Mise à jour, 03-07-20
3) Culture festive et culture politique
a) La mort du Charivari
Le Carnaval ne fût pas le seul cycle de fêtes à décliner. S'il en reste encore aujourd'hui quelques débris, le Charivari, lui, a complètement disparu. Il constituait une manifestation festive qui pouvait prendre une tournure carnavalesque où s'accomplissait une forme de justice populaire immanente par laquelle une communauté s’assurait elle-même du maintien et du respect de certaines normes communes censées préserver son intégrité. Dans sa version espagnole, la karrosa, quand on apprenait " un événement portant atteinte aux bonnes moeurs, par exemple que quelqu'un a provoqué un scandale parce qu'il était en état d'ivresse, qu'un mari a battu sa femme ou, mieux encore, qu'une femme a battu son mari (sic), qu'une jeune fille a été outragée, que quelqu'un a insulté ses parents, on organise une sorte de représentation satirique en guise de réparation." (Baroja, Le Carnaval, p. 205)
L'inventivité populaire s'exprimait alors sous la forme de représentations théâtrales mettant en scène le procès de l'accusé (cf. partie 1.a.) Dans les traditions populaires du territoire français, il était de coutume de tourner en ridicule celui qui avait mal agi, comme par exemple, dans le Bourbonnais par le châtiment de la promenade en âne:"on lui barbouillait la figure de miel et de plumes, on le coiffait d'une vieille corbeille à pain...on le munissait d'une quenouille. Ainsi affublé, il était monté sur un âne, mais le visage tourné vers le derrière de l'animal." (Eugen Weber, La fin des terroirs, p. 473) Celle ou celui qui a eu quelques lectures de Lucky Luke se rappellera la version américaine du goudron et des plumes infligés à l'étranger qui contrevient aux us et coutumes de la communauté. En Ariège, le Charivari portait le nom de Colliouari: "Ainsi, à Daumazan (Ariège), le mariage de la servante du notaire, dont on prétendait qu'elle avait été séduite par son maître, conduisit en 1844 à un charivari dont les participants finirent au tribunal [...] en décembre 1861, le nouveau maire interdit tous les chants et toutes les manifestations satiriques après huit heures du soir susceptibles de troubler l'ordre public: chants et contre chants, se provoquant mutuellement et devenant de plus en plus insultants, débouchaient sur des désordres et des violences." ( ibid., p. 476)
La disparition du Charivari s’identifie, au fond, avec la perte d’autonomie des populations locales pour assurer elles-mêmes un processus de régulation sociale conforme à à des normes partagées. Sa transformation en un simple amusement qui ne porte plus à conséquence était là aussi le prélude de sa mort à venir: "Ainsi donc le charivari, qui primitivement était un châtiment infligé spontanément par le peuple à ceux dont le mariage blessait les usages reçus et constituait un défi à la morale publique, est devenu un amusement pour les villages." (H. Lalou cité par E. Weber, p. 473) Le Charivari vivait ces derniers soubresauts: dorénavant, « c’était seulement pour rire ». Comme pour le Carnaval, « la carcasse du charivari subsistait, mais elle était démantelée. » (ibid., p. 481) Le dernier Charivari, en France, eut lieu en 1906 assurant que désormais prévaudrait sans partage les principes de la justice républicaine élaborés par un appareil d'Etat bureaucratique conformément à la définition de l'Etat comme institution détenant "le monopole de la violence physique légitime." (Max Weber) Pour un esprit libéral et républicain héritant des principes des Lumières, il s’agira d’une évolution positive qui émancipe l’individu de ses anciens liens étouffants d’appartenance communautaire et du caractère grossier et barbare de la justice populaire assimilée à une forme ou autre de lynchage, fût-elle symbolique. Mais, le gain pour l’individu de certaines libertés privées fondamentales dont l’énumération se confond avec la liste des droits de l’homme a un prix à payer qui est la perte d’autonomie des collectivités concrètes pour régler elles-mêmes leur propre régulation sociale et leur assujettissement à un appareil juridique d’Etat imposant des normes universelles indifférenciées. Pour aller à l'essentiel de ce qui est en jeu ici, on peut dire que la mort du Charivari marque le passage définitif d'une communauté du Qu'en dira-t-on, que constituaient les communautés villageoises traditionnelles, à la la société bourgeoise du Quant à soi. En un sens, on peut dire que les individus y ont gagné en