vendredi 14 mars 2014

4) L'administration domestique

Mise à jour, le 03-06-20.

Prédominance de l'administration domestique: le mode de vie autarcique des maisonnées
 Le principe de l'administration domestique prévaut dans une économie de maisonnées vivant de façon plus ou moins autarciques: "Le troisième principe, qui était destiné à jouer un grand rôle dans l'histoire, et que nous appellerons principe de l'administration domestique, consiste à produire pour son propre usage." (Polanyi, La grande transformation, p. 99) Les membres de la maisonnée  produisent l'essentiel de ce dont ils ont besoin et mettent leurs ressources en commun suivant des rapports hiérarchiques, le plus souvent, avec, à son sommet, le maître de maison. La vie domestique, conformément à son étymologie, vient du latin "domus":"Selon le dictionnaire Petit Robert, domus désigne ce qui a trait à la maison en même temps que domestiquer signifie "apprivoiser" et "amener à une soumission totale, mettre dans la dépendance."" (Hillenkamp, Le principe de householding aujourd'hui dans, Socioéconomie et démocratie, l'actualité de Polanyi, p. 224) 
Le patriarcat, le partage inégalitaire qui soumet  la femme, les enfants et l'ensemble des domestiques au maître de maison constitue l'institution dominante dans l'histoire .autour de la quelle s'organise la vie de la maisonnée. Comme l'exprime le proverbe maolan (Fidji):"Tout homme est un chef dans sa propre maison." (Cité par Sahlins, Raison utilitaire raison culturelle, p. 49) Le pater familias (père de famille) romain est le prototype du patriarcat dans ses versions les plus oppressives:"[Il] avait droit de vie et de mort sur ses enfants et, à leur naissance, il pouvait soit les abandonner, soit les accepter en les élevant au-dessus de sa tête." (Godelier, Au fondement des sociétés humaines, p. 122) Prolonger la réflexion sur des formes non oppressives d'organisation de la vie domestique sortant du cadre dominant du patriarcat devrait conduire à une réflexion sur le mouvement d'émancipation des femmes dans le monde moderne. Vaste et importante question qui mériterait à elle seule un traitement particulier: voir sur ce blog, son amorce avec, De l'émancipation des femmes.  
 La vie domestique centrée sur la maisonnée est ce que nous appellerons, dans la terminologie de la connaissance anthropologique, le M.P.D. (Mode de Production Domestique) La prédominance de ce principe d'intégration résulte de la dissolution des liens de réciprocité de la société tribale primitive.  
Comment s'explique une telle rupture qui disperse la communauté suivant des forces centrifuges? L'institution de la loi, dans celle-ci, est faite de telle sorte qu'elle devrait faire barrage à ce risque; c'est le sens de cette règle  fondamentale qui interdit de consommer ce que l'on a soi-même produit, comme on l'a vu en examinant la forme primitive d'intégration économique dominante, la réciprocité:"Une des conséquences les plus importantes  est qu'elle empêche la dispersion des Indiens en familles élémentaires." (Clastres, La société contre l'Etat, p. 98) Cependant, il faut bien voir que le MPD ne surgit pas de nulle part; on le rencontre déjà dans la tribu primitive. Mais, dans ce cas, il reste encastré dans des liens dominants de réciprocité sous la charpente de la parenté. On peut néanmoins déceler la tension qui menace de la faire éclater. Elle est  travaillée souterrainement par les forces centrifuges du MPD. Typique de cette tension, la culture Maori (Polynésie) révèle une "contradiction directe entre les adages qui inculquent l'hospitalité et ceux qui prônent le quant-à-soi, entre la vertu de libéralité et son contraire." (Firth cité par M. Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 173) D'un côté, comme dans toute forme de vie primitive, l'hospitalité "était l'une des plus hautes vertus de l'indigène... vertu inculquée à tous et qui vous attirait l'approbation générale. La renommée et le prestige dépendaient pour une bonne part de la pratique de l'hospitalité." (ibid., p. 173) En même temps, on trouve toute une série de préceptes qui donnent à penser le visiteur comme quelqu'un dont il importe de se défier, par exemple, toujours dans la culture Maori:" Grille ton rat avec sa fourrure de peur qu'on ne vienne te déranger." (ibid., p. 173) Cette contradiction est celle d'une économie tournée vers l'auto-subsistance dans laquelle la maisonnée  