Pour une version encore plus approfondie de cette partie, on renverra à cet élément du cours.
On peut tirer au moins trois implications fondamentales qui vont nous permettre de mieux comprendre encore en quel sens l'humain est un être de culture, au sens le plus fort du terme, du fait de sa néoténie...
a) La double face anthropologique de l'humain
La néoténie, sur ce plan, qui relève de l'apprentissage d'une culture, a un versant positif ouvrant des potentialités énormes de développement pour l'humanité, et une face obscure, qui l'incline au risque constant de tomber dans la barbarie et l'inhumanité, comme le confirme malheureusement l'expérience de la vie et de l'histoire.
Commençons par le positif: en raison de son inachèvement biologique, et, particulièrement, de celui de son cerveau, l'humain va développer, de plus en plus, sa capacité d'apprendre. C'est cet inachèvement, fondamentalement, qui va la faire progresser. C'est ce que Rousseau, qui, lui aussi, avait parfaitement intégré la néoténie dans sa compréhension de l'humain, appelait la "perfectibilité" pour en faire la caractéristique singulière de l'humain. Dans les termes de la science actuelle, on peut le reformuler ainsi: "Ce constat est essentiel dans la compréhension de la spécificité de notre espèce homo sapiens actuelle et, il faut bien le dire, de son génie. Un bébé chimpanzé de un an est, en effet, porteur d'un cerveau qui représente 70% du cerveau d'un chimpanzé adulte; au même âge un de nos bébés humains aujourd'hui n'aura atteint que la moitié du volume cérébral adulte. Voilà, tout est dit! La mise au monde précoce du nouveau-né d'homo sapiens, laquelle est survenue pour des raisons mécaniques - il n' y a pas doute nous avons la grosse tête!- a interrompu la vie foetale et fait progresser du même coup la capacité d'apprendre." (Yves Coppens, Le présent du passé) Certes, les animaux possèdent eux aussi des capacités d'apprentissage que l'on a longtemps sous estimé, mais cela n'en reste pas moins limité par rapport à ce que les êtres humains peuvent apprendre. L'éléphanteau, par exemple, présente ceci de remarquable qu'il se rapproche de l'humain en ce sens qu'il est, lui aussi, dans un état de dépendance prolongé à l'égard des adultes, même si, dans son cas, à ma connaissance, ce n'est pas lié à des traits néoténiques. Durant ce laps de temps relativement long, il apprendra des adultes du groupe les savoirs nécessaires à sa vie comme creuser un trou pour en faire jaillir l'eau, se saisir d'une écorce et la mâcher pour en faire une boule, boucher le trou pour empêcher l'évaporation de l'eau, etc. Il n'en reste pas moins que l'enfant humain parce que la nature l'a beaucoup moins fini, devra se compléter encore bien d'avantage par l'apprentissage et le développement des savoirs:" Un vivant achevé, ajusté à son milieu de vie, n’a pas besoin de progresser, d’inventer des ripostes aux exigences du milieu, à ses carences, de trouver des moyens de compenser ses infériorités." (Lapassade, L'entrée dans la vie, p. 19) L'inadaptation naturelle du néotène humain va le contraindre à développer son l'imagination, son ingéniosité, sa créativité. C'est par l'invention des artifices de la culture qu'il va apprendre à ruser avec la nature et compenser ainsi sa faiblesse native.
Mais, il y a donc aussi un versant négatif de la chose qui est le prix nécessaire à payer en contre-partie de ces grandes facultés d'apprentissage. Car, si notre humanité est quelque chose que nous avons dû acquérir par l'apprentissage d'une culture, cela signifie aussi que c'est quelque chose que nous risquons toujours de perdre. S'il est un être de culture, c'est en ce sens qu'il a dû apprendre à devenir humain, qu'il n'y a là rien d'inné et que ce savoir il est toujours menacé de le perdre. Un animal est à l'abri du risque de perdre ce qui fait son animalité, car l'essentiel relève chez lui de l'inné. Cela aussi, Rousseau l'avait parfaitement compris:"Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile? N'est-ce point qu'il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même?" (Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité, Première partie) C'est bien le tableau que dresse devant nous l'humanité: les plus hautes formes de réalisation de la culture côtoient les pires formes de régression dans la barbarie. L'humanité peut aussi bien suivre les voies évolutives qui sont celles qu'ouvrent les formes sublimées de la culture que les voies régressives qui font retomber dans la folie et la démence. Il n'y a là rien qui le destine à l'un plus qu'à l'autre: "Tu pourras dégénérer en des formes inférieures, comme celle des bêtes, ou régénéré, atteindre les formes supérieures qui sont divines." (Pic de la Mirandole, Discours sur la dignité de l'homme, 1486)
b) La culture, moteur de l'évolution biologique de l'humanité
Pour commencer à comprendre le sens de cette deuxième implication, il faut se donner deux grands repères chronologiques. Premièrement, l'homo sapiens, l'homme tel qu'il est constitué anatomiquement de nos jours, est vieux de 50 000 ans environ. Deuxièmement, les premières traces de culture dans l'histoire de l'humanité remontent à il y a près de trois millions d'années avec les premiers outils. Cela veut dire que la culture est bien plus ancienne que l'anatomie actuelle de l'être humain, et c'est donc cette culture qui l'a façonné sur une aussi longue période pour devenir ce qu'elle est aujourd'hui: "La culture est plus ancienne que l'Homo sapiens, bien plus ancienne, et c'est elle qui est la condition fondamentale de l'évolution biologique de l'espèce. Les signes de culture dans l'histoire de l'homme remonte à près de trois millions d'années, tandis que la forme actuelle de l'homme n'a que quelques centaines d'années. Ou, pour suivre le célèbre biologiste Richard G. Klein, l'homme moderne du point de vue anatomique a 50 000 ans et s'est développé particulièrement à l'âge de pierre (paléolithique supérieur) ce qui multiplie l'âge de la culture par soixante par rapport à l'espèce que nous connaissons [...] Le point crucial est le suivant: pendant trois millions d'années, l'évolution biologique des hommes a obéi à une sélection culturelle. Nous avons été, corps et âme, façonnés pour vivre une existence culturelle." (Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, pp. 103-104) On peut prendre les différents éléments caractéristiques de l'anatomie actuelle de l'être humain et montrer, pour