dimanche 14 novembre 2021

2) Sociétés de misère ou sociétés d'abondance?

"Mais si l'homme moderne pourvu de tous les avantages de la technologie ne dispose toujours pas du strict nécessaire, quelle chance de s'en tirer aura le sauvage tout nu, avec ses armes chétives, arc et flèches? Ayant attribué au chasseur des motivations bourgeoises et l'ayant muni d'outils paléolithiques, nous décrétons que sa situation est désespérée." (Sahlins, AP-AA, p. 41) 

-Le texte de Sahlins, Age de pierre âge d'abondance.qui sert  ici de référence centrale, sera désormais abrégé, AP-AA. 

-D'autre part, à titre de préalable nécessaire pour bien circonscrire de quoi on parle, la notion de société primitive impliquée dans la démonstration de Sahlins englobe aussi bien celles des chasseurs-collecteurs itinérants que celles sédentarisées pratiquant des formes d'agriculture sur brûlis; les deux  partageant une même structure socio-économique et politique. C'est déjà là un premier point qui mérite de retenir l'attention, tant il donnerait la migraine à tout bon marxiste qui se respecte; il faut reprendre ici, en la conservant dans un coin de sa tête, la question qu'évoque en passant P. Clastres, dans sa préface au texte de Sahlins: "Que des machines de production aussi différentes que la chasse nomadique et l'agriculture sur brûlis soient compatibles avec des formations sociales identiques, voilà un point dont il conviendra de mesurer toute la portée." (Préface à AP-AA, p. 16)

Quoi qu'il en soit pour le moment de cette épineuse question, présenter ces sociétés comme les premières et même, à ce jour, les seules véritables sociétés d'abondance heurte évidemment de plein fouet les préjugés dont on a traditionnellement hérité à leur sujet. Or, ce qui devrait commencer à nous les rendre suspect tient au fait qu'ils relèvent d'un double discours qui souffre d'un défaut manifeste de cohérence. Par un bout, on les a présenté comme des sociétés arriérées, emblèmes d'une humanité qui pendant longtemps aurait vécu dans des conditions misérables, à la merci du moindre des aléas d'une nature écrasante. Limitées par un développement technique rudimentaire, elles auraient toujours été contraintes à une lutte harassante pour leur survie. Et, dans le même temps, le discours colonial attribuait à ces populations une tare rédhibitoire pour une société comme la nôtre, structurée au tour de la valeur-travail, la paresse. La grande difficulté qu'ont rencontré partout les colonisateurs pour les mettre au travail est bien connue et documentée. Comment ces gens, toujours à la limite de la survie, auraient-ils donc pu se payer le luxe d'une vie oisive? On pensera peut-être se tirer d'embarras en prétendant que c'est justement parce qu'ils ne travaillent pas assez qu'ils ne s'en sortent pas. Voilà qui n'est pourtant pas conforme au matériau ethnographique; il atteste que ce qui les menaçait était bien d'avantage l'oisiveté que la pénurie, comme ce témoignage d'un Blanc débarqué dans  le Sud-Est australien, aux premiers temps de la conquête coloniale britannique:"Les aborigènes bénéficiant en ces lieux d'une telle abondance de poisson et si facile à attraper que, vers 1840, un certain squatter de la province Victoria avait peine à s'imaginer "comment ces braves gens faisaient pour passer le temps avant l'arrivée de mon expédition et que nous leur eussions appris à fumer la pipe." Fumer apporta à tout le moins une solution au problème économique de cette société d'abondance, le désoeuvrement:"Lorsqu'ils eurent suffisament maîtrisés cette technique, tout alla pour le mieux: ils partagèrent leurs heures de loisir entre l'exercice de cet art nouvellement acquis et les démarches pour m'extorquer du tabac." (Curr cité par Sahlins, AP-AA, p. 63-64) C'est là un cas loin d'être isolé qui a, au contraire, valeur de paradigme. Comment a pu alors se fabriquer un discours misérabiliste au sujet des sociétés primitives qui avait contre lui l'évidence de ce genre de témoignages?

Sources du discours misérabiliste

Le discours misérabiliste à l'endroit des sociétés primitives s'est alimenté à plusieurs sources. On en abordera quatre ici.