se trouve, en même temps, inscrite dans un réseau de parenté étendu l'incitant à se soumettre à des liens plus forts de réciprocité:"la maisonnée est donc constamment confrontée à un dilemme, contrainte constamment de manoeuvrer, de transiger entre la satisfaction de ses besoins immédiats et ses obligations plus générales envers les parents éloignés qu'elle doit s'efforcer de satisfaire  sans compromettre son propre bien-être." (ibid., p. 175) La contradiction peut éclater au grand jour et faire éclater les liens de réciprocité  en cas de calamité naturelle comme l'a étudié l'anthropologue Firth sur la cas de Tikopia (Mélanésie) qui eût à subir une famine suite à des ouragans dévastateurs:"L'échange de nourriture obéissait à une pulsation aisément prévisible: à un premier mouvement d'expansion de la sociabilité et de la générosité face à l'adversité, répondit un second mouvement de rétraction, un retour à l'isolement domestique, au fur et à mesure que l'adversité devenait désastre."(ibid., pp. 176-177)  
L'illusion occidentale au sujet de la nature humaine: la confusion entre la vie domestique et primitive.
Ce sont donc des forces centrifuges qui menacent ici de disperser la communauté primitive à l'inverse des forces centripètes qui conduisent aux sociétés à Etat. En particulier, c'est ainsi que les choses se dessinent dans la Grèce, à l'époque du VIIIème siècle avant J-C. L'oeuvre de cette période du poète grec Hésiode, Les travaux et les Jours, est l'indice d'une rupture fondamentale qui acte la naissance de l'individu isolé dans l'histoire. Un nouveau type anthropologique se dessine qui était inconnu du primitif:"C'est le monde du chef de famille paysan indépendant, farouchement individualiste, moralisateur, superstitieux, voire protestataire, et enfin économe. Considéré en perspective, Les Travaux et les jours est le témoignage documentaire de la naissance de l'individu isolé - un personnage aberrant au sein de la société tribale." ( Je souligne. Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 229) Il aurait été considéré par un représentant du mode primitif d'existence, l'Arapesh de Nouvelle-Guinée, par exemple, comme  un "débile mental".
La pensée occidentale a longtemps cru, à tort, que cette forme d'organisation domestique tournée vers l'autarcie était la première apparue dans l'histoire humaine. Une recherche plus poussée montre qu'elle ne voit le jour que relativement tard dans l'histoire, dans une phase avancée du néolithique:"Traditionnellement, on pensait que c'était la forme originelle de la vie économique. Même Karl Bücher, qui fut le premier à attirer l'attention sur le caractère entièrement différent de la société sauvage, commis l'erreur de caractériser la règle de "la chasse individuelle pour la nourriture" comme l'étape prééconomique de l'histoire humaine. Mais l'économie domestique n'est en aucune façon une forme originelle de la vie économique. L'idée que l'homme a commencé par s'occuper de lui-même et de sa famille doit être écartée comme erronée. Plus loin nous remontons dans l'histoire humaine, moins nous retrouvons l'homme agissant pour son bénéfice personnel dans les affaires économiques, et prenant soin de son intérêt propre." (ibid., p. 85) C'est le genre de "robinsonnades" qui relève d'une mythologie typique de  la pensée occidentale que tournera en ridicule Marx ( dont c'est un des nombreux apports précieux) et que l'on retrouve  aussi bien dans la figure du bon sauvage de Rousseau que dans celle du loup à visage humain de Hobbes: "Le sauvage individualiste cueillant et chassant pour son propre compte ou celui de sa famille n'a jamais existé. La pratique qui consiste à pourvoir aux besoins de son propre foyer ne devient en réalité un trait de la vie économique qu'à un niveau d'agriculture plus avancé." (Polanyi, La grande transformation, pp. 99-100) Plus grave encore, il nous semble que c'est la pensée occidentale depuis Aristote et Platon, au moins, qui s'est fourvoyée, en confondant, de façon endémique, le mode de vie primitif et le mode de vie autarcique dans lequel devient prédominant le MPD:"On retrouve en effet chez Aristote ce que Flahault a repéré également chez Platon, une 'conception artificialiste de la société" qui va ensuite être chez Hobbes, Descartes, Locke, Defoe, etc., au fondement de l'économie politique moderne et de son "anthropologie pessimiste"." ( C. Homs, pp. 44-45, Sur