liberté, car il ne faut pas se cacher ce qu'il pouvait y avoir d'étouffant de voir ainsi ses moindres faits et gestes épiés par son voisinage. Mais, si nous nous plaçons au niveau de la liberté collective, celle dont une communauté pouvait jouir pour assurer elle-même la régulation du comportement de ses membres, il est incontestable qu'il y a eu une perte de liberté. Voilà une distinction essentielle à faire qui permet de rendre compte, sans tomber dans la confusion, de ce genre de constat que faisaient les paysans qui eurent à subir cette complète transformation de leur mode de vie: il est toujours très dangereux de relativiser la portée émancipatrice de la Révolution de 1789, tant cette démarche peut être facilement récupérée par les divers courants de l'extrême droite; cependant, cette indispensable mise en garde faite, il faut bien convenir que "les gendarmes étaient moins bien accueillis quand ils intervenaient pour établir ou rétablir un ordre public étranger aux populations. Certains estimaient que leurs libertés diminuaient et qu'elles étaient plus réduites, comme s'en plaignaient les Tarasconais (Ariège) en 1848, qu'avant 1789." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 82) Voilà qui peut fournir un élément important de réponse à la question de savoir pourquoi les masses paysannes, quand on leur reconnut le droit de vote, en usèrent d'abord pour voter massivement dans le camp de la contre-révolution, c'est-à-dire, la droite monarchiste; il apparaît alors que la version couramment admise aujourd'hui, tout milieu politique confondu, expliquant simplement le vote de ces paysans par leur bête soumission aux consignes des notables locaux, reste notoirement insuffisante: ils n'auraient certainement pas fait preuve d'une telle docilité si leur propre expérience ne concordait pas avec ces directives. D'ailleurs, comme le montre encore amplement E. Weber, les paysans étaient loins d'être des amis de l'Ancien Régime, comme le montreraient aisément les nombreuses jacqueries qui ont émaillé leur histoire, jusqu'à la fin du Second Empire, et toujours férocement réprimés (voir, E. Weber, Chapitre XV, Les paysans et la politique dans, La fin des terroirs, pour des développements) ...
b) Culture populaire et démocratie
La réduction de la fête en un spectacle exprime l’érosion des cultures populaires dont la culture de masse des sociétés industrielles est le vecteur. "La fête en tant que création immémoriale de l’humanité " est assiégée et l’ampleur du phénomène traduit une crise anthropologique, une forme de socialisation qui tourne à vide. Les implications politiques de ce phénomène touchant les conditions d'une démocratie sont immenses: il est problématique qu'une société qui s'auto proclame "démocratique", qui prétend faire du peuple la source légitime du pouvoir, s'attaque, dans le même temps, à sa capacité de créer et perpétuer ses propres formes culturelles. Autrement dit, on ne peut prétendre fonder politiquement une démocratie tout en sapant les bases anthropologiques qu'elle présuppose. Dans l'Athènes du temps de Périclès, la démocratisation sur le plan politique était déjà inséparable de celle sur le plan culturel et festif permettant l'expression d'une culture populaire (tenant toujours compte de la limite insurmontable touchant la sphère de la reproduction matérielle reposant sur l'esclavage et l'asservissement des femmes). C'est le sens de l'institution du "theorikon, le don de deux oboles permettant aux citoyens les plus pauvres de pénétrer dans le théâtre de Dionysios." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 274) Ainsi, dans son Oraison funèbre, Périclès pouvait-il exalter un mode de vie où la démocratie politique avait pour soubassement l'efflorescence d'une culture populaire vivante et festive:"Nous avons ménagé à l'esprit dans ses fatigues d'innombrables occasions de délassement, en instaurant des concours et des fêtes religieuses qui se succèdent d'un bout à l'autre de l'année, et en aménageant nos habitations avec goût, de sorte que notre vie quotidienne se déroule dans un décor plaisant qui chasse les humeurs sombres." (Cité par Polanyi, ibid., p. 274) A suivre les réflexions de Polanyi, c'est en ce sens que l'oeuvre de Rousseau a été particulièrement importante pour le mouvement démocratique moderne:"[Rousseau] est devenu, et cela est encore plus crucial, le prophète d'une culture populaire, en dehors de laquelle il ne peut pas exister de société libre, comme cela semble aujourd'hui assuré....[Il] a lié de façon indissoluble le concept de société libre à l'idée d'une culture populaire." (Polanyi, Essais, p. 530 et 537) Ce que refusait Rousseau de toutes ses forces, c'était l'idée archi dominante dans les milieux intellectuels de son époque, celui des Lumières, d'une séparation de la société entre une élite monopolisant la culture et une populace inculte à domestiquer. Au contraire, "une culture hors du peuple, une civilisation accaparée par quelques uns était pour lui une contradiction dans les termes." (ibid., p. 529)
