dimanche 2 septembre 2018

6) Philosophie de la monnaie: la dynamique émancipatrice de la forme-argent (suite). L'argent et la liberté

 Notions du programme en jeu: la liberté, les échanges, le devoir, la politique, la société et l'Etat, la justice et le droit, le travail

 

"L'argent c'est de la liberté frappée"
Le philosophe Hegel avait déjà parfaitement synthétisé ce dont il va s'agir ici quand il prétendait que "l'argent c'est de la liberté frappée." En effet, l'extension de l'économie basée sur l'argent a rendu possible un processus de libération des liens de domination personnelle de la société féodale. Ceux-ci étaient fondamentalement des liens d'endettement perpétuel asservissant celui qui reçoit la charité  à celui qui la donne: la caritas (charité) est la vertu cardinale de la féodalité. C'est ce que j'ai appelé, à la suite de l'ethnographe Florence Weber, la logique du don injurieux qui asservit à vie le receveur à son généreux bienfaiteur (voir, 3c. Le don injurieux).


L'affranchissement de ces liens de domination s'est fait à partir du moment où il devint possible de liquider pour de bon les dettes ainsi engendrés, comme l'a mis en évidence l'économiste J.R. Commons:"La plus grande part du genre humain vivait dans un état caractérisé par l'impossibilité de se libérer de la dette, et la liberté vint avec l'apparition graduelle des dettes dont on pouvait se libérer."(Cité par Jacques Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 159) Dans le même sens vont les analyses du pionnier de la sociologie en Allemagne, Max Weber, à propos de la façon dont les temps modernes peuvent être compris comme un processus de libération de ces formes d'asservissement:"La modernité, comme l'a bien montré Weber dans son ouvrage sur les villes au Moyen Age, fut une libération du système de dette féodal." (ibid. p. 159) C'est donc par les prestations en argent que s'est faite cette libération. Ce qui l'illustre bien, c'est ce qui a permis, sous la dynastie des Bourbons qui établit son règne, en France, au XVIème siècle, avec Henry IV, à la bourgeoisie d'accéder à l'administration d'Etat, par la vente des charges alors qu'elles étaient jusque là réservées à la noblesse sous forme de dons que le roi accordait. C'est typiquement le cas de Montaigne qui, en achetant avec de l'argent son office royal (délégation du pouvoir accordée par le roi), évite ainsi de se retrouver dans une situation de débiteur perpétuel qui en ferait l'éternel obligé du prince:"comme l'écrivait déjà Montaigne lorsqu'il s'exclamait qu'il préférait acheter un office royal plutôt que de se le faire offrir, car en l'achetant, ajoutait-il, "je ne donne que de l'argent; autrement c'est moi-même que je donne."" (ibid., p. 185) Tout don ne mérite pas d'être reçu:"On n'a [...] aucun intérêt à accepter un don de quelqu'un dont on veut rester indépendant." (Caillé et Godbout, L'esprit du don, p. 291) Il est des choses qu'il vaut mieux avoir la possibilité d'acheter plutôt que de se les voir offrir. Ne pas avoir à se donner soi-même à un autre auquel je serais redevable à vie. Refuser donc le don empoisonné de type injurieux qui asservit au donateur. Tant que le recours à l'argent n'était pas disponible, il n'y avait pas moyen de s'affranchir de ces liens. En achetant l'office, je peux désormais liquider définitivement et instantanément la dette, je ne dois plus rien et je peux, pour cette raison, rester libre de ma personne. L'argent est bien alors le garant de l'indépendance de la personne. 


La pyramide de la libération par l'argent
On peut se représenter le processus de libération des individus des formes archaïques d'endettement comme une pyramide à quatre étages allant du degré le plus bas où l'asservissement est complet au degré le plus élevé où se conquiert une liberté maximale. De façon universelle, la naissance de ces formes de domination peut être traduit ainsi: les dominants se constituent comme classe sociale dans l'histoire humaine à partir du moment où ils se retrouvent en position de faire travailler les autres individus à leur place et ainsi être eux-mêmes dispensés de travailler pour s'adonner aux activités considérées comme supérieures (les prêtres, les guerriers et les intellectuels ayant formé l'essentiel du contingent des classes dominantes dans les sociétés archaïques) On exprimera la même chose en reprenant l'opposition que formulait l'anthropologue Pierre Clastres: l'origine de l'endettement archaïque remonte à l'émergence des premières sociétés à Etat: de la société primitive sans Etat à la société archaïque à Etat, le passage se fait par l'inversion du sens dans lequel circule la dette: dans la première, ce sont les chefs qui sont en dette à l'égard de la collectivité les obligeant à la redistribution permanente de leur richesse et à travailler plus dur que les autres pour réalimenter constamment leurs provisions; dans la seconde, c'est la collectivité qui se retrouve en dette à leur égard l'obligeant à travailler à perpétuité à leur service:
"La nature de la société change avec le sens de la dette. Si la relation de dette va de la chefferie vers la société, c'est que celle-ci reste indivisée, c'est que le pouvoir demeure rabattu sur le corps social homogène. Si, au contraire, la dette court de la société vers la chefferie, c'est que le pouvoir s'est séparé de la société pour se concentrer entre les mains du chef, c'est que l'être désormais hétérogène de la société renferme la division entre dominants et dominés." (Pierre Clastres, Préface à Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 26.