l'invention grecque du mot "économie" chez Xénophon dans Sortir de l'économie, n°5, 2013) Cette confusion a donc dû profondément affecter toute la conception occidentale de la nature humaine et a eu des répercussions incalculables sur sa philosophie morale (c'est ce qui est en jeu dans le sujet, Toute morale est-elle contre nature?) et politique (cf. 3a, Kant, de l'impossibilité d'instituer une justice publique) L'inclination à l'égoïsme  n'a jamais pu être pensée dans ses conditions  social historiques de développement mais comme quelque chose de naturel et d'inné qui exigeait inéluctablement un pouvoir autoritaire pour la dompter, l'institution de l'Etat,  et une  morale tendant au mépris de soi pour faire face aux exigences contradictoires de la vie en société: "Là où l'intérêt personnel est la nature de l'individu, le pouvoir est l'essence du social." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 368) 
C'est encore toute une conception de l'éducation qui en découle, profondément étrangère aux sociétés ayant conservé vivaces les véritables formes de vie primitive:"En réalité, les anthropologues connaissent peu de sociétés, à part la nôtre, où la socialisation implique de domestiquer les dispositions anti-sociales inhérentes à l'enfant. Les hommes ont habituellement l'opinion inverse: la sociabilité est un état normal de l'homme." (M. Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale p. 100) C'est à partir de là que le triangle que dessine Sahlins qui va du grec Thucydide (Vème siècle avant J.-C.) à John Adams (un des Pères fondateurs des Etats Unis d'Amérique) en passant par Hobbes (XVIIème siècle), et qui dessine la configuration foncièrement pessimiste d'une nature humaine égoïste tenant de l'illusion typiquement occidentale, acquiert sa pertinence. Chez Hobbes, la vie primitive "de l'homme est solitaire, misérable, rude, bestiale et brève [...] c'est une vie à l'écart. Depuis Hérodote jusqu'à K. Bücher, cette notion d'un isolement originel revient avec insistance  dans les représentations de tous ceux qui osèrent spéculer sur l'homme en l'état de nature."(Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 142) Rousseau lui aussi, à sa façon, en fera l'état naturel de l'humain, même si ce sera pour en appréhender tout autrement la valeur:"Et pour Rousseau, cette époque "barbare", c'est l'âge d'or[...], "non parce que les hommes étaient unis, mais parce qu'ils étaient séparés. chacun s'estimait le maître de tout [...] Les hommes  si l'on veut, s'attaquaient dans la rencontre, mais ils se rencontraient rarement. Partout régnait l'état de guerre, et toute la terre était en paix."" (Essai sur l'origine des langues, cité par Sahlins, ibid., p. 142)(1)
Les modes indigènes de récit du passé de l'humanité nous semblent autrement moins confus en distinguant bien le mode primitif d'existence des sociétés humaines fondé sur la réciprocité des dons de leur dégénérescence ultérieure dans la dispersion du MPD, à partir duquel seulement l'égoïsme commence à s'affirmer pour de bon. C'est typiquement le cas de la philosophie de l'histoire telle que l'intellectuel hawaïen David Malo la conçoit:"Ainsi, pour Malo, et en parfait contraste avec Hobbes, la condition humaine primitive était pacifique: les hommes vivaient tous ensemble, réunis en un seul groupe et tous nobles. Ils étaient donc non seulement liés par le sang (koko) mais savaient se faire des dons les uns aux autres. La hiérarchie est intervenue comme une différenciation de la société par le bas, lorsque certains individus poussés par un égoïsme grandissant quittèrent le groupe. Rien n'est plus différent de la communauté imaginée par Hobbes: une collectivité formée d'un ensemble d'individus à l'origine isolés et autocentrés et marquée par la différenciation d'une strate gouvernante supérieure." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 372)
Cette dissolution de la tribu primitive par les forces centrifuges du MPD crée une sorte de no man's land institutionnel où tend dès lors à prévaloir la loi du plus fort. Chez Hésiode, "l'injustice dominante constitue l'un des grands thèmes du poème. Les liens tribaux se distendaient, alors que les liens féodaux n'avaient pas encore eu le temps de se développer." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 236). Nous sommes donc au milieu d'une sorte de désert humain situé quelque part entre les décombres de la société primitive et le féodalisme primitif qui attend de naître, à partir duquel le seigneur accordera sa protection en échange d'un tribut (impôt). Le paysan vivant isolé doit désormais subir impuissant le joug implacable de princes dictant leur loi par la force de l'épée. Ce déchaînement de la prédation et de la brutalité, Hésiode le relate de façon très claire à travers La fable de l'épervier et du rossignol: "Maintenant aux rois, tout sages qu'ils sont, je conterai une histoire. Voici ce que l'épervier dit au rossignol au col tacheté, tandis qu'il l'emportait là-haut, au milieu des nues, dans ses serres ravissantes. Lui, pitoyablement, gémissait, transpercé par les serres crochues; et l'épervier, brutalement, lui dit: "Misérable, pourquoi cries-tu? Tu appartiens à bien plus fort que toi. Tu iras où je te mènerai, pour beau chanteur que tu sois, et de toi, à mon gré, je ferai mon repas ou je te rendrai la liberté. Bien fou qui résiste à plus fort que soi: il n'obtient pas la victoire et à la honte s'ajoute la souffrance." Ainsi dit l'épervier rapide, qui plane ailes déployées." (Les Travaux et les Jours, cité par Polanyi, ibid., p. 236)

Anthropologie de l'homo domesticus
En devenant prédominant le le MPD, façonne une nouvelle espèce d'être humain présentant des traits jusque là inconnus ou qui n'apparaissaient que de façon embryonnaire comme des déviations maladives. Le type anthropologique tel qu'il transparaît dans l'oeuvre d'Hésiode, présente certaines caractéristiques préfigurant celui de l'homo oeconomicus qui se développera quelques siècles plus tard dans l'Occident moderne. Le terme même d'"économie" dérive de la racine grecque "oïkos", (la maisonnée), et  de "nomos", (la règle). L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert en donne ainsi cette définition conforme à l'étymologie: "[Economie] ne signifie ordinairement que le sage et légitime gouvernement de la maison, pour le bien commun de toute la famille."  Le traité de Xénophon, L'Economique, du début du IVème siècle avant J.-C. se présente déjà ainsi; on devient un "bon "économe" si on fait attention à quelques "connaissances d'agronomie peu techniques et [on] sait dresser sa femme (sic), son régisseur et ses esclaves. Tout un programme." (C. Homs, Sortir de l'économie, n° 5, p. 32) C'est ainsi qu'on domestique les humains aussi bien que les animaux. Cependant, la grande différence empêchant l'individu de fonctionner, à ce stade là, comme un homo capitalisticus des temps modernes, est que la production du MPD est orientée vers l'autosuffisance: il s'agit avant tout pour la maisonnée de produire la plus grande part possible de ce dont elle a besoin. Autrement dit, dans cette économie, l'importation du complément manquant à l'autosuffisance  prime sur l'exportation, la production en vue de la vente. Dans le capitalisme, tout s'inversera: l'exportation primera sur l'importation; on produira d'abord pour vendre sur le marché en vue du profit. Ce qui correspond chez Marx, à l'inversion qui conduit du schéma M-A-M (Marchandise-Argent-Marchandise) au schéma capitaliste A-M-A' (Argent-Marchandise-Plus d'Argent) On passera ainsi de la logique d'une économie où la valeur d'échange (Argent) est subordonnée à la valeur d'usage à l'économie capitaliste où la valeur d'échange se soumet la valeur d'usage et devient son "condottiere", son chef (Debord, La société du spectacle, 46). Cela veut dire aussi qu' il n'existe pas encore, dans le mode de production tourné vers l'autosuffisance, de double comptabilité qui  sépare rigoureusement celle du ménage et celle de l'entreprise. Les deux sont confondus dans le MPD. C'est pourquoi il n'y a pas de terme équivalent en grec ou en latin pour désigner la  famille au sens où nous l'entendons aujourd'hui: l'oïkos, la maisonnée que dirige, le plus souvent, de façon autoritaire, le père de famille, englobe indistinctement, dans une seule et même comptabilité, aussi bien les enfants, la femme, le régisseur, les serviteurs, les esclaves ou les animaux. Autrement dit, les activités de reproduction de la famille sont encore totalement confondues avec les activités de production. Nonobstant cette immense différence, l'homo domesticus présente trois traits saillants qui marquent une rupture fondamentale par rapport à la vie primitive et fournissent un ensemble de conditions préalables nécessaires au développement ultérieur du capitalisme.

