lundi 2 janvier 2017

Peut-on dire d'une société qu'elle est supérieure à une autre? (bis)

Je propose la variante suivante d'un sujet que j'ai déjà traité ici, d'une façon qui ne m'avait pas pleinement satisfait, et, qui montre bien qu'un même sujet peut-être abordé de multiples façons. Trois éléments m' ont servi de guide. Premièrement, exploiter les éléments du cours vus jusqu'à présent qui sont différents de ceux de la première version du sujet centrés sur la question politique de la démocratie que je n'ai pas encore traité cette année. Deuxièmement, aborder la dernière partie du sujet sous l'angle d'une problématique  du bonheur comme l'a fait une copie d'un très bon niveau de réflexion. Enfin, en bonus, je suis même parvenu à intégrer dans ma problématique la question cruciale pour notre avenir à tous de l'écologie que rien dans le programme n'encourage pourtant à traiter.

Introduction
Formulation du problème: Notre façon de hiérarchiser les différentes sociétés par la mesure de leur P.I.B. (Produit Intérieur Brut) pour définir leur richesse est extrêmement problématique. Par exemple, un pays qui connait une catastrophe écologique comme une marée noire verra son P.I.B. croître par l'activité économique que génèrent les travaux de dépollution. Il serait pourtant absurde d'en conclure que cette société est plus riche qu'un pays comme le Bouthan qui prend le plus grand soin pour  préserver son environnement naturel. Il nous faut donc définir un autre critère pour évaluer la richesse d'une société, mais lequel?
Démarche pour traiter le problème:
-soumettre à la critique le préjugé économiciste qui prétend hiérarchiser en inférieures et supérieures les sociétés en fonction de la taille de leur P.I.B.
- partant de là, montrer que la notion de richesse d'une société est relative. Dans toute société qui a hérité des formes primitives d'existence, la richesse est pensée en termes de liens sociaux et non de biens matériels accumulés comme c'est le cas dans les sociétés modernes de marché.
-d'où la nécessité de dépasser notre préjugé économiciste et redéfinir notre notion de la richesse pour hiérarchiser tout autrement les différentes sociétés en développant le concept de "Bonheur National Brut" tel qu'un pays comme le Bhoutan l'a inventé et qui est proche de la notion de Buen Vivir (Bien Vivre) que l'on trouve dans la culture amérindienne, les deux  intègrant à la fois le souci de prendre soin de l'environnement naturel et de la richesse des relations sociales et non pas simplement de chercher à faire croître indéfiniment la production d'une quantité purement abstraite de biens matériels.


1) Critique du P.I.B. pour hiérarchiser les sociétés
a) Exposé du préjugé
Les sociétés modernes de marché qui caractérisent le type de la société occidentale actuelle sont des sociétés dans lesquelles, pour la première fois dans l'histoire humaine, l'économie domine tous les autres aspects de la vie. Nous passons, avec elles, de sociétés où l'économie était fermement encastrée dans la société à des sociétés qui, à l'inverse, se retrouvent encastrées dans le mécanisme de leur économie. Voir sur ce blog, Les sociétés modernes de marché et l'échange pour des développements sur cet aspect des choses. C'est à partir de là que nous les modernes fonctionnons avec le marteau de l'économie dans la tête. Comme le disait M.Twain pour celui qui a un marteau dans la tête, tout doit apparaître sous la forme de clous. Les sociétés des temps passés, comme celle de l'antiquité romaine, avaient en règle générale le marteau de la religion (notion du programme) dans la tête qui fait que tout leur apparaissait comme un problème religieux à traiter. Ce qui l'a remplacé chez les modernes, c'est le marteau de l'économie qui nous conduit à hiérarchiser en supérieures, inférieures les sociétés en fonction de leur poids économique, autrement dit, de la taille de leur P.I.B. Ce qui est aujourd'hui sacralisée tout bord politique confondu, ce ne sont plus des divinités mais la sacro-sainte croissance du P.I.B (voir l'introduction du documentaire Sacrée croissance de Marie Monique Robin pour une illustration de cette obsession générale tant à droite qu'à gauche de la croissance; documentaire dont je recommande le visionnage pour tous ceux concernés par la marche du monde car il constitue un bon antidote à la politique libérale du TINA, There is no alternative, que mènent les classes dirigeantes du capitalisme depuis plus d'une trentaine d'années, en montrant bien, au contraire, partout dans le monde, les TAPAS, There are plenty of alternatives).
b) Critique du préjugé.
