Introduction
Commencer par voir que le sujet admet implicitement une chose: l'humain est un être de culture. Tout le problème étant de savoir quel sens il faut donner à cette idée. Qu'est-ce que signifie le fait de définir l'être humain par la culture? Cela va nous renvoyer d'abord à un défaut de sa nature, au fait qu'il naît fondamentalement inachevé, ce que la science aujourd'hui redécouvre sous le concept de néoténie. La culture est ce qui vient suppléer à cet inachèvement biologique sans quoi l'être humain ne serait tout simplement pas apte à vivre. Les conditions de survie de l'espèce humaine dépendent d'abord du bon fonctionnement d'institutions que le génie humain a dû créer pour compenser l'inachèvement biologique de l'espèce.
Démarche pour traiter la question: comme pour tous les sujets qui n'appellent pas de réponse par oui/non, pensez à vous servir, si vous avez du mal à structurer votre réflexion, du plan par analyse de niveaux. C'est celui que je suis ici.
Il faudra d'abord traiter la question sur un plan biologique pour mettre en évidence les marques accentuées de la néoténie chez l'humain qui en font un être inachevé par nature. Nous en tirerons ensuite les implications sur différents plans. Sur un plan psychologique: la néoténie permettra de tordre le cou à une idée reçue qui voudrait voir dans la raison le propre de l'humain; au contraire, elle rend plutôt compte de sa folie native. S'il est un être de culture sur ce plan, c'est au sens où celle-ci vient apporter un remède pour soigner sa folie autant qu'elle peut le faire. Dans les conditions actuelles, il y a un affaiblissement certain de la culture qui tend à devenir un obstacle sur la voie de la croissance économique. Les formes actuelles de la folie humaine empruntent à ce que nous qualifierons de "culture du narcissisme". Une crise de la culture est d'abord une crise anthropologique; car, sur ce plan, notre inachèvement biologique signifie que nous ne naissons pas humain; il nous faut le devenir par l'apprentissage d'une culture. La spécificité humaine liée à l'inachèvement biologique de l'espèce est de nécessiter une éducation qui transformera un être initialement inapte à la vie en un individu capable de se développer et de faire société avec les autres membres de son espèce. Si l'on peut dire que la culture constitue notre seconde nature qui vient compenser notre défaut de première nature c'est en précisant qu'il faudra renverser la perspective naturaliste habituelle que l'on a sur le processus d'hominisation; ce n'est pas la culture qui succède à la nature; il y a, à l'inverse, une antériorité de la culture qui a façonné, d'une multitude de façons, depuis, en gros, trois millions d'années, notre être biologique. C'est finalement sur le plan pratique que se reposera la question, suivant ses dimensions morale et politique, individuelle et collective. Sur ce plan, son inachèvement biologique destine l'humain à l'autonomie, en ce sens qu'il lui revient de se faire à lui-même son propre plan de conduite, comme le disait Kant, puisque la nature ne lui en a pas laissé. Cette destination pratique à l'autonomie signifiera que l' humain existe, avant tout, suivant un projet qu'il se donne et non suivant une nature immuable qui le déterminerait une fois pour toute à être ce qu'il est. L'histoire montre combien le combat pour l'émancipation entendue en ce sens, est difficile à mettre en oeuvre. Ce qui posera surtout problème, ici, c'est le devenir adulte d'un être voué à conserver toute sa vie des marques juvéniles (jeunes)...
I La néoténie ou l'inachèvement biologique de l'homme
Le mythe de Protagoras de Platon donne une vue pénétrante des origines de l'humanité. Il nous situe aux antipodes des illusions que l'humain a pu se faire en s'octroyant la place la plus élevée dans l'ordre de la nature. Ce qui le caractérise, au contraire, c'est son dénuement radical. Pour le mythe, tout commence par une erreur:"Il fut un temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n'existaient pas. Lorsque fut venu le temps de leur naissance, fixé par le destin, les dieux les façonnèrent à l'intérieur de la terre, en réalisant un mélange de terre, de feu et de tout ce qui se mêle au feu et à la terre. Puis, lorsque vint le moment de les produire à la lumière, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de répartir les capacités entre chacune d'entre elles, en bon ordre, comme il convient. Epiméthée demande alors avec insistance à Prométhée de le laisser seul opérer la répartition:"Quand elle sera faite, dit-il, tu viendras la contrôler." L'ayant convaincu de la sorte, il opère la répartition. Et dans sa répartition, il dotait les uns de force sans vitesse, et donnait la vitesse aux plus faibles. Il armait les uns et, pour ceux qu'il dotait d'une nature sans armes, il leur ménageait une autre capacité de survie. A ceux qu'il revêtait de petitesse, il donnait des ailes pour qu'ils puissent s'enfuir ou bien un repaire souterrain; ceux dont il augmentait la taille voyaient par là-même leur sauvegarde assurée; et dans sa répartition, il compensait les autres capacités de la même façon. (...); après leur avoir assuré des moyens d'échapper par la fuite aux destructions mutuelles, il s'arrangea pour les prémunir contre les saisons de Zeus: il les recouvrit de pelages denses et de peaux épaisses, protections suffisantes contre l'hiver, mais susceptibles aussi de les protéger des grandes chaleurs, et constituant, lorsqu'ils vont dormir, une couche adaptée et naturelle pour chacun; il chaussa les uns de sabots, les autres de peaux épaisses et vides de sang. Ensuite, il leur procura à chacun une nourriture distincte, aux uns l'herbe de la terre, aux autres les fruits des arbres, à d'autres encore les racines; il y en a à qui il donna pour nourriture la chair d'autres animaux; à ceux-là, il accorda une progéniture peu nombreuse, alors qu'à leurs proies, il accorda une progéniture abondante assurant par là la sauvegarde de leur espèce. Cependant, comme il n'était pas précisément sage, Epiméthée, sans y prendre garde, avait dépensé toutes les capacités pour les bêtes, qui ne parlent pas; il restait encore la race humaine, qui n'avait rien reçu, et il ne savait pas quoi faire." (Platon Protagoras 320c-321c) Et, en effet, au contraire de l'organisme animal, celui de l'être humain n'est pas fini. Les ailes permettent à l'oiseau de voler, les nageoires au poisson de nager, les sabots au cheval de galoper etc. L'être humain, au contraire, est singulièrement démuni à la naissance en équipements naturels de survie. L'oubli de l'humanité par Epiméthée dans la distribution des dons aux différentes espèces et le dénuement de l'homme qui en découle symbolisent précisément ce que la science moderne a redécouvert (la philosophie connaissait la chose depuis très longtemps, la preuve en est ce texte de Platon), sous le concept de néoténie. Elle est donc singulièrement marquée chez l'humain ce qui se voit à une multitude de traits. La soudure des os du crâne chez le bébé humain n'est pas encore achevée à la naissance si bien que son organe le plus précieux, le cerveau, est mal protégé; c'est ce qui explique le plus grand soin qu'il faut prendre pour manipuler sa tête. D'une façon générale, c'est toute l'ossature du bébé humain qui est très peu formée à la naissance. Donnons un ordre de comparaison avec une espèce relativement proche de nous:"Quand les macaques naissent, à vingt-quatre semaines, les os des membres sont ossifiés dans des proportions que les bébés humains n'atteignent que plusieurs années après la naissance." (S. J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, p. 75) C'est ce qui les rend inapte jusque vers l'âge d'un an à se redresser; un poulain, lui, ne mettra que quelques minutes à le faire.
Chez l'animal, les dents de lait se forment immédiatement après la naissance et à peine sont-elles au complet que la dentition définitive apparaît. à l'humain, il faut plus de deux ans pour posséder toutes ses dents de lait et c'est pour aussitôt les perdre et vivre à moitié édenté jusque vers l'âge de 5 à 6 ans. Rien que ce fait explique sa dépendance alimentaire prolongée à l'égard des adultes là où l'animal est capable très vite de mastiquer par lui-même les aliments. L'absence de pilosité, à la différence des animaux qui naissent avec leur duvet, marque plus que toute autre chose son dénuement et sa grande vulnérabilité aux agressions du climat. Le développement sexuel du petit humain est lui aussi tout à fait singulier et souligne là encore son immaturité et sa dépendance prolongée: jusque vers l'âge de cinq ans il suit un développement normal tel qu'on le trouve chez les autres primates, puis, il s'interrompt brusquement et entre en phase de latence pendant cinq ans ce qui retarde d'autant l'âge de la maturité sexuelle par rapport aux autres espèces, ce qui fait qu'aucune espèce ne met autant de temps à devenir adulte.