1- Les préjugés touchant le régime alimentaire

C'est une première source de malentendus, certainement pas la plus importante, mais qui a tout de même contribué, surtout dans les premiers temps, à alimenter la croyance en une pénurie de l'économie primitive. La ligne de démarcation comestible/incomestible est, pour une large part, culturellement construite. Sur ce point, il faut commencer par relever que, sur le temps long; il y a eu un appauvrissement certain du régime alimentaire qu'on peut repérer dès la formation des premiers grands Etats agraires au néolithique où l'on y retrouve toujours une forme de culture dominante qui tend à marginaliser tout le reste, voir, à le faire purement et simplement disparaître: l'orge et le blé en Mésopotamie, le millet ou le riz en Chine, le maïs en Amérique du Sud. Et ces régimes de monoculture connaîtront évidemment leur apogée, à l'époque actuelle, avec l'agro-industrie. Dans ce cadre, il est instructif d'introduire la notion de "colonialisme de l'excrément" forgée par l'historien W. Anderson qui voulait montrer que la disqualification des peuples colonisés passait, entre autres, par celle de leurs matières fécales: la plus grande variété d'aliments qu'on y trouvait à l'analyse était alors interprété comme le signe d'un état d'arriération. Le régime alimentaire en vigueur dans les sociétés primitives, offrant une très grande diversité, a donc généralement fait croire aux premiers observateurs européens que ces pauvres gens en étaient réduits à la dernière extrémité pour éviter de mourir de faim de devoir se nourrir de choses jugées répugnantes pour notre bon goût. Sir G. Grey, un des rares observateurs anglais des premiers temps de la colonisation sur le continent australien à avoir remis en question l'opinion de ses collègues, notait à ce sujet, en 1841:"Ils déplorent dans leurs journaux de voyage, que les malheureux aborigènes en soient réduits par la famine à subsister sur certaines sortes d'aliments trouvés aux abords de leurs huttes; alors que dans bien des cas, les nourritures qu'ils citent se trouvent être celles-là mêmes dont les indigènes sont les plus friands, et ne sont au demeurant dépourvues ni de saveur, ni de valeur nutritive." (Cité par Sahlins, AP-AA, p. 44) Typiquement, c'était le cas de la gomme de mimosa. Et la diversité dans le régime alimentaire est évidemment un facteur essentiel pour l'abondance des sociétés primitives qui peuvent compter sur une gamme étendue de produits qui fait que quand certains viennent à manquer, d'autres sont toujours disponibles (c'est là une remarque qui vaut beaucoup plus largement pour n'importe quelle espèce vivante, raison pour laquelle un écureuil qui mange de tout est beaucoup plus résilient qu'un panda qui ne se nourrit que d'une seule sorte de bambou). Abonde dans ce sens ce que Grey notait encore:"D'une manière générale, les indigènes vivent bien: dans quelques régions la nourriture peut venir à manquer en certaines périodes de l'année, mais dans ce cas, on abandonne pour un temps la région. (L'indigène) sait exactement ce qu'il produit, quand vient la saison de chaque chose et comment se les procurer le plus commodément. C'est en fonction de ces diverses circonstances qu'il détermine du moment où il se rend en différents points de son territoire de chasse; et je dois dire que j'ai toujours trouvé abondance de nourriture dans leurs huttes." (Cité par Sahlins, AP-AA., p. 45)

Mais nous parlons là des conditions initiales sous lesquelles pouvaient exister ces sociétés avant que la colonisation ait commencé véritablement à faire son "oeuvre civilisatrice". Car il faut maintenant aborder d'autres facteurs qui ont faussé le jugement qui tiennent à l'altération des conditions d'existence que la colonisation a imposé aux sociétés primitives, ce qui nous renvoie aux deux points suivant.