chacun d'entre eux, comment ce sont des pratiques culturelles qui les ont façonné et donc, pourquoi, privés de ses supports culturels, notre anatomie serait tout à fait inadaptée pour vivre. Prenons la mâchoire d'abord: ce qui la caractérise et la distingue de celles des primates, c'est qu'elle est étroite et peu puissante. Privée de ses supports culturels, elle serait tout à fait inadaptée pour vivre. Ce qui l'a façonné ainsi sur des centaines de milliers d'années, ce sont donc des pratiques culturelles, en particulier, celle qui consiste à préparer les aliments en les découpant à l'aide d'outils et en les cuisant grâce à la maîtrise du feu (il y a environ 400 000 ans) avant de les consommer. L'être humain est le seul à préparer ainsi ses aliments; de cette façon la mâchoire a perdu peu à peu de sa puissance et s'est rétrécit. La main: ce qui la caractérise, c'est le pouce opposable aux quatre autres doigts. Ici aussi, privée de ses supports culturels, elle serait tout à fait inadaptée pour vivre: considérée en elle-même, elle manque de puissance et de force. Ce qui l'a façonné pendant trois millions d'années pour devenir ce qu'elle est aujourd'hui, c'est la pratique culturelle de l'invention et du maniement des outils. Accompagnée ainsi de son support culturel, elle devient polyvalente, pouvant servir pour une infinité d'usages possibles (la main est l'instrument universel, l'instrument qui permet de fabriquer tous les instruments) et conjugue, grâce à cela, habileté et force. La sexualité: comme nous l'avons vu dans la première partie, ce qui la singularise par rapport aux autres espèces, c'est sa maturité tardive due à cette phase de latence entre cinq et dix ans pendant laquelle le développement sexuel s'interrompt et qui contribue à rallonger anormalement l'âge de l'enfance, la "dépendance prolongée.". C'est ce qui va permettre la transformation, la socialisation et finalement l'humanisation des pulsions sexuelles qui vont pouvoir être redirigées vers des finalités autres que sexuelles, en particulier au profit d'activités socialement valorisées d'ordre culturel comme les pratiques artistiques. Autrement dit, nous voyons ici ce qui a rendu possible les processus de sublimation de la vie affective et désirante de l'humain analysés dans la partie précédente. Le cerveau: ici encore, privé de ses supports culturels, il serait réduit à l'impuissance et l'être humain en serait à vivre dans un état profond de débilité mentale: "Privé de culture, sapiens serait un débile mental, incapable de survivre sinon comme un primate de plus bas rang; il ne pourrait même pas reconstituer une société de complexité égale à celle des babouins et des chimpanzés. Il est bien évident que le gros cerveau de sapiens n'a pu advenir, réussir, triompher qu'après la formation d'une culture déjà complexe, et il est étonnant que l'on ait pu si longtemps croire exactement le contraire. "( E. Morin, Le paradigme perdu, la nature humaine p. 99) Ce que l'on a d'abord cru, c'est qu'il y aurait d'abord eu, dans un premier temps, une évolution purement biologique qui aurait fait grossir la taille du cerveau, puis, dans un deuxième temps, seulement, une évolution culturelle qui serait venue prendre le relais de la première. En réalité, il faut prendre les choses en sens inverse, comme pour tous les autres éléments caractéristiques de l'anatomie d'homo sapiens. Ce sont des pratiques culturelles qui ont façonné le cerveau et fait grossir sa taille, en particulier, toutes celles qui relèvent de l'apprentissage d'un savoir sous les trois formes qu'il prend chez l'être humain: les savoirs vivre (l'être humain, en raison de sa néoténie, est cet animal qui doit apprendre à vivre car il ne le sait pas d'instinct), les savoirs faire (les techniques et les arts) et les savoirs théoriques (la science) Comme le souligne encore l'anthropologue américain C. Geerz:"Sans la culture les hommes [...] seraient d'inconcevables monstruosités, possédant très peu d'instincts utiles, encore moins de sentiments reconnaissables et pas d'intelligence: de grands invalides mentaux. Comme notre système nerveux central - et en particulier le néocortex qui en est à la fois la fierté et le tourment - s'est développé en grande partie en interaction avec la culture, il est incapable de diriger notre comportement ou d'organiser notre expérience sans le secours de systèmes de symboles signifiants." (cité par Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 365) La nudité: nous avons vu qu'un des traits caractéristiques de la néoténie de l'être humain réside dans l'absence de pilosité à la naissance, ce qui fait qu'il ne dispose d'aucune protection naturelle, à la différence des animaux, contre les aléas du climat. Ici encore, ce sont des pratiques culturelles qui ont développé cet aspect de son anatomie, en particulier, celles qui consistent à se fabriquer des vêtements et à construire des habitations. Par où l'on peut commencer à voir que le développement culturel de l'humanité s'accompagne, sur le plan biologique, d'une accentuation toujours plus prononcée de sa néoténie. C'est pourquoi, l'âge de la maturité est encore plus retardé aujourd'hui que ce n'était le cas pour nos ancêtres:"l'homme paléolithique se développait plus vite, c'est-à-dire était adulte à un plus jeune âge que l'homme actuel." (Bolk cité par G. Mendel, La révolte contre le père, p. 55) C'est ainsi que Bolk voyait dans l'apparition de la calvitie chez certaines personnes le signe précurseur de la phase suivante qui nous attend, l'absence totale de pelage, la foetalisation complète, comme on le voit représenté dans l'imaginaire de la science fiction par les extra terrestres dépourvus de toute chevelure: ceux-ci sont des êtres à la néoténie poussée encore plus loin, de l'humanité en devenir. Il y a donc une causalité circulaire: si c'est la néoténie qui a nécessité l'invention des institutions de la culture pour compenser ce manque de nature, en retour, celles-ci accentuent toujours plus les traits de la néoténie (jusqu'à menacer l'être humain de son propre anéantissement, franchi une certaine limite? C'est du moins, l'hypothèse que faisait Bolk...) La bipédie: ici encore il s'agit d'un élément fondamental et typique de l'anatomie humaine, par quoi va pouvoir émerger les deux aspects essentiels de toute culture: la technique et la symbolique du langage articulé. D'abord, en se redressant sur ses deux membres postérieurs, il va pouvoir libérer