 -Une culture du travail au sens d'un tripalium, de quelque chose qui relève de la souffrance et de la pénibilité, trait qu'on retrouvera de façon particulièrement nette dans la morale judéo-chrétienne du travail. Ainsi, les choses transparaîssent chez Hésiode:"Seul l'individu, par un dur et continuel labeur, peut échapper " aux dettes et à la faim amère": quel que soit ton sort, "ton intérêt est de travailler". "Travaille [...] pour que la faim te prenne en haine [...]. La faim est partout la compagne de l'homme qui ne fait rien." Ce concept du travail est manifestement nouveau - bien loin de l'ethos homérique qui ignore, pour l'homme authentiquement libre, la contrainte au travail." (Cité par Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 238) D'où vient ce bouleversement radical de la nature du travail? A suivre Polanyi, il est lié à une révolution technique qui fait passer la société à l'âge de fer:"Si les vers d'Hésiode sont emplis d'un suprême désespoir, on le doit aux conséquences [...] de l'apparition du fer. La vie des hommes à la guerre comme au travail fut progressivement pervertie, de diverses et subtiles façons, par la diffusion d'outils et d'armes en fer [...] on ne peut comparer [ses effets] dans leurs répercussions violentes, qu'à ceux de la révolution industrielle, quelque vingt-cinq siècles plus tard (...]On a l'impression qu'une discipline entièrement nouvelle a été imposée aux travailleurs de la terre, avec la culture des céréales en dehors des zones irriguées dans lesquelles aucune charrue en soc de fer n'était nécessaire et où des récoltes multiples assuraient l'abondance. c'est le récit d'une impitoyable transformation, qui a détourné le flux naturel de la vie telle que l'avaient connue les groupes de pasteurs, les jardiniers à la houe ou les peuples semi-nomades qui cueillaient simplement leur récolte." ( ibid., pp. 232-233) Il faut ici bien préciser, et Polanyi ne manquait pas de le faire lui-même, que nous sommes, en fait, très mal renseignés sur la façon dont les choses ont pu se passer précisément. Ce qui est à peu près sûr, c'est que nous avons affaire à une de ces très rares mutations dans l'histoire de l'humanité qui a modifié en profondeur le cours de son destin. Mais, il nous manque encore les éléments de connaissance pour pouvoir en dire beaucoup plus concernant cette période de l'invention du fer, qui va, suivant les ères géographiques, de - 800 à -1100 avant J.-C. Nous ne pouvons qu'indiquer ici qu'il y aurait une piste de recherche qu'il serait probablement très important de pouvoir explorer plus à fond, pour la connaissance de l'histoire de notre espèce.
On serait tenté de faire correspondre cette grande césure au mythe biblique du péché originel qui fait passer l'humanité de son âge d'or à son âge de fer. Désormais, c'en est fini d'une terre d'abondance que l'on peut travailler sans peine:"La glèbe (terre)  fera germer pour toi carthame et chardon. A la sueur de tes narines, tu mangeras du pain." (Genèse, 3 18-19; traduction de Chouraqui; le carthame est une espèce de plante épineuse proche du chardon) En ce sens aussi, il n'est pas anodin de relever que Les Travaux et les Jours d'Hésiode débutent par deux mythes étroitement liés entre eux, censés rendre compte de façon complémentaire de la misère présente de la condition humaine, celui de Prométhée et celui des races de métal. A travers ce dernier, il apparaît clairement que Hésiode lui-même se lamentait d'appartenir à la dernière venue, la plus dégénérée, la race de fer, après qu'eurent régnées les races d'or, d'argent, celle des héros, puis de bronze:"Plût aux dieux que je ne vécusse pas au milieu de la cinquième génération! Que ne suis-je mort avant! que ne puis-je naître après! C'est l'âge de fer qui règne maintenant. Les hommes ne cesseront ni de travailler et de souffrir pendant le jour ni de se corrompre pendant la nuit; les dieux leur enverront de terribles calamités." (Hésiode, Les Travaux et les jours) Le fer était donc perçu sans équivoque comme un métal maudit, l'expression d'une corruption, la plus radicale qui soit, de l'humanité (notons encore que le parallèle que faisait Polanyi avec la Révolution industrielle du XIXème siècle mériterait un examen plus poussé; il est établi que le fer a été le métal principal exploité alors: que l'on songe simplement aux chemins de fer et au rôle moteur qu'ils ont joué dans ce grand bouleversement. La Révolution du fer au cours du néolithique et la Révolution industrielle bien plus tard sont sans aucun doute intimement liées, l'une n'étant pensable sans l'autre).
C'est encore ici le lieu de préciser la façon dont nous avions traité la question de la famine dans l'histoire humaine. S'il est vrai que l'homme blanc colonisateur des débuts de l'expansion du capitalisme moderne dans le monde a dû d'abord apprendre aux primitifs à connaître la faim, pour les mobiliser dans le régime du salariat moderne, l'origine première de cette découverte pour l'humanité se situe dans une phase antérieure qui est celle de l'émergence d'un mode de vie domestique sur les décombres de la société primitive. Cette découverte de la peur permanente de la faim tiendrait donc à deux facteurs. Primo, dans les sociétés primitives, l'individu bénéficiait toujours de leur toît protecteur le mettant à l'abri de connaître ses affres via les circuits de réciprocité et de redistribution, hors cas particulier de catastrophe naturelle qui plaçait alors tout le monde en situation de précarité: si quelqu'un meurt de faim dans ces sociétés, c'est parce que la collectivité toute entière se retrouve en situation de disette, jamais parce qu'on aurait l'idée barbare de laisser quelqu'un sur le bord de la route, pendant que les autres feraient ripaille; dans l'isolement du MPD, l'individu se retrouve livré à lui-même: sous ces nouvelles conditions, la peur de la faim peut alors devenir un souci permanent. La terre, d'autre part, n'était pas encore avare en richesse, comme elle tendra à le devenir, à partir de l'âge de fer, où il faudra la travailler péniblement, avec les instruments en fer, pour l'extraire, dans des zones pauvres en eau.
 
-Une culture de l'épargne qui consiste à amasser peu à peu ses économies que l'on retrouvera comme trait dominant et caractéristique du capitalisme du XIXème siècle qui devra inculquer aux classes populaires les valeurs bourgeoises et puritaines de la sobriété et de l'épargne. Hésiode dit ainsi que "si tu amasses peu sur peu et fais cela souvent, ce peu-là pourra devenir beaucoup." (Cité par Polanyi, ibid., p. 241) On ne peut imaginer contraste plus saisissant avec le mode de circulation des richesses dans la société primitive où il est interdit de l'accumuler pour soi et où la générosité est élevée au rang de vertu cardinale. La logique d'accumulation est totalement étrangère à la société primitive, à tel point, que, par exemple,"dans l'ancien royaume de Sine, on considérait comme subversif l'enrichissement d'un seul homme. On mettait alors tout en oeuvre pour le mettre au pas: le roi organisait son pillage ou s'invitait avec sa cour pour vivre au dépens du contrevenant jusqu'à ce qu'il soit sur la paille!" (A.-C. Robert, L'Afrique au secours de l'Occident, p. 154). Comme le formule Polanyi, ce qu'énonce Hésiode traduit, là encore, un bouleversement radical de la vie humaine:" Dans l'histoire économique, il est rare qu'un changement aussi important ait été exprimé en termes plus clairs." (ibid., .241) L'avarice, le fait d'être "économe", de dépenser le moins possible, d'économiser "peu sur peu", pour finir par amasser beaucoup, tend désormais à être érigée au rang de vertu cardinale, aux antipodes de la mentalité primitive. C'est ce sens que l'on retrouve bien plus tard dans la France de la fin du XVIIème siècle:"Quelquefois on couvre l'avarice du nom honneste d'oeconomie." (A. Furetière, 1690, cité par C. Homs, Sortir de l''économie, n°5, p. 26)

