mardi 8 avril 2014

2b) Autour de l'hypothèse d'un revenu inconditionnel: tentative pour exorciser le marteau de l'économie

Le but du jeu ici, comme nous l'avions indiqué à la fin de la partie précédente, est de déblayer le terrain pour rendre envisageable l'institution d'un revenu inconditionnel qui mette à l'abri de leur captation marchande ces activités de mise en commun des ressources abondantes de la connaissance à l'ère de l'informatique. Il sera difficile de  sortir des impasses du capitalisme cognitif sans repenser  la façon dont doivent s'organiser les principes d'intégration économique dans ce nouveau contexte. Ce qui ressort de notre exposé jusque là, c'est que  le principe dominant de l'échange marchand devient caduque (dépassé) dans un tel contexte. Rendre concevable  une alternative suppose comme préalable de se sortir le marteau de l'économie de la tête pour repenser la question  des stimulants de l'activité humaine en dehors de l'argent.

Nous devons, ici, à nouveau mobiliser les trésors acquis de la recherche en anthropologie pour apprendre à relativiser  l'imaginaire de l'homo oeconomicus. Le profit, l'idée d'un travail en vue de gagner de l'argent, en dehors des sociétés modernes de marché, n'a joué, en règle générale, qu'un rôle marginal comme stimulant de l'effort dans l'histoire humaine. Et pourtant, dans le cadre de la société de marché, il est devenu problématique d'imaginer autre chose au-delà de l'horizon rétréci de la peur de la faim et de l'espoir du gain, ce qui peut expliquer, en partie, le triste épuisement de l'imagination humaine en matière de création sociale et politique:"Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que son imagination sociale montre des signes de grande fatigue." (Polanyi, Essais, p. 515) On peut prendre comme cas typique de cet imaginaire tristement rétréci le cas du géant texan de l'énergie Enron dont le président J. Skilling avait eu l'idée de hiérarchiser ses employés sur une échelle allant de 1 à 5, baptisée Rank & Yank, allant des meilleurs (rang 1) aux plus nuls (rang 5), ces derniers ayant alors intérêt à tout faire pour remonter l'échelle sous peine de licenciement. L'organisation managériale qui en découlait reposait toute entière sur cette idée qu'il n'y a que la cupidité et la peur comme ressorts des conduites humaines:"Conviction qui tourna, évidemment, à la prophétie autoréalisatrice. Les personnels ne demandaient pas mieux que de s'acharner contre leurs collègues pour survivre dans le milieu Enron, ce qui aboutit à une atmosphère d'entreprise marquée par une malhonnêteté effarante en interne et par une exploitation impitoyable en externe. Et, en définitive, à l'implosion d'Enron en 2001." (F. de Waal, L'âge de l'empathie, p. 64)
C'est une première chose à rectifier sérieusement: l'appât du gain et la peur de la faim ne deviennent  des facteurs dominants que dans un cadre social et historique déterminé qui est celui du capitalisme moderne. Prenons le cas de la faim: c'est typiquement l'illustration de la façon dont le marteau de l'économie fonctionne dans la tête des gens, de nos jours, qui les amène à projeter sur le passé de l'humanité des motivations qui lui ont été profondément étrangères. Contrairement au préjugé archi dominant, la peur de la faim n'a pu être que de façon exceptionnelle un stimulant du travail dans les sociétés primitives et archaïques. La raison élémentaire est d'ordre institutionnel; dans ces sociétés, le fait est que, "le système productif ou économique est généralement organisé de telle sorte que la faim ne constitue pas la motivation qui fait participer l'individu à la production. Sa part dans les ressources communes de nourriture lui est assurée indépendamment de son rôle dans les efforts productifs de la communauté." (Polanyi, Essais, p. 524) Autrement dit, dans le cadre de ces sociétés, il existait toujours des formes ou d'autres  de protection sociale qui faisaient que les moyens de subsistance étaient déconnectés de l'activité productrice; la société constituait toujours un toit protecteur qui  mettait ses membres à l'abri de connaître, hors catastrophe exceptionnelle, le fléau de la faim. C'est ce qui justifie l'idée qu'un revenu inconditionnel n'est rien de nouveau au fond: il a toujours existé des formes de revenu, en nature le plus souvent (non monétarisé), déconnecté du