ses deux membres antérieurs, qui jusque là, lui servaient exclusivement pour la locomotion, pour l'invention et l'usage des outils de la technique. En outre, la bipédie va rendre possible l'apparition du langage articulé, propre à l'être humain:"[...]le maintien dans la station dynamique debout [entraîne] l'effondrement du larynx, qui se retrouve dans une position inconnue chez tous les autres mammifères [...] et l'apparition, au-dessus des cordes vocales, de la caisse de résonance du pharynx surmonté d'un appareil composite [...] Cet appareil, en permettant la modulation de l'air expiré, va jouer comme un appareil phonatoire et rendre possible un véritable miracle: celui de la voix articulé." (Dufour, On achève bien les hommes, p. 43) L'acquisition de la bipédie est bien plus ancienne qu'homo sapiens (elle remonte au moins à l'australopithèque, il y a quatre millions d'années) mais elle devient avec lui permanente et se stabilise. Ici aussi, privée de ses supports culturels, elle serait tout à fait inadaptée pour vivre car elle implique, prise en elle-même, un équilibre fragile, une vulnérabilité plus grande et un long temps d'apprentissage. Pour ces raisons, elle n'a pu se développer et se stabiliser qu'au sein d'un milieu social déjà organisé et protecteur, supposant la formation d'une culture complexe. Ce qui le montre, a contrario, c'est le cas de l'enfant sauvage retrouvé en Aveyron en 1800 qui avait grandi et miraculeusement survécu à l'écart de toute culture; un de ses traits caractéristiques, en dehors du fait qu'il était quasiment sourd et muet, c'est qu'il ne se déplaçait qu'à quatre pattes. Donnons un dernier élément portant cette fois sur la différence anatomique entre l'homme et à femme. On a souvent invoqué, pour justifier la domination des hommes sur les femmes, la supériorité physique des premiers. Mais là encore, contrairement à ce que l'on croit, celle-ci n'est en rien le produit d'une évolution naturelle mais constitue le résultat de quelque chose de culturellement acquis, comme le souligne l'anthropologue française Françoise Héritier. Le fait est que, depuis la préhistoire, les hommes se sont réservés pour l'alimentation, les protéines, en particulier, la viande et les graisses, tout ce qui est nécessaire à la constitution des os, tandis que les femmes en étaient réduites à se nourrir de bouillies et de féculents, tout ce qui donne des rondeurs. Ceci découle probablement du fait que, depuis la nuit des temps, les hommes ont quasiment toujours eu, dans toutes les sociétés connues jusqu'à présent, le monopole sur les armes létales, nécessaires à la guerre comme à la chasse. Les fameuses Amazones sont un mythe inventé par l'antiquité grecque qui ne repose sur aucune donnée historique connue à ce jour. On pourra objecter que si les hommes ont pu exercer presque partout cette mainmise, c'est qu'il devait y avoir quelque raison biologique initiale (comme par exemple, la difficulté pour une femme d'aller chasser étant enceinte). Rien ne permet d'étayer cette opinion en l'état actuel des connaissances. Déjà, il faut noter que les indigènes eux-mêmes n'invoquent jamais ce motif. L'interdit pour les femmes de toucher aux armes relève partout de raisons magico-religieuses, de facteurs culturels donc.
J'ai réussi à trouver, néanmoins, juste deux exceptions. La première se situe dans l'ancien royaume du Dahomey situé dans ce qui s'appelle aujourd'hui le Bénin, en Afrique noire; d'après ce qu'en dit Polanyi dans un article intitulé, La redistribution: la sphère de l'Etat dans le Dahomey du XVIIIe siècle, le roi avait à sa disposition une "armée permanente (...) composée uniquement de femmes au physique remarquable et très combatives." La seconde, les guerrières des steppes des peuples scythes, semble avoir été d'une portée plus limitée d'après les fouilles archéologiques qui ont été faites. Elle se situait, comme l'indique Christophe Darmangeat dans son ouvrage, Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était, sur cette immense étendue de territoire, couvrant l'Ukraine jusqu'à la Mongolie. Là on a retrouvé des tombes de femmes dans lesquelles étaient disposées des armes dont elles s'étaient manifestement servies. (Voir pp. 290-291) Mais, cela semble bien n'être que des exceptions qui confirment la règle. C'est donc essentiellement pour des raisons d'ordre culturel que la taille des femmes a eu tendance à diminuer, et celle des hommes à augmenter. Il n'y a, ici encore, rien de "naturel" qui destinerait les femmes à la soumission.
Au terme de l'ensemble de cette analyse, nous pouvons donc bien comprendre pourquoi, Sahlins pouvait dire que "nous avons été, corps et âme, façonnés pour vivre une existence culturelle." Dans le même sens, l'anthropologue français Mauss soutenait qu'"il n'y a rien, ni la manière de marcher ni la manière de baiser, qui ne soit culturel. C'est bien le sens profond de l'expression maussienne suivant laquelle le symbolisme est dernier, qu'il n'y a pas de réel sous le symbolisme propre à la culture."( F. Gauthier, p. 220, Drogues santé et société, vol. 8 n° 1, juin 2009) C'est tout aussi bien ce qui justifie la thèse de Marx suivant laquelle "l'histoire toute entière n'est qu'une transformation continue de la nature humaine." (Marx, Misère de la philosophie, p. 204) La nature humaine a été façonnée par quelques trois millions d'années d'une évolution culturelle, ce qui fait que l'être humain est le produit, non de la nature, mais d'une l'histoire (ce qui légitime de mettre cette notion du programme dans le chapitre "culture", soit dit en passant). D'où l'importance décisive d'apprendre à connaître celle-ci pour comprendre pourquoi nous sommes devenus ce que nous sommes aujourd'hui. Ceci nous amène finalement à la troisième et dernière implication de la néoténie sur le plan anthropologique, et non des moindres, s'il est vrai qu'il n'existe pas de nature humaine fixe et immuable.
c) La notion de nature humaine est destinée à rester indéterminée
Cette dernière implication permettra de dépasser les préjugés habituels qu'on a et qui consistent toujours à se désoler de certains comportements humains suivant la formule convenue:"Que voulez-vous? On ne peut rien y faire, c'est la nature humaine." Sur le plan pratique, que l'on envisagera dans la dernière partie, la prise en compte de la néoténie humaine nous incitera plutôt à la combativité, qu'au fatalisme et à la résignation auxquels conduit un tel préjugé.
