samedi 21 décembre 2019

La french theory deleuzienne et sa galaxie, avant-garde d'une philosophie qui est désormais "une chose du passé"

 Dédidace aux trous noirs qui font aujourd'hui la pluie et le beau temps dans le champ de la philosophie française.

"La philosophie ne consiste pas à savoir, et ce n'est pas la vérité qui inspire la philosophie, mais des catégories comme celles d'Intéressant, de Remarquable ou d'Important qui décident de la réussite ou de l'échec [...] De beaucoup de livres de philosophie on ne dira pas qu'ils sont faux, car ce n'est rien dire, mais sans importance ni intérêt, justement parce qu'ils ne créent aucun concept, ni n'apportent une image de la pensée ou n'engendrent un personnage qui vaille la peine. Seuls les professeurs peuvent mettre "faux" dans la marge, et encore, mais les lecteurs ont plutôt des doutes sur l'importance et l'intérêt, c'est-à-dire la nouveauté de ce qu'on donne à lire [...] même répulsif, un concept doit être intéressant. Quand Nietzsche construisait le concept de "mauvaise conscience", il pouvait y voir ce qu'il y a de plus dégoûtant dans le monde, il ne s'écriait pas moins: c'est là que l'homme commence à devenir intéressant!" (G. Deleuze)

Prophète de la post-vérité
Nous apprenons que la vérité est un concept qui n'intéresse pas (ou plus) la philosophie. Notons tout de suite, en préliminaire, cette curieuse prétention d'incarner à soi seul, ou le courant idéologique qu'on représente, La philosophie; ce qui a comme implication immédiate que vous seriez exclu de son champ si vous aviez la prétention saugrenue de venir contester l'idée avancée. Evidemment, on ne vous enverra pas au Goulag pour "crimepensée", mais, comme ce pauvre professeur en épistémologie, venu de son trou perdu du Chili, M. Espinoza, pour ne pas le nommer, vous serez considéré comme un demeuré dont se gaussera l'aristocratie du concept. Louis XIV aurait pu dire, dans une autre vie:"La philosophie c'est moi."  C'est, de toute façon, quelque chose d'assez générale: quand on a eu l'occasion de scruter un peu ce milieu, on voit assez vite apparaître que ce n'est pas la modestie qui l'étouffe. Il est en tout cas clair comme le jour, qu'à titre personnel, suivant le même critère, moi aussi, je n'appartiens pas au champ de la philosophie, et c'est sans doute mieux ainsi, vu ce qu'elle est massivement devenue sous l'impulsion de ce genre de Maîtres à penser. Qu'est-ce que je fais alors? Il faut bien avouer que j'en n'en sais rien: ça ne porte pas de nom, ce qui serait peut-être l'occasion de me construire, moi aussi, un néologisme (voir plus bas la frénésie de ce milieu pour en fabriquer en quantité industrielle).
Mais, venons en au vif du sujet. Nous serions, de toute façon à côté de nos pompes de demander s'il est vrai que la vérité n'intéresse pas la philosophie, puisque c'est un énoncé qui prétend se situer d'emblée par delà le vrai et le faux, en un lieu qui le met donc à l'abri de toute réfutation possible. Il en résulte  une alternative très simple. Soit, on accepte ce postulat de départ et on peut alors rentrer dans le jeu qui en découle, le terme de "jeu" semblant effectivement désigner au mieux la nature du genre d'activité philosophique qui s'en suit; il n'est pas étonnant de retrouver ce schéma un peu partout dans l'oeuvre deleuzienne et celle de ses épigones, comme dans la suite du texte présenté ici où il parle un peu plus loin de "rejouer" les vieux concepts de la tradition philosophique sur une nouvelle scène pour leur redonner de l'intérêt. Je ne peux m'empêcher ici de penser à ce triste personnage, parmi une multitude d'autres, que j'ai eu comme tuteur pour mon année de stage d'enseignant, un type qui ne m'a jamais apporté la moindre aide, malgré les primes qu'il touchait, mais dont je me rappelle juste que sa pédagogie consistait à essayer de faire comprendre à ses élèves, en vain, qu'il fallait prendre la philosophie, de façon ludique, comme un jeu. Des années après, je vois bien d'où pouvait venir son constat d'échec (et mat): si l'on place la philosophie sur le terrain du jeu, il est certain qu'elle sera perdante à presque tous les coups face aux jeux vidéos, à ceux de ballon et autres espèces du même genre. Les choses s'expliquent s'expliquent bien finalement: comment aurait-il pu m'aider puisqu'il était manifestement incapable de s'aider lui-même? Et j'ai bien peur que l'EN n'ait pas grand chose d'autre à proposer comme guides pour les apprentis-enseignants, en faisant le tour d'horizon de tous les collègues que j'ai pu approcher ultérieurement... Soit, il ne reste donc plus qu'à refuser le postulat deleuzien, et on partira tout de suite dans un cheminement qui mène aux antipodes. Il n'y a pas de milieu, pour reprendre la célèbre formule de M. Mauss: si on est en désaccord, aucun dialogue n'est possible, puisque, comme le faisait remarquer E. Weil, pour s'y engager avec un interlocuteur quelconque, il faut une base d'accord minimale sur laquelle s'entendre.
