contrôle de l'équipe pédagogique; de fait, est venue d'elle les pires ennuis pour moi, qui fait qu'on a fini par me considérer comme étant incapable de travailler en bonne entente avec elle. Le travail en équipe promu par la haute administration est en fait un dispositif tout à fait adéquat pour enjoindre aux enseignants d'adopter une neutralité absolue, en se gardant bien de tout engagement personnel, vie le contrôle mutuel, donc, comme l'avait expliqué F. Buisson en son temps, la grande tête pensante de l'école de la IIIème République, d'être nul.
Venons en au panneau latéral du contrôle par le "client-roi". Appliqué au secteur public de l'école, il prendra la forme du contrôle parental, les clients de l'entreprise Education Nationale. Il suffit ici d'observer la façon dont les hauts responsables en charge de l'institution scolaire annonçaient le futur développement de cette deuxième forme de contrôle dans les années 2000: "Des procès de parents contre des rectorats, demandant des dommages et intérêts pour des cours non assurés ayant occasionnés des échecs à des examens ou des orientations non souhaitées apparaissent, d'autres s'annoncent sur différents sujets. D'aucuns vont jusqu'à penser que c'est à travers une légitimité judiciaire future que l'École construira sa nouvelle légitimité sociale." ( La gouvernance des systèmes éducatifs Editions P.U.F. (2007) par Alain Bouvier Ancien recteur et membre du Haut Conseil de l'Éducation) C'est étrange quand on y pense. Il ne sera donc plus question d'envisager fonder la légitimité future de l'école sur ses missions d'instruction, ce qu'est pourtant censée être son rôle le plus élémentaire, mais sut toute autre chose, son respect du code juridique, sous la menace d'une multiplication de procès intentés par les "clients-rois". Ici mon cas personnel présente une intéressante variante: j'ai bien eu à subir des plaintes de parents d'élèves, mais pas du tout par la voie judiciaire; dans ce cas précis, les parents n'avaient rient rien à faire valoir de sérieux sur ce plan là contre moi. Ils ont donc eu recours à des procédures informelles et complètement anonymes en adressant leurs plaintes directement aux services administratifs. C'est évidemment encore bien plus redoutable puisqu'il est très compliqué de se défendre contre des gens qui avancent masqués, en ne sachant pas ce qui vous est reproché (bien sûr, on peut s'en douter, mais tout ce la ne peut rester que de l'ordre de la conviction intime qui n'aura aucune valeur objective). Une inspectrice de philosophie elle-même me l'a confirmé en reconnaissant que les plaintes de ce genre se multipliaient. Au fond, comme mon expérience me l'a appris, les parents d'élèves, dans l'écrasante majorité des cas, n'ont que faire de ce qu'on apprend ou pas à l'école. L'essentiel de ce qu'ils demandent à l'institution pour leurs enfants, c'est qu'ils obtiennent leur diplôme, peu importe comment, et que leur voie soit bien tracée pour leur future insertion socio-professionnelle. C'est à l'aune de ces critères, qu'ils sont les "clients" de l'entreprise Education Nationale. Dans ce cadre, un enseignement ayant une portée critique, sur cette institution, comme sur d'autres, sera perçu comme déviant de ces objectifs fondamentaux, et les plaintes, informelles ou non, auront toutes les chances de s'en suivre.
Venons en enfin à l'autre panneau latéral, le contrôle informatique. Ici, bien entendu, le monde connecté promis par IBM, il y a déjà un certain nombre d'années, et qui se réalise aujourd'hui pleinement, offre le cadre parfait. En interne, le réseau du lycée qui oblige à mettre en ligne ce qui s'appelait autrefois le "cahier de texte" de l'enseignant, permet de contrôler à distance ce qu'il fait, le tout "dans un souci de transparence", pour reprendre la formule administrative. Etre transparent, c'est quand même un peu ennuyeux quand on veut se préserver un espace de liberté pour échapper à un contrôle, qui est d'autant plus invasif qu'il peut se faire dans le plus complet anonymat. C'est bien là ce qu'il y a d'extrêmement fâcheux avec lui: on ne peut jamais savoir qui vous observe, à tout moment, et en tout lieu; il y a là une assymétrie fondamentale qui fait de l'observé un sujet qui doit subir, totalement impuissant, un contrôle lui échappant complètement, quelque chose se rapprochant du monde "merveilleux" promis par Big Brother. Et il se redouble en externe, sur le réseau Internet lui-même, d'autant plus que les enseignants, suivant des intentions au demeurant tout à fait louables, mettent de plus en plus leurs cours et leurs corrigés en ligne.
On pourrait évidemment développer ces analyses pour les autres grands domaines du secteur public, l'exemple donné ici étant déjà assez éclairant. Reste, pour comprendre dans toute son ampleur ce néo-management, dont les Nazis ont donc été des précurseurs, aussi difficile cela soit-il à entendre, à le restituer dans le contexte global d'un monde qui se déploie suivant un ordre réticulaire (en réseau), cher aux avant-gardes deleuziennes de la french theory, obéissant à la logique des projets....
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