On a pu calculer qu'il faudrait dix huit mois de gestation au lieu des neuf habituels pour que le bébé humain naisse sans marque de prématuration. Cela serait évidemment impossible, en raison d'abord, de l'accroissement de la taille du cerveau qui rendrait impossible l'accouchement. C'est d'ailleurs ici que l'on tient la cause première du fait que l'humain doive naître très inachevé ils résident dans l'accroissement de la taille du cerveau, joint à l'acquisition de la bipédie qui a entraîné un rétrécissement de la taille du bassin:"(La) prématurité s'explique aisément car sans elle, la taille du cerveau aurait rapidement été incompatible avec celle du bassin, incurvé de surcroît par la station debout. Pour garder un cerveau aussi volumineux, il n' y avait qu'une seule solution adaptative, la prématurité." (Nisan, Où va l'humanité ?, pp. 17-18)
Et il faut bien voir que cette extension du juvénile dans le temps occupe finalement toute la durée de la vie. Suivant certaines de ses caractéristiques, on peut dire que l'humain est cet être qui reste toujours jeune. La néoténie, c'est du nouveau (néo) qui se prolonge (teinen); littéralement parlant, elle est "une rétention de la jeunesse", comme la définit S. J. Gould, ce qui permettrait d'éclairer, soit dit en passant, sous un nouveau jour, le célèbre mythe de la quête de la Fontaine de Jouvence, donnant le secret de l'éternelle jeunesse: en ce sens, on peut dire que c'est effectivement la grande découverte de l'humain, qui caractérise sa condition de néotène. On peut le voir apparaître aussi bien sur un plan psychologique que biologique. Sur le premier plan, c'est ce qui fait que l'humain peut se définir comme un homo ludens (un humain joueur): le jeu est une activité qu'on trouve généralement dans le règne animal, mais seulement durant l'enfance. Il joue un grand rôle dans l'apprentissage des petits pour se former au monde dans lequel ils seront appelés à se débrouiller; sauf que cette impulsion à jouer passe une fois la maturité biologique atteinte. Chez l'humain non: il tendra à conserver un esprit ludique toute sa vie, ce qui pourra avoir des conséquences aussi bien positives que négatives. Positivement, pourront perdurer à l'âge adulte le goût de la découverte et de l'exploration du monde, la curiosité, toutes choses qui ont permis aux sciences, aux arts ou à la philosophie, bref, à la culture dans son ensemble, de s'épanouir. Négativement, on pourra reprendre la formule qui était celle du temps de la décadence de l'Empire romain,"Panem et circenses" (Du pain et les jeux du cirque), pour l'appliquer à toutes les sociétés qui ont connu le même sort, où le goût du jeu était perverti pour distraire les foules et asseoir ainsi un système de domination les ayant infantilisé. C'est J. Huizenga, qui, le premier, a clairement théorisé cette caractéristique humaine dans son ouvrage de 1938, Homo ludens. L'anthropologue P. Descola en parle ici d'une façon qui sera très dépaysante, en montrant bien que la façon dont le monde occidental moderne a institué le jeu, sur le principe de la concurrence qui veut qu'il y ait nécessairement un gagnant et un perdant, en Angleterre, pour l'essentiel, au XIXème siècle, ce pays qui était alors, et ce n'est évidemment pas une coïncidence, à l'avant-garde du développement du capitalisme, n'a, en réalité, rien d'universel dans l'espèce humaine, contrairement à ce qu'on croit généralement:
Cette conservation des caractères juvéniles se retrouve donc aussi sur le plan anatomique. C'est particulièrement net quand on compare l'évolution de la forme du crâne de l'humain avec celle de nos plus proches parents sur l'arbre de l'évolution, que ce soit le Bonobo ou le Chimpanzé: la nôtre conserve les traits de sa forme foetale au stade adulte, ce qui n'est pas du tout le cas pour nos cousins primates. Elle conserve donc des traits juvéniles comme pour ce qui est de l'esprit qui l'anime:
Et ainsi de suite, on pourrait continuer encore à énumérer de nombreux traits caractéristiques de cette rétention de jeunesse. L. Bolk résumait ainsi la chose:"L'homme est un foetus de primate, adulte sur le plan sexuel." (Cité par S. J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, p. 67) Il donnait une liste imposante d'une vingtaine de traits caractéristiques, outre la forme du crâne, que nous partageons avec les jeunes primates mais que ceux-ci perdent en devenant adultes.