La voie deleuzienne est celle qui a incontestablement triomphé, bien au-delà du seul champ de la philosophie, puisque désormais ce désintérêt pour la vérité se généralise au reste de la société, comme en atteste l'élection du terme de "post-vérité" comme mot de l'année 2016 par le très sérieux Oxford english dictionnary. La vénérable institution notait ainsi, pour justifier son choix, que son usage avait augmenté de 2000 % par rapport à l'année précédente, gonflé aux hormones du référendum sur le Brexit et de l'élection présidentielle américaine. De cette inflation torrentielle, on retiendra juste, pour donner une toute petite idée des promesses insoupçonnées de libération de la créativité humaine qu'ouvre l'ère de la post-vérité, ces propos de D. Trump qui prétendait que la foule massée lors de sa cérémonie d'investiture comme président des Etats-Unis, était la plus considérable de toute l'histoire du pays. Seul un rustaud, appartenant au sous-prolétariat de l'enseignement, ce que suggère le "et encore" (voir, note 1), pourrait avoir l'idée insignifiante de mettre à Monsieur Trump, ""faux", dans la marge". Heureusement, la conseillère du président, K. Conway, deleuzienne sûrement sans le savoir, nous a fait entendre (et non pas "savoir", comme j'allais malencontreusement le réécrire) qu'il n'était pas question de s'abaisser à ce genre de trivialité lorsqu'elle rétorquait à ses contradicteurs que"[le président] n'a pas prononcé de contre vérités, il a proposé des faits alternatifs [alternative facts]"

Faits conventionnels (vs alternatifs) construits par le New York Times. En haut cérémonie d'investiture d'Obama en 2009; en bas, celle de Trump en 2017
Pour être appréhendés, les faits alternatifs sont donc un peu plus exigeants et demandent un effort suffisant d'imagination  par delà la prosaïque question du vrai et du faux. Puisque tout fait résulte toujours d'un faire, il n'y a rien, à part la naïveté de benêts, pour autoriser à dire qu'une construction des faits serait plus "vraie" qu'une autre; une construction alternative, qui prendrait un autre angle de vue, un autre réglage de l'appareil, une autre heure du jour, un logiciel pour retravailler l'image, etc., est même incontestablement plus "Intéressante, Remarquable..." que celle des médias dits "mainstream"qui fait le consensus moutonnier. Le relativisme épistémologique complet qu'induit ce genre d'affirmation, pour laquelle la science n'est elle aussi qu'une construction sociale parmi d'autres, dépendant d'une culture particulière (celle du colonisateur blanc, oppressif et machiste, pour résumer), ni plus ni moins vraie que n'importe quelle opinion ou croyance, offre évidemment le cadre intellectuel parfait pour la notion de "faits alternatifs", c'est-à-dire, en langage du pauvre, pour s'autoriser à raconter absolument n'importe quoi. L'ère de la post-vérité inaugure donc aussi nécessairement celle des faits-caoutchouc, des faits qu'on peut déformer dans tous les sens, comme les mots du langage, au gré de ses intérêts et de n'importe quelle lubie ou chimère conceptuelle qu'on se plaîra à imaginer. De la French theory à Big Brother le chemin n'est peut-être pas si long qu'il y paraît. De fait, ce qui terrifiait G. Orwell, un autre attardé qui n'avait visiblement rien compris, lui aussi, à ce qu'est la philosophie, n'était pas tant la perspective d'une apocalypse nucléaire que l'éventualité d'une destruction du concept de vérité objective qu'il voyait se dessiner, cauchemar mis en forme dans 1984. Il semble effectivement que nous en prenions tout droit la direction ici et il y a fort à craindre qu'il sera à l'avenir de plus en plus compliqué de pouvoir établir les faits, même les plus élémentaires.
Incidemment, il ne restera rigoureusement plus rien de projets du genre de celui des instituteurs syndicalistes du début du XXème siècle, qui prétendaient s'appuyer sur un idéal de vérité pour émanciper leur enseignement de tout pouvoir établi. A l'heure de la post-vérité, on ne voit plus du tout sur quoi on pourrait refonder une telle entreprise. Deleuziens de l'avant-garde, réjouissez-vous! Il ne reste à peu près plus rien dans les écoles de la République de ce genre de vieilles lunes: vous pouvez être fiers d'avoir apporté votre précieuse contribution à cette liquidation, et dégagé ainsi le terrain pour une nouvelle ère. De cette façon, il est entièrement libre pour le jeu de simples rapports de force qui régleront les conflits entre les diverses constructions de faits concurrentes; et, à ce petit jeu là, les gros poissons (ou les plus malins), sont destinés à manger les plus petits et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes possible de la post-vérité. Et puisque, de toute façon, la philosophie doit ressortir d'un jeu, elle risque de devenir assez inoffensive pour ne plus avoir trop à déranger ces intérêts de pouvoir. N'ayons crainte et laissons ces grands enfants jouer avec leurs concepts, si on voulait résumer l'état d'esprit des gens de pouvoir. Il y aurait sûrement ici un travail fort prenant à faire, quoi qu'instructif, voir même "intéressant", pour quelqu'un qui aurait du temps à y consacrer, de déterminer comment les caractéristiques fondamentales de l'espèce comme homo ludens ont pu être perverties par nos amis des jeux conceptuels.
Dans le champ de l'épistémologie déconstructive, on se donnera une idée de la façon dont peut opérer le concept de fait alternatif, qui découle de la liquidation de toute référence à une norme de vérité, à partir de 12' (je sais: il s'agit de Bricmont, une tête de turc des post-modernes qui le leur rend bien. Reconnaissons qu'il raconte souvent n'importe quoi, mais sûrement pas d'avantage que ses ennemis: que voulez-vous, ma bonne dame, c'est l'esprit de l'époque qui veut ça; et, en l'occurence, sur ce sujet précis, on le suivra sans problème. Implication qui coule de source, comme je n'ai pas la prétention extravagante de me situer complètement en dehors de mon époque, je n'échappe sûrement pas à cette règle; du moins, j'affirme essayer de me soigner, et, il faut bien dire que dans cet univers halluciné qui nous assiège de tout côté, ce n'est pas une mince affaire.):

Il est tout aussi étrange que, pour illustrer l'insignifiance des catégories de vrai et de faux pour la réflexion philosophique, notre Maître à penser jette tout de suite après en pâture des catégories qui relèvent... de l'esthétique:"même répulsif, un concept doit être intéressant. Quand Nietzsche construisait le concept de "mauvaise conscience", il pouvait y voir ce qu'il y a de plus dégoûtant dans le monde, il ne s'écriait pas moins: c'est là que l'homme commence à devenir intéressant!" (G. Deleuze) Par un curieux tour de passe-passe, vrai/faux, et dégoûtant/attirant fonctionnent implicitement comme des couples de termes interchangeables dont le dernier ne serait finalement que la forme exacerbée du premier,ce que suggère le "même..." C'est totalement bizarre puisque la question du vrai/faux se définit justement à partir de la mise hors jeu de toute catégorie de ce genre. Elle commence précisément à se poser quand on ne se demande plus si un énoncé est "répulsif" ou non, mais si on a ou pas de bonnes raisons de le soutenir, en vertu de faits qu'on peut établir, qui sont ce qu'ils sont, sans aucun lien avec la question de savoir s'ils nous agréent. Il faut sans doute retenir de ce mic-mac que le Beau, comme le Vrai, appartiennent au même stock de vieilleries à déconstruire. Ici aussi, il n'y plus guère que des demeurés hermétiques au sens nouveau de l'art pour s'entêter encore à produire des oeuvres se voulant "belles".
A l'aune de critères deleuziens, un concept comme celui de "fait alternatif" fait donc un bon candidat pour rentrer dans les catégories d'"Intéressant, de Remarquable ou d'Important", une fois dégonflée cette antique baudruche de vérité. De quel droit finalement? Voilà qui conduit à la deuxième ligne développement.

Prophète de la religion de l'innovation
Le Maître à penser déconstructif finit par lâcher le morceau: c'est la "nouveauté de ce qu'on donne à lire", qui fonde son intérêt; évidemment, quiconque est un peu renseigné sur le raffinement du déconstructif, se doute bien que c'est un peu plus subtil que ça si on poursuit le texte, mais l'essentiel est là, pour ce qui ouvre la voie à l'époque actuelle, puisque l'innovation est devenue le terme fétiche de notre temps, rabâché inlassablement, sous toutes les coutures, à la façon d'un mantra: c'est innovant, donc c'est cool. Une "nouveauté" est posée, par définition, comme quelque chose d''"Intéressant, de Remarquable ou d'Important", par sa simple forme de nouveauté, aussi bien dans le domaine de la création des concepts que dans n'importe quel autre: la reconstitution du virus de la variole, le concept de "fait alternatif", les derniers produits financiers dérivés en vogue comme les credit default swaps particulièrement innovants pour échapper à toute réglementation, une boîte de conserve contenant les matières fécales d'un artiste, exposée comme une oeuvre de l'art contemporain dit"conceptuel", etc.