A proprement parler, il n'existe pas de nature humaine, soit un ensemble de caractères qui ferait que les êtres humains seraient partout et toujours les mêmes. Pour que cela existe, il aurait fallu que la nature les ait achevé, ce qui n'est pas le cas. Au contraire, on peut, par exemple, parler de la nature d'un lion car la nature l'a, pour l'essentiel, achevé. C'est pourquoi, ce sont toujours et partout les mêmes mécanismes instinctifs que l'on retrouve chez tous les membres de l'espèce. Mais pour l'être humain ce n'est plus du tout le cas. On pourrait comparer la nature humaine à une sorte de pâte d'argile. Celle-ci est extrêmement malléable de telle sorte que l'on peut lui imprimer une infinité de formes différentes. Il en va de façon semblable pour la "nature humaine". Les institutions de la culture vont pouvoir façonner, d'une infinité de façons différentes, une nature restée inachevée, et, pour cette raison, extrêmement malléable. C'est pourquoi, par exemple, l'être humain n'est adapté à aucun milieu en particulier, mais, peut s'adapter à tous les milieux: il peut vivre dans les plaines comme dans les montagnes. Il peut vivre sur la banquise comme dans les déserts; au bord de l'eau comme dans les régions arides etc. C'est pourquoi encore, il n'est adapté à aucun régime alimentaire, en particulier, mais peut aussi bien se nourrir de baies, de légumes, de racines que de viande ou de poisson etc. C'est pourquoi toujours on a pu montrer que l'effet physiologique des drogues variait suivant les cultures:"Amnon J. Suissa (1997) a relevé comment les psychotropes engendrent des effets physiologiques différents suivant les cultures. Similairement Becker (1985) a montré dans Outsiders comment les effets de la marijuana et leur interprétation étaient construits." ( F. Gauthier, p. 219, Drogues santé et société, vol. 8 n° 1, juin 2009)
L'être humain est informe de nature, sans forme déterminée; un autre auteur de la tradition philosophique occidentale avait, en ce sens, lui aussi, parfaitement compris la notion de néoténie de l'être humain sans utiliser encore le mot, Pic de la Mirandole, sauf qu' il exprime l'indétermination de la nature humaine dans un vocabulaire religieux qui était de rigueur pour son époque, mais dont on peut aujourd'hui faire abstraction:"Je ne t'ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d'autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t'ai placé, tu te définis toi-même (...) Je ne t'ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d'un peintre ou d'un sculpteur." (Pic de la Mirandole, Discours sur la dignité de l'homme, 1486)
Cette indétermination de la nature humaine fait donc qu'il ne faut jamais commencer une dissertation par une formule, que l'on trouve dans tant de copies, qui est généralement:"de tout temps, les hommes ont été comme ceci ou comme cela", conformément au préjugé courant. Au mieux, on peut parler d'un certain nombre d'invariants anthropologiques, c'est-à-dire de formes de la culture que l'on retrouve dans toutes les sociétés humaines comme le langage, la technique, l'art etc. mais qui peuvent se spécifier d'une infinité de façons différentes. Il vaudrait alors mieux parler, pour reprendre une distinction que faisait le philosophe français du XXème siècle, Sartre, de condition humaine plutôt que de nature humaine. Autrement, il s'agit toujours, d'une façon ou d'une autre, de naturaliser indûment ce qui est culturel. Les préjugés qui en découlent consistent à étendre à l'ensemble de l'humanité des traits typiques, en général, de sa propre aire de civilisation mais qui ne sont plus nécessairement valables dans d'autres cultures. J'en donnerai deux exemples d'une grande portée. Premièrement, le préjugé qui voudrait qu'il est dans la nature humaine de faire la guerre. De tout temps et partout, il en aurait été ainsi et l'on ne pourrait donc rien faire contre. C'est ce préjugé qui est discuté et remis en question dans le sujet de dissertation, Les guerres sont-elles des effets de la nature humaine? A cela, il faut opposer ce que disait l'anthropologue J. Collier à propos des Indiens d'Amérique du Nord avec lesquels il avait vécu une dizaine d'années:"Si nous pensions comme eux, la terre serait éternellement inépuisable et nous connaîtrions la paix à jamais." (cité par H. Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p.29) Mais là encore, tout dépend de quels Indiens on parle. Par exemple, les Iroquois étaient des guerriers féroces pratiquant l'esclavage, la torture et le cannibalisme sur leurs prisonniers. A l'extrême opposé, nous avons les Arawaks, qui constituaient une société tout ce qu'il y a de plus pacifique. Ce sont les Indiens qui peuplaient l'île sur laquelle débarque Christophe Colomb en 1492; celui-ci note sur son carnet de bord, et ça l'étonne beaucoup:"Ils ne portent pas d'armes et ne semblent pas les connaître." (cité par H. Zinn, ibid., p. 5) En revanche, les Espagnols, eux, étaient surarmés et assoiffés d'or ce qui fait que ces Indiens ont été exterminés jusqu'au dernier (pour des détails sur ce génocide voir, sur ce blog, l'article qui relate l'histoire tragique de cette île aujourd'hui appelée Haïti) En fait, on peut montrer au niveau éthologique, concernant nos plus proches parents sur l'arbre de l'évolution, les grands singes, que l'humanité a probablement dû hériter autant d'espèces belliqueuses avec des structures sociales hiérarchisées comme les chimpanzés que de celles comme les bonobos, pacifiques et horizontalisés quant à leur organisation sociale. C'est, du moins, la thèse du primatologue F. de Waal. En raison des traits accentués de sa néoténie, rien n'autorise à dire que l'humanité soit amenée à développer plutôt un de ces legs que l'autre. Ici, tout dépend des institutions que nous voulons forger pour mettre l'accent plutôt sur tel ou tel, question qu'il faut réserver pour la troisième partie. Une piste assez fascinante, explorée par l'anthropologue D. Graeber, que nous laisserons ici en route, serait d'observer par le détail comment certaines sociétés d'Indiens d'Amérique du Nord se sont organisées en scindant l'année en deux: une moitié où la structure sociale est hiérarchisée, et l'autre moitié de l'année où l'on retombe sur une formation sociale anarchisante plus conforme au legs bonobo.
Deuxième exemple, lui aussi d'une grande portée, le préjugé typique de la mentalité occidentale, qui voudrait voir dans l'égoïsme un trait permanent de la nature humaine, et qui est très largement démonté sur ce blog en de multiples endroits. En particulier, ce que montre l'étude des sociétés primitives, c'est que dans celles-ci l'égoïsme est tenu, au contraire, comme étant quelque chose de contre-nature. Ici encore, il n'est pas le fruit d'une nature humaine qui serait partout et toujours la même, mais d'une histoire qu'il faut apprendre à connaître pour relativiser ce que nous universalisons indûment.
Il faut donc conclure de tout ceci que l'être humain n'est pas le produit d'une nature immuable mais qu'il est façonné, avant tout, par les institutions de sa société, qui peuvent être extrêmement diverses suivant l'espace et le temps, d'où la variété des types anthropologiques que nous pouvons rencontrer. On peut aussi bien dire que l'être humain n'existe pas d'abord suivant une nature déterminée une fois pour toute, mais suivant un projet qu'il se donne, qui fait sens et trouve à se réaliser au travers d"institutions qui sont son oeuvre propre:"les institutions sont les incarnations d'un sens et d'un projet humains." (Polanyi, La grande transformation, p. 343) C'est parce qu'elles sont le fruit de son projet, qu'elles pourront être, éventuellement, transformées par lui-même en un sens qui façonnera d'une autre façon cette prétendue "nature humaine". Cela nous conduit donc finalement au coeur des implications pratiques de la néoténie humaine...