Du point de vue de l'évolution naturelle, l'être humain est donc une anomalie qui n'aurait pu longtemps survivre si rien n'était venu rectifier ce défaut de nature. Il constitue même un défi à la théorie darwinienne de l'évolution, puisque, dans son cas, c'est le moins apte qui a survécu et fini par coloniser la terre entière. Par un étrange renversement dialectique, la situation initiale de dénuement radical s'est transformé en son contraire:"La simple sélection des espèces les plus aptes de Darwin s'est compliquée: certaines formes d'inadaptation se sont transformées en super-adaptation. La faiblesse des hommes a été la condition de leur force." (Nisand, Où va l'humanité?, p. 24) Ce qui était d'abord le signe d'une profonde déficience naturelle va se transformer en un avantage évolutif.
Une espèce qui était vouée à disparaître, suivant la loi darwinienne de la sélection naturelle, en raison de son inadaptation, a fini par établir sa domination sur la terre entière. Naturellement, il n'était adapté à aucun milieu en particulier, et, il va finir par s'adapter à tous les milieux. Il pourra aussi bien voler grâce à des prothèses que nager ou se déplacer sur terre. Il pourra vivre aussi bien dans les savanes que sur la banquise, dans les forêts tropicales, sur les bords de mer, aussi bien qu'en montagne, en plaine ou dans les milieux désertiques. En somme, naturellement, il n'était propre à rien, et c'est pourquoi il va finir par être bon à tout.
Pour commencer à comprendre comment cela a été possible, il faut faire intervenir cet autre phénomène fondamental de la condition humaine qu'est l'insulation .C'est quelque chose que l'on retrouve également chez les animaux sociaux, mais qui va acquérir une importance toute particulière chez l'être humain. Partons de cette image pour comprendre ce que c'est:
En se serrant les uns contre les autres, les oiseaux constituent un groupe qui forme une espèce d'enveloppe extérieure qui protège les individus du froid qui règne dans leur environnement naturel. Chez l'être humain, le groupe va ainsi constituer un milieu artificiel qui va protéger l'individu d'un environnement naturel qui lui est particulièrement hostile en raison de son manque d'équipement naturel de survie. Le groupe forme ainsi un milieu artificiel à l'intérieur duquel vont pouvoir émerger des processus qui échappent à la pression de la loi darwinienne de la sélection naturelle. C'est ce qui permettra aux humains de se développer en dépit de leur inaptitude naturelle à la vie. Le groupe forme ainsi une niche protectrice. L'insulation, c'est donc"la capacité qu'a un ensemble d'individus de former un groupe dont la périphérie forme une sorte de membrane qui l'isole en partie de son environnement";:"Là où la sélection naturelle règne à la périphérie du groupe, en son centre se développe d'autres logiques de sélection qui ne sont plus naturelles mais relèvent de l'artificialité d'une couveuse; c'es là où la mère va pouvoir prendre soin de son enfant. Les lois naturelles de Darwin butent contre cette membrane de groupe (...) Là, de nouveaux processus de sélection, sur des critères qui ne sont pas "naturels", vont émerger. Au sens strict du mot, le proto homo-sapiens devient "monstreux", c'est-à-dire contre nature. Ainsi le petit de l'homme peut se permettre le luxe de naître sans être fini." ( C. Fauré, Notes sur " La domestication de l'Etre" de Peter Sloterdijk) C'est pourquoi, soit dit en passant, quand certains prétendent invoquer la loi naturelle de la sélection pour fonder la société humaine (par exemple, en appliquant un principe de concurrence de tous entre tous pour sélectionner les plus aptes), c'est que leur échappe l'essentiel de ce qui constitue la singularité de la condition humaine, et qui a fait sa réussite jusque là. Le néotène humain n'aurait pu survivre et se développer comme il l'a fait jusqu'à nos jours, sans la formation de sociétés basées sur des rapports de coopération de plus en plus élaborées.
Si la nature a laissé l'humain inachevé, c'est donc la culture qui va prendre le relais pour façonner, de multiples façons possibles, notre être. C'est ce qu'on va aborder dans la
des implications anthropologiques qu'on peut tirer de notre condition de néotène (à suivre...)