2- La spoliation des terres

 L'objet premier de la conquête coloniale a d'abord été celle des terres, et bien sûr les plus riches en ressources. Et elle s'est faite de deux façons. Soit, par l'extermination pure et simple des groupements humains qui les peuplaient, comme c'est le cas des Aborigènes du Sud-Est australien, précisément ceux dont on a parlé pour commencer. Il en découle que, une fois rayées de la carte du monde, "ces tribus qui peuplaient les régions les plus fertiles de l'Australie [...] n'ont guère contribué au stéréotype de l'Aborigène tel que nous nous le représentons actuellement." (AP-AA, p. 64) Il s'est donc plutôt nourri de ceux qui ont trouvé refuge dans les terres arides des déserts australiens, dont l'homme blanc n'avait que faire. Et c'est un phénomène qu'on retrouvera sur les autres continents ouverts aux appétits de la conquête coloniale, qui, si on n'en tient pas compte, biaisera le jugement au sujet de ces sociétés pour alimenter un discours misérabiliste à leur endroit:"On se gardera de juger, note Carl Sauer, des conditions d'existence des chasseurs primitifs par l'observation de leurs représentants modernes, derniers survivants confinés actuellement dans les régions les plus ingrates du globe, tels les déserts intérieurs de l'Australie, le Grand Bassin américain et la toundra arctique. Dans les régions habitées originellement par ses populations la nourriture abondait." (Cité par Sahlins, AP-AA, p. 46) (1) C'est pourtant une erreur faite encore trop souvent, même par des gens se réclamant d'études savantes, de croire qu'on tiendrait avec ces sociétés des sortes de vestiges fossilisés d'un lointain passé attestant des conditions misérables d'existence qui auraient régné durant la préhistoire de l'humanité. Nous sommes renvoyés là au grand problème qui s'est posé pour l'enquête ethnologique. Elle a commencé à étudier ces sociétés à une époque où elles avaient déjà vu leurs conditions de vie souvent radicalement altérées par ce que la conquête coloniale leur a imposé quand elles n'avaient pas déjà tout simplement disparu. Telle a été la condition tragique de cette branche des sciences sociales: c'est au moment même où elle prenait véritablement forme, dans le dernier tiers du XIXème siècle, que son objet était déjà entrain de s'évanouir à une vitesse accélérée. D'où il s'en suit que"l'anthropologie des chasseurs est, pour une large part, l'étude anachronique d'ex-sauvages - ou comme l'a dit Grey, une autopsie pratiquée par les membres d'une société sur le cadavre d'une autre. En tant que classe d'hommes, tous les chasseurs-collecteurs survivants sont des personnes déplacées, les représentants d'un paléolithique dépouillé de ses droits, relégués en des pays perdus nullement adaptés à leur mode de production: sanctuaires d'une ère révolue, contrées situées tellement au-delà du champ d'action du progrès culturel qu'elles jouissent d'un sursis, que dans sa marche planétaire, l'évolution culturelle les néglige car elles sont si pauvres, si ingrates, que les convoitises et les compétences des économies plus évoluées n'y trouvent point à s'exercer." (AP-AA, p. 45-46) Aborigènes contraints de trouver leur dernier refuge dans les déserts australiens, Bochiman africains dans celui du Kalahari, Amérindiens dans le Grand Bassin américain, ou encore ces populations relégués aux confins des régions glacées de la toundra arctique, autant de cas qui faisait s'exclamer à l'Européen:"Comment diable peut-on vivre dans un endroit pareil!" (Cité par Sahlins, AP-AA, p. 44) Et il s'agit là d'un processus n'ayant certainement pas débuté avec la conquête coloniale de l'Occident qui n'a fait que le parachever de façon paroxystique. Ses racines historiques plongent bien plus loin, plusieurs millénaires avant, dès le néolithique, sous l'effet de l'expansion des premiers empires agraires. La trace mythologique de ce paléolithique qui a commencé à être "dépouillé de ses droits", dès cette époque, se retrouve dans le récit biblique de la Genèse, à travers la figure d'Esaü, présenté comme le chasseur rentré bredouille de sa quête de nourriture, et amené, le ventre vide, à céder son droit d'aînesse à son frère Jacob, l'agriculteur, contre un malheureux plat de lentilles. C'est là en fait un récit relevant de la pure et simple idéologie au sens où il était "en parfait accord avec la tâche historique qui visait à dépouiller [le chasseur] de ses ressources." (AP-AA, p. 40) Et on le trouvera, renouvelé, sous la forme raciste qu'il a pris à l'époque moderne, pour cautionner le droit de conquête de l'homme blanc.