Voilà qui a beau être aussi "dégoûtant" que la mauvaise conscience nietszchéenne, c'est pourtant bien à partir de là que l'art (re)devient "Intéressant", en ayant quelque chose de nouveau à nous dire. Quoi donc précisément? On n'oserait évidemment pas proposer, de peur de passer pour un boulet: "la vérité sur ce qu'est devenu notre monde?" Ce genre d'attardé sera probablement tenté de penser ici que le culte rendu à la nouveauté est le véhicule idoine pour faire passer tout et n'importe quoi en contrebande. Dans le champ intellectuel de l'avant-garde, il l'a verra se manifester, entre autres, par une course échevelée au néologisme, atteignant souvent des proportions proprement vertigineuses: "le politique" (et non pas "la politique" qu'on laisse aux vulgum pecus; cela dit, il s'agit d'un cas à part: maintenant qu'il est repris partout, sans qu'y comprennent grand chose ceux qui le profanent, la donne a changé, alors le déconstructif n'ose plus trop l'employer; c'est son genre de contribution à l'enrichissement de notre langue: faites l'expérience de poser la question à un journaliste, qui l'utilise à tours de bras, de vous expliquer la différence entre "le politique" et "la politique", si vous voulez vous amuser un peu); voilà qui fait justement penser à" la différance" (et non pas "la différence"), "la struction", "l'excriture", "l'intimitable", "la déclosion", l'en-stase" vs "l'ek-stase", "le phallogocentrisme", "l'inconstruit", etc, ad nauseam. Ainsi, le déconstructif ne produit pas seulement de la déconstruction, mais, en même temps, le dictionnaire qui permettra (tant bien que mal) de la décrypter, augmentant d'autant la richesse nationale. On pourra peut-être se demander si cette "néologite"(sic), ne répondrait pas, après tout, à une nécessité venant de l'insuffisance de la langue dite "naturelle", pour élaborer les concepts de la philosophie. C'est quand même curieux, car, il y a plus d'un siècle déjà, le philosophe G. Simmel remarquait, à propos de l'allemand, que nous n'avons jamais eu une langue aussi riche à notre disposition pour penser; il est vrai qu'il précisait tout de suite après, qu'en contre-partie, il fallait constater cet autre fait que les gens avaient de plus en plus de difficulté à savoir en tirer parti pour élaborer leurs récits ( voir, note 2: je sais, elle est bien longue pour une note, mais pour lever le voile sur la mystification ici en jeu, il faut prendre un peu de son temps). Cette course effrénée à la nouveauté coule somme toute de source, puisque, par principe, une fois qu'une nouveauté à été donnée à lire, elle a cessé d'être une nouveauté, et donc on ne voit plus ce qu'elle pourrait encore avoir longtemps, "d'Intéressant, de Remarquable ou d'Important"; et ainsi de suite, tout est conduit, en vertu d'une obsolescence programmée, à se dévaloriser pour se renouveler dans une course sans fin à la nouveauté.

De ce point de vue aussi, le critère deleuzien pour départager ce qui est pertinent ou non philosophiquement est recyclable, avec un minimum (rien n'est jamais intégralement recyclable: P. Bihouix vous expliquera ça bien) de déperdition, dans la fange de l'univers journalistique où ce qui compte n'est pas tant le contenu cognitif de l'information que son caractère de nouvelle, comme pour l'enfant, ce n'est pas tant le jouet qu'on offre qui importe que le fait de sa nouveauté, comme le remarquait ce vieux jeu de C. Lasch. Tentons le coup pour voir: "le journalisme ne consiste pas à savoir et ce n'est pas la vérité qui l'inspire...". Effectivement, ça semble très bien coller: en un certain sens, c'est "écolo." Bref, ce qu'assène ici Deleuze est pleinement en phase avec l'ère du capitalisme de la consommation de masse basée sur une soif constamment entretenue de nouveautés, via le matraquage publicitaire, le crédit et l'obsolescence programmée, entraînant accessoirement la dévastation en cours de la planète, une chose, du coup, beaucoup moins "écolo.", dont Deleuze semble s'être soucié comme de sa première paire de chaussettes, et d'autant moins en ouvrant la voie pour une apologie d'un nomadisme shooté au carbone, un autre aspect de son oeuvre innovante qu'on laissera de côté ici (le symétrique de l'enracinement heideggerien, de l'autre côté de cette galaxie, finalement: voir, ici aussi la note 2: il aurait déjà fallu être "un réac. de droite" comme J. Ellul, pour s'abaisser à de telles considérations; quelqu'un comme Boltanski a fait son mea culpa sur ce point, en reconnaissant finalement que le Rapport du club de Rome n'était pas un simple produit d'une propagande de droite; il semble que ce fût nettement plus difficile du côté des philosophes amis de la nouveauté) De ce point de vue, on imagine bien le post-moderne, se levant fébrilement tous les matins en manque, et commençant sa journée par une revue de presse, pour s'injecter sa dose de nouvelles. Pour justifier sa toxicomanie, il pourra toujours invoquer la figure tutélaire de Hegel qui faisait de sa lecture quotidienne de la presse l'équivalent d'une prière matinale, à quoi on lui renverra ce que disait un autre auteur dont il aime pourtant à se nourrir, Nietzsche, au sujet du journalisme, qui n'était pas d'une grande tendresse, c'est le moins qu'on puisse dire.
Ce sont évidemment les Etats-Unis, le miroir de notre avenir, qui nous montrent la voie à poursuivre. N'importe quel problème, social, politique, économique, écologique ou culturel, est soluble dans l'innovation, à tel pojnt que l'ex PDG de Google, E. Schmidt, parlant de la façon de réduire la montée des inégalités où elles ont explosé dans une ville comme San Francisco, cet eldorado high tech, recommandait très généralement"que l'ensemble de la société accepte l'inno comme mode de vie." (Cité par T. Frank, Pourquoi les riches votent à gauche, p. 277) De la même façon, sur le plan politique, à Boston, cette autre terre d'élection de la classe libérale (au sens américain, donc de gauche) des "créatifs intelligents", dont on peut assez facilement deviner ici pourquoi elle si friande de french theory, le CityStart Boston s'est donné comme objectif de "s'appuyer sur la communauté de l'innovation pour s'attaquer aux questions citoyennes." (ibid., p. 274) Pour y parvenir, il s'agit de mobiliser l'ensemble des start-up de la ville pour "mettre en valeur l'innovation"; ainsi la boucle de l'innovation est bouclée:"Les start-up vont collaborer pour mettre en valeur des start-up." (ibid., p. 274) De cette façon, on pourrait imaginer faire gonfler le PNB à l'infini, puisque les start-up qui valorisent ces start-up seraient-elles-mêmes mises en valeur par d'autres start-up, et ainsi de suite. Voilà comment doit se traiter la question "citoyenne" , et toutes les autres avec. Pour ne s'en tenir qu'à l'aspect social, l'échec des pauvres et la montée des inégalités ne peuvent donc avoir comme cause que leur manque d'esprit d'innovation qu'une politique novatrice saura résorber en faisant ruisseler le way of life inno de la classe des "créatifs-intelligents", fondateurs de start-up, jusque vers le bas de l'échelle sociale. Il n'est sûrement pas exagéré de voir se manifester à travers cette compulsion pour l'innovation, qui relèverait du trouble névrotique obsessionnel, d'un point de vue psychiatrique, une sorte d'ersatz de religion invoquant son fétiche suprême pour faire tomber la pluie d'or, comme ce qu'on constate aujourd'hui dans la Mecque où est rendu le culte:"J'ai trouvé une ville en proie à une folie collective, un enthousiasme pour l'innovation que je ne peux comparer qu'à une renaissance religieuse, à cette sorte de passion qui portait régulièrement les foules de Nouvelle-Angleterre du temps où l'objectif de Harvard était de produire des pasteurs et pas des start-up." (ibid., p. 248) 
La religion des avant gardes de l'innovation se conjugue, comme on l'a déjà noté en passant, suivant le marqueur temporel du post-moderne, un autre terme "Remarquable" qui mérite bien qu'on s'y arrête un peu. Le post-moderne, c'est ce qui, littéralement, vient après ce qui est moderne. Etre moderne, c'est déjà has-been. Le post-moderne, c'est l'apanage des avant-gardes deleuziennes qui seuls savent que ce que nous considérons aujourd'hui comme actuel est déjà dépassé. Mais n'insistons pas, "post-moderne" est certainement un terme déjà obsolète (l'avant-garde du post-quelque chose en est au "post-déconstructif", le post-post-moderne, en quelque sorte) Seul un attardé pourrait encore faire remarquer ici que ce n'est pas tant d'innover dont nous avons besoin, que de restaurer les bases de la vie, qui se dégraderaient toujours plus au rythme de nos innovations...

Conclusions d'un plouc
Il est quand même assez ironique de constater qu'une pensée qui se prétendait déconstructrice et subversive, était entrain de donner finalement les grandes lignes directrices qu'allait suivre l'évolution du capitalisme le plus débridé et ivre de lui-même: la déconstruction oui, mais précisément celle dont avait besoin ce dernier pour déblayer le terrain et imposer ses significations imaginaires. Il l'est tout autant d'observer que c'est encore ce type de référence qui domine le paysage intellectuel français y compris et surtout chez ceux qui prétendent y trouver l'arsenal critique nécessaire aux temps actuels: s'il s'agit là d'une avant-garde, c'est à coup sûr celle du désastre en cours. Avec des résistants pareils (voir l'Abécédaire de Deleuze à la lettre R, pour rigoler un bon coup), c'est un jugement synthétique a priori, comme aurait dit l'autre, de prévoir que nous sommes mal barrés. Si le deleuzien résiste, c'est alors comme l'enfant qui sent qu'on risque de lui reprendre son jouet. Les contre-exemples parfaits ce sont, parmi d'autres possibles, les destins tragiques de K. Liebknecht et R. Luxemburg, assassinés par les forces coalisées de la pseudo-social-démocratie et de la droite dure allemande en 1919. Ce qui leur a valu ce triste sort, c'est, non pas d'abord, contrairement à une légende tenace, le rôle qu'ils auraient pu jouer dans la Révolution allemande, qui est resté tout à fait insignifiant, mais la haine qu'ils ont suscité contre leurs ennemis implacables. Et où s'alimentait-elle? Au fait qu'ils n'avaient eu de cesse de démasquer le véritable visage de ceux qui prétendaient être les amis du peuple: ainsi, ce fût "l'assassinat de l'irréfutable vérité." (S. Haffner, Allemagne 1918: une révolution trahie, p. 195) On a toutes les peines du monde à comprendre au nom de quoi un fidèle disciple de Deleuze pourrait susciter une telle aversion venant des puissants.
Mais, tout cela n'est probablement que la laborieuse cogitation d'un plouc; reconnaissons le: nous nous autorisons à dire de telles bêtises que de ce que les subtilités du déconstructif nous échappent complètement (3). Il commencera par nous faire remarquer que la "french theory" ça n'existe pas puisque c'est une invention américaine qui regroupe en un fourre-tout des sectes diverses, dont chacune tient farouchement à se démarquer des autres. Si le mot d'ordre de la déconstruction fournit quand même l'élément fédérateur autour duquel gravite cette avant-garde, qui la rassemble en une seule et unique galaxie, force est de constater qu'elle prendra des tournures variées. Dans certains de ses systèmes planétaires, loin d'oeuvrer à la démolition de la tradition, le déconstructif prétend en être, au contraire, le meilleur dépositaire, à la pointe du combat, en nous reconduisant "originairement" à son explicitation, pour reprendre le jargon d'un de ses pontes actuels. Pour les simples d'esprit, il suffira de dire, en s'inspirant d'une métaphore empruntée au bricolage, qu'on déconstruit, non pour détruire, mais pour comprendre comment les choses se sont construites et ainsi d'autant mieux les préserver. La réussite de cette entreprise héroïque de sauvegarde de la tradition, ne saute pas précisément aux yeux, pour faire le bilan d'un demi-siècle; on a plutôt l'impression que la pilule du néolibéralisme a pu d'autant mieux passer que cette noblesse du travail du concept était confortablement rémunérée à enculer les mouches, comme pourrait le dire un rustaud, ou, disserter à l'infini sur le sexe des anges, si l'on préfère une référence plus châtiée, comme  L. Irigaray, par exemple, qui se demande le plus sérieusement du monde, si l'équation E = Mc2 est sexuée? Mais, c'est sûrement car nous n'avons pas su mobiliser "les faits alternatifs" qui convenaient. Le rustaud que je suis serais tenté ici de faire un parallèle avec ce qu'a été, sous le IIIème Reich, l'attitude de Heidegger, une icône, dans un certain courant de la déconstruction (voir note 2), qui dira, plus tard, pour se justifier, qu'il résistait intérieurement en initiant ses étudiants au travail du penser, pendant que, tout autour de lui, on collaborait, avec souvent le plus grand zèle, à liquider des populations entières. Il y aurait là quelque chose qui relève de l'imitation du modèle. C'est l'impression que laisse en tout cas ces gens: ils sont comme des poissons dans l'eau pour construire et manier leurs concepts, mais dès qu'il faut penser la réalité sociale qu'on a sous les yeux, ils donnent le sentiment de se mouvoir en orbite autour de la terre (voir toujours la note 2, pour compléter).
Reste qu'il ne faut pas trop non plus se fier à ce texte qui est un condensé d'inepties facilement repérables. Le type d'individu qu'incarne à merveille Deleuze est extrêmement brillant intellectuellement; il faudrait être aveugle pour le nier. Il ne s'agit pas non plus de contester qu'on trouve chez lui, comme chez d'autres auteurs de cette galaxie, des développements qui peuvent être tout à fait "intéressants" et dont on pourrait tirer parti. Mais c'est ce qui les rend d'autant plus dangereux. Dans un autre registre, les psychopathes les plus redoutables sont eux aussi très intelligents (pour une mise en scène célèbre de cette vérité, oups, construction de faits, voir, Le silence des agneaux): le fait qu'un intellectuel soit brillant ne dit rien de l'essentiel sur lui. Circonstance aggravante, j'ai le sentiment que nous vivons dans une époque où il est devenu de plus en plus difficile de trouver en soi un instinct sûr permettant de repérer très vite et distinguer ce qui est bon pour la vie et ce qui est mauvais pour elle, pour des raisons qui tiennent vraisemblablement à la nature autant qu'à l'histoire de nos sociétés industrielles, comme mon propre itinéraire intellectuel m'a conduit à le penser; on se laissera d'autant plus facilement séduire par la dextérité du post-moderne pour manier et construire ses concepts, sans voir que tout son édifice repose, en fin de compte, sur des bases complètement viciées, aussi sophistiqué soit-il. Soyons sérieux, pour finir. Qu'on comprenne bien ici le sens d'où procède toute cette argumentation par quoi je me suis toujours refusé catégoriquement à me laisser entraîner dans cette galaxie. J'ai, dès le début de ma rencontre avec elle, senti confusément que quelque chose clochait là-dedans, qui fait qu'elle a tout de suite exercé sur moi un effet répulsif, sans pouvoir vraiment le théoriser, faute des outils conceptuels pour le faire. Il m'a fallu du temps, pour y voir plus clair. Tous les développements ici exposés ne sont que la rationalisation de cette intuition fondamentale qui ne m'a jamais quitté. C'est d'ailleurs ce que nous faisons toujours en dépit de notre croyance dans le caractère rationnel de nos démarches, qui nous conduit à imaginer que c'est la queue qui remue le chien, ce qui reviendrait donc à inverser la cause et l'effet, la pire perversion de la raison, comme le soutenait Nietzsche, un auteur de prédilection des déconstructifs, soit-dit en passant, que je ne dois pas du tout appréhender de la même façon qu'eux. C'est aussi parce que nous ne sommes pas des animaux rationnels que nous ne pouvons faire l'économie d'un idéal de vérité pour nous éviter de divaguer complètement et courir ainsi à notre perte. C'est justement une des vocations fondamentales de la philosophie, telle que je la conçois, de jouer ce rôle de force de rappel, et c'est d'autant plus nécessaire à notre époque, comme on l'aura compris, du moins, c'est à espérer.
L'essentiel de l'extrême toxicité d'un Deleuze, par quoi il a ouvert la voie, lui et ses satellites, au capitalisme actuel le plus mortifère, se condense très bien, sans avoir à se laisser enfumer par sa virtuosité à manier les concepts, dans ce simple petit texte dont la seule première ligne règle déjà son cas, pour moi, définitivement. Je me m'en cogne, mon cher Deleuze, de savoir si ce que je pense est nouveau ou pas. Tout ce qui m'importe, c'est de savoir si j'ai ou non de bonnes raisons de le penser ainsi et pas autrement. Ce monsieur et toute la clique qui l'a suivi aurait eu sans doute besoin d'une bonne leçon de modestie que le poète administrerait mieux que quiconque:"L'essentiel, c'est d'avoir trouvé une âme qui aime la vérité et qui l'accueille où qu'elle se trouve (...) le monde est maintenant tellement vieux, depuis des milliers d'années tant d'hommes remarquables ont vécu et pensé, qu'il ne reste pas grand chose de nouveau à découvrir et à dire (...) Et puis, on ne doit jamais se lasser de répéter ce qui est vrai, car l'erreur elle-même est sans cesse prêchée autour de nous, non seulement par les particuliers mais par la foule." (Goethe, Conversations avec Eckermann, p. 263) Voilà effectivement une philosophie de la vie autrement plus consistante et sérieuse.
Et, pour pour finir, en partant d'un autre registre, on peut "s'inspirer" de ce que pensait G. Gould de la virtuosité, qu'on retrouvera à l'oeuvre dans la galaxie des déconstructifs qui impressionne tant chez eux: c'est tout à fait transposable ici. Avoir laisser le champ libre à ce genre de philosophes au point d'en faire les guides de la pensée pour notre temps, relève, ni plus ni moins, que de la cécité mentale, ce qui a été, malheureusement, une des tares assez constantes dont ont souffert les milieux de la philosophie, à notre époque: on aura la charité ici, de ne pas développer plus en avant ce qu'a été leur position dominante en 1914, ni, un peu plus tard, pour se former un jugement sur la nature des régimes dits "communistes".

:(1) C'est l'occasion de relever ici cette chose particulièrement grave qui fait que ce sont de ces milieux là, avec donc Deleuze en tête d'affiche, qu'est sortie cette réputation complètement dégradante attachée aux enseignants de philosophie pour classes de terminales, qui fait qu'il est impossible de prendre au sérieux leur travail. On connaît très bien, par exemple, la réputation qui a été attachée à A. Camus, la même remarque valant pour d'autres, en fait tous ceux écrivant dans une langue vulgaire compréhensible pour le profane; Camus, un auteur juste bon pour ce niveau là qui n'a donc pas encore accéder à la dignité de discipline philosophique. C'est là quelque chose de proprement tragique: les auto-proclamés dépositaires de la philosophie ont été les premiers à oeuvrer pour la couper du public. Conclusion annexe: je fais donc bien partie de ce sous-prolétariat délivrant un ersatz de philosophie puisque ce sont des pseudo-philosophes comme A. Camus qui ont "inspiré" une des quatres lignes directrices de ce que j'ai définis comme un enseignement de philosophie à vocation émancipatrice, en faisant le pari de prendre la perspective des victimes pour l'élaborer. Ces remarques sont, bien sûr, à mettre en relation avec la note 2 qui suit,  montrant à quoi s'en tenir concernant le jargon impénétrable que produit cette caste.
 
(2) Pour se donner une idée du caractère généralement fumeux de la prose amphigourique qui en découle, on renverra au piège tendu en 1996 par A. Sokal, alors professeur de physique à l'université de New York, à ces artistes du concept, dans lequel ils sont tombés pieds-joints, en réussissant à publier dans une de leur revue de prédilection un article complètement abscons reprenant le jargon fétiche des maîtres du lieu, qui ne voulait rien dire, Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique (voir, Impostures intellectuelles). Dans cette affaire, qui a fait des petits jusqu'à aujourd'hui, avec le même succès (voir, entre autres, celle qui a ridiculisé Badiou et sa clique, sans que ça l'empêche, le moins du monde, lui comme les autres, de continuer à faire prospérer son petit commerce: dans ces milieux là, on est parfaitement immunisé contre le risque de se faire tuer par le ridicule), on doit au moins leur laisser le mérite d'une certaine drôlerie, comme l'imageait K. Pollitt:"l'aspect comique de l'incident Sokal est qu'il suggère que même les postmodernes ne comprennent pas réellement ce qu'écrivent leurs collègues, et qu'ils se déplacent à travers les textes en passant d'un nom ou d’un mot familier à un autre, comme une grenouille qui traverse un étang boueux en sautant sur les nénuphars." Soit-dit en passant, il est assez frappant d'observer que le même genre de stratagème se retrouve au sein des instances de pouvoir, ce qui n'est certainement pas une simple coïncidence; la grenouille politique de notre temps, elle aussi, est à son aise pour bondir de nénuphar en nénuphar et se sortir ainsi de n'importe quel étang boueux:

Andersen, dans son conte, Les habits neufs de l'empereur , avait par avance dressé l'allégorie du déconstructif dont la supercherie finit par être démasquée. Des bandits fort astucieux arrivent à persuader l'empereur de lui confectionner des habits qui sont censés n'apparaître qu'à des gens suffisamment honnêtes et intelligents; ses ministres qui viennent pour se rendre compte de l'avancée de la fabrication n'osent évidemment avouer qu'ils ne voient rien; le bruit se répand pourtant que le costume sera splendide; l'empereur lui-même ne peut admettre qu'il ne voit rien le jour où il lui est livré. Paradant en ville, la foule s'extasie devant sa magnificience jusqu'à ce qu'un enfant s'exclame:"L'empereur est tout nu!" La cour, faisant la sourde oreille, continue malgré tout de porter la traîne d'un costume qui, en réalité, n'a jamais existé. De fait, l'affaire Sokal et la série des autres qui ont  suivi n'ont pas dû convaincre beaucoup de ministres du Maître déconstructif de laisser tomber sa traîne imaginaire. Un architecte post-moderne, et, à ce titre, membre de l'avant-garde de la classe libérale (au sens américain, qui la place donc à gauche) des "créatifs intelligents", inaugurait ainsi une de ses conférences en prévenant que "personne n'a lu tout Derrida", cet autre trou noir de l'hermétisme déconstructif. On peut l'interpréter de deux façons. Soit, c'est parce que nous sommes en présence d'un de ces rares génies survenant de temps à autre dans l'histoire dont la profusion créatrice empêche de jamais pouvoir en faire le tour. Soit, c'est parce que les grenouilles derridiennes finissent elles-mêmes toutes par s'épuiser avant d'avoir pu rejoindre l'autre rive de l'étang boueux du Maître. Ou, si l'on préfère filer la métaphore astronomique, c'est effectivement le propre d'un trou noir: une fois qu'on est happé par lui, on en ressort jamais, même la lumière (laissons quand même une petite note d'espoir: l'astrophysique garde la porte ouverte à l'hypothèse que les trous noirs puissent être comme des entonnoirs ouverts en leur fond).
Une autre chose de tragi-comique qu'on peut relever, toujours en partant de l'affaire Sokal, c'est l'attitude des post-modernes face à la science. Quand on reproche à Deleuze et à ses épigones de ne rien comprendre aux théories scientifiques dont ils prétendent pourtant se servir pour construire leurs architectures philosophiques baroques, ils répondent tranquillement qu'on est hors-sujet car la démarche philosophique est censée être d'une nature complètement différente: ils se sentent donc autorisés pour utiliser la science comme bon leur semble, sans avoir à faire l'effort de la comprendre, ce qui est déjà, en soi, assez sidérant comme attitude, même si elle découle fort logiquement du désintérêt revendiqué pour toute norme du vrai et du faux. Pourtant, les mêmes, pour justifier du caractère totalement abscons de leur jargon, invoquent cette même science, en arguant du fait qu'elle aussi utilise bien un langage inaccessible au profane. On a ici un cas typique de ce que ce béotien d'Orwell avait appelé "la double pensée", qu'il décelait tout particulièrement chez les intellectuels de pouvoir (ceux qui ont substitué l'amour du pouvoir à l'amour de la vérité): on rappelle quelque chose à sa mémoire quand on en a besoin (ce qu'on fait n'a rien à voir avec la science), pour l'oublier aussi vite après et le rappeler de nouveau chaque fois que nécessaire. En fait, les post-modernes confondent sciemment une complexité artificiellement entretenue, faite pour impressionner son monde, la leur, et celle des sciences véritables, intrinsèquement liée à leur objet, comme celle de la Mécanique quantique. On a d'ailleurs aucun exemple, à ma connaissance, de canulars (il y en a bien eu mais qui répondaient au moins à ce réquisit minimum d'avoir du sens) ne voulant rien dire qui auraient réussi à être publiés dans une revue scientifique, preuve, s'il en était besoin, que la complexité qui a cours dans ce domaine est motivée par des raisons sérieuses.
 Il y aurait sûrement un parallèle à faire ici avec l'évolution du secteur bancaire; comme le rappelle judicieusement T. Frank, dans l'ouvrage ici mentionné, au cours des années 1930, à l'époque du New Deal de Roosevelt, où il s'agissait de serrer la vis aux banques, suite aux bêtises qu'elles avaient commis, la complexité d'un produit financier était considérée comme un indice de fraude probable. Tout a évidemment changé aujourd'hui: la complexité est désormais considérée comme admirable en soi et recherchée en tant que telle, selon le même esprit du temps qui "inspire" les architectures intellectuelles des post-modernes, des sortes de banquiers du travail de l'intellect, de ce point de vue.