On peut tirer au moins trois implications fondamentales qui vont nous permettre de mieux comprendre encore en quel sens l'humain est un être de culture, au sens le plus fort du terme, du fait de sa néoténie...
a) La double face anthropologique de l'humain
La néoténie, sur ce plan, qui relève de l'apprentissage d'une culture, a un versant positif ouvrant des potentialités énormes de développement pour l'humanité, et une face obscure, qui l'incline au risque constant de tomber dans la barbarie et l'inhumanité, comme le confirme malheureusement l'expérience de la vie et de l'histoire.
Commençons par le positif: en raison de son inachèvement biologique, et, particulièrement, de celui de son cerveau, l'humain va développer, de plus en plus, sa capacité d'apprendre. C'est cet inachèvement, fondamentalement, qui va la faire progresser. C'est ce que Rousseau, qui, lui aussi, avait parfaitement intégré la néoténie dans sa compréhension de l'humain, appelait la "perfectibilité" pour en faire la caractéristique singulière de l'humain. Dans les termes de la science actuelle, on peut le reformuler ainsi: "Ce constat est essentiel dans la compréhension de la spécificité de notre espèce homo sapiens actuelle et, il faut bien le dire, de son génie. Un bébé chimpanzé de un an est, en effet, porteur d'un cerveau qui représente 70% du cerveau d'un chimpanzé adulte; au même âge un de nos bébés humains aujourd'hui n'aura atteint que la moitié du volume cérébral adulte. Voilà, tout est dit! La mise au monde précoce du nouveau-né d'homo sapiens, laquelle est survenue pour des raisons mécaniques - il n' y a pas doute nous avons la grosse tête!- a interrompu la vie foetale et fait progresser du même coup la capacité d'apprendre." (Yves Coppens, Le présent du passé) Certes, les animaux possèdent eux aussi des capacités d'apprentissage que l'on a longtemps sous estimé, mais cela n'en reste pas moins limité par rapport à ce que les êtres humains peuvent apprendre. L'éléphanteau, par exemple, présente ceci de remarquable qu'il se rapproche de l'humain en ce sens qu'il est, lui aussi, dans un état de dépendance prolongé à l'égard des adultes, même si, dans son cas, à ma connaissance, ce n'est pas lié à des traits néoténiques. Durant ce laps de temps relativement long, il apprendra des adultes du groupe les savoirs nécessaires à sa vie comme creuser un trou pour en faire jaillir l'eau, se saisir d'une écorce et la mâcher pour en faire une boule, boucher le trou pour empêcher l'évaporation de l'eau, etc. Il n'en reste pas moins que l'enfant humain parce que la nature l'a beaucoup moins fini, devra se compléter encore bien d'avantage par l'apprentissage et le développement des savoirs:" Un vivant achevé, ajusté à son milieu de vie, n’a pas besoin de progresser, d’inventer des ripostes aux exigences du milieu, à ses carences, de trouver des moyens de compenser ses infériorités." (Lapassade, L'entrée dans la vie, p. 19) L'inadaptation naturelle du néotène humain va le contraindre à développer son l'imagination, son ingéniosité, sa créativité. C'est par l'invention des artifices de la culture qu'il va apprendre à ruser avec la nature et compenser ainsi sa faiblesse native.
Mais, il y a donc aussi un versant négatif de la chose qui est le prix nécessaire à payer en contre-partie de ces grandes facultés d'apprentissage. Car, si notre humanité est quelque chose que nous avons dû acquérir par l'apprentissage d'une culture, cela signifie aussi que c'est quelque chose que nous risquons toujours de perdre. S'il est un être de culture, c'est en ce sens qu'il a dû apprendre à devenir humain, qu'il n'y a là rien d'inné et que ce savoir il est toujours menacé de le perdre. Un animal est à l'abri du risque de perdre ce qui fait son animalité, car l'essentiel relève chez lui de l'inné. Cela aussi, Rousseau l'avait parfaitement compris:"Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile? N'est-ce point qu'il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même?" (Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité, Première partie) C'est bien le tableau que dresse devant nous l'humanité: les plus hautes formes de réalisation de la culture côtoient les pires formes de régression dans la barbarie. L'humanité peut aussi bien suivre les voies évolutives qui sont celles qu'ouvrent les formes sublimées de la culture que les voies régressives qui font retomber dans la folie et la démence. Il n'y a là rien qui le destine à l'un plus qu'à l'autre: "Tu pourras dégénérer en des formes inférieures, comme celle des bêtes, ou régénéré, atteindre les formes supérieures qui sont divines." (Pic de la Mirandole, Discours sur la dignité de l'homme, 1486)
b) La culture, moteur de l'évolution biologique de l'humanité
Pour commencer à comprendre le sens de cette deuxième implication, il faut se donner deux grands repères chronologiques. Premièrement, l'homo sapiens, l'homme tel qu'il est constitué anatomiquement de nos jours, est vieux de 50 000 ans environ. Deuxièmement, les premières traces de culture dans l'histoire de l'humanité remontent à il y a près de trois millions d'années avec les premiers outils. Cela veut dire que la culture est bien plus ancienne que l'anatomie actuelle de l'être humain, et c'est donc cette culture qui l'a façonné sur une aussi longue période pour devenir ce qu'elle est aujourd'hui: "La culture est plus ancienne que l'Homo sapiens, bien plus ancienne, et c'est elle qui est la condition fondamentale de l'évolution biologique de l'espèce. Les signes de culture dans l'histoire de l'homme remonte à près de trois millions d'années, tandis que la forme actuelle de l'homme n'a que quelques centaines d'années. Ou, pour suivre le célèbre biologiste Richard G. Klein, l'homme moderne du point de vue anatomique a 50 000 ans et s'est développé particulièrement à l'âge de pierre (paléolithique supérieur) ce qui multiplie l'âge de la culture par soixante par rapport à l'espèce que nous connaissons [...] Le point crucial est le suivant: pendant trois millions d'années, l'évolution biologique des hommes a obéi à une sélection culturelle. Nous avons été, corps et âme, façonnés pour vivre une existence culturelle." (Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, pp. 103-104) On peut prendre les différents éléments caractéristiques de l'anatomie actuelle de l'être humain et montrer, pour chacun d'entre eux, comment ce sont des pratiques culturelles