3- La déculturation

C'est l'autre principale source d'altération qui ont pu mettre ces sociétés en crise, et qui est sans doute encore plus difficile à apercevoir que la simple violence mise en jeu dans la spoliation des terres. Polanyi avait bien attiré l'attention sur ce point que l'ouverture à une économie de marché d'une société organisée sur des bases fondamentalement différentes en altèrera complètement la structure "La catastrophe que subit la communauté indigène est une conséquence directe du démembrement rapide et violent des institutions fondamentales de la victime (le fait qu‘il y ait ou non usage de la force ne semble pas du tout pertinent). Ces institutions sont disloquées par le fait même qu‘une économie de marché est imposée à une communauté organisée de manière complètement différente." (Polanyi, La grande transformation, p. 230) Le texte de Sahlins offrira un cas d'école de certaines tribus du Sud-Est asiatique, sur lequel on se penchera plus tard, car l'écart par rapport à la norme d'une économie primitive dont elles témoignent  permet de.se faire une idée assez précise de l'impact que peut avoir sur une telle société son ouverture aux règles d'une économie de marché. Inutile donc d'en rajouter sur ce point pour le moment.

 4-  La surestimation du facteur technique

Voilà encore un autre puissant biais qui a contribué à alimenter l'idéologie misérabiliste à l'encontre des sociétés primitives, en les dépeignant comme des sociétés stagnantes, restées à un niveau de développement technique qui était celui de l'homme préhistorique. Or deux remarques doivent être faites à ce sujet. 

La première renvoie aux citations de Sahlins mises en exergue au début de cet article qui avertissent de la bévue consistant à projeter sur les sociétés primitives une grille de lecture empruntée au fonctionnement de l'économie moderne sans voir que leur logique vont diamétralement à rebours l'une de l'autre. Si nous donnons comme but à l'économie le développement des forces productives, sans limite assignable, hors celles que les contraintes physiques risquent bien de nous imposer brutalement, autrement dit, si nous faisons de la production le but de l'homme, et que nous jugeons à cette aune les performances d'une économie primitive, il va de soi que nous serons amenés à juger leur "situation désespérée". Mais c'est là une projection totalement anachronique qui introduit subrepticement le bourgeois dans la société primitive; pour remettre la maisonnée à l'endroit, en chasser le bourgeois et rétablir le primitif dans son bon droit, il faut reconsidérer l'homme comme le but de la production, c'est-à-dire raisonner dans le contexte d'une économie qui se donne fondamentalement comme objectif  de satisfaire les besoins humains. A l'aune de ce critère, hors situation exceptionnelle, la société primitive y parvient sans grande difficulté avec les moyens techniques dont elle dispose, aussi rudimentaires nous semblent-ils.(2)

Mais il y a plus. Un autre facteur, tellement élémentaire qu'on n'y songe guère, et pourtant inévitable, nous conduit à surinvestir le facteur technique, tient au fait que que seuls les outils subsistent de ce que nous exhumons des restes archéologiques des temps reculés:"Au demeurant, qu'est-ce que la préhistoire, sinon un inventaire d'outils, car, comme l'a dit fort justement un archéologue connu, "les gens, eux, sont morts."" (AP-AA, p. 124)  Il faut introduire ici une distinction fondamentale qu'on omet presque systématiquement pour saisir les implications essentielles de ce truisme, celle entre le perfectionnement des outils et le perfectionnement de l'usage des outils. Dans les restes archéologiques, ne se trouvent plus que les outils; la façon dont les hommes les ont utilisé et le perfectionnement qu'ils ont réalisé dans ce domaine, ont disparu à tout jamais. Ce qui devrait pourtant nous mettre sur la voie de l'importance de ce facteur qui n'a pas laissé de traces tangibles, tient au fait que quand les archéologues ont voulu confectionner et utiliser eux-mêmes les outils de pierre de la préhistoire, ils se sont rendus compte que les choses étaient loins d'être aussi faciles qu'on aurait pu l'imaginer, et même, ils n'ont pas toujours réussi à reproduire des techniques comme celle de la taille des silex, comme en atteste l'archéologue B. Valentin; voir, à partir de 22'05, ce qu'il en dit dans cette intervention: 

 