travail. La peur de la faim en tant que stimulant de l'activité productrice est une découverte tardive dans l'histoire humaine. Elle passe par deux étapes. La première, comme nous l'avons vu, résulte de la dispersion de la société primitive suivant les forces centrifuges du M.D.P. (Mode de Production Domestique; cf. Prédominance de l'administration domestique, l'anthropologie de l'homo domesticus) La deuxième étape est celle qu'inaugurent  les sociétés modernes de marché qui prétendent pouvoir intégrer  en leur sein le travail comme une simple marchandise; elle définit un cadre institutionnel historiquement déterminé qui est celui de la généralisation du salariat au XIXème siècle, celui d'une économie de marché dans laquelle la location de sa force de travail devient l'unique moyen d'assurer sa subsistance. La faim est, en soi, un phénomène purement biologique qui ne suffit pas à devenir un déterminant de la conduite sociale d'un individu sans un contexte institutionnel déterminé:"De toute évidence, si nous ne nous nourrissons pas, nous périrons de façon aussi certaine que si nous sommes écrasés par la chute d'un rocher. Mais les affres de la faim n'engendrent pas systématiquement une incitation à produire [...] Pour l'homme, cet animal politique, tout émane de conditions sociales et non pas naturelles. C'est simplement l'organisation de la production dans une économie de marché qui a conduit au XIXème siècle, à concevoir la faim et le gain comme "économiques"." (Polanyi, Essais, pp. 508-509) C'est-à-dire comme les stimulants principaux du travail. Cela revient à dire que le comportement humain et sa psychologie  ne sont pas d'abord déterminés par une hypothétique nature humaine qui serait partout et toujours la même mais par des facteurs institutionnels qui sont une création de la société et qui peuvent, en ce sens, être transformés pour inciter d'autres comportements et traits psychologiques: "choisissez une motivation, celle qui vous plaira, et organisez la production de telle sorte que cette motivation devienne l'incitation à produire pour l'individu [...] Choisissez une motivation religieuse, politique, ou esthétique, choisissez la fierté, le préjugé, l'amour, voire l'envie: l'homme vous paraîtra alors essentiellement religieux, politique, esthète, fier, plein de préjugés, pétri d'amour ou d'envie. Ses autres motivations, au contraire, paraîtrons lointaines et confuses..." (ibid., p. 512)
Le concept clé est donc celui d'institution. Une institution peut être caractérisée par trois traits fondamentaux. Primo, elle est ce qui est instituée, ce qui veut dire, qu'elle est une création de l'artifice humain par distinction avec ce qui relève de la nature. Dans cette mesure, elle peut être débattue, mise en question, transformée; ce que l'être humain institue, il peut aussi le défaire ou le modifier; autrement dit, n'importe quelles institution est ouverte à la critique et au débat politique (du moins dans une société qui prétend relever du mouvement démocratique moderne):"Tout ce qui a été historiquement institué est politiquement réformable, comme le disait M. Foucault." (cité par S. Juan dans La transition écologique, p. 9). Le deuxième trait  s'accorde difficilement avec le premier; une société ne pourrait pas se reproduire en  mettant perpétuellement en question ses institutions; elles doivent assurer une certaine stabilité et permanence à l'activité sociale des hommes par delà les générations. Ces deux traits entretiennent donc des liens problématiques et conflictuelles; toute volonté de transformer les institutions se heurtera nécessairement à des pesanteurs et à des forces d'inertie qui refusent le changement. D'où le troisième trait: cette stabilité et cette permanence se trouvent garanties par le fait qu' une institution a pour vocation à inciter, encourager, généraliser,  et désinciter, décourager, marginaliser certains types de comportement et de traits psychologiques.  Ainsi, ce qui est au fond de tout  débat politique sérieux est de de savoir si les institutions de notre société nous conviennent ou non, de déterminer  la  nature de celles que  que nous voulons; ces questions supposent, pour être débattues, de se mettre  au clair sur les types de comportement et de psychologie de l'être humain que nous souhaitons voir encourager et ceux que nous préférerions décourager.