Commencer par voir que le sujet admet implicitement une chose: l'humain est un être de culture. Tout le problème étant de savoir quel sens il faut donner à cette idée. Qu'est-ce que signifie le fait de définir l'être humain par la culture? Cela va nous renvoyer d'abord à un défaut de sa nature, au fait qu'il naît fondamentalement inachevé, ce que la science aujourd'hui redécouvre sous le concept de néoténie. La culture est ce qui vient suppléer à cet inachèvement biologique sans quoi l'être humain ne serait tout simplement pas apte à vivre. Les conditions de survie de l'espèce humaine dépendent d'abord du bon fonctionnement d'institutions que le génie humain a dû créer pour compenser l'inachèvement biologique de l'espèce.
Démarche pour traiter la question: comme pour tous les sujets qui n'appellent pas de réponse par oui/non, pensez à vous servir, si vous avez du mal à structurer votre réflexion, du plan par analyse de niveaux. C'est celui que je suis ici.
Il faudra d'abord traiter la question sur un plan biologique pour mettre en évidence les marques accentuées de la néoténie chez l'humain qui en font un être inachevé par nature. Nous en tirerons ensuite les implications sur différents plans. Sur un plan psychologique: la néoténie permettra de tordre le cou à une idée reçue qui voudrait voir dans la raison le propre de l'humain; au contraire, elle rend plutôt compte de sa folie native. S'il est un être de culture sur ce plan, c'est au sens où celle-ci vient apporter un remède pour soigner sa folie autant qu'elle peut le faire. Dans les conditions actuelles, il y a un affaiblissement certain de la culture qui tend à devenir un obstacle sur la voie de la croissance économique. Les formes actuelles de la folie humaine empruntent à ce que nous qualifierons de "culture du narcissisme". Une crise de la culture est d'abord une crise anthropologique; car, sur ce plan, notre inachèvement biologique signifie que nous ne naissons pas humain; il nous faut le devenir par l'apprentissage d'une culture. La spécificité humaine liée à l'inachèvement biologique de l'espèce est de nécessiter une éducation qui transformera un être initialement inapte à la vie en un individu capable de se développer et de faire société avec les autres membres de son espèce. Si l'on peut dire que la culture constitue notre seconde nature qui vient compenser notre défaut de première nature c'est en précisant qu'il faudra renverser la perspective naturaliste habituelle que l'on a sur le processus d'hominisation; ce n'est pas la culture qui succède à la nature; il y a, à l'inverse, une antériorité de la culture qui a façonné, d'une multitude de façons, depuis, en gros, trois millions d'années, notre être biologique. C'est finalement sur le plan pratique que se reposera la question, suivant ses dimensions morale et politique, individuelle et collective. Sur ce plan, son inachèvement biologique destine l'humain à l'autonomie, en ce sens qu'il lui revient de se faire à lui-même son propre plan de conduite, comme le disait Kant, puisque la nature ne lui en a pas laissé. Cette destination pratique à l'autonomie signifiera que l' humain existe, avant tout, suivant un projet qu'il se donne et non suivant une nature immuable qui le déterminerait une fois pour toute à être ce qu'il est. L'histoire montre combien le combat pour l'émancipation entendue en ce sens, est difficile à mettre en oeuvre. Ce qui posera surtout problème, ici, c'est le devenir adulte d'un être voué à conserver toute sa vie des marques juvéniles (jeunes)...