Mais cette façon d'évaluer la richesse est absurde tant écologiquement que socialement si on la pousse jusqu'au bout de sa logique.  Ecologiquement, comme nous l'avions évoqué en introduction le P.I.B. est un indicateur de richesse qui ne tient aucun compte de la façon dont une société prend soin de son environnement naturel et le préserve. C'est pourquoi un pays qui détruit son environnement naturel verra son P.I.B. s'accroître par l'activité économique que génère cette dévastation. Tandis qu'un pays comme le Bouthan qui est le premier au monde à être négatif en matière d'émission de gaz carbonique (qui est le principal facteur corrélé avec la catastrophe actuelle du réchauffement climatique), ses forêts, qu'il prend le plus grand soin  à préserver au contraire d'autres régions du monde comme l'Amazonie où elles sont dramatiquement dévastées, absorbant d'avantage de carbone que n'en émet son industrie, aura un P.I.B. ridiculement faible comparativement aux grandes puissances industrielles qui sont en train de menacer l'existence de l'humanité par la pollution qu'elles génèrent. Socialement ensuite, une société où se creusent de façon toujours plus abyssale les inégalités entre la grande masse des pauvres et le petit nombre des très riches verra également son P.I.B croître démesurément, celui-ci ne tenant aucun compte de la façon dont la richesse est distribuée, comme c'est le cas des Etats Unis:"Je crois que le mieux est de prendre l'exemple des  Etats Unis. Parmi les grands pays du monde c'est celui dont le P.I.B. par habitant est le plus gros[...] Or, ce pays détient tous les records du monde développé en matière d'inégalités, de pauvreté, de mauvaise santé, de prévalence de l'obésité, de violence et de délits, de personnes emprisonnées. On est donc là dans le contre exemple parfait." (J. Gadrey, extrait du documentaire Sacrée croissance):
Aussi aberrant que cela paraisse, le  développement de la criminalité est favorable à la croissance du P.I.B. d'un pays comme les Etats-Unis par l'activité économique qu'il  induit. Les criminels, à leur façon, contribuent à faire fructifier la "richesse nationale". C'est pourquoi Marx (XIXème siècle) avait déjà relevé ironiquement en son temps ce paradoxe propre à une société qui fonctionne avec le marteau de l'économie dans la tête:"Un philosophe produit des idées, un poète des poèmes, un pasteur des sermons, un professeur des traités, etc. Un criminel produit des crimes. Si on considère de plus près le rapport de cette dernière branche de la production avec l'ensemble de la société, on reviendra de bien des préjugés. Le criminel ne produit pas seulement des crimes, il produit aussi le droit [notion du programme] criminel et, par suite, également le professeur qui fait des cours sur le droit criminel et, en outre, l'inévitable traité dans lequel ce même professeur jette sur le marché général, ses conférences comme "marchandises ". Cela entraîne une augmentation de la richesse nationale." (Marx, Le Capital, Théories sur la plus Value Tome 1 p 452)  Il serait pourtant problématique d'en conclure qu'une société qui connait une hausse de sa criminalité est plus riche qu'une société où elle est en baisse. Si l'on ne dispose que du P.I.B. comme indicateur de richesse c'est ce que l'on est conduit à soutenir. Et, si on pousse la logique de la chose jusqu'au bout, comme avait l'audace de le faire un pionnier du libéralisme économique au début du XVIIIème siècle, Mandeville, il faut avoir le courage d'en tirer que la disparition de la criminalité représenterait une catastrophe économique en induisant la suppression d'une foule d'activités monétarisées gravitant autour d'elle. Son fameux texte, La fable des abeilles, qui avait épouvanté les autorités politico-religieuses de l'époque, à tel point qu'il fût brûlé en place publique, à Paris, se terminait ainsi par cette leçon morale, voulant que, pour faire la prospérité de la société, il était préférable de fermer les couvents et ouvrir des maisons de prostitution (1) Dans le même esprit, l'INSEE compte intégrer le trafic de drogue dans le P.I.B. et ainsi faire gonfler celui-ci: en effet, autant, si l'on ose dire, pleinement intégrer la criminalité dans la "richesse nationale" et ne pas faire les choses à moitié, si l'on veut être conséquent avec ses propres principes d'évaluation de la richesse.
Enfin, une dernière illustration qui montre les limites du PIB comme indicateur de la richesse réelle, se trouve dans une région d'Irlande qui est passée en deux ans, entre 2014 et 2016, du douzième au troisième rang des régions les plus riches d'Europe. Il s'est passé simplement qu'entre temps Apple, pour bénéficier d'avantage fiscaux, y a domicilié ses droits de propriétés intellectuelles. Si cela a fait croître le PIB, en revanche, pour les habitants de la région, cela n'a absolument rien changé à leur niveau de vie ni n'a eu le moindre impact sur le chômage. Mais, statistiquement, ils sont considérés comme étant plus riches.
Pour remettre radicalement en question notre façon d' évaluer la richesse d'une société, une bonne façon de procéder est d'envisager une toute autre façon de la définir, celle héritée des sociétés primitives.

2) Une autre façon d'évaluer la richesse: les sociétés primitives
a) La richesse conçue en termes de liens et non de biens
Je ne fais, pour commencer, que reproduire un extrait de la partie du cours intitulée Qu'est-ce qu'une société d'abondance?
 Dans les sociétés où prévalent encore les formes d'intégration économique fondées sur la réciprocité héritées des formes de vie sociale primitives, "est pauvre celui qui est isolé, qui n'a pas de parents ou d'amis sur qui compter; celui qui ne s'insère pas dans une communauté humaine, qui ne peut compter sur aucun soutien social." (A.C Robert, L'Afrique au secours de l'Occident, p. 152) L'abondance et la rareté sont  d'abord pensées en terme de liens sociaux et non pas de richesse économique chose que l'anthropologue Malinowski avait déjà relevé il y a un certain temps:"(Il) fait remarquer que, chez les Trobriandais, la richesse ne se mesure pas à la valeur marchande des biens thésaurisés, à la somme de capital accumulé, mais au nombre ainsi qu'à la qualité des partenaires auxquels un individu, voire un groupe tout entier, est associé." (Richir, L'erreur de Cook, p. 182) C'est pourquoi le statut de célibataire est le pire qui soit dans ces sociétés`car il ne permet de s'insérer dans aucun réseau d'alliance:"Tous les ethnologues de terrain s'entendent à le dire: au sein d'une société primitive, il n'est pire condition que celle du célibataire." (ibid., p. 314) S'il faut se marier alors il faut le faire en dehors de sa famille pour étendre son réseau de relations sociales; ainsi se trouve réprimandé chez les Arapesh (Nouvelle-Guinée) ce garçon qui voulait se marier avec sa soeur:"Quoi donc? Tu voudrais épouser ta soeur? Mais qu'est-ce qui te prend? Ne veux-tu pas avoir de beaux-frères? Ne comprends-tu donc pas qui si tu épouses la soeur d'un autre homme et q'un autre homme épouse ta soeur, tu auras au moins deux beaux-frères, tandis que si tu épouses ta soeur tu n'en auras pas du tout? Et avec qui iras-tu chasser? Avec qui feras-tu les plantations? Qui auras-tu à visiter?" (M. Mead cité par Richir, ibid., p. 121)
b) Implication: le renversement complet de la hiérarchie établie entre les différentes sociétés
Ce sont, en règle générale, les sociétés économiquement les moins avancées, qui sont les plus riches en liens sociaux. La hiérarchie que permettait d'établir le P.I.B. entre les différentes sociétés s'inverse complètement. En effet, si l'on suit ce concept indigène de la richesse pensée en termes de liens, les sociétés qui auraient besoin qu'on les aide dans leur lutte contre la pauvreté seraient plutôt les sociétés occidentales atomisées dans lesquelles le lien social gravement atteint, conformément au caractère destructeur des liens sociaux de l'économie de marché, demande à être réparé, suivant le titre  du livre d' A.C Robert, L'Afrique au secours de l'Occident, qui prend à rebrousse-poil les clichés dominants issus du complexe de supériorité de la civilisation occidentale croyant avec son modèle de développement apporter la prospérité au monde entier...

3) Nécessité de redéfinir notre notion de la richesse:  Bonheur National Brut ou Buen Vivir
a) Nécessité de relativiser le P.I.B.
Le P.I.B., comme le souligne la sociologue  D. Méda dans le documentaire Sacrée croissance,  "nous trompe parce qu'il ne joue en aucune manière le rôle d'alerte [...] De quoi avons -nous besoin pour vivre? Nous avons besoin d'un patrimoine naturel en bon état et d'une cohésion sociale qui va bien, d'une bonne santé sociale. Nous pouvons avoir un gros P.I.B. et un patrimoine naturel et une cohésion sociale qui vont très mal donc le P.I.B. ne joue en aucune manière le rôle d'un indicateur d'alerte qui [...]nous dirait attention vous êtes en train de dépasser des seuils critiques."
La notion de "seuils critiques" exprime une détérioration du lien social et de notre patrimoine naturel (réchauffement climatique, disparition de la biodiversité et épuisement des sols qui sont les trois aspects les plus dramatiques de la chose, étroitement imbriqués les uns dans les autres) qui atteignent un niveau tel qu'elle met désormais en péril la pérennité de notre espèce. Le P.I.B., pour notre plus grand malheur, lorsque l'on ne dispose que de lui comme critère de richesse, lorsqu'on l'a sacralisé, ne permet pas de nous prévenir que nous sommes rentrés dans une situation critique qui appelle un changement radical d'orientation de notre société.
b) Contre productivité et limites supérieures à ne pas dépasser
Pour approfondir la notion de "seuils critiques", on peut développer avec le philosophe I. Illich les concepts de contre productivité et de limites supérieures à ne pas dépasser. Pour aborder ces concepts partons de la relation que l'on peut établir entre le bonheur et l'argent telle que le montre  S. Bendahan dans l'extrait de cette conférence à partir de 2'10" et qui donne une réponse apparemment définitive à la question classique, L'argent fait-il le bonheur? La réponse est qu'en deçà d'un certain seuil il faut plus d'argent pour être heureux mais que passée une certaine limite supérieure, il cesse d'accroître le sentiment subjectif de bonheur:
Autrement dit, passée une certaine limite supérieure, continuer à vouloir gagner plus d'argent  devient contre productif en terme d'augmentation du bien être. Illich montre que la même problématique s'applique pour la santé et les médicaments ou la recherche de vitesse et de gain de temps (notion du programme). En deçà d'une certaine limite il faut produire plus de médicaments pour améliorer la santé de la population. Mais, dépassée une limite supérieure, l'augmentation de la consommation de médicaments au lieu d'améliorer la santé finit par la détériorer; si, au moindre petit rhume, je me gave d'antibiotiques je ne fais plus qu'affaiblir les résistances de mon organisme. De la même façon, si j'habite à Paris, en deçà d'une certaine limite je gagne du temps à vouloir aller plus vite, par exemple, si au lieu d'aller à pied je prends un vélo. Mais passée une limite supérieure, si je veux aller encore plus vite avec une voiture par exemple, au lieu de continuer à gagner du temps j'en reperds; comme les enquêtes faites à ce sujet le montrent la vitesse moyenne d'un automobiliste à Paris est de 6 km/heure, soit à peu près la vitesse d'un piéton. C'est ce que montre Etienne Verne dans l'extrait de cette conférence:

La fin de son intervention nous ramène à la problématique de ce que devrait signifier pour une société un développement qui ne suit pas l'impasse que constitue le modèle occidental ignorant le sens des limites supérieures à ne pas dépasser sous peine de devoir envisager une "croissance négative" (que presque personne n'ose prendre au sérieux dans les sociétés occidentales à part quelques décroissants. D'après S. Latouche, un des militants les plus connus de la décroissance, il faudrait que la France divise par deux son P.I.B. pour retrouver un niveau de vie soutenable écologiquement, ce qui nous ramènerait, non pas à l'âge de pierre, comme la chose est si facilement tournée en ridicule par les intégristes de la croissance, mais à ce qu'était le pays dans les années 1960) pour faire marche arrière  et de la relation entre la courbe de la croissance du P.I.B. et celle du bonheur. Ici aussi s'applique la notion de seuils critiques à ne pas dépasser. En deçà d'une certaine limite, il faut une croissance du P.I.B. pour accroître le sentiment de bien être. Il est évident, comme le formulait déjà Aristote (IVème siècle avant J-C) que l'on ne peut édifier une vie heureuse sur une base de misère matérielle. Mais passée une certaine limite supérieure, que les sociétés occidentales ont largement dépassé depuis déjà un certain temps, continuez à vouloir faire croître le P.I.B. devient contre productif pour mener une vie heureuse ne serait-ce que par la dégradation de l'environnement naturel que cela implique:" En France, entre 1973 et 2005, alors que l'abondance matérielle (le P.IB./habitant) a progressé de 75 %, le bien-être subjectif a stagné à un niveau assez bas, autour de 6,6 sur 10."  (J. Gadrey, Le bonheur est-il dans le P.IB.?) Que nous ayons en France le record du monde de consommation d'antidépresseurs montre bien que nous en sommes à un stade où il y a désormais un découplage complet entre la croissance du P.I.B. et la courbe du bien-être. Comme le formule le politicien américain, héritier de la meilleure tradition socialiste, B. Sanders:"Au lieu de modifier les conditions qui rendent les gens dépressifs, la société moderne leur donne des antidépresseurs. Conséquemment, les antidépresseurs permettent aux individus de tolérer une condition sociale qu'ils ne toléreraient pas autrement." Franchie une certaine limite supérieure dans l'abondance matérielle, si nous voulons continuer à faire croître notre bien-être, c'est sur un tout autre plan, immatériel, qu'il faut se développer, en particulier pour tout ce qui touche à la richesse des liens sociaux. C'est ce que donne à penser aussi cette intervention de S. Jhally dans la deuxième partie du documentaire américain Psywar à 31'07":"Les choses ne nous rendent pas heureux. Elles ne sont pas au centre de notre satisfaction. Ce qui rend les gens heureux, ce sont des choses non matérielles. Il semble que tout ce qui touche à la sociabilité rend les gens heureux; Je ne veux pas dire que les biens matériels n'ont rien à voir avec le bonheur. Les pauvres ne sont pas heureux. Ils n'ont pas accès à l'eau potable. Ils n'ont pas accès à un toit ou à de la nourriture. Ce n'est pas que les biens matériels ne soient pas liés au bonheur: ils le sont, d'une certaine manière, mais dès lors qu'on atteint un certain niveau de confort, les biens matériels ne sont plus des sources de bonheur. Dans le même temps, il y a ce système géant de propagande publicitaire qui nous répète sans arrêt que les objets mènent au bonheur, que la consommation mène au bonheur [...] Si vous demandez aux gens ce qui les rend heureux, ils mentionnent rarement les biens matériels. Mais le problème c'est que le capitalisme doit vendre des biens, et le marché doit fournir des produits. C'est pourquoi il a pris l'imagerie des choses que les gens veulent réellement, à savoir une vie qui a un sens, une forme de connexion, de sociabilité, d'amitié, de famille, d'intimité et de sexualité: il a pris ces images et les a liées à des objets. La publicité est donc à la fois vraie et fausse. Si elle était simplement fausse, vous savez que ça ne marcherait