La modernité avait été portée par une tendance à rendre l'ésotérique exotérique, libérant ainsi pour le profane des formes de savoir qui lui étaient jusque là interdites. Le post-moderne, lui, suit le chemin diamétralement inverse: même la moindre des banalités que l'on a à débiter doit pouvoir être entourée d'un halo de mystère: voir un exemple, parmi bien d'autres possibles, un peu plus bas dans cette note. Pourtant, G. Orwell disait quelque part que le premier  avantage de s'exprimer clairement est de nous alerter sur le champ quand nous proférons des énormités; il est vrai que nous parlons ici d'un auteur simplet, auquel les portes de la post-modernité sont restées fermées, juste bon pour l'usage d'élèves de terminale ("et encore...") Ce faisant, c'est aussi tout l'héritage de la pensée classique française, qu'on trouvait ramassée dans la formule célèbre de Nicolas Boileau, "Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément" (L'art poétique), qu'on a envoyé bazarder dans le grenier des antiquités hors d'usage. Problème annexe: comment, dans ses conditions, articuler encore philosophie et démocratie? Je sais bien qu'on pourra ici objecter, de façon sérieuse cette fois-çi, que la philosophie a été, depuis ses origines occidentales, partagée entre deux traditions: très schématiquement, l'une que l'on peut faire remonter au Socrate de Platon qui consiste à se formuler dans la langue ordinaire de son temps; l'autre dont on peut situer la source dans l'oeuvre d'Aristote qui s'énoncera, de préférence, dans une langue savante. C'est tout à fait recevable: le problème est alors qu'il ne reste plus grand chose de la tradition socratique dans la galaxie de la french theory pour faire contre-poids à une tradition, qui, autrement, entraînerait une coupure complète avec le profane, pour atteindre un degré de charabia tout à  fait inédit, qui fait qu'on n'arrive même plus à se comprendre dans l'entre-soi de ce monde. Et, pour repartir d'Aristote lui-même, quand il m'arrive de le lire (et on pourrait en dire autant de certains textes bien précis de Platon lui-même), il faut parfois effectivement faire un effort soutenu d'attention dans sa lecture, mais on finit quand même par y comprendre quelque chose (sous réserve d'une traduction de bonne tenue), ce qui est loin d'être le cas de la prose de nos post-modernes. Il faut souligner ici le fait que la philosophie de l'idéalisme allemand, à la charnière des XVIII et XIXème siècles avait préparé le terrain, cette galerie de "grands chinois", pour reprendre une expression que Nietzsche avait utilisé pour donner son surnom à Kant (qui n'était pourtant pas le pire dans ce registre). Nous avons, aujourd'hui en France, cette fierté d'en avoir les héritiers dont les "chinoiseries" ont atteint un degré sans précédent. Prenons en un au hasard, B. Stiegler: à la page 234 de son ouvrage, De la misère symbolique, ce grand pontifiant, qui est pourtant parti dans son oeuvre d'analyses, à mon sens, très justes, arrive à nous construire une phrase qui fait 21 lignes, soit quasiment la page entière, et c'est loin d'être une exception dans sa syntaxe. Quand on en arrive à ce point (et on n'a même pas parlé du vocabulaire lui-même, loin d'être de tout repos), c'est qu'il y a décidément quelque chose qui ne va plus et l'on aurait envie de conseiller à ce genre de prosateur de prendre quelques cours pour réapprendre à écrire en un bon français qui ne donne pas la migraine à son lecteur. Le mystère est alors le suivant: comment des gens qui écrivent de façon si scabreuse arrivent à faire publier et vendre de tels livres? Question subsidiaire: combien de personnes se donnent la peine de lire sérieusement ce genre de prose? Pour proposer une piste de recherche, on a l'impression, quand on observe au téléscope les mouvements internes de cette étrange galaxie, qu'ils obéissent à un principe de rivalité mimétique qui fait qu'ils semblent entraînés dans une escalade sans fin pour savoir qui écrira de la façon la plus illisible. La linguisitique a formé le concept de conditions de félicité pour définir les conditions les plus favorables à la communication au sein d'une collectivité, et parmi celles-ci figure l'utilisation de termes mutuellement compréhensibles. De ce point de vue, on pourrait parler d'une sorte d'anti-félicité qu'a diffusé le charabia post-moderne qui ne respire pas précisément la joie.
Il est par ailleurs frappant de constater que quand le déconstructif est placé dans des conditions où il doit s'exprimer dans la langue ordinaire du vulgum pecus, on entend bien qu'il n'a pas grand chose d'"intéressant, de remarquable ou d'important" à dire sur le cours des affaires du monde. Ce qui interpelle surtout, ce sont les énormités qu'il est amené à proférer, comme J. L. Nancy, qui assénait à un auditoire sans doute venu simplement boire ses paroles, précédé qu'il est de sa réputation de sommité de la philosophie en France, que la démocratie grecque de l'antiquité est un monde devenu tout à fait étranger pour nous dont il n'y avait ainsi plus rien à tirer; et, qui avait, de surcroît, juste à dire sur l'histoire des conseils révolutionnaires et ouvriers, le simple fait que tout cela résonne sans doute de façon fort sympathique pour nos oreilles, laissant entendre à son public, que, là aussi, c'est quelque chose dont on ne sait plus quoi faire. Bref, des pans essentiels de l'héritage multiséculaire d'une tradition d'émancipation humaine que l'Occident avait péniblement et patiemment mûri jetés à la poubelle sans aucune contre-partie tangible, comme pour ce qui est de la liquidation d'un idéal de vérité. On aurait aimé lui renvoyer à la figure, sur ces deux points, ce qu'il réplique à ceux qui lui posent des questions qu'il juge trop courtes: "Vous pouvez phraser un peu?" Evidemment, c'est beaucoup trop trivial pour un onto-métaphysicien de sa trempe de simplement demander si on ne peut pas développer: un ouvrier ne comprendrait déjà pas ce qu'il demande là, alors on laisse imaginer le reste: l'exotérique doit donc devenir ésotérique. Sur la liquidation de l'héritage politique grec, il n'avait en tout cas à avancer à son public qu'un argument quand même bien vaseux suivant lequel les Anciens avaient une religion publique qui nous rend cette société tout à fait étrangère. Certes, on peut en dire autant de toutes les sociétés du monde de cette époque; mais, on ne voit pas en quoi ça obligerait d'évacuer ce que Castoriadis appelait le "germe" de quelque chose que l'Occident a reçu en héritage pour le faire fructifier, justement au travers d'institutions comme les conseils sur lesquels manifestement il avait encore moins à dire.
Ce qui est tout aussi curieux, c'est que, dans une autre de ses interventions publiques, son interlocutrice en était venue à lui poser une question à propos de ce qu'avançait justement Castoriadis sur le phénomène de privatisation de l'existence et du retrait des gens de l'activité politique. C'est la seule fois où j'ai pu l'entendre à propos de la pensée de Castoriadis, contraint et forcé, et, c'était, évidemment, pour en prendre l'exact contre-pied, quitte à raconter n'importe quoi (c'est donc dans l'ordre des choses que je n'ai pas le moindre souvenir d'une évocation de ce philosophe au cours de mes années d'étude à l'Université, qui, pourtant, a été, plus tard, une découverte importante pour moi, la même remarque valant pour d'autres auteurs). Il affirmait, tout au contraire, je le cite, que "jamais les gens ne se sont autant publiés", ce qui ne veut, stricto sensu, rien dire. Les gens publient des livres, des oeuvres, des photos d'eux-mêmes, mais qu'est-ce donc que cela peut signifier que de "se publier"? Se cloner peut-être? Et l'essentiel de sa philosophie est fait de ce genre de tournures grammaticales bizarroïdes, truffées de néologismes, qui passent aujourd'hui pour le summum du raffinement intellectuel, dans ce milieu là: comprenne qui pourra. Sur ce cas précis, il est manifeste qu'il confondait, sciemment ou non (allez savoir), un état d'indistinction des gens entre leur intimité et le monde, typique d'une culture du narcissisme, comme l'avait déjà bien mis en évidence C. Lasch il y a une quarantaine d'années, phénomène qui est allé en s'amplifiant depuis, avec un retour à leur participation aux affaires communes qui aurait le sens d'un engagement politique. C'est tellement gros qu'on en vient à  se demander si le fond de tout cela ne serait pas une simple querelle d'egos n'ayant rien à voir avec une quelconque obligation de penser, comme ce qu'on peut observer dans le champ de la politique politicienne des partis. Cette guerre des egos est bien sûr alimentée par des raisons idéologiques, en dernière instance. On sait que pour les heideggeriens, la question de fond qui doit occuper la philosophie est de savoir ce qu'il faut penser de l'être et de s'en faire "les bergers", à quoi Castoriadis opposait la question de savoir ce qu'il nous faut penser. Un tel divorce de fond autorise-t-il cependant à raconter n'importe quoi pour bien marquer son territoire? Et pour prendre parti dans cette querelle, il semblerait effectivement plus urgent de se demander ce qu'il faut penser en priorité: par exemple, à la question du sexe des équations mathématiques plutôt qu'à la nature et aux conséquences des politiques néolibérales aujourd'hui conduites dans le monde?
De longues années après avoir dû fréquenter ce genre de personnages à l'Université, j'ai eu la curiosité de voir où ils en étaient arrivés depuis tout ce temps, en piochant quelques conférences, de fraîche date, sur Youtube: manifestement, on en est resté sensiblement au même point, ce qui n'est guère surprenant. Avoir consacré toute sa vie au "travail du concept", pour en être rendu finalement à devoir dire toutes ces choses aux gens: était-ce bien nécessaire? N'émergent plus de ce champ de ruines que des élucubrations ethérées sur " l'historial de l'être", réservées au cercle des initiés. La première mouture de refonte du programme de philosophie de terminale où les notions tournant autour du sujet et celle du travail avaient été remplacées par Dieu et la métaphysique aurait dû plaîre à un onto-théologico-métaphysicien de son espèce; une jeunesse à qui on donne enfin l'occasion de s'élever au-dessus des vulgaires jouissances de la vie qu'on trouve dans le plat matérialisme des "bullshit jobs" (D. Graeber) pour trouver à s'édifier avec des sujets autrement plus sérieux ...
Ce J. L. Nancy est au centre de l'un des plus déroutants systèmes planétaires de la galaxie des déconstructifs, autour duquel j'ai été amené à graviter, par la force des choses, celui des heideggeriens de gauche, des virtuoses d'un art hyper-dialectique, qui, par une mystérieuse alchimie, réalisent ce tour de force prodigieux de rabattre l'oeuvre du "plus grand philosophe du XXème siècle" , l'étoile polaire de ce système, dans le giron d'une pensée dite "de gauche" (terme dont on ne comprend de toute façon plus bien ce qu'il veut dire, d'autant moins quand il faut l'appliquer au champ de cette mouvance intellectuelle). En effet, l'oeuvre de ce Heidegger se situe clairement et sans ambiguité dans un courant hérité de la droite d'Ancien Régime, la véritable extrême-droite, pas celle en carton-pâte qu'on vend aujourd'hui pour effrayer les moineaux. C'est particulièrement flagrant à travers son enracinement constamment revendiqué dans sa terre de la Schwarzwald (Forêt noire), sans jamais questionner, ni même simplement évoquer, de tout ce que j'ai pu en lire ou en écouter, et j'ai dû en avaler un rayon dans cette Université qui était chapeautée par ces très étranges dialecticiens, le régime de la propriété foncière, qui est pourtant la question à la racine du problème que pose aujourd'hui la relation de l'homme à la terre, comme mes recherches ultérieures m'ont amené à le penser. C'est une des raisons qui peuvent expliquer ses rapports pour le moins douteux (certains seraient même beaucoup plus catégoriques) avec le régime hitlérien, qui, coïncidence, avait aussi le mot "erde" (terre), constamment à la bouche, sans jamais parler, là non plus, bien entendu, du régime de la propriété foncière, mascarade que B. Brecht avait relevé fort à propos. Ce Heidegger a été pour moi, littéralement  parlant, un holzweg, ce genre de chemins de bûcherons qui ne mènent nulle part, qu'il affectionnait tant, au point d'en faire une métaphore de son cheminement vers la "clairière de l'être". L'être, qui est donc le concept-fétiche de cette mouvance, son trou noir, inlassablement remis sur le tapis, qu'on ne saura jamais positivement déterminer puisqu'il ne peut se définir que négativement par ce qu'il n'est pas. Il est manifeste, pour de plus en plus de monde, que nous sommes dans une époque où les élites politico-économiques ont fait sécession avec la plèbe; il est par contre moins visible que les élites intellectuelles issues des mouvances de la french theory ont suivi une voie parallèle; et cette pauvre plèbe doit porter comme un fardeau cette caste confortablement rémunérée, à la façon de cette histoire qu'on trouve dans les Contes des mille et une nuits que Tolstoï évoquait dans L'esclavage moderne: un vieillard demande à un pauvre bougre de le porter sur ses épaules pour traverser un ruisseau; il accepte pour son plus grand malheur, car une fois sur lui, il n'arrivera plus à s'en dépétrer.
Tout cela laisse finalement le sentiment que ce que Hegel disait de l'art en son temps, comme étant destiné à devenir une chose du passé, s'appliquerait aujourd'hui beaucoup mieux à la philosophie, du moins sous la forme institutionnelle qu'elle prend dans les mouvances ici passées en revue, un comble pour une caste obsédée par l'innovation conceptuelle...

(3) C'est de toute façon systématique. En dernier recours, le déconstructif argue toujours du fait que l'on n'a rien compris à sa démarche, et, évidemment, on n'est jamais capable de saisir pourquoi, faute de disposer de l'intelligence suffisante. L'idiot pourrait ici recycler un argument que les néolibéraux invoquent, non sans raison, il faut bien leur concéder, pour légitimer la confiscation du savoir pour conduire les affaires du monde par la "minorité éclairée". Il consiste à mobiliser la logique de l'homo oeconomicus occupé à maximiser son utilité pour dire que la population a tout à fait raison de ne pas chercher à comprendre les rouages complexes du monde, s'en tenir à l'apathie politique et s'abrutir au tittytainment, puisque un tel effort représenterait un investissement colossal, en temps et en énergie, pour un gain quasi nul, puisque sa voix, perdue parmi des millions d'autres continuerait de compter pour presque rien: bref, cela ne vaut vraiment pas le coup/coût. De la même façon, vouloir pénétrer les arcanes de la pensée déconstructive demanderait un investissement tel, pour un rendement, qui, au bout du compte, risque fort d'être ridicule si on doit se rendre compte finalement que le roi était nu.

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