Si nous intégrons ces données élémentaires  qui révèlent l'importance décisive du facteur institutionnel, on peut envisager, dans le contexte d'une nouvelle économie de la connaissance basée sur l'abondance, de "plaider pour des mécanismes alternatifs d’incitation à la création, et tout d’abord ceux tout à la fois non marchands et non monétaires, comme ceux à l’oeuvre dans le cas des logiciels libres ou de la création publiée en libre accès sur le web. La reconnaissance symbolique du travail accompli, l’accomplissement de soi ou la motivation politique ou esthétique sont de puissants moteurs." (Latrive, Du bon usage de la piraterie, p. 60) Nous aimerions croire que la richesse d'une société peut se mesurer à la multiplicité des incitations à travailler qu'elle peut favoriser, et que, dans cette perspective, toute tentative de réduction unilatérale à un  stimulant unique, constitue un dramatique appauvrissement:"Il serait plus juste de dire que les institutions humaines fondamentales exècrent l'unicité des motivations." (Polanyi, Essais, p. 514).  On peut partir de ce principe qui nous oriente vers la direction à suivre: transformer le cadre institutionnel de telle sorte qu'il favorise la multiplicité des motivations ayant poussé les êtres humains, tout au long de leur histoire, à produire, soit, suivant les acquis de la connaissance anthropologique, la réciprocité, la rivalité, la passion pour ce que l'on fait, la renommée sociale, et, éventuellement, laisser une place à l'espoir du gain. Mais, ce dernier doit être fortement relativisé si l'on doit affronter avec des modes de pensée appropriés le défi que lance cette nouvelle ère des machines.  Par exemple, qu'est-ce qui motivent les informaticiens du mouvement du logiciel libre à partager gratuitement  les résultats de leur recherche plutôt que d'en faire commerce et d'en retirer un gain? Les enquêtes à ce sujet révèlent une multiplicité de stimulants qui peuvent inclure, dans certains cas, la motivation du gain économique:"Les motifs sont aussi divers que les programmeurs eux-mêmes et vont de l’amour du prochain, jusqu’au désir de reconnaissance, ou à l’espoir d’être acheté par une entreprise de pointe telle que Google ou IBM pour y gagner beaucoup d’argent. Car ces firmes payent leurs employés pour écrire des logiciels libres, tout à fait dans le but de faire des affaires." ( Spielkamp, Qui ne mange pas, ne peut penser) Reprenons les acquis de la connaissance anthropologique en ce domaine pour imaginer des institutions qui favorisent cette multiplicité d'incitations. C'est ici que la proposition d'un revenu inconditionnel acquiert sa substance.
-La passion pour ce que l'on fait. La perspective du gain économique était totalement étrangère à quelqu'un comme Stallman, l'inventeur du logiciel libre, sans quoi l'idée géniale du copyleft qu'il a eu n'aurait même pas pu l'effleurer un instant: "Lorsqu’on demande à Richard Stallman de quoi les programmeurs de logiciel libre doivent vivre, il répond habituellement qu’ils peuvent proposer des prestations de service et que, par ailleurs, on arrive à vivre avec très peu d’argent, et lui-même en est le meilleur exemple". (ibid.) L'institution d'un revenu inconditionnel peut soutenir une motivation fondamentalement non économique et permettre d'en tirer tout le potentiel créatif  en garantissant à l'individu d'être à l'abri des affres de la faim et lui permettre de se consacrer entièrement à sa passion.
-L'incitation à travailler par la réciprocité. Dans une sphère de la culture et de la connaissance obéissant à la loi des rendements croissants, où la production se nourrit continuellement de  l'influence de tous sur tous, la forme d'intégration économique qui relève du principe de réciprocité parait naturellement s'imposer. On peut imaginer, sur la base de ce principe, un financement mutualisé qui renouvelle les formes primitives d'organisation sociale à base de dons- contre dons. Tel est du moins le principe intégrateur qui nous semble le plus cohérent dans le contexte d'une communauté de production de connaissance: "On parle parfois d’économie du don, sur le modèle des tribus étudiées par Marcel Mauss, qui pratiquaient sur une grande échelle le don, tout en sachant qu’elles bénéficieraient tôt ou tard d’un contre don. Le créateur de logiciel ou le webmestre animant un site sur Stendhal peuvent donner, car ils bénéficient en retour du don de tous les autres." (Latrive, Du bon usage de la piraterie, p. 60)
Les motivations altruistes qui relèvent de l’amour du prochain, qui poussent à donner ne sont pas si idéalistes qu'elles en ont l'air. Ici aussi, nous sommes trop souvent victimes de la colonisation de notre imaginaire par les motivations égoïstes de l'homo oeconomicus. Si nous sommes incités à donner, c'est, comme le disait Fromm, parce que"donner est source de plus de joie que recevoir". (Fromm, L'art d'aimer, p. 40) Celui qui ne sait accéder à ses formes supérieures du don aura toujours un manque essentiel l'empêchant d'accéder à la plénitude de la vie. Il est d'ailleurs cocasse de remarquer, à ce sujet, que le "prix Nobel" d'économie,  J. Stieglitz,  dans un article publié  dans le Gardian de décembre 2002, relevait  que "l’économie expérimentale est arrivée à des conclusions assez amusantes dans ses études sur l’altruisme et l’égoïsme. Il apparaît que les personnes volontaires pour ces expériences ne sont pas aussi égoïstes que les économistes le prédisaient théoriquement, à l’exception d’un groupe, celui des économistes eux-mêmes."
-La rivalité ( ce que les grecs appelaient l'agôn) et  la renommée sociale. Ce type d'incitations oblige à reconceptualiser la notion de rareté dans un sens qui ne relève pas de l'économie matérielle, comme on l'entendait dans le monde grec de l'antiquité, et, de façon beaucoup plus générale, dans toutes les formes de vie sociale héritées de l'âge primitif. Les biens les plus désirables et les plus rares ne relevaient pas alors de l'économie matérielle mais de ce qu'on appelait, chez les grecs, les "agatha", c'est-à-dire les plus grands honneurs et les plus hautes distinctions que la cité pouvait accorder à un citoyen. Il ne s'agit pas ici de rareté au sens matériel du terme: au sens où, par exemple, en consommant un baril de pétrole, j'en épuise les réserves pour les autres. Le fait de jouir d'"agatha" n'en diminuent pas les ressources qui sont inépuisables, même si elles doivent rester rares pour conserver leur valeur. Les Prix Nobel sont de cet ordre. C'est dans ce sens que le facteur rareté avait une place dans l'organisation sociale de ces temps anciens, ce qui les rend profondément étrangères à l'imaginaire de l'homo oeconomicus des temps modernes:"Pour ce dernier la rareté reflète soit la parcimonie de la nature (il faut économiser), soit le poids du labeur qu'entraîne la production (il faut s'économiser). Mais aucune de ces deux raisons ne justifient la rareté des plus grands honneurs et des plus riches distinctions [...] La rareté découle alors d'un ordre non économique des choses." (Polanyi, Essais, p. 91) Voilà qui nous amène à repenser ce que peut être une société d'abondance d'une toute autre façon que ce que nous avons l'habitude d' entendre par là.

Qu'est-ce qu'une société d'abondance?
Commençons par bien distinguer, dans la sphère de l'univers matériel,  deux sens tout à fait différents de la rareté qui sont, en règle générale, confondus dans le discours des économistes. Un sens naturel, valable universellement,  pour toutes les sociétés, et qui tient  aux caractères  intrinsèquement rivaux et non cumulables de certaines ressources naturelles (il faut les économiser) et à la quantité limitée de force de travail que l'être humain peut dépenser (il faut s'économiser). Mais, la rareté peut en outre avoir un sens culturel institutionnel; elle peut découler d'une organisation économique qui créée artificiellement de la rareté. En ce dernier sens, l'économie matérielle de la rareté ne s'applique qu'à une société de marché:"Dans la société de marché, à la signification générale de la rareté  s'ajoute une nouvelle signification, qui est inhérente à la spécificité des institutions. La rareté ne se présente plus seulement, ici, dans son aspect  généralement humain, mais aussi dans son aspect institutionnel." ( Cangiani et Maucourant, Préface à, Polanyi, Essais, p. 37) Prenons, par exemple, la façon dont Aristote considère l'économie:" [Il] ne voyait pas de place pour le facteur rareté dans l'économie humaine." (Polanyi, Essais, p. 95) Il y a deux raisons à cela:"Aristote attribue la conception erronée [...] d'une rareté générale des biens, à deux états de choses..." (ibid., p. 95) Nous en ajouterons encore  un troisième.