Les analyses historiques que faisaient E. Weber sur l'évolution depuis le Moyen âge des rapports entre l'élite et les classes populaires relativement à la culture méritent d'être relevées, de ce point de vue. A le suivre, ils sont passés par trois stades. Pendant tout le Moyen Age et jusqu'au milieu du XVIIème siècle, les élites et le peuple partageaient largement une culture commune basée sur une même appréhension religieuse du monde:"Du Moyen Age au XVIIème siècle, la culture supérieure et la culture inférieure avaient la même interprétation fondamentale du monde et de la vie. Le fait d'être cultivé ou de ne pas l'être influait peu sur la compréhension que l'on avait de l'homme, de ses fins et de ses moyens." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 586) Le facteur le plus favorable faisant participer les élites et le peuple à une culture commune était certainement la très grande mixité sociale qui structurait la vie des villes au Moyen Age. Pauvres et riches ne se répartissaient pas en quartiers distincts; ils se croisaient quotidiennement:"Dans les structures anciennes, et en Europe continentale principalement, riches et pauvres, petits et grands avaient longtemps vécu côte à côte dans les mêmes quartiers." (Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 550) Et plus encore, les " serviteurs ou des servantes dormaient sur des lits de camp, placés le soir au pied du grand lit de leur maître ou maîtresse..." (ibid., p. 419) Autour du milieu du XVIIème siècle, une grande rupture s'opère. Avec la naissance et l'essor du rationalisme moderne, un fossé se creuse entre une élite éclairée par les lumières de la raison et la masse du peuple continuant de vivre dans un univers animé par les forces du surnaturel:"Au XVIIème siècle, les choses changèrent. Les sciences de la nature et le rationalisme [...] créèrent une culture séparée, réservée aux gens cultivés, tandis que les gens non cultivés s'accrochaient aux anciennes manières de sentir et de penser." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 586) Ces moeurs et croyances relevaient désormais pour l'élite cultivée de la superstition et traduisait un état d'arriération mentale:"Du point de vue des gens cultivés, la culture populaire n'était qu'un abîme de dépravation et d'ignorance." (ibid., p. 586) Corrélativement, riches et pauvres commençaient à se diviser en quartiers distincts. C'est dans ce contexte d'un fossé se creusant entre une élite détentrice des valeurs de la civilisation et une populace jugée inculte et superstitieuse que se situe la redécouverte par Rousseau de l'importance cruciale d'une culture populaire comme base anthropologique de la démocratie. Toujours à suivre les études historiques d' E. Weber, ce n'est qu'à partir du XIXème siècle que se reconstitue une culture commune réunissant les élites et le peuple par la diffusion progressive des valeurs héritées des Lumières véhiculées par les élites de la nation. Ce genre de réunification, dont l'école de la IIIème République a été le vecteur privilégié, demeure problématique cependant; elle a impliqué, en réalité, un embourgeoisement des classes populaires dont on peut se demander s' il s'est apparenté plutôt à une acculturation positive ou à une déculturation destructrice. Le fait est qu'aujourd'hui, dans la phase avancée du capitalisme de consommation de masse, la donne a de nouveau changé en un sens qui n'est pas particulièrement rassurant pour l'avenir de la démocratie. C'est désormais sous l'égide d'une culture de masse que se réalise l'unité culturelle des divers classes sociales dont on ne voit plus bien comment le développement d'un mode de vie démocratique pourrait s'étayer dessus:"L'éducation de masse, qui se promettait de démocratiser la culture, jadis réservée aux classes privilégiées, a fini par abrutir les privilégiés eux-mêmes." (Lasch, La culture du narcissisme, p. 169) Le type anthropologique qui tend à se développer