pas. Mais la publicité est vraie dans le sens où elle reflète nos véritables désirs (notion du programme)." Deux exemples parmi des centaines d'autres de cette propagande publicitaire, c'est la façon dont E. Bernays réussit à faire associer dans l'esprit des gens dans les années 1920 le combat pour l'émancipation des femmes avec l'accès aux biens de consommation que sont les cigarettes ou encore la façon dont Disney a lié la vente de ses produits à l'image de la famille. Dès lors, si c'est bien le bonheur que nous désirons le plus, en dernière instance, (ce qui est un présupposé qui pourrait être discuté) à quoi bon s'entêter à réclamer, comme le font les politiciens de tout bord politique confondu, de façon incantatoire, le retour d'une croissance forte du P.I.B qui de toute façon est condamnée à ne plus revenir comme au temps des Trente Glorieuses comme le montre bien ce graphique marqué par la brusque rupture de  pente de la croissance à partir du milieu des années 1970 jusqu'à aujourd'hui:

Pour comprendre pourquoi la croissance ne reviendra plus, voir ce qu'en dit l'économiste J. Gadrey dans  Sacrée croissance:"La croissance ne reviendra pas principalement pour une raison qui a été formulée de façon humoristique par un grand économiste américain Kenneth Boulding de la façon suivante: celui qui pense qu'une croissance exponentielle infinie est possible dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste." L'économiste A. Simms, qui, lui, semble avoir gardé un peu de sa raison, dans le documentaire Sacrée croissance à 2', donnait l'image parlante de la croissance d'un hamster pour illustrer l'absurdité d'une croissance exponentielle sans limite; que se passerait-il s'il ne cessait de croître? "Un hamster double son poids toutes les semaines jusqu'à la l'âge de six à huit semaines; s'il continuait à croître au même  rythme, à l'âge de un an il pèserait neuf milliards de tonnes et pourrait ingurgiter en une seule journée la production mondiale de maïs." Les sociétés occidentales, en réclamant à tout prix le retour de la croissance pour elles-mêmes voudraient se comporter comme ce monstrueux hamster engloutissant le monde entier. Plusieurs planètes n'y suffiraient pas; or nous n'en n'avons qu'une.
C'est que l'imaginaire du capitalisme a colonisé la plupart des esprits en Occident car ce que celui-ci ignore par principe c'est le sens de toute limite, supérieure comme inférieure, ainsi que le formulait Marx:"Le capital ressent toute limite comme une entrave..." (Marx, Grundrisse) "Vivez en illimité"; ce slogan  publicitaire pour un opérateur de téléphonie mobile condense à lui seul tout l'imaginaire capitaliste. Une quantité donnée de capital peut toujours être transformée en une quantité plus grande de capital; il n'y a logiquement pas de fin à son accumulation ce qu'exhibent les fortunes délirantes continuant à être accumulées par les puissants de ce monde. Le capitalisme est par nature accompagné d'un imaginaire qui ignore radicalement tout sens des limites. L'absence du sens des limites est ce que que les grecs anciens appelaient l'hubris, la démesure, et qui était à leurs yeux le principal péril menaçant l'humanité et qui exigeait la némésis, la justice pour être  réparé, ce qui signifiait pour eux la destruction de celui qui a versé dans l'hubris. L'humanité est aujourd'hui bien face à cette alternative: soit l'auto destruction en continuant dans la direction de la croissance du P.I.B. à tout prix, soit un changement radical de direction et de boussole pour se repérer. C'est ce à quoi nous invitent les notions de Bonheur National Brut du Bouthan et de Buen Vivir (Bien Vivre) dans la culture amérindienne.
c) Bonheur National Brut, Buen Vivir.
Pour un exposé vidéo de la notion de Bonheur National Brut (B.N.B.) instauré en 1972 dans le petit royaume du Bhoutan situé entre les deux géants que sont L'Inde et la Chine, se reporter au documentaire Sacrée croissance à partir de 1 h 19' 34". Ce qu'elle a de commun avec la notion amérindienne de Buen Vivir c'est d'intégrer dans son indicateur de richesse, des critères dont fait totalement abstraction le P.I.B., à la fois la richesse des liens sociaux et le soin pris pour préserver les bases naturelles de la vie. Que la richessse des liens sociaux soit une condition fondamentale du bonheur, comme nous l'avons esquissé plus haut (cf. 3 b) c'est ce que des  études  de  P. Zak en 2005 ont confirmé encore un peu plus:"les enquêtes sur le bonheur enregistrent les taux les plus élevés non pas dans les nations les plus riches, mais dans celles où existe le plus fort degré de confiance entre les citoyens." (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 321) Un certain degré de confiance mutuelle c'est justement ce dont manquent cruellement les sociétés occidentales signe d'une érosion considérable du lien social. C'est ce que montrent ces sondages auxquels fait référence cette partie du blog, La question du renouvellement des gisements du don ou réencastrement de l'économie à laquelle je suis censé en venir dans le cours quand il sera question de l' infaisabilité d'une mesure comme le revenu inconditionnel dans les sociétés occidentales non pas pour des raisons techniques ou économiques mais en raison de leur grave déficience en matière de liens sociaux qui ne permet plus de maintenir un degré suffisant de confiance mutuelle entre les gens. C'est pourquoi, pour les sociétés occidentales, c'est dans les moments d'effervescence révolutionnaire comme le fut mai 1968 "que peut désormais revivre ce qui est définitivement mort dans la société instituée: une passion commune des hommes qui devient source d'action et non de passivité, une émotion qui renvoie non à la stupeur et à l'isolement mais à une communauté qui agit pour transformer ce qui est." ( Cornelius Castoriadis, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne) C'est ce qui explique aussi que le taux de suicide élevé en France comme dans quasiment tous les pays industriels, en contradiction complète avec leur prétention à produire le bonheur des gens par une consommation toujours accrue, avait brusquement chuté dans la période de mai 68 car il marquait une condition essentielle du bonheur, la renaissance d'une vraie société riche en liens:"Dans cette société où le suicide progresse comme on sait, les spécialistes ont du reconnaître , avec un certain dépit, qu'il était retombé à presque rien en mai 1968 [...] La production industrielle aliénée fait la pluie. La révolution fait le beau temps." ( Guy Debord, La production industrielle aliénée fait la pluie. La révolution fait le beau temps) Ensuite et enfin, il est intuitivement évident qu'une vie  heureuse ne peut avoir pour théâtre une planète dévastée par les ravages écologiques.et que la question du bonheur que nous prétendons  revendiquer doit être reformulée dans les termes de sa soutenabilité sur un plan écologique d'où le plus grand soin que prennent le Bonheur National Brut du Bhoutan comme le Buen Vivir amérindien à prendre en compte et intégrer cette autre  dimension essentielle d'une vie heureuse qu'est le souci de préserver les bases naturelles de notre vie. C'est aussi ce qui fait tout l'intérêt de l'initiative conduite par la  New Economics Foundation qui a eu l'idée de mettre au point le Happy Planet Index qui constitue la synthèse de quatre autres indices, l'espérance de vie à la naissance, l'emprunte écologique,  le sentiment subjectif de bien être et le degré d'inégalités. Il ne s'agit donc pas d'un indicateur brut du bonheur  mais d'un indicateur qui classe les pays en fonction de leur capacité à atteindre un niveau de bien être durable et soutenable écologiquement. Ce classement est disponible ici. On ne s'étonnera pas de ne trouver aucun pays occidental dans le groupe de tête de ce classement, même s'il peut toujours être discutable...

Conclusion
-Nous avons donc vu que la façon qu'impose l'Occident au monde entier d'évaluer la richesse d'une société afin d'établir leur hiérarchie en termes de supérieures ou inférieures suivant la grosseur de leur P.I.B. ne résiste pas à un examen sérieux de sa prétention.
-C'est d'une toute autre façon  qu'il nous faut repenser la richesse d'une société, passée une certaine limite supérieure dans l'accès au confort matériel, conformément à l'esprit des sociétés primitives, en termes de liens tissés et non plus de biens accumulés. Le drame des sociétés dominées par l'imaginaire du capitalisme, c'est d'ignorer radicalement tout sens des limites, reconnaissance, qui, on l'a vu, est une condition fondamentale pour prétendre à une vie heureuse et ne pas verser dans l'hubris ou démesure qui ne peut mener qu'à l'auto destruction.