-premièrement, la rareté est générée à partir du moment où les ressources vitales, comme la nourriture, sont  intégrées dans le circuit d'un  marché réglé par le mécanisme offre-demande-prix. Elles ne sont alors plus accessibles que pour celui qui dispose de l'argent suffisant. Ce qui peut manquer, dans un tel contexte institutionnel, c'est la valeur d'échange, l'argent, pour se procurer les valeurs d'usage, les biens nécessaires à la satisfaction des besoins humains; nous en sommes bien là aujourd'hui: la pénurie et la misère dans le monde ne découle pas du manque objectif de valeurs d'usage, par exemple, de produits alimentaires, mais de valeur d'échange pour se les procurer (voir les chiffres de la F.A.O. à ce sujet à 11' 10 " ici pour les sources: l'agriculture mondiale aurait de quoi nourrir 12 milliards de gens. L'argument productiviste, écologiquement catastrophique, de la poursuite de la croissance pour lutter contre la faim n'est sûrement pas la solution mais une partie intégrante du problème, ne serait-ce que pour des raisons de soutenabilité écologique) Les gens mourraient de faim en Afrique ces derniers temps par faute d'argent non loin de silos remplis de grains. Donner ces biens alimentaires ne ferait que déréguler le marché et par répercussion aurait des répercussions néfastes sur  l'ensemble des sociétés qui en dépendent.
D'autre part, dans le cadre institutionnel du marché régi par le mécanisme offre-demande-prix, un agent économique sera incité à augmenter le prix de son offre en organisant sa rareté:"Voilà donc la situation générale: l'abondance des produits de toute sorte est plus redoutée que désirée et il y a tendance à les raréfier, afin de les vendre plus cher." (Pouget, Ecrits syndicalistes, p. 129). C'est ce qui s'est passé maintes fois, par exemple, au moment de la Révolution française et qui avait conduit la  Convention à voter la loi du maximum général en 1793. Elle fixait pour le prix  des produits de première nécessité un maximum à ne pas dépasser sous peine de mort. Elle était censée lutter contre les accapareurs qui les stockaient pour en faire grimper le prix. C'est ce qui se reproduisit en 1870 dans le contexte de la guerre contre la Prusse ( voir, Guillemin, La Commune part. 3, à 1'50) C'est encore cette forme de rareté qu'ont à subir, de nos jours, parmi tant d'autres, des femmes du Burkina Faso, en Afrique, qui leur rend difficile l'accès aux amandes à partir desquelles elles fabriquent le beurre de karité:"les commerçants stockent, souvent dans de mauvaises conditions, en attendant une hausse du prix des amandes."  (Magalie Saussey dans Femmes économie et développement, p. 121) C'est ce type de rareté qui est la conséquence d'institutions, que génère une économie de marché généralisée et non plus simplement une donnée naturelle contre laquelle on ne pourrait rien. Les mécanismes de marché organisent artificiellement la rareté pour valoriser les marchandises. Dans ce cadre institutionnel, l'abondance se transforme  paradoxalement en malédiction pour le producteurDans son essai  Kou l'Ahuri La misère dans l'abondance, au moment de la grande crise des années 1930, J. Duboin relate ainsi le cas d'un paysan qui se lamente de sa surproduction de blé au milieu d'une France gagnée par la misère:"Si j'ai trop de blé il ne va pas se vendre et moi je n'aurai rien donc il faut détruire du blé pour que j'ai de l'argent." Duboin en tirait cette conclusion: "Au prix d'efforts surhumains, les hommes ont obligé l'énergie qui dort dans la nature à faire naître l'abondance et ils n'ont rien eu de plus pressé que de lui déclarer la guerre afin de ressusciter cette bienfaisante rareté qui permet de gagner de l'argent." C'est ce qui explique ce genre de paradoxe qui, pour Ricardo (1772-1823), un des fondateurs du libéralisme économique,  était destiné à prendre toujours plus