par delà les frontières de classes sociales est celui qu'Enzensberger avait appelé "l'analphabète secondaire"; un type humain qui a perdu les acquis de la culture orale héritée des formes primitives de la vie humaine et qui tend, de surcroît, à perdre les acquis de la culture de l'écrit. C'est le type anthropologique adapté à une société de marché dans laquelle le problème principal est devenu celui de vendre et non plus de produire (voir, Enzensberger, Eloge de l'analphabétisme) De ce point de vue, les "démocraties modernes" restent massivement formelles et manquent cruellement de substance. Une culture populaire vivante, qui se réinvente, est la condition essentielle pour faire de la démocratie, beaucoup plus qu'un simple cadre juridique formel, un mode de vie inscrit dans les moeurs. C'est le sens de la thèse 1 de de Sousa Santos et Garavito parmi les neuf qu'ils énoncent à partir d' études empiriques de cas de réussites d'alternatives au mode de vie dominant qu'induit la société de marché:"Les alternatives de production ne sont pas seulement économiques: leur potentiel émancipateur et leurs perspectives de succès dépendent en grande partie de leur faculté à intégrer les processus de transformation économique aux dynamiques culturelles, sociales et politiques." (Alternatives économiques dans Socioéconomie et démocratie, l'actualité de Polanyi, p. 136) Par exemple, dans le cas des coopératives de chiffonniers en Colombie, on observe que "l'organisation d'activités ludiques, culturelles, sociales et autres, est tout aussi importante, pour les membres de la coopérative, que leur travail quotidien de recyclage." (ibid., p. 137) On le voit bien encore dans le squat de Can Masdeu en Espagne lorsque les vieux de la tribu témoignent, au son de l'accordéon et de la flûte, du fait que "les meilleurs moments, c'est quand on est tous ensemble. On mange, on fait la fête." ( cf. à 35'30, Les sentiers de l'utopie) Laville, se référant aux réflexions de Polanyi sur le concept de culture populaire chez Rousseau, a sûrement raison d'attirer l'attention sur le fait que "la démocratie, en tant que "mode de vie dans lequel le peuple lui-même et non ses supérieurs" s'autodétermine, reste à accomplir." (Laville dans, socioéconomie et démocratie, l'actualité de Polanyi, p. 290) Cet accomplissement, suggère le texte, passe désormais et nécessairement par le conflit social que l'on trouve dans les grèves dont la dimension festive est manifeste.
c) La fête et le conflit social
Partant de l'exemple des grèves de Wallonie en 1961, le texte veut montrer que l'ultime bastion des fêtes populaires en Occident reste aujourd'hui le conflit social et politique:"Ce n'est que dans les éruptions de la lutte des classes que peut désormais revivre ce qui est définitivement mort dans la société instituée". Ce n'est plus dans l'ordre établi du monstre à trois têtes que peut subsister une culture de la fête. C'est dans les contre pouvoirs de la société qu'elle continue à se réinventer, dont les grèves sont un bon emblème mais sûrement pas le seul. En 1833 déjà, le journal Times rendait ainsi compte du meeting réunissant une énorme foule issue des classes ouvrières à Birmingham:"il ne fait point de doute à nos yeux que le bon peuple de Birmingham et des alentours a vu dans le rassemblement un excellent prétexte pour faire la fête." (cité par E.P. Thomson, La formation de la classe ouvrière anglaise, p. 1127) L'attitude conservatrice de bon nombre de gens à notre époque où il est d'abord question de "partenariat social ", de "consensus républicain" pour garantir la paix civile verra tout cela d'un mauvais oeil. Nous leur rétorquerons que, déjà pour Platon, dont l'obsession était pourtant l'unité de la Cité, le plus grand danger qui la menace n'est pas tant la discorde, le conflit, que la distraction qu'il mettait en scène dans sa célèbre Allégorie de la caverne:"Platon observait dans les Lois que le plus grand ennemi de la cité était "la distraction plutôt que la discorde."" (Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 216).
(Parenthèse. La traduction par "monde" de ce que Platon nomme "topos" est tout à fait inadéquate et a donné lieu à des contre sens majeurs sur la philosophie platonicienne qui a été réinterprétée dans un sens judéo chrétien qui lui est étranger. "Topos" se traduit beaucoup plus justement par "lieu"; le "lieu intelligible" se distingue du "lieu sensible" mais non pas comme deux mondes différents, étrangers l'un à l'autre.)