Dans le même sens, Sahlins évoquait le cas de ces pièges confectionnés par les Bochiman qui ont dû être relégués dans les caves de musées occidentaux car personne n'avait été capable de les reconstituer. Soyons ici un peu plus déroutant encore en illustrant cette importance du savoir-faire dans l'usage d'outils paléolithiques à partir des techniques de l'âge de pierre mises en oeuvre par...les sociétés de chimpanzés actuelles, celles qui concernent en particulier le cassage des noix. Certaines variétés sont tellement dures qu'elles nécessitent deux tonnes de pression pour être ouvertes et une dizaine d'années d'apprentissage pour que le singe maîtrise la technique. Voir ce qu'en dit l'anthropologue F. Joulian, dans cet exposé, à partir de 52'55:

 Combien nous faudrait-il de temps pour réaliser cet apprentissage, à nous, hommes modernes, pour peu que l'on ne se soit pas écrabouillé les doigts avant?

 Sur ce point s'est produit un grand bouleversement à l'époque moderne, comme J. Ellul l'avait fait remarquer. Depuis l'aube des temps, l'accent avait été mis essentiellement sur le perfectionnement de l'usage des outils. A l'aune de cette distinction, la Révolution industrielle doit être comprise comme un changement fondamental dans l'inflexion qui fait que désormais tout l'accent sera mis sur le perfectionnement des instruments eux-mêmes, entraînant un emballement inouï, exponentiel et sans précédent, de l'innovation technique. Et il y a ici en jeu la règle d'un rapport inversement proportionnel: plus l'accent sera mis sur le perfectionnement de l'instrument, et moins le savoir-faire de l'homme aura à se développer. Ce processus, Marx l'avait bien étudié dès le XIXème siècle, sous le concept de "prolétarisation" qui fait que le producteur est dépossédé de son savoir-faire qui passe désormais dans la machine:"Avec l'outil, la virtuosité dans son maniement passe de l'ouvrier à la machine... Dans la manufacture et le métier, l'ouvrier se sert de son outil; dans la fabrique il sert la machine." (Marx cité par Sahlins, AP-AA, p. 124)

Or, il faut bien sûr éviter de tomber dans le piège d'un autre anachronisme: celui consistant à munir le bourgeois d'outils paléolithiques se redouble ici de cet autre équipant de la même façon le prolétaire de l'industrie moderne. Dans de telles conditions, autant la situation de l'un que de l'autre serait désespérée:"Seul un système industriel peut espérer survivre avec une proportion de travailleurs non qualifiés, telle que nous la connaissons aujourd'hui; dans une situation analogue, le paléolithique aurait péri." (AP-AA, p. 125)


Le mythe du "Grand bond en avant" du néolithique

L'étude conduite par Sahlins n'a pas la prétention de reconstituer ce qu'a pu être la vie des sociétés humaines à l'ère préhistorique, qu'on préfèrera désormais plutôt désigner, comme certains préhistoriens eux-mêmes, sous le titre de paléohistorique (le terme de "préhistoire" étant marqué de connotations par trop négatives, liées au contexte de naissance de la discipline, laissant de surcroît faussement entendre qu'il s'agirait d'une ère sans histoire). Répétons le: ces sociétés étudiées de nos jours par l'anthropologie ne sont pas les  fossiles, restés intacts, d'une lointaine époque; elles ont une histoire qu'on serait bien en peine de pouvoir retracer aujourd'hui sur un temps long. On peut d'ailleurs raisonnablement supposer à ce sujet, comme le fait Sahlins, que leur relégation dans des milieux hostiles a pu induire un processus de dispersion en petites bandes, en même temps qu'ont pu s'intensifier en elles les relations de réciprocité pour faire face à l'adversité.

Ce qui peut autoriser malgré tout, à extrapoler du matériau ethographique disponible aus temps reculés de la paléohistoire, au moins jusqu'à un certain point, et avec toute la prudence qu'une telle démarche impose, c'est déjà la très vaste aire de distribution sur la surface du globe d'une même structure socio-économique et politique, allant de l'Australie à l'Amérique du Sud, en passant par l'Asie et l'Afrique, dont on détaillera la nature dans la partie suivante. C'est l'indice fort d'un très vieux fond commun à l'humanité. De surcroît, ce qui conforte pour aller dans ce sens tient à ceci que les sociétés primitives, comme l'a souligné P. Clastres, sont malgré toutes les transformations qui ont pu marquer leur histoire, des sociétés essentiellement conservatrices, à l'opposé des sociétés modernes qui, elles, au contraire, ne peuvent se reproduire, qu'en transgressant constamment leurs propres normes de fonctionnement.

D'autre part, si nous repartons des données archéologiques de la paléohistoire elles-mêmes, elles inclinent à penser que le prétendu "Grand bond en avant" que représenterait la révolution du néolithique relève très largement du mythe. Et parmi les données factuelles les plus manifestes qui vont dans ce sens, il y a déjà celles résidant dans l'importante diminution de la taille des populations humaines attestée à cette période qui témoigne d'une contraction de l'approvisionnement alimentaire, induisant, par la force des choses, une augmentation du temps nécessaire à y consacrer (voir, le préhistorien P. Depaepe qui détaille ces données, à partir de 54'50, dans cette conférence, La modernité de l'homme préhistorique) Voilà qui doit commencer de nous conduire à remettre en question certaines opinions qui se faisaient passer trop facilement pour des faits acquis au sujet de ce néolithique:"Extrapolant de l'ethnographie à la préhistoire, on peut dire du néolithique ce que John Stuart Mill disait de tous les procédés tendant à économiser le travail: rien de ce qu'on a pu inventer dans ce domaine n'a jamais fait gagner une minute à personne. Le néolithique n'a accompli aucun progrès par rapport au paléolithique en ce qui concerne le temps nécessaire par personne à la production alimentaire; et on peut même supposer qu'avec l'avènement de l'agriculture, les hommes se sont vus contraints de travailler d'avantage." (AP-AA, p. 77) Voir encore, confortant ces assertions, les données dont on dispose aujourd'hui sur la dégradation de l'alimentation au néolithique, à 1 h 15' 15, par le préhistorien J-P Demoule:



Cohérentes avec elles, celles qui attestent d'une baisse de l'espérance de vie des populations néolithisées en Europe; voir à 57'20, ce qu'en dit le préhistorien N. Valdeyron:

 

Voilà donc un ensemble cohérent de données qui pourrait amener à se demander, comme le font aujourd'hui nombre de préhistoriens eux-mêmes, à rebours du récit traditionnel, dans quelle galère est allée s'embarquer l'humanité en se néolithisant pour sa plus grande partie. On objectera peut-être que la civilisation moderne a permis depuis de remonter la pente, et même de dépasser largement le paléolithique, ne serait-ce qu'en termes d'espérance de vie. Mais, dans le même temps, la dégradation des conditions actuelles d'évolution de cette civilisation conduisent de plus en plus à être tenté de retourner le récit biblique contre lui-même. Les coûts de ce qu'on a cru bon nommer le "Progrès" apparaissant de plus en plus exhorbitants (et qui le seront sans doute même d'autant plus que les politiques suivies ne semblent guère se soucier que de les différer autant que possible), on en vient à se demander si ses bienfaits prodigués ne risquent pas se révéler être, en prolongeant les tendances actuelles, de l'ordre du plat de lentilles échangé contre tous les privilèges attachés autrefois à la condition des hommes du paléolithique.

Mais laissons pour le moment là ce questionnement pour s'en tenir à ce que montrera  l'étude des économies primitives à notre époque. Si nous avons bien intégré les conditions extrêmement défavorables avec lesquelles elles ont eu à composer, il sera d'autant plus remarquable de comprendre comment elles ont pu, pour un certain nombre d'entre elles, perséverer dans leur être:"les circonstances actuelles où vivent les chasseurs-collecteurs permettent de juger non pas de leur capacité productive en tant que telle, mais de leur capacité de résistance à un environnement économique désastreux. D'autant plus extraordinaires nous paraîtront |...] leur performance économique." (AP-AA, p. 47) C'est ce qu'on va tâcher de faire ressortir par l'étude détaillée du type d'économie qui est le leur. En attendant, on peut livrer ce témoignage ethnographique de C. MacDonald sur une population de chasseurs-collecteurs de Mindoro, dans les îles des Philippines, qui donne un bon aperçu de la "capacité de résistance" mise ici  en jeu, encore mobilisée de nos jours: à écouter à partir de 23':


 Reste qu' il faut relativiser ces capacités de résistance qui ont été très inégalement distribuées suivant les aires géographiques. Pour ce qui est par exemple des tribus amazoniennes, P. Clastres soulignait au contraire leur leur extrême vulnérabilité à tel point qu'il en reste aujourd'hui bien peu qui n'ont pas (encore) été réduit à l'état de poussière...

 

 

(1) Pour ne prendre que le cas des Indiens d'Amérique du Nord, l'amère ironie avec laquelle ils proposèrent au gouvernement américain de lui acheter en monnaie de perles de verre l'île d'Alcatraz, avec sa célèbre prison, en 1964, résume bien la situation générale:"Nous pensons que cette île que vous appelez Alcatraz est idéale pour recevoir une réserve indienne telle que les Blancs la conçoivent. En fait, nous pensons que cet endroit présente déjà toutes les caractéristiques des réserves indiennes:

1-Elle est éloignée de tous services et n'est desservie par aucun moyen de transport adéquat.

2- Il n'y a pas d'eau courante.

3-Les services sanitaires sont défectueux.

4- Pas de pétrole ou de minerais

5-Pas d'industrie et donc un chômage élevé

6-Aucun service de santé.

7-Le sol est rocheux, impropre à toute culture, et il n'y a pas de gibier.

8-Pas d'équipements scolaires.

9-Il y a toujours eu surpopulation dans cette île.

10-La population a toujours été considérée comme prisonnière et tenue dans une totale dépendance des autres." (Cité par H. Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p. 595) On peut préciser que, très généralement, les points les plus critiques sur les 10 évoqués, pour assurer la reproduction d'une économie primitive d'abondance, sont le 7 et le 9, qui, chacun pris séparément, la rend tout bonnement impossible à  envisager.

(2) Ce qu'on note aujourd'hui, sans doute sous l'effet de l'emballement du mouvement dextrogyre (vers la droite) qui anime beaucoup de sociétés occidentales, avec des relents assez nauséabonds venant d'un passé récent de sinistre mémoire, c'est de plus en plus l'émergence d'un discours néo-colonial décomplexé dont un des principaux ressorts est de vouloir imputer à l'humanité entière, y compris celle des sociétés primitives, les tares de la civilisation bourgeoise, avec certainement l'intention sous-jacente de disculper celle-ci des crimes de masse et destructions issus de la conquête coloniale, sur une échelle planétaire et sans précédent dans l'histoire, quitte à retomber dans tous les biais dénoncés ici. Pour en donner une illustration concrète parmi de multiples possibles, citons ce commentaire d'un anonyme sur un blog:

"Les Aborigènes nouvellement arrivés en Australie qui, en moins de mille ans exterminèrent la méga-faune et désertifièrent le pays par des brûlis alimentaires n'étaient pas capitalistes". 

Concluez donc vous-mêmes: le capitalisme n'est aujourd'hui pas le problème. Comme pour l'écrasante majorité des cas, dans le dépotoir des réseaux numériques, ce genre d'affirmations est asséné sans la moindre source sérieuse ou amorce d'une démonstration argumentée. Or, il se trouve que la désertification du pays en question et la disparition de la méga-faune ont certainement plus à voir avec des phénomènes de changement climatique qu'avec le saccage que les Aborigènes leur auraient fait subir. Voir ce qui en est dit, de façon plus générale, dans cette conférence faite au Musée de l'homme, Chasseurs-cueilleurs et premiers agriculteurs face au changement climatique, à partir de 58'30, question reprise ensuite à 1h 11'05 (on notera à la fin de l'intervention, l'évocation du cas tragique des Tasmaniens, qui, eux, n'ont, à coup sûr, pas disparu sous l'effet d'un changement climatique):



Dans tous les cas, ce qui a pu subsister de ces sociétés aborigènes, comme on le verra dans la suite, fournit une illustration parmi de multiple autres, du mode de fonctionnement de l'économie primitive, qui induit l'exacte antithèse d'une course à la surexploitation.



 

 

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