 Il y a donc quatre étages qu'il va falloir gravir pour se libérer pleinement de ces formes d'endettement archaïque. C'est au troisième degré que commencera à intervenir l'argent. Au degré maximal de domination, le droit du dominant sur son obligé portera sur le contenu même de l'activité qui sera imposé. L'exemple le plus radical, c'est l'esclavage. L'ayant droit possède la personne toute entière de l'obligé et lui ordonne précisément ce qu'il doit faire. Le système du servage à l'époque féodal en est une autre forme avec la corvée que le serf devait accomplir pour son seigneur. A un deuxième degré,  qui représente donc un premier pas vers la liberté, le droit du dominant a cessé de porter sur le contenu du travail mais sur son produit: quand, au lieu d'un service direct à rendre, l'obligé peut céder une certaine quantité de biens qu'il a produit: du grain, du bétail, du bois, etc. L'obligé commence à acquérir une relative autonomie dans la gestion économique de sa vie. Il n'est plus aussi directement aux ordres du maître.
La transition vers le niveau supérieur va se préparer quand la quantité de biens à céder est fixée une fois pour toutes.Tant qu'elle restait variable, le maître avait tout intérêt à imposer surveillances, mesures autoritaires, contraintes, pour tirer le maximum de quotas de son travailleur. Le troisième niveau sera atteint quand sera devenue indifférente la façon dont la quantité de biens à céder aura été obtenue. C'est précisément ce qu'il va se passer avec la commutation en argent de biens qui devaient jusque là être cédés en nature. Nous franchissons alors un pallier décisif dans la conquête de la liberté, là où intervient désormais l'argent:"Le troisième niveau [...] est atteint quand le prélèvement en nature est relayé par le prélèvement monétaire. En droit privé on a pu qualifier de magna charta de la liberté individuelle cette stipulation du droit romain classique selon laquelle,devant toute exigence concernant des biens, on pouvait refuser de s'acquitter en nature et régler avec de l'argent." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 348) C'est là que se marque la rupture à partir de quoi les liens d'asservissement féodaux vont se défaire pour de bon. Le titre de "magna charta de la liberté individuelle"  a une grande portée historique. Au sens premier, la Magna charta (Grande charte) est un texte de loi promulgué pour la première fois en 1215, en Angleterre, qui définit un ensemble de libertés fondamentales pour le peuple ( par exemple, le droit de ne pas être arrêté et jugé de façon arbitraire); c'est donc un texte marquant un jalon important dans le mouvement de la modernité démocratique.
L'argent, dans l'établissement de ces libertés, a joué un rôle absolument central, dans le domaine du droit privé, celui qui régit les relations entre individus (vs le droit public qui concerne les relations avec l'Etat). Dans le droit romain de l'antiquité déjà, celui qui devait s'acquitter d'une tâche pour un autre pouvait s'en libérer au moyen du versement d'une somme l'argent. La possibilité de se libérer d'obligations personnelles par ce moyen a donc été une pièce essentielle dans la conquête des droits de la plèbe (peuple), comme au Moyen Age. C'est seulement à ce niveau, quand la commutation des corvées en argent a été effectuée, que nous commençons à toucher une liberté substantielle pour une grande masse d'individus qui avaient été asservis dans l'histoire:"(en) passant de prestations qualifiées en nature à des prestations quantifiées en monnaie, l'arbitraire se réduit et surtout le paysan accède à une autonomie de gestion porteuse de libération. L'argent permet d'acheter -parfois stricto sensu- sa liberté."Le relais monétaire de la prestation en nature sert de support à la libération de l'individu..."" (Edouard Poulain, Les usages de la monnaie: donner, contribuer, échanger, La modernité de Karl Polanyi, p. 290) Désormais, l'obligé atteint un degré élevé d'autonomie dans la gestion de son économie. Ceci est dû fondamentalement au caractère anamorphique de l'argent, c'est-à-dire, sans forme déterminée: l'argent peut être obtenu par un nombre illimité d'activités possibles, n'en imposant aucune en particulier au travailleur comme c'était le cas quand les biens devaient encore être payés en nature. C'est pourquoi on parle justement d'"argent liquide" qui est effectivement comme l'eau qui peut s'écouler dans toutes les formes possibles. Le paysan va pouvoir de cette façon étendre très largement son champ potentiel d'activités pour se procurer l'argent:"Le propriétaire foncier qui a le droit d'exiger un quantum de bière, de volaille ou de miel de son paysan, engage l'activité de ce dernier dans une direction précise; dès qu'il ne perçoit plus que des prélèvements en espèces, le paysan reste tout à fait libre de faire à son gré de l'apiculture, de l'élevage, ou toute autre chose." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 348) " Il y a mille moyens de gagner de l'argent", comme le rappelait le philosophe John Locke (XVIIème siècle), Il y a donc, à partir de là, un acroissement considérable du champ de la liberté pour l'obligé. 