L'allégorie de la caverne donne le schéma d'une société du spectacle au temps de la dégénérescence de l'Athènes démocratique au début du IVème siècle avant J.-C., comme elle peut assez bien décrire, quelque deux mille quatre cents ans plus tard, la forme nouvelle, sur une échelle sans précédent, que lui donne la technologie des Mass Médias modernes. Une société, à plus forte raison, démocratique, a besoin du conflit social. pour garder sa vitalité. Invoquons encore deux grandes figures de la bourgeoisie elle-même. Thomas Jefferson l'un des Pères Fondateurs des Etats Unis, lorsqu'il pris connaissance de la Révolte de Shay ,menée par des paysans pauvres,en 1786, ne s'en plaignit pas, bien au contraire:"Dieu garde que nous passions jamais vingt ans sans pareille rébellion." (Cité par Arendt, Essai sur la Révolution, pp. 344-345) Raymond Aron, grande figure intellectuelle de la droite française du XXème siècle, pensait, dans le même esprit, que dans les sociétés modernes,"les conflits entre organisations professionnelles et les consciences de classes ne peuvent être refoulés que par le despotisme." (Cité par S. Juan, La transition écologique, p. 223) Comme le relève A. de Besnoit, dénier la réalité du conflit de classes, c'est, en termes psychanalytiques, s'exposer à un retour du refoulé qui prendra des formes d'autant plus extrêmes:" le risque est grand de voir se mettre en place, non pas une société pacifiée par le "consensus", mais au contraire une société dangereuse et potentiellement belligène, où il ne faudra pas s'étonner de voir revenir en force, et sous des formes parfois pathologiques, d'autres modes d'affirmation identitaire (religieuse, ethnique, nationale etc.)..." (L'effacement du clivage Droite-Gauche, p. 8) Le point épineux de la question étant de déterminer la ligne de partage qui sépare un conflit social nécessaire à la vitalité d'une société, mettant aux prises des adversaires, de celui opposant des ennemis; autrement dit, la frontière à partir de laquelle le conflit dégénère en guerre civile. Quoiqu'il en soit, l'idéologie molle du "consensus" et du "partenariat", qui domine aujourd'hui, traduit un sérieux affaiblissement de la démocratie:"Cette espèce d'unanimisme est le plus sûr indice de l'émergence de la "démocrassie". Aujourd'hui, la démocratie du consensus tend d'une manière croissante à produire le rassemblement par agglutinement (...] Elle met en oeuvre des stratégies d'évitement, de neutralisation ou d'anesthésie du conflit qui font appel aux sensations et évidences d'un pseudo-sens commun (...) Le rassemblement formé par agrégation fusionnelle autour d'un spectacle, d'un temps fort - supplice ou cérémonie monumentale- est cet élément qu'on en commun les régimes non démocratiques et qui tend à s'infiltrer de plus en plus massivement dans les démocraties exténuées ou contrefaites d'aujourd'hui." (A. Brossat, Fêtes sauvages de la démocratie, cité par G. Molinier dans L'affaire Schulmann, voir note 6) Il est impossible, de ce point de vue, de ne pas mettre en corrélation, la chute de la part salariale au bénéfice du capital, avec la diminution, dans le même temps du nombre de journées de grèves:"Les conflits sociaux ont atteint un niveau historiquement bas sur fond de difficultés sociales grandissantes. Alors que le nombre de journées de grève était en moyenne de 4 millions entre 1971 et 1975, cette statistique s'abaisse à une moyenne annuelle de trois millions entre 1976 et 1980. Les années 80 sont marquées par un reflux beaucoup plus important [...] On en a compté moins de 700 000 en 1990..." (Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, p. 350) Ce n'est pas pour rien que c'est dans ces années là que la part salariale subit l'érosion la plus massive:
(voir, pour des détails, M. Husson, la baisse tendancielle de la part salariale.)
Mais ce qui nous intéresse ici dans le phénomène de la grève va bien au-delà de simples protestations pour revendiquer une part plus grosse du gâteau. Prises sous le seul aspect de revendications pour des augmentations de salaire, les grèves, loin de contester quoique ce soit de l'ordre établi, ne font, en réalité que le consolider en évitant au capitalisme des crises de surproduction qui viendraient du fait que les marchandises ne trouvent plus d'acheteurs en quantité suffisante. Leur caractère véritablement contestataire et subversif tient à des formes de vie sociales qu'elles réinventent et qui renouent avec "une vraie société". Ce qui a frappé les observateurs des grèves de Wallonie, nous dit le texte, c'est leur caractère foncièrement festif qui permettait de surmonter le dénuement matériel qu'impliquait le fait de devoir se priver de son salaire. C'est précisément ce que veut signifier le texte lorsqu'il remarque que "les immenses difficultés matérielles étaient dépassées par la résurrection d'une vraie société." (Je souligne) Nous tenons là une distinction fondamentale que l'on peut reprendre dans les termes de E.P. Thomson entre standard of life et way of life. Le standard of life correspond à un niveau de vie qui se mesure par la quantité de biens consommés; le way of life correspond à une certaine manière de vivre. Le point capital, aveugle pour l'économisme borné, est que l'élévation d'un standard of life, du niveau de consommation, peut très bien s'accompagner d'une dégradation du way of life ce qui signifie symétriquement qu'une amélioration du way of life peut fort bien aller de pair avec un niveau moindre de standard of life. C'est ce qui peut expliquer aussi ce constat concernant le décrochage entre l'évolution du PIB (Produit Intérieur Brut) et le sentiment général de bien être: " [en] France entre 1973 et 2005, alors que l’abondance matérielle (le PIB/habitant) a progressé de 75 %, le bien-être subjectif a stagné à un niveau assez bas, autour de 6,6 sur 10." (J. Gadrey, Le bonheur est-il dans le PIB?) C'est encore ce qui fait passer les économistes bornés à côté de la catastrophe sociale qu'a été la Révolution industrielle; n'ayant les yeux rivés que sur le standard of life et ses indicateurs quantitatifs, ils sont restés aveugles à la dégradation du way of life comme le faisaient remarquer la plupart des penseurs majeurs du socialisme, critiques de la société industrielle, comme Owen, Morris, Polany, E.P. Thomson et d'autres encore:" Il est tout à fait possible que les moyennes statistiques et les expériences humaines suivent des directions opposées. Un accroissement des facteurs quantitatifs par habitant (standard of life) peut fort bien s'accompagner d'une détérioration qualitative du mode de vie (way of life) des gens [...] Les gens peuvent fort bien consommer d'avantage et, dans le même temps, se trouver moins heureux et moins libres." ( E.P. Thomson, La formation de la classe ouvrière anglaise, p. 271) Quand G. Bush disait que le way of life américain n'est pas négociable pour discuter des problèmes écologiques planétaires, cela signifie que pour ce genre de conservateurs standard of life et way of life sont strictement équivalents, confusion catastrophique sur tous les plans. Sur un plan anthropologique, Castoriadis n'a cessé d'insister sur le fait qu'une société qui se donne pour sens ultime l'élévation perpétuelle du niveau de consommation de sa population est voué à "l'insignifiance", à une terrifiante absence de sens, à un vide d'existence qui n'a d'égal que la catastrophe écologique qu'elle prépare; elle prend la forme d'une pitoyable "course de rats":"Ce type d'existence devient absurde, presque par définition. La valeur accordée à l'acquisition d'un plus grand nombre d'objets ou d'objets plus "modernes" est prise dans un processus d'auto-réfutation perpétuelle. Car cette acquisition n'a pas de fin. [...] Les gens commencent à prendre conscience de ce que l'on appelle maintenant aux Etats Unis la "course de rats". Vous essayez de gagner d'avantage d'argent pour pouvoir consommer plus que vos voisins. Vous vous valorisez, pour ainsi dire, plus que vos voisins parce que vous avez un niveau de consommation plus élevé, et ainsi de suite." (Castoriadis, La crise de la société moderne, p. 6)
A cela, il faut opposer, les réalités d'un socialisme de liberté dans lesquelles, l'amélioration du way of life peut très bien s'accompagner d'un standard of life pas particulièrement élevé; exemple parmi tant d'autres, à côté de celui des grèves de Wallonie, la façon dont Orwell relatait son expérience sur le front en Aragon lors de la Guerre d'Espagne, en 1936, dans laquelle il s'était engagé aux côtés des anarchistes luttant contre le fascisme:" il n'y avait là que les paysans et nous, et nul ne reconnaissait personne pour son maître [...] Cette communauté où personne ne poursuivait un but intéressé, où il y avait pénurie de tout, mais nul privilège, et où personne ne léchait les bottes à quelqu'un, était comme une anticipation sommaire qui permettait d'imaginer à quoi pourraient ressembler les premiers temps du socialisme." (George Orwell, Hommage à la Catalogne, pp. 110-111) C'est dans le prolongement direct de cette expérience que l'on a vu fleurir, lors des récentes manifestations anticapitalistes en Espagne, un slogan nostalgique comme:" Ah! Que la vie était belle contre Franco!" Evidemment, et Castoriadis ne le niait pas, il est difficile d'imaginer qu'une "vraie société" puisse s'inscrire dans la durée sur une base de misère matérielle; néanmoins, ces cas d'école ont l'immense mérite de nous apprendre à distinguer ce que l'orthodoxie économiste confond habituellement. Un bon way of life ne nécessite aucunement une course sans fin à l'élévation du standard of life; c'est même plutôt antinomique.
L'histoire enseigne que la grève a joué un rôle particulièrement important dans le développement des associations ouvrières qui correspondent à "la résurrection d'une vraie société" fondée sur des rapports d'entre aide et de solidarité rendant possible un agir-de-concert. Au XIXème siècle déjà, "l'association se diffuse dans les milieux ouvriers. Elle correspond à trois types de pratique [dont] l'association des producteurs soutenant les ouvriers au cours des grèves..."(Ferraton, Associations et coopératives, p. 30) Ce dont le mouvement ouvrier a été porteur est allé beaucoup plus loin que de simples revendications économiques. Il portait en lui une nouvelle façon d'envisager la vie en société; il impliquait "de nouvelles formes de coexistence sociale, d'"être-ensemble" [...] et c'est ce dernier élément qui a fait l'importance du mouvement ouvrier." (Castoriadis, Une société à la dérive, p. 128) Il donnait à vivre un tout autre way of life authentiquement démocratique, comme en témoignait Orwell pour l'avoir vécu de l'intérieur, dans lequel le standard of life devenait secondaire; ainsi le relevait Borkenau à propos des anarchistes espagnols des années 1930:"La valeur éminente [que les anarchistes] attribuent à la liberté s'explique par le fait que, dans le cadre d'un système de pensée s'intéressant assez peu aux réalisations matérielles, la tyrannie apparaît comme le principal reproche qu'on puisse faire au système industriel moderne." Ces nouvelles façons d'être-ensemble contenaient, en germe, l'antidote à l'impuissance acquise (learned helplessness); elles affirmaient fièrement que, décidément non, ce n'est pas une chimère, il existe la promesse qu'une autre société est possible où il ferait bon vivre: "au coeur de cet agir-en-commun dans le temps contre l'exploitation, se dessine l'orientation vers un autre vivre-ensemble, vers une autre forme de communauté." (M. Abensour, Préface à E.P.Thomson, La formation de la classe ouvrière anglaise, XXXIV)
d) La fête et le mouvement révolutionnaire moderne
On comprend alors mieux pourquoi, la fête, dans les temps modernes, est intimement liée au destin du mouvement révolutionnaire. C'est le sens de la fin de texte de dire que la culture festive populaire ne peut plus se perpétuer que dans des formes politiques de contestation de l'ordre établi. Elle nous invite à retrouver la trace de la fête en tant que "création immémoriale de l'humanité" dans ces manifestations. A l'appui du texte, on est frappé, quand on parcourt l'histoire des grandes révolutions populaires modernes par leur caractère festif. Celle de 1848 a un aspect explicitement carnavalesque:" Moment de transgression et de contestation, le carnaval ne pouvait pas ne pas déboucher parfois sur l’affrontement politique. Ou plutôt, à l’égal du charivari, il pouvait offrir des rites et des gestes directement utilisables dans le combat politique, à ce titre redoutés par le pouvoir. Ainsi le carnaval de 1831 s’acheva par le sac de l’abbaye de Saint-Denis [...] les journées de février 1848 empruntèrent bien des gestes au carnaval, de la promenade macabre des victimes de la répression à l’incendie du trône." ( Du carnaval à Paris au XIXème siècle) La récupération politique du carnaval s'explique sans mal. Ainsi que l'analyse Baroja, par delà la diversité des carnavals à travers le monde, on retrouve un invariant anthropologique qui réside dans l'inversion de l'ordre social et la délégation de l'autorité à un roi de la fête dont le statut social normal empêche de le prendre au sérieux (enfant, fou, esclave, idiot) auxquelles il donne lieu. De la fête à la lutte politique, les mêmes gestes peuvent être accomplis, le renversement de l'ordre social glissant du symbolique (on fait comme si...) au réel: on le fait pour de bon. Ainsi, on retrouve dans cette insurrection paysanne de 1849 dans la région de Limoges, le mélange d'une imagerie héritée de la Révolution avec les thèmes festifs du Carnaval:""Je veux boire une pinte de sang et porter une tête au bout de mon bâton" [...] Ce n'est pas aujourd'hui, mais demain, sûrement, nous célébrerons le grand carnaval. La République des paysans est ici; demain nous ferons gerbaude. "" (cité par E. Weber, La fin des terroirs, p. 307; la "gerbaude" au sens premier, est une fête traditionnelle célébrant la fin des vendanges.) Encore plus loin de nous, le 24 février 1382, le Carnaval, placé sous le signe de la revendication pour "l'abolition de l'impôt" dégénéra en émeute trois jours durant, menée par des ouvriers drapiers de la ville de Rouen.
Ce devenir politique de la fête culmine dans l’expérience de la Commune de Paris de 1871: "[Elle] fut d’abord une immense, une grandiose fête, une fête que le peuple de Paris […] s’offrit à lui-même et au monde. Fête du printemps dans la cité, fête des déshérités et des prolétaires, fête révolutionnaire et fête de la révolution, fête totale, la plus grande des temps modernes, elle se déroule dans la magnificence et dans la joie."(H. Lefebvre, La proclamation de la Commune, cité par P. Lidsky, Les écrivains contre la Commune, p. 187) L’assimilation du Temps des cerises au souvenir de la Commune, qui pris fin lors de la semaine sanglante du mois de mai 1871, chanson dont le thème de l’amour semble, de prime abord, bien éloigné de toute considération politique, se comprend parfaitement dans ce contexte; l'évocation silencieuse des souffrances qu'infligeront les forces bourgeoises de la répression aux Communards à partir de celles que peut infliger l'amour, à la période où renaît la vie et ses choeurs joyeux, au temps des cerises:
La révolution, parce qu'elle s'alimente, comme dit le texte, à une " une passion commune des hommes qui devient source d'action et non de passivité, une émotion qui renvoie non à la stupeur et à l'isolement mais à une communauté qui agit pour transformer ce qui est", est l'anti spectacle par excellence. En ce sens, on ne peut qu'acquiescer au titre de la chanson de Gil Scott-Heron, précurseur du rap aux débuts des années 1970, The revolution will not be televised (voir ci-dessus) Elle ne le sera pas car elle sera une fête qui n'aura plus de spectateurs pour être regardée ni de techniciens pour être retransmise. Comme l'énonçait la brochure situationniste de 1966, De la misère en milieu étudiant, inspirée de critiques de la société du spectacle comme Guy Debord,"les révolutions prolétariennes seront des fêtes ou ne seront pas, car la vie qu’elles annoncent sera elle-même créée sous le signe de la fête." A l'inverse de la formule de la société du spectacle, quand tout le monde est là pour participer il n'y a plus grand monde pour regarder le spectacle et plus personne pour le mettre en scène.
Cependant, le mythe du Grand Soir, qui a fait miroiter à des générations de révolutionnaires une transformation radicale et soudaine de la société, a fait long feu. En rester à cette perspective risque de condamner au pessimisme et au sentiment d'impuissance. La manière dont le mouvement réel des choses tisse sa toile et se développe aujourd'hui partout dans le monde pour faire revivre "une vraie société", demande, pour en évaluer le potentiel de transformation, une perspective qui s'inscrit dans la durée. C'est à cette conclusion qu'en viennent de Sousa et Garavito à partir de l'étude empirique d'éléments de ce mouvement:"Le pessimisme s'empare aisément des esprits impatients, et l'absence d'une rupture radicale avec le statut quo provoque le scepticisme face à toute alternative graduelle ou locale [...] Les alternatives dont nous disposons impliquent des transformations progressives, qui créent des espaces de solidarité au sein ou à la lisière du système capitaliste." (de Sousa Santos et Garavito dans Socioéconomie et démocratie, l'actualité de Polanyi, p. 144) Il nous reste à explorer ces alternatives, pour finir sur une note d'espoir, conforme à l'esprit de la fin du texte, en appelant à la rescousse le concept de "develop man" tiré de l'anthropologie de Marshall Sahlins; les fêtes restent, envers et contre tout, de par le monde, plus vivantes que jamais. La crise de socialisation que génère l'ordre établi a bien, à un certain niveau, un contenu positif:"S'il y a crise, c'est que les gens ne se soumettent pas passivement à l'organisation existante de la société, mais réagissent et luttent contre elle de nombreuses manières. Et tout aussi important, cette réaction, cette lutte des gens, contiennent des germes du nouveau. elles produisent nécessairement de nouvelles formes de vie et de relations sociales." (Castoriadis, La crise de la société moderne, pp. 14-15) (à suivre...)
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