qui les ont façonné et donc, pourquoi, privés de ses supports culturels, notre anatomie serait tout à fait inadaptée pour vivre. Prenons la mâchoire d'abord: ce qui la caractérise et la distingue de celles des primates, c'est qu'elle est étroite et peu puissante. Privée de ses supports culturels, elle serait tout à fait inadaptée pour vivre. Ce qui l'a façonné ainsi sur des centaines de milliers d'années, ce sont donc des pratiques culturelles, en particulier, celle qui consiste à préparer les aliments en les découpant à l'aide d'outils et en les cuisant grâce à la maîtrise du feu (il y a environ 400 000 ans) avant de les consommer. L'être humain est le seul à préparer ainsi ses aliments; de cette façon la mâchoire a perdu peu à peu de sa puissance et s'est rétrécit. La main: ce qui la caractérise, c'est le pouce opposable aux quatre autres doigts. Ici aussi, privée de ses supports culturels, elle serait tout à fait inadaptée pour vivre: considérée en elle-même, elle manque de puissance et de force. Ce qui l'a façonné pendant trois millions d'années pour devenir ce qu'elle est aujourd'hui, c'est la pratique culturelle de l'invention et du maniement des outils. Accompagnée ainsi de son support culturel, elle devient polyvalente, pouvant servir pour une infinité d'usages possibles (la main est l'instrument universel, l'instrument qui permet de fabriquer tous les instruments) et conjugue, grâce à cela, habileté et force. La sexualité: comme nous l'avons vu dans la première partie, ce qui la singularise par rapport aux autres espèces, c'est sa maturité tardive due à cette phase de latence entre cinq et dix ans pendant laquelle le développement sexuel s'interrompt et qui contribue à rallonger anormalement l'âge de l'enfance, la "dépendance prolongée.". C'est ce qui va permettre la transformation, la socialisation et finalement l'humanisation des pulsions sexuelles qui vont pouvoir être redirigées vers des finalités autres que sexuelles, en particulier au profit d'activités socialement valorisées d'ordre culturel comme les pratiques artistiques. Autrement dit, nous voyons ici ce qui a rendu possible les processus de sublimation de la vie affective et désirante de l'humain analysés dans la partie précédente. Le cerveau: ici encore, privé de ses supports culturels, il serait réduit à l'impuissance et l'être humain en serait à vivre dans un état profond de débilité mentale: "Privé de culture, sapiens serait un débile mental, incapable de survivre sinon comme un primate de plus bas rang; il ne pourrait même pas reconstituer une société de complexité égale à celle des babouins et des chimpanzés. Il est bien évident que le gros cerveau de sapiens n'a pu advenir, réussir, triompher qu'après la formation d'une culture déjà complexe, et il est étonnant que l'on ait pu si longtemps croire exactement le contraire. "( E. Morin, Le paradigme perdu, la nature humaine p. 99) Ce que l'on a d'abord cru, c'est qu'il y aurait d'abord eu, dans un premier temps, une évolution purement biologique qui aurait fait grossir la taille du cerveau, puis, dans un deuxième temps, seulement, une évolution culturelle qui serait venue prendre le relais de la première. En réalité, il faut prendre les choses en sens inverse, comme pour tous les autres éléments caractéristiques de l'anatomie d'homo sapiens. Ce sont des pratiques culturelles qui ont façonné le cerveau et fait grossir sa taille, en particulier, toutes celles qui relèvent de l'apprentissage d'un savoir sous les trois formes qu'il prend chez l'être humain: les savoirs vivre (l'être humain, en raison de sa néoténie, est cet animal qui doit apprendre à vivre car il ne le sait pas d'instinct), les savoirs faire (les techniques et les arts) et les savoirs théoriques (la science) Comme le souligne encore l'anthropologue américain C. Geerz:"Sans la culture les hommes [...] seraient d'inconcevables monstruosités, possédant très peu d'instincts utiles, encore moins de sentiments reconnaissables et pas d'intelligence: de grands invalides mentaux. Comme notre système nerveux central - et en particulier le néocortex qui en est à la fois la fierté et le tourment - s'est développé en grande partie en interaction avec la culture, il est incapable de diriger notre comportement ou d'organiser notre expérience sans le secours de systèmes de symboles signifiants." (cité par Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 365) La nudité: nous avons vu qu'un des traits caractéristiques de la néoténie de l'être humain réside dans l'absence de pilosité à la naissance, ce qui fait qu'il ne dispose d'aucune protection naturelle, à la différence des animaux, contre les aléas du climat. Ici encore, ce sont des pratiques culturelles qui ont développé cet aspect de son anatomie, en particulier, celles qui consistent à se fabriquer des vêtements et à construire des habitations. Par où l'on peut commencer à voir que le développement culturel de l'humanité s'accompagne, sur le plan biologique, d'une accentuation toujours plus prononcée de sa néoténie. C'est pourquoi, l'âge de la maturité est encore plus retardé aujourd'hui que ce n'était le cas pour nos ancêtres:"l'homme paléolithique se développait plus vite, c'est-à-dire était adulte à un plus jeune âge que l'homme actuel." (Bolk cité par G. Mendel, La révolte contre le père, p. 55) C'est ainsi que Bolk voyait dans l'apparition de la calvitie chez certaines personnes le signe précurseur de la phase suivante qui nous attend, l'absence totale de pelage, la foetalisation complète, comme on le voit représenté dans l'imaginaire de la science fiction par les extra terrestres dépourvus de toute chevelure: ceux-ci sont des êtres à la néoténie poussée encore plus loin, de l'humanité en devenir. Il y a donc une causalité circulaire: si c'est la néoténie qui a nécessité l'invention des institutions de la culture pour compenser ce manque de nature, en retour, celles-ci accentuent toujours plus les traits de la néoténie (jusqu'à menacer l'être humain de son propre anéantissement, franchi une certaine limite? C'est du moins, l'hypothèse que faisait Bolk...) La bipédie: ici encore il s'agit d'un élément fondamental et typique de l'anatomie humaine, par quoi va pouvoir émerger les deux aspects essentiels de toute culture: la technique et la symbolique du langage articulé. D'abord, en se redressant sur ses deux membres postérieurs, il va pouvoir libérer ses deux membres antérieurs, qui