d'ampleur avec le développement de l'économie de marché: "plus une société progresse, et plus il sera difficile de se procurer de la nourriture…" (cité par Polanyi, La grande transformation, p. 185) Et on peut donner une dernière illustration de ce mécanisme institutionnel d'incitation à générer artificiellement de la rareté qui nous ramènera à la société Enron, lors de la grande panne d'électricité qui affecta la Californie en 2000. Il s'est avéré que c'était elle qui était derrière cette panne et "qui avait conçu des méthodes innovantes pour tricher avec le marché et créer des pénuries artificielles afin de faire flamber les prix." (F. de Waal, L'âge de l'empathie, p. 63)
C'est cette rareté artificielle que Leontieff  voyait porté à son paroxysme à l'ère de la robotisation et de l'informatisation de la production qui élimine le travail humain:"Quand la création de richesses ne dépendra plus du travail des hommes, ceux-ci mourront de faim aux portes du Paradis à moins de répondre par une nouvelle politique du revenu à la nouvelle situation technique." (cité par Gorz, Misère du présent richesse du possible, pp. 146-147) Cette "nouvelle politique du revenu" conduit au concept d'un revenu inconditionnel déconnecté du travail. Le Paradis de l'abondance de la production industrielle s'accompagne d'une raréfaction  croissante des moyens financiers pour y accéder par l'élimination du travail humain dans la production.

-Deuxièmement, ce qui fait de la rareté quelque chose d'artificielle qui ne doit rien à la nature tient à un ensemble de besoins socialement définis; en terme moderne, on dira qu'elle découle de la demande. Préférer s'acheter un écran plat plutôt que de la nourriture, c'est une certaine façon de gérer la rareté:"C'est alors que la "rareté" acquiert une nouvelle signification, propre au contexte institutionnel: l'argent est "rare" en soi et exige par définition un choix entre des usages possibles."Une situation de rareté ne peut apparaître, dans cette perspective, que dans le cas d'un développement illimité des besoins humains propre aux sociétés de consommation modernes. Aristote, ici aussi,  ne voyait pas de place pour le facteur rareté dans l'économie car il "rejette avec mépris l'idée de besoins humains illimités."  (Polanyi, Essais, pp. 561-562) Cette illimitation  ne se développe que dans une société qui fait de l'appât du gain le mobile dominant des conduites humaines; dans ce cas, l'offre doit constamment stimuler la demande (par ces trois biais que sont la publicité, le crédit et l'obsolescence programmée) pour que se réalise la valeur marchande de la production et multiplier ainsi à l'infini ce qu'Epicure appelait les désirs vains.
C'est à partir de là que l'on peut comprendre la thèse de l'anthropologue américain Sahlins qui prend à  rebrousse poil la mythologie occidentale assimilant l'âge de pierre des sociétés primitives à un état primordial de misère et de pénurie. Au contraire, Sahlins soutient que les seules sociétés d'abondance que l'humanité ait connu jusqu'à présent sont les sociétés primitives de l'âge de pierre conformément au titre de son ouvrage, Age de pierre, âge d'abondance: la circulation des richesses ignore complètement les mécanismes de marché offre-demande-prix mais se fait par "l'échange de tout entre tous". D'autre part, la limitation des besoins fait que les ressources de l'environnement comme la force de travail sont systématiquement sous exploitées: d' immenses troupeaux de bisons pour des besoins limités en bisons par exemple. Dans ce contexte," il n'y pas de place pour le facteur rareté dans l'économie humaine". La thèse de Sahlins mériterait cependant d'être nuancée; elle offre une version certainement trop idyllique des conditions primitives d'existence; la vérité doit se situer quelque part à mi chemin entre les versions habituellement