-Enfin, un repli sur la sphère privée d'existence qui s'accompagne d'une répulsion pour la vie sociale et politique; l'individu d'Hésiode est un zoon apolitikon, un animal apolitique qui se détourne de la vie publique pour se consacrer en priorité à l'administration de son chez soi. Il est en contraste complet avec la figure du primitif aussi bien que du citoyen athénien de l'époque passionnément engagé dans la vie publique:"dans Les Travaux et les Jours, il met en garde l'homme laborieux afin qu'il évite l'agora, où règne la stérile politique." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 240) Ou encore, "Hésiode met en garde son frère, afin qu'il évite le forgeron, chez qui se rassemblent les hommes. quant à l'assemblée publique (l'agora), il faut toujours l'éviter..." (ibid., p. 240) La forge qui sera encore au XIXème siècle, en France, ce "lavoir des hommes", comme l'appelait l'historien L. Fevbre, c'est-à-dire, le lieu privilégié de socialisation dans la communauté villageoise masculine comme elle l'était déjà dans les temps antiques au même titre que la place du marché en Grèce (agora).

Du parent au voisin
Dans ce nouveau mode d'existence, la figure du voisin supplante celle du parent. Dans la société primitive, comme nous l'avons vu,"la parenté est la charpente de tout le système social." (Sahlins, Raison utilitaire, raison culturelle, p. 18) Ce n'est sûrement pas accidentel que "la "parenté" [kinship] et la "bienveillance" [kindness], selon E.B. Tylor, ont une racine linguistique commune qui renvoie clairement à l'un des piliers de la vie sociale." (Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 51) C'est donc toute la structure sociale qui se trouve chamboulée quand nous rentrons dans l'univers dispersée du voisinage que nous décrit Hésiode:"L'histoire sociale grecque de l'époque homérique jusqu'au début du Vème siècle av. J.-C. est essentiellement l'histoire du remplacement de la parenté par le voisin et le citoyen villageois [...] La sécurité personnelle dépend désormais du voisin, non de la protection mutuelle qu'offre le clan." (ibid., p. 234). La chose la plus importante dans la vie devient celle d'avoir un bon voisinage:"Un mauvais voisin est une calamité, comme un bon voisin un vrai trésor." (Hésiode, Les Travaux et les Jours cité par Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 234) Malgré cela, le voisin reste toujours, à des degrés divers, un étranger, quelqu'un sur lequel on n'est jamais entièrement sûr de pouvoir compter. Les liens tribaux fraternels de confiance mutuelle subissent une considérable érosion:"Le nouvel individualisme dérègle les liens de parenté les plus étroits: il ne faut jamais faire confiance à quiconque." (ibid., p. 235) L'échange tend désormais à se substituer aux rapports de réciprocité en vue d'apporter le complément nécessaire à un mode de vie qui tend vers l'autarcie. Les rapports de voisinage sont emprunts d'une rationalité calculatrice et intéressé typique de ce nouveau type anthropologique:"Mesure exactement ce que tu empruntes à ton voisin, et rends-le-lui exactement, à mesure égale et plus large encore, si tu peux, afin qu'en cas de besoin tu sois assuré de son aide." (Hésiode, Les Travaux et les Jours, cité par Polanyi, ibid., p. 237) Comme le relève Polanyi, en commentant ce passage, il faut noter "l'accent mis sur la stricte nécessité de rendre entièrement un don: cela contraste avec la réciprocité tribale, où toute équivalence précise est absente." (ibid., p. 237) En même temps, et c'est assez contradictoire, Hésiode précise bien qu'il faut, dans la mesure du possible, essayer de rendre un peu plus au voisin que ce qu'il a donné, de façon qu'il reste notre obligé, le jour où l'on pourrait avoir besoin de lui. Tout se passe dans Les Travaux et les Jours comme si Hésiode cherchait désespérément à refonder les liens de réciprocité sur la base sociale du voisinage:"C'est en vain que Les Travaux et les jours tentent de fonder la réciprocité sur le voisinage." (ibid., p. 237)  On songe ici à ce dicton bien connu, souvent rabâché dans nos sociétés, dont la valeur est pourtant tout ce qu'il y a de plus suspecte, pour peu qu'on ait intégré la nature du don sur lequel est fondé toute véritable amitié:"Les bons comptes font les bons amis". Le hic, c'est que les vrais amis ne sont pas censés compter ce qu'ils se doivent...