jusque là, lui servaient exclusivement pour la locomotion, pour l'invention et l'usage des outils de la technique. En outre, la bipédie va rendre possible l'apparition du langage articulé, propre à l'être humain:"[...]le maintien dans la station dynamique debout [entraîne] l'effondrement du larynx, qui se retrouve dans une position inconnue chez tous les autres mammifères [...] et l'apparition, au-dessus des cordes vocales, de la caisse de résonance du pharynx surmonté d'un appareil composite [...] Cet appareil, en permettant la modulation de l'air expiré, va jouer comme un appareil phonatoire et rendre possible un véritable miracle: celui de la voix articulé." (Dufour, On achève bien les hommes, p. 43) L'acquisition de la bipédie est bien plus ancienne qu'homo sapiens (elle remonte au moins à l'australopithèque, il y a quatre millions d'années) mais elle devient avec lui permanente et se stabilise. Ici aussi, privée de ses supports culturels, elle serait tout à fait inadaptée pour vivre car elle implique, prise en elle-même, un équilibre fragile, une vulnérabilité plus grande et un long temps d'apprentissage. Pour ces raisons, elle n'a pu se développer et se stabiliser qu'au sein d'un milieu social déjà organisé et protecteur, supposant la formation d'une culture complexe. Ce qui le montre, a contrario, c'est le cas de l'enfant sauvage retrouvé en Aveyron en 1800 qui avait grandi et miraculeusement survécu à l'écart de toute culture; un de ses traits caractéristiques, en dehors du fait qu'il était quasiment sourd et muet, c'est qu'il ne se déplaçait qu'à quatre pattes. Donnons un dernier élément portant cette fois sur la différence anatomique entre l'homme et à femme. On a souvent invoqué, pour justifier la domination des hommes sur les femmes, la supériorité physique des premiers. Mais là encore, contrairement à ce que l'on croit, celle-ci n'est en rien le produit d'une évolution naturelle mais constitue le résultat de quelque chose de culturellement acquis, comme le souligne l'anthropologue française Françoise Héritier. Le fait est que, depuis la préhistoire, les hommes se sont réservés pour l'alimentation, les protéines, en particulier, la viande et les graisses, tout ce qui est nécessaire à la constitution des os, tandis que les femmes en étaient réduites à se nourrir de bouillies et de féculents, tout ce qui donne des rondeurs. Ceci découle probablement du fait que, depuis la nuit des temps, les hommes ont quasiment toujours eu, dans toutes les sociétés connues jusqu'à présent, le monopole sur les armes létales, nécessaires à la guerre comme à la chasse. Les fameuses Amazones sont un mythe inventé par l'antiquité grecque qui ne repose sur aucune donnée historique connue à ce jour. On pourra objecter que si les hommes ont pu exercer presque partout cette mainmise, c'est qu'il devait y avoir quelque raison biologique initiale (comme par exemple, la difficulté pour une femme d'aller chasser étant enceinte). Rien ne permet d'étayer cette opinion en l'état actuel des connaissances. Déjà, il faut noter que les indigènes eux-mêmes n'invoquent jamais ce motif. L'interdit pour les femmes de toucher aux armes relève partout de raisons magico-religieuses, de facteurs culturels donc.
J'ai réussi à trouver, néanmoins, juste deux exceptions. La première se situe dans l'ancien royaume du Dahomey situé dans ce qui s'appelle aujourd'hui le Bénin, en Afrique noire; d'après ce qu'en dit Polanyi dans un article intitulé, La redistribution: la sphère de l'Etat dans le Dahomey du XVIIIe siècle, le roi avait à sa disposition une "armée permanente (...) composée uniquement de femmes au physique remarquable et très combatives." La seconde, les guerrières des steppes des peuples scythes, semble avoir été d'une portée plus limitée d'après les fouilles archéologiques qui ont été faites. Elle se situait, comme l'indique Christophe Darmangeat dans son ouvrage, Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était, sur cette immense étendue de territoire, couvrant l'Ukraine jusqu'à la Mongolie. Là on a retrouvé des tombes de femmes dans lesquelles étaient disposées des armes dont elles s'étaient manifestement servies. (Voir pp. 290-291) Mais, cela semble bien n'être que des exceptions qui confirment la règle. C'est donc essentiellement pour des raisons d'ordre culturel que la taille des femmes a eu tendance à diminuer, et celle des hommes à augmenter. Il n'y a, ici encore, rien de "naturel" qui destinerait les femmes à la soumission.
Au terme de l'ensemble de cette analyse, nous pouvons donc bien comprendre pourquoi, Sahlins pouvait dire que "nous avons été, corps et âme, façonnés pour vivre une existence culturelle." Dans le même sens, l'anthropologue français Mauss soutenait qu'"il n'y a rien, ni la manière de marcher ni la manière de baiser, qui ne soit culturel. C'est bien le sens profond de l'expression maussienne suivant laquelle le symbolisme est dernier, qu'il n'y a pas de réel sous le symbolisme propre à la culture."( F. Gauthier, p. 220, Drogues santé et société, vol. 8 n° 1, juin 2009) C'est tout aussi bien ce qui justifie la thèse de Marx suivant laquelle "l'histoire toute entière n'est qu'une transformation continue de la nature humaine." (Marx, Misère de la philosophie, p. 204) La nature humaine a été façonnée par quelques trois millions d'années d'une évolution culturelle, ce qui fait que l'être humain est le produit, non de la nature, mais d'une l'histoire (ce qui légitime de mettre cette notion du programme dans le chapitre "culture", soit dit en passant). D'où l'importance décisive d'apprendre à connaître celle-ci pour comprendre pourquoi nous sommes devenus ce que nous sommes aujourd'hui. Ceci nous amène finalement à la troisième et dernière implication de la néoténie sur le plan anthropologique, et non des moindres, s'il est vrai qu'il n'existe pas de nature humaine fixe et immuable.
c) La notion de nature humaine est destinée à rester indéterminée
Cette dernière implication permettra de dépasser les préjugés habituels qu'on a et qui consistent toujours à se désoler de certains comportements humains suivant la formule convenue:"Que voulez-vous? On ne peut rien y faire, c'est la nature humaine." Sur le plan pratique, que l'on envisagera dans la dernière partie, la prise en compte de la néoténie humaine nous incitera plutôt à la combativité, qu'au fatalisme et à la résignation auxquels conduit un tel préjugé.