- De ce point vue, plutôt que de nous croire supérieurs aux sociétés du Sud en raison de la plus grosse taille de notre P.I.B. nous ferions mieux de prendre exemple sur elles lorsqu'elles nous montrent avec des notions comme celles de Bonheur National Brut ou de Buen Vivir qu'une autre voie de développement autrement plus épanouissante et soutenable écologiquement est possible que celle que les classes dirigeantes du capitalisme cherchent à imposer partout dans le monde.

(1) Pour bien montrer ce dernier point, qui semblera sinon facilement déroutant, il faut donner la version longue de cette citation dans laquelle Marx loue Mandeville, l'auteur de La fable des abeilles, d'avoir été capable de tirer toutes les conséquences de ce qu'implique la logique d'une société qui ne reconnaît de valeur qu'aux activités monétarisées, au contraire des bourgeois " philistins", manquant de subtilité et de cohérence dans leur raisonnement quand ils font à la fois l'apologie de la société marchande tout en se lamentant du désordre moral qu'ils constatent:"Un philosophe produit des idées, un poète des poèmes, un pasteur des sermons, un professeur des traités  etc. Un criminel produit des crimes. Si on considère de plus près le rapport de cette dernière branche de production avec l'ensemble de la société, on reviendra de bien des préjugés. Le criminel ne produit pas seulement des crimes, il produit aussi le droit criminel et, par suite, également le professeur qui fait des cours sur le droit criminel et, en outre, l'inévitable traité dans lequel ce même professeur jette sur le marché général, ses conférences comme "marchandises ". Cela entraîne une augmentation de la richesse nationale. Sans compter la jouissance privée que le manuscrit du traité procure à son auteur, comme nous le [dit] un témoin compétent, le professeur Roscher . Le criminel produit en outre toute la police et toute la justice criminelle, les sbires, juges, bourreaux, jurés, etc.; et chacune de ces différentes branches professionnelles, qui constituent autant de catégories de la division sociale du travail, développe différentes facultés de l'esprit humain, créant de nouveaux besoins et de nouvelles manières de les satisfaire. La torture, à elle seule, a suscité les inventions mécaniques les plus ingénieuses et elle a occupé une masse d'artisans honorables à la production de ses instruments[...].
On peut prouver jusque dans le détail l'influence qu'exerce le criminel sur le développement des forces productives. Les serrures auraient-elles jamais atteint leur perfection actuelle s'il n'y avait pas de voleurs! Dam la fabrication des billets de banque serait-on parvenu au fini atteint de nos jours s'il n'y avait pas 11183 de faux-monnayeurs? Le microscope aurait-il réussi à pénétrer dans la sphère commerciale courante (voyez Babbage) sans la fraude dans le commerce? La chimie pratique ne doit-elle pas autant à la falsification des marchandises et aux efforts pour la découvrir qu'à un honnête zèle dans la production? Le crime, par les moyens toujours nouveaux qu'il a d'attaquer la propriété, fait naître des moyens toujours nouveaux de la défendre et, du coup, son effet sur l'invention des machines est tout aussi productif que les strikes [grèves]. Et si on quitte la sphère du crime privé: sans crimes nationaux, est-ce que le marché mondial serait jamais né? Et les nations elles-mêmes? Et, depuis l'époque d'Adam, l'arbre du péché n'est-il pas en même temps l'arbre de la connaissance? Dans la Fable of the Bee [Fable des abeilles] (1705), Mandeville avait déjà démontré la productivité de toutes les professions, etc. possibles et, en général, la tendance de toute cette argumentation: “Ce que nous appelons, dans ce monde, le mal, aussi bien moral que naturel, c'est le grand principe qui fait de nous des créatures sociales, la base solide, la, vie et le soutien de tous les métiers et de toutes les occupations sans exception; c'est ainsi que nous devons chercher la véritable origine de tous les arts et de toutes les sciences; et du moment où le mal cesserait, la société devrait nécessairement se dégrader, sinon périr complètement. (Souligné par moi) Seulement Mandeville avait, bien sûr, infiniment plus d'audace et d'honnêteté que les apologistes philistins de la société bourgeoise".


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