misérabilistes de cet âge et le havre d'abondance qu'en fait l'anthropologue américain. En réalité, toute la difficulté de parvenir à une certitude définitive touchant ces sociétés tient au fait que l'on a commencé à les étudier sérieusement qu'alors que leurs conditions d'existence avaient déjà été profondément transformées, le plus souvent en mal, sous l'effet de ce que l'on appelle de façon très discutable "la civilisation". Comme le relevait Malinowski dès la première moitié du XXème siècle:"L'ethnologie se trouve dans une situation à la fois ridicule et déplorable, pour ne pas dire tragique, car à l'heure même où elle commence à s'organiser, à forger ses propres outils, et à être en état d'accomplir la tâche qui est la sienne, voilà que le matériau sur lequel porte son étude disparaît avec une rapidité désespérante." (cité par Sahlins, A la découverte du vrai sauvage, p. 333)

-Troisièmement, le dernier facteur qui explique que la notion de rareté, au sens où l'entend l'économisme moderne, n'a aucune place dans ces sociétés tient à une toute autre détermination de la richesse qu'ignore une comptabilité de type capitaliste. Dans les sociétés où prévalent encore les formes d'intégration économique fondées sur la réciprocité, "est pauvre celui qui est isolé, qui n'a pas de parents ou d'amis sur qui compter; celui qui ne s'insère pas dans une communauté humaine, qui ne peut compter sur aucun soutien social." (A.C Robert, L'Afrique au secours de l'Occident, p. 152) L'abondance et la rareté sont  d'abord pensées en terme de liens sociaux et non pas de richesse économique chose que l'anthropologue Malinowski avait déjà relevé en son temps:"(Il) fait remarquer que, chez les Trobriandais, la richesse ne se mesure pas à la valeur marchande des biens thésaurisés, à la somme de capital accumulé, mais au nombre ainsi qu'à la qualité des partenaires auxquels un individu, voire un groupe tout entier, est associé." (Richir, Donner, recevoir, rendre, p. 182) C'est pourquoi le statut de célibataire est le pire qui soit dans ces sociétés`car il ne permet de s'insérer dans aucun réseau d'alliances par la parenté:"Tous les ethnologues de terrain s'entendent à le dire: au sein d'une société primitive, il n'est pire condition que celle du célibataire." (ibid., p. 314) S'il faut se marier alors il faut le faire en dehors de sa famille pour étendre son réseau de relations sociales; ainsi se trouve réprimandé chez les Arapesh (Nouvelle-Guinée) ce garçon qui voulait se marier avec sa soeur:"Quoi donc? Tu voudrais épouser ta soeur? Mais qu'est-ce qui te prend? Ne veux-tu pas avoir de beaux-frères? Ne comprends-tu donc pas qui si tu épouses la soeur d'un autre homme et q'un autre homme épouse ta soeur, tu auras au moins deux beaux-frères, tandis que si tu épouses ta soeur tu n'en auras pas du tout? Et avec qui iras-tu chasser? Avec qui feras-tu les plantations? Qui auras-tu à visiter?" (M. Mead cité par Richir, ibid., p. 121) Si on suit ce concept indigène de la richesse, les sociétés qui auraient besoin qu'on les aide dans leur lutte contre la pauvreté seraient plutôt les sociétés occidentales atomisées dans lesquelles le lien social gravement atteint demande à être restauré, conformément au titre  du livre d' A. C. Robert, L'Afrique au secours de l'Occident, prenant à rebrousse-poil les clichés dominants issus du complexe de supériorité de la civilisation occidentale...







3 commentaires:

  1. Comme vous, j'ai longtemps fait l'opposition entre économie de marché et connaissance ("exception culturelle" qui était revendiquée par la France lors des discussions à l'OMC à l'orée de la Mondialisation), et longtemps adhéré à la position d'Ernest Renan qui détournait le "Noli me Tangere" ("ne me touche pas") de Marie-Madeleine en cri de guerre de l'intellectuel face à la médiocratie (anagramme si proche de"démocratie").