I La néoténie ou l'inachèvement biologique de l'homme
Le mythe de Protagoras de Platon donne une vue pénétrante des origines de l'humanité. Il nous situe aux antipodes des illusions que l'humain a pu se faire en s'octroyant la place la plus élevée dans l'ordre de la nature. Ce qui le caractérise, au contraire, c'est son dénuement radical. Pour le mythe, tout commence par une erreur:"Il fut un temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n'existaient pas. Lorsque fut venu le temps de leur naissance, fixé par le destin, les dieux les façonnèrent à l'intérieur de la terre, en réalisant un mélange de terre, de feu et de tout ce qui se mêle au feu et à la terre. Puis, lorsque vint le moment de les produire à la lumière, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de répartir les capacités entre chacune d'entre elles, en bon ordre, comme il convient. Epiméthée demande alors avec insistance à Prométhée de le laisser seul opérer la répartition:"Quand elle sera faite, dit-il, tu viendras la contrôler." L'ayant convaincu de la sorte, il opère la répartition. Et dans sa répartition, il dotait les uns de force sans vitesse, et donnait la vitesse aux plus faibles. Il armait les uns et, pour ceux qu'il dotait d'une nature sans armes, il leur ménageait une autre capacité de survie. A ceux qu'il revêtait de petitesse, il donnait des ailes pour qu'ils puissent s'enfuir ou bien un repaire souterrain; ceux dont il augmentait la taille voyaient par là-même leur sauvegarde assurée; et dans sa répartition, il compensait les autres capacités de la même façon. (...); après leur avoir assuré des moyens d'échapper par la fuite aux destructions mutuelles, il s'arrangea pour les prémunir contre les saisons de Zeus: il les recouvrit de pelages denses et de peaux épaisses, protections suffisantes contre l'hiver, mais susceptibles aussi de les protéger des grandes chaleurs, et constituant, lorsqu'ils vont dormir, une couche adaptée et naturelle pour chacun; il chaussa les uns de sabots, les autres de peaux épaisses et vides de sang. Ensuite, il leur procura à chacun une nourriture distincte, aux uns l'herbe de la terre, aux autres les fruits des arbres, à d'autres encore les racines; il y en a à qui il donna pour nourriture la chair d'autres animaux; à ceux-là, il accorda une progéniture peu nombreuse, alors qu'à leurs proies, il accorda une progéniture abondante assurant par là la sauvegarde de leur espèce. Cependant, comme il n'était pas précisément sage, Epiméthée, sans y prendre garde, avait dépensé toutes les capacités pour les bêtes, qui ne parlent pas; il restait encore la race humaine, qui n'avait rien reçu, et il ne savait pas quoi faire." (Platon Protagoras 320c-321c) Et, en effet, au contraire de l'organisme animal, celui de l'être humain n'est pas fini. Les ailes permettent à l'oiseau de voler, les nageoires au poisson de nager, les sabots au cheval de galoper etc. L'être humain, au contraire, est singulièrement démuni à la naissance en équipements naturels de survie. L'oubli de l'humanité par Epiméthée dans la distribution des dons aux différentes espèces et le dénuement de l'homme qui en découle symbolisent précisément ce que la science moderne a redécouvert (la philosophie connaissait la chose depuis très longtemps, la preuve en est ce texte de Platon), sous le concept de néoténie. Elle est donc singulièrement marquée chez l'humain ce qui se voit à une multitude de traits. La soudure des os du crâne chez le bébé humain n'est pas encore achevée à la naissance si bien que son organe le plus précieux, le cerveau, est mal protégé; c'est ce qui explique le plus grand soin qu'il faut prendre pour manipuler sa tête. D'une façon générale, c'est toute l'ossature du bébé humain qui est très peu formée à la naissance. Donnons un ordre de comparaison avec une espèce relativement proche de nous:"Quand les macaques naissent, à vingt-quatre semaines, les os des membres sont ossifiés dans des proportions que les bébés humains n'atteignent que plusieurs années après la naissance." (S. J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, p. 75) C'est ce qui les rend inapte jusque vers l'âge d'un an à se redresser; un poulain, lui, ne mettra que quelques minutes à le faire.
Chez l'animal, les dents de lait se forment immédiatement après la naissance et à peine sont-elles au complet que la dentition définitive apparaît. à l'humain, il faut plus de deux ans pour posséder toutes ses dents de lait et c'est pour aussitôt les perdre et vivre à moitié édenté jusque vers l'âge de 5 à 6 ans. Rien que ce fait explique sa dépendance alimentaire prolongée à l'égard des adultes là où l'animal est capable très vite de mastiquer par lui-même les aliments. L'absence de pilosité, à la différence des animaux qui naissent avec leur duvet, marque plus que toute autre chose son dénuement et sa grande vulnérabilité aux agressions du climat. Le développement sexuel du petit humain est lui aussi tout à fait singulier et souligne là encore son immaturité et sa dépendance prolongée: jusque vers l'âge de cinq ans il suit un développement normal tel qu'on le trouve chez les autres primates, puis, il s'interrompt brusquement et entre en phase de latence pendant cinq ans ce qui retarde d'autant l'âge de la maturité sexuelle par rapport aux autres espèces, ce qui fait qu'aucune espèce ne met autant de temps à devenir adulte.