Du M.P.D. vers la société de marché
On bascule du MPD (Mode de Production Domestique) vers la société moderne de marché à partir du stade où se généralise une situation où la production de la maisonnée est destinée d'abord à la vente sur le marché en vue d'en tirer un profit et a cessé d'être orientée vers l'autosuffisance. On en trouve déjà des traces dans le monde grec de l'antiquité à partir du IVème siècle avant J.-C., par exemple chez Xénophon. Dans son traité , L'Economique, il rompt radicalement avec une production tournée vers l'autosuffisance. Il ne faut pas produire ce dont on a besoin mais ce qui pousse le mieux:"Il défend l'idée qu'il faut cultiver ce qui pousse le mieux en vendant et en achetant et ne pas se préoccuper du reste que l'on peut obtenir soi-même. On ne peut pas faire moins autarcique." (C. Homs, Sortir de l'économie, n° 5, p. 41) Autrement dit, on voit ici apparaître une production dans laquelle la valeur d'échange (l'argent) commence à se soumettre la valeur d'usage (les besoins humains qui commandent la production). Mais, ce que l'on rencontrait à l'état embryonnaire dans l'antiquité et qu'Aristote condamnait fermement,  la production en vue de la vente et du profit, comme étant contre nature, et faisant céder au péril mortel de l'hubris, la démesure ou l'illimitation (les besoins sont limités, les perspectives de profit, elles, sont sans limite), autrement dit, en terme moderne, le capitalisme, devient la norme générale de l'intégration économique avec le monde moderne. Cette hubris s'exprime par le fait que ce nouveau mode de production "remplace [la nécessité économique qui a été la base immuable des sociétés anciennes] par la nécessité du développement économique infini [qui] ne peut que remplacer la satisfaction des premiers besoins humains sommairement reconnus, par une fabrication ininterrompue de pseudo-besoins..." (Debord, La société du spectacle, 51) Cette "victoire de l'économie autonome" qui prétend désormais soumettre la société à ses lois nous conduit à cette figure inédite dans l'histoire humaine que constituent nos sociétés modernes de marché fondées sur le principe prioritaire de l'échange. Croître ou mourir deviendra alors la loi d'airain de ces nouvelles sociétés, les nôtres...




(1) Il faut cependant faire justice à Rousseau (aussi bien qu'à Hobbes d'ailleurs) du fait qu'il n'a pas prétendu à la réalité historique en décrivant la vie des êtres humains à l'état de nature. Ce concept n'avait pour lui qu'une valeur opératoire, celle de permettre de mieux éclairer et faire ressortir l'essence du phénomène de la vie en société:"(...) les recherches, dans lesquelles nous pouvons nous engager dans cette occasion, ne doivent pas être prises pour des vérités historiques, mais simplement comme des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus aptes à illustrer la nature des choses, que pour montrer leur véritable origine." ( Rousseau, Discours sur l'origine et le fondement de l'inégalité entre les hommes) Il n'en reste pas moins que la vulgarisation qui a été faite de la pensée de ces fondateurs de la modernité philosophique a très largement occulté cette dimension purement opératoire du concept d'état de nature pour en faire une réalité historique censée se rapporter aux premiers temps de l'humanité. Il est vrai qu'en les lisant sans trop de précaution la confusion était très facile à faire, d'autant mieux qu'elle allait tout à fait dans le sens du nouveau type anthropologique entrain de se répandre en Occident, celui de l'égoïste calculateur occupé à maximiser son profit.

















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