    Mais la réalité anthropologique est autre que les seules oppositions de surface ou rivalités que semble souligner l'époque moderne entre connaissance et économie. A l'échelle de l'évolution humaine, le développement économique a progressivement libéré le temps libre de/pour la connaissance, et fourni les conditions matérielles de son expansion. Ainsi, dès la tripartition dumézilienne des sociétés indo-européennes qui confère la fonction de connaissance à l'oratores (au clerc), existe une partition des tâches qui écarte une frange de la population des rôles de productions (laboratores) et de sécurité (bellatores). Une organisation économique sans cesse plus performante dégage les hommes de la nécessité, puis du travail, son avatar. Une analyse socio-économique globale du développement de nos sociétés fait aussi apparaître que ce les sociétés les plus riches ont dégagé le plus de temps libre individuel pour la connaissance, la culture (même si chacun est libre d'utiliser ce temps libre à des activités particulièrement niaises, purement ludiques ou sportives), pour la transmission de la connaissance (un des systèmes scolaires les plus aboutis (bien meilleur que celui de la France) est celui de la Finlande, pays sans ressources notables et pourtant un des plus riches du monde). Car la connaissance et même la culture sont "réinvesties" (me pardonnerez-vous ce mot ?) dans l'économie pour parvenir à une meilleure organisation, et pour l'épanouissement des individus qui composent une société, la rendant ainsi plus harmonieuse.
    A mon sens, l'économie est acéphale (on ne peut donc y voir une rivale ou une antagoniste), mais elle capte tout ce qui est objet de désir, et "marchandisable". Dans l'absolu, la connaissance relève d'une économie particulière, comme vous le montrez. Mais, dans la réalité, la connaissance est menacée par une forme d'impérialisme de l'économie et il conviendrait plutôt de cerner pourquoi et dans quelles conditions, à un moment donné, ce qui relevait du non limité, de l'abondance, etc. devient un objet de désir marchandisable. Il me semble que, si l'économie veut aliéner ces pans de liberté à son flux mercantile, c'est parce que la connaissance n'est pas aussi gratuite qu'elle en a l'air, mais qu'elle constitue toujours une emprise sur la réalité, ou un facteur de domination sociale, donc un pouvoir et qu'en cela elle mobilise et cristallise certaines des pulsions de désir.
    Economie et connaissance me semblent donc irréductiblement intriquées et par les conditions d'émergence de la seconde favorisées par la première (sans économie productive, qui financera la recherche et l'extension de la connaissance ?), et dans les pouvoirs récipoques de la connaissance et de l'économie.
    Une sanctuarisation du savoir signe sa mort annoncée, l'isolement de plus en plus grand de qui s'investit dans la connaissance, une erreur dualiste, une éthérisation qui nie notre vérité anthropologique. En d'autres termes, celui qui possède, produit, dispense, étend la connaissance a tout intérêt à pondérer le sens légitime de sa liberté par la conscience des conditions économiques qui permettent la connaissance, conditions libérées par l'économie, ou financées par ses surplus temporels et matériels. Et la société, avec son fonctionnement économique insécable, a BESOIN que celui qui construit et détient la connaissance la dispense, accepte de faire partie de flux imparfaits, où sa légitime liberté ne signe pas son isolement.

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  2. Merci pour votre critique avisée.
    Votre allusion au système finlandais m'intrigue pas mal; vous avez éveillé ma curiosité; car c'est un doux euphémisme de dire que le système français marche mal; c'est une déglingue à bien des égards...

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  3. Oui, le système français marche mal, et le pire (ce qui l'empêche de progresser) c'est qu'il croit bien fonctionner, voire être un modèle. Pourtant les statistiques sont impitoyables : alors que la France consacre 6,9% de son P.I.B. à l'Education, la Finlande ne lui voue que 6,2%. Or selon l'enquête 2006 de la PISA (Program for International Student Assessment de l'OCDE), La Finlande arrive en tête pour les mathématiques (France 22ème), maîtrise de la lecture (France 22ème), Sciences (France 27ème)et 2ème pour la résolution de problèmes. Les élèves finlandais sont couramment bilingues. Ceux que j'ai rencontrés étaient parfaitement heureux, heureux d'apprendre et pas du tout comme de petits Japonais stakhanovistes (pardon pour le cliché) au bord du suicide. Et d'autres chiffres comme l'IDH (indice de développement humain) établi par l'ONU, est aussi parlant (Finlande : 9ème rang mondial; France : 20ème rang mondial). Evidemment je concède que ce ne sont que des chiffres, mais il en faut bien pour objectiver les situations entre des pays dissemblables. Les élèves de notre pays ont besoin d'enseignants d'excellence, exigeants et capables de les faire progresser MAIS il faut aller les chercher où ils sont pour les faire progresser (et le point où ils sont est à l'image de la société française, assez médiocre). Pas désespérer !

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