On a pu calculer qu'il faudrait dix huit mois de gestation au lieu des neuf habituels pour que le bébé humain naisse sans marque de prématuration. Cela serait évidemment impossible, en raison d'abord, de l'accroissement de la taille du cerveau qui rendrait impossible l'accouchement. C'est d'ailleurs ici que l'on tient la cause première du fait que l'humain doive naître très inachevé ils résident dans l'accroissement de la taille du cerveau, joint à l'acquisition de la bipédie qui a entraîné un rétrécissement de la taille du bassin:"(La) prématurité s'explique aisément car sans elle, la taille du cerveau aurait rapidement été incompatible avec celle du bassin, incurvé de surcroît par la station debout. Pour garder un cerveau aussi volumineux, il n' y avait qu'une seule solution adaptative, la prématurité." (Nisan, Où va l'humanité ?, pp. 17-18)
Et il faut bien voir que cette extension du juvénile dans le temps occupe finalement toute la durée de la vie. Suivant certaines de ses caractéristiques, on peut dire que l'humain est cet être qui reste toujours jeune. La néoténie, c'est du nouveau (néo) qui se prolonge (teinen); littéralement parlant, elle est "une rétention de la jeunesse", comme la définit S. J. Gould, ce qui permettrait d'éclairer, soit dit en passant, sous un nouveau jour, le célèbre mythe de la quête de la Fontaine de Jouvence, donnant le secret de l'éternelle jeunesse: en ce sens, on peut dire que c'est effectivement la grande découverte de l'humain, qui caractérise sa condition de néotène. On peut le voir apparaître aussi bien sur un plan psychologique que biologique. Sur le premier plan, c'est ce qui fait que l'humain peut se définir comme un homo ludens (un humain joueur): le jeu est une activité qu'on trouve généralement dans le règne animal, mais seulement durant l'enfance. Il joue un grand rôle dans l'apprentissage des petits pour se former au monde dans lequel ils seront appelés à se débrouiller; sauf que cette impulsion à jouer passe une fois la maturité biologique atteinte. Chez l'humain non: il tendra à conserver un esprit ludique toute sa vie, ce qui pourra avoir des conséquences aussi bien positives que négatives. Positivement, pourront perdurer à l'âge adulte le goût de la découverte et de l'exploration du monde, la curiosité, toutes choses qui ont permis aux sciences, aux arts ou à la philosophie, bref, à la culture dans son ensemble, de s'épanouir. Négativement, on pourra reprendre la formule qui était celle du temps de la décadence de l'Empire romain,"Panem et circenses" (Du pain et les jeux du cirque), pour l'appliquer à toutes les sociétés qui ont connu le même sort, où le goût du jeu était perverti pour distraire les foules et asseoir ainsi un système de domination les ayant infantilisé. C'est J. Huizenga, qui, le premier, a clairement théorisé cette caractéristique humaine dans son ouvrage de 1938, Homo ludens. L'anthropologue P. Descola en parle ici d'une façon qui sera très dépaysante, en montrant bien que la façon dont le monde occidental moderne a institué le jeu, sur le principe de la concurrence qui veut qu'il y ait nécessairement un gagnant et un perdant, en Angleterre, pour l'essentiel, au XIXème siècle, ce pays qui était alors, et ce n'est évidemment pas une coïncidence, à l'avant-garde du développement du capitalisme, n'a, en réalité, rien d'universel dans l'espèce humaine, contrairement à ce qu'on croit généralement:
Cette conservation des caractères juvéniles se retrouve donc aussi sur le plan anatomique. C'est particulièrement net quand on compare l'évolution de la forme du crâne de l'humain avec celle de nos plus proches parents sur l'arbre de l'évolution, que ce soit le Bonobo ou le Chimpanzé: la nôtre conserve les traits de sa forme foetale au stade adulte, ce qui n'est pas du tout le cas pour nos cousins primates. Elle conserve donc des traits juvéniles comme pour ce qui est de l'esprit qui l'anime:
Et ainsi de suite, on pourrait continuer encore à énumérer de nombreux traits caractéristiques de cette rétention de jeunesse. L. Bolk résumait ainsi la chose:"L'homme est un foetus de primate, adulte sur le plan sexuel." (Cité par S. J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, p. 67) Il donnait une liste imposante d'une vingtaine de traits caractéristiques, outre la forme du crâne, que nous partageons avec les jeunes primates mais que ceux-ci perdent en devenant adultes.