A proprement parler, il n'existe pas de nature humaine, soit un ensemble de caractères qui ferait que les êtres humains seraient partout et toujours les mêmes. Pour que cela existe, il aurait fallu que la nature les ait achevé, ce qui n'est pas le cas. Au contraire, on peut, par exemple, parler de la nature d'un lion car la nature l'a, pour l'essentiel, achevé. C'est pourquoi, ce sont toujours et partout les mêmes mécanismes instinctifs que l'on retrouve chez tous les membres de l'espèce. Mais pour l'être humain ce n'est plus du tout le cas. On pourrait comparer la nature humaine à une sorte de pâte d'argile. Celle-ci est extrêmement malléable de telle sorte que l'on peut lui imprimer une infinité de formes différentes. Il en va de façon semblable pour la "nature humaine". Les institutions de la culture vont pouvoir façonner, d'une infinité de façons différentes, une nature restée inachevée, et, pour cette raison, extrêmement malléable. C'est pourquoi, par exemple, l'être humain n'est adapté à aucun milieu en particulier, mais, peut s'adapter à tous les milieux: il peut vivre dans les plaines comme dans les montagnes. Il peut vivre sur la banquise comme dans les déserts; au bord de l'eau comme dans les régions arides etc. C'est pourquoi encore, il n'est adapté à aucun régime alimentaire, en particulier, mais peut aussi bien se nourrir de baies, de légumes, de racines que de viande ou de poisson etc. C'est pourquoi toujours on a pu montrer que l'effet physiologique des drogues variait suivant les cultures:"Amnon J. Suissa (1997) a relevé comment les psychotropes engendrent des effets physiologiques différents suivant les cultures. Similairement Becker (1985) a montré dans Outsiders comment les effets de la marijuana et leur interprétation étaient construits." ( F. Gauthier, p. 219, Drogues santé et société, vol. 8 n° 1, juin 2009)
L'être humain est informe de nature, sans forme déterminée; un autre auteur de la tradition philosophique occidentale avait, en ce sens, lui aussi, parfaitement compris la notion de néoténie de l'être humain sans utiliser encore le mot, Pic de la Mirandole, sauf qu' il exprime l'indétermination de la nature humaine dans un vocabulaire religieux qui était de rigueur pour son époque, mais dont on peut aujourd'hui faire abstraction:"Je ne t'ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d'autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t'ai placé, tu te définis toi-même (...) Je ne t'ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d'un peintre ou d'un sculpteur." (Pic de la Mirandole, Discours sur la dignité de l'homme, 1486)
Cette indétermination de la nature humaine fait donc qu'il ne faut jamais commencer une dissertation par une formule, que l'on trouve dans tant de copies, qui est généralement:"de tout temps, les hommes ont été comme ceci ou comme cela", conformément au préjugé courant. Au mieux, on peut parler d'un certain nombre d'invariants anthropologiques, c'est-à-dire de formes de la culture que l'on retrouve dans toutes les sociétés humaines comme le langage, la technique, l'art etc. mais qui peuvent se spécifier d'une infinité de façons différentes. Il vaudrait alors mieux parler, pour reprendre une distinction que faisait le philosophe français du XXème siècle, Sartre, de condition humaine plutôt que de nature humaine. Autrement, il s'agit toujours, d'une façon ou d'une autre, de naturaliser indûment ce qui est culturel. Les préjugés qui en découlent consistent à étendre à l'ensemble de l'humanité des traits typiques, en général, de sa propre aire de civilisation mais qui ne sont plus nécessairement valables dans d'autres cultures. J'en donnerai deux exemples d'une grande portée. Premièrement, le préjugé qui voudrait qu'il est dans la nature humaine de faire la guerre. De tout temps et partout, il en aurait été ainsi et l'on ne pourrait donc rien faire contre. C'est ce préjugé qui est discuté et remis en question dans le sujet de dissertation, Les guerres sont-elles des effets de la nature humaine? A cela, il faut opposer ce que disait l'anthropologue J. Collier à propos des Indiens d'Amérique du Nord avec lesquels il avait vécu une dizaine d'années:"Si nous pensions comme eux, la terre serait éternellement inépuisable et nous connaîtrions la paix à jamais." (cité par H. Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p.29) Mais là encore, tout dépend de quels Indiens on parle. Par exemple, les Iroquois étaient des guerriers féroces pratiquant l'esclavage, la torture et le cannibalisme sur leurs prisonniers. A l'extrême opposé, nous avons les Arawaks, qui constituaient une société tout ce qu'il y a de plus pacifique. Ce sont les Indiens qui peuplaient l'île sur laquelle débarque Christophe Colomb en 1492; celui-ci note sur son carnet de bord, et ça l'étonne beaucoup:"Ils ne portent pas d'armes et ne semblent pas les connaître." (cité par H. Zinn, ibid., p. 5) En revanche, les Espagnols, eux, étaient surarmés et assoiffés d'or ce qui fait que ces Indiens ont été exterminés jusqu'au dernier (pour des détails sur ce génocide voir, sur ce blog, l'article qui relate l'histoire tragique de cette île aujourd'hui appelée Haïti) En fait, on peut montrer au niveau éthologique, concernant nos plus proches parents sur l'arbre de l'évolution, les grands singes, que l'humanité a probablement dû hériter autant d'espèces belliqueuses avec des structures sociales hiérarchisées comme les chimpanzés que de celles comme les bonobos, pacifiques et horizontalisés quant à leur organisation sociale. C'est, du moins, la thèse du primatologue F. de Waal. En raison des traits accentués de sa néoténie, rien n'autorise à dire que l'humanité soit amenée à développer plutôt un de ces legs que l'autre. Ici, tout dépend des institutions que nous voulons forger pour mettre l'accent plutôt sur tel ou tel, question qu'il faut réserver pour la troisième partie. Une piste assez fascinante, explorée par l'anthropologue D. Graeber, que nous laisserons ici en route, serait d'observer par le détail comment certaines sociétés d'Indiens d'Amérique du Nord se sont organisées en scindant l'année en deux: une moitié où la structure sociale est hiérarchisée, et l'autre moitié de l'année où l'on retombe sur une formation sociale anarchisante plus conforme au legs bonobo.
Deuxième exemple, lui aussi d'une grande portée, le préjugé typique de la mentalité occidentale, qui voudrait voir dans l'égoïsme un trait permanent de la nature humaine, et qui est très largement démonté sur ce blog en de multiples endroits. En particulier, ce que montre l'étude des sociétés primitives, c'est que dans celles-ci l'égoïsme est tenu, au contraire, comme étant quelque chose de contre-nature. Ici encore, il n'est pas le fruit d'une nature humaine qui serait partout et toujours la même, mais d'une histoire qu'il faut apprendre à connaître pour relativiser ce que nous universalisons indûment.
Il faut donc conclure de tout ceci que l'être humain n'est pas le produit d'une nature immuable mais qu'il est façonné, avant tout, par les institutions de sa société, qui peuvent être extrêmement diverses suivant l'espace et le temps, d'où la variété des types anthropologiques que nous pouvons rencontrer. On peut aussi bien dire que l'être humain n'existe pas d'abord suivant une nature déterminée une fois pour toute, mais suivant un projet qu'il se donne, qui fait sens et trouve à se réaliser au travers d"institutions qui sont son oeuvre propre:"les institutions sont les incarnations d'un sens et d'un projet humains." (Polanyi, La grande transformation, p. 343) C'est parce qu'elles sont le fruit de son projet, qu'elles pourront être, éventuellement, transformées par lui-même en un sens qui façonnera d'une autre façon cette prétendue "nature humaine". Cela nous conduit donc finalement au coeur des implications pratiques de la néoténie humaine...
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