La transition du niveau deux au niveau trois s'est faite souvent par un dédoublement des usages monétaires, quand on utilisait encore les biens en nature pour fixer le prix à payer et que la redevance elle-même pouvait être payé en argent; ainsi encore au Japon, à la fin du XIXème siècle, le montant était calculé en quantité de riz et pouvait être réglé en argent. Pour prendre le cas de l'Europe féodale, la commutation en argent des corvées s'est amorcée vers la fin du Moyen Age central. A partir des XIIIème et XIVème siècles, en Europe occidentale, le phénomène s'est généralisé: partout et progressivement, les corvées et les biens versés en nature ont été remplacés par de l'argent. C'est ce que l'historien Marc Bloch a appelé la "seconde phase de la féodalité" qui amorce un processus de monétarisation de l'économie préfigurant l'avènement du capitalisme. Même si cela a pu entraîné pour bon nombre de paysans un surendettement et une déchéance sociale, sur le long terme, une dynamique émancipatrice fait que, désormais, en droit, il devient possible de liquider ses dettes et couper les liens de dépendance personnelle à l'égard des seigneurs:"Avec ce développement d'une importance capitale, le servage disparut pratiquement." (Silvia Federici, Caliban et la sorcière, p. 54) Ainsi, la monétarisation de l'économie a pu permettre aux paysans d'échapper aux formes de dépendance servile propres à l'âge féodal, pour accéder aux statuts d'artisans ou de commerçants indépendants. Il est d'ailleurs remarquable d'observer qu'au tout début du capitalisme moderne, c'est la diffusion de l'argent qui était perçue comme une menace pour le profit des propriétaires. Ils ont ainsi entravé au XIVème et XVème siècles l'essor de l'économie fondée sur l'argent:"Ils s'aperçurent en effet que les prestations en nature étaient incomparablement plus extensibles et susceptibles d'augmentations arbitraires que les redevances monétaires, dont le montant chiffré, une fois déterminé, était intouchable." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 350) C'est pourquoi, à cette époque, ces classes possédantes on tout fait pour empêcher les paysans pauvres d'avoir accès à l'argent. Etait ainsi interdit au métayer anglais de vendre son bétail sans l'autorisation de son lord (seigneur). Ainsi encore, à partir du XIIIème siècle, quand les comtés anglais ont conquis le droit de fournir de l'argent plutôt que des soldats et des travailleurs, "cela eut pour effet une forte avancée vers la liberté." (Simmel, L'argent dans la culture moderne et autres essais sur l'"économie de la vie, p. 99)
 L'évolution du "jus primae noctis" (droit de cuissage) qu'aurait eu le seigneur sur la femme d'un vassal ou d'un serf, c'est-à-dire le droit de coucher avec elle pour être autorisée à se marier, pourrait être compris au sein de la même pyramide et nous conduit droit vers son sommet. Au degré le plus bas, le seigneur avait droit d'avoir accès à l'intimité  de la personne. Une première libération intervient, quand la sujette peut payer une somme d'argent en échange de ce droit que le seigneur reste néanmoins libre de refuser. Au degré le plus élevé, avec la redevance sur les noces, le verserment de la somme rachete une fois pour toute le droit: il représente l'optimum de liberté atteint quand la dette est définitivement liquidée. Nous voilà au quatrième et dernier étage où se trouve seulement la pleine et entière liberté. Au troisième étage seulement, il est significatif que "les auteurs du Domesday Survey, pour désigner les paysans qui remplaçaient leur service de travail obligatoire par des prestations monétaires régulières, ont choisi des formulations caractéristiques exprimant qu'ils n'étaient ni tout à fait libres ni tout à fait soumis." (ibid., p. 348) En effet, tant que le paysan doit payer des sommes d'argent à intervalles réguliers, même s'il a acquis par là une indépendance importante et un champ important d'activités possibles, il n'en reste pas moins que "la régularité de ces prélèvements l'oblige à couler cette activité dans un schéma déterminé imposé par une volonté étrangère..." (ibid., p. 350) La pleine et entière liberté ne se réalise donc qu'à partir du moment où l'obligé peut régler en une seule fois ce qu'il doit et liquider ainsi définitivement la dette qui l'attache à son supérieur. C'est de cette façon que le peuple anglais a conquis une bonne partie de sa liberté à l'égard de ses rois:"La liberté du peuple anglais vis-à-vis de ses rois repose en partie sur ces paiements d'un capital, par lesquels une fois pour toutes il a réglé avec eux les problèmes concernant des droit bien déterminés..." (ibid., p. 351) En réalité, Simmel va jusqu'à soutenir que la libération ainsi obtenue est double. Du côté des assujetis qui liquident leurs obligations, mais aussi, du côté du maître qui n'a plus à compter sur des rentrées d'argent périodiques qui restent toujours incertaines (à suivre...)



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