Du point de vue de l'évolution naturelle, l'être humain est donc une anomalie qui n'aurait pu longtemps survivre si rien n'était venu rectifier ce défaut de nature. Il constitue même un défi à la théorie darwinienne de l'évolution, puisque, dans son cas, c'est le moins apte qui a survécu et fini par coloniser la terre entière. Par un étrange renversement dialectique, la situation initiale de dénuement radical s'est transformé en son contraire:"La simple sélection des espèces les plus aptes de Darwin s'est compliquée: certaines formes d'inadaptation se sont transformées en super-adaptation. La faiblesse des hommes a été la condition de leur force." (Nisand, Où va l'humanité?, p. 24) Ce qui était d'abord le signe d'une profonde déficience naturelle va se transformer en un avantage évolutif.
Une espèce qui était vouée à disparaître, suivant la loi darwinienne de la sélection naturelle, en raison de son inadaptation, a fini par établir sa domination sur la terre entière. Naturellement, il n'était adapté à aucun milieu en particulier, et, il va finir par s'adapter à tous les milieux. Il pourra aussi bien voler grâce à des prothèses que nager ou se déplacer sur terre. Il pourra vivre aussi bien dans les savanes que sur la banquise, dans les forêts tropicales, sur les bords de mer, aussi bien qu'en montagne, en plaine ou dans les milieux désertiques. En somme, naturellement, il n'était propre à rien, et c'est pourquoi il va finir par être bon à tout.
Pour commencer à comprendre comment cela a été possible, il faut faire intervenir cet autre phénomène fondamental de la condition humaine qu'est l'insulation .C'est quelque chose que l'on retrouve également chez les animaux sociaux, mais qui va acquérir une importance toute particulière chez l'être humain. Partons de cette image pour comprendre ce que c'est:
En se serrant les uns contre les autres, les oiseaux constituent un groupe qui forme une espèce d'enveloppe extérieure qui protège les individus du froid qui règne dans leur environnement naturel. Chez l'être humain, le groupe va ainsi constituer un milieu artificiel qui va protéger l'individu d'un environnement naturel qui lui est particulièrement hostile en raison de son manque d'équipement naturel de survie. Le groupe forme ainsi un milieu artificiel à l'intérieur duquel vont pouvoir émerger des processus qui échappent à la pression de la loi darwinienne de la sélection naturelle. C'est ce qui permettra aux humains de se développer en dépit de leur inaptitude naturelle à la vie. Le groupe forme ainsi une niche protectrice. L'insulation, c'est donc"la capacité qu'a un ensemble d'individus de former un groupe dont la périphérie forme une sorte de membrane qui l'isole en partie de son environnement";:"Là où la sélection naturelle règne à la périphérie du groupe, en son centre se développe d'autres logiques de sélection qui ne sont plus naturelles mais relèvent de l'artificialité d'une couveuse; c'es là où la mère va pouvoir prendre soin de son enfant. Les lois naturelles de Darwin butent contre cette membrane de groupe (...) Là, de nouveaux processus de sélection, sur des critères qui ne sont pas "naturels", vont émerger. Au sens strict du mot, le proto homo-sapiens devient "monstreux", c'est-à-dire contre nature. Ainsi le petit de l'homme peut se permettre le luxe de naître sans être fini." ( C. Fauré, Notes sur " La domestication de l'Etre" de Peter Sloterdijk) C'est pourquoi, soit dit en passant, quand certains prétendent invoquer la loi naturelle de la sélection pour fonder la société humaine (par exemple, en appliquant un principe de concurrence de tous entre tous pour sélectionner les plus aptes), c'est que leur échappe l'essentiel de ce qui constitue la singularité de la condition humaine, et qui a fait sa réussite jusque là. Le néotène humain n'aurait pu survivre et se développer comme il l'a fait jusqu'à nos jours, sans la formation de sociétés basées sur des rapports de coopération de plus en plus élaborées.
Si la nature a laissé l'humain inachevé, c'est donc la culture qui va prendre le relais pour façonner, de multiples façons possibles, notre être. C'est ce qu'on va aborder dans la
des implications anthropologiques qu'on peut tirer de notre condition de néotène (à suivre...)
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