1) Le totalitarisme
2) Le système des conseils
Comme je l'avais annoncé, j'ai retravaillé de fond en comble ce qu'il convient mieux d'appeler l'aspect socioéconomique des choses. Je finirai prochainement par l'épilogue.
Notions du programme en jeu: la liberté, le travail, la technique, la politique, la société et l'Etat, la culture, l'histoire, les échanges, le désir
Socialisme ou barbarie
Il faut maintenant en venir à ce que Hannah Arendt a consciemment laissé de côté dans sa réflexion sur la Révolution hongroise de 1956 en se concentrant presque entièrement sur le seul aspect politique des choses. C'est là où son analyse mérite d'être sérieusement questionnée et complétée. En distinguant d'un côté les conseils révolutionnaires et de l'autre les conseils ouvriers pour ne retenir que les premiers, elle passe à la trappe tout l'aspect social économique des événements de Hongrie. C'est à cette question qu'elle laisse sans réponse qu'il va falloir s'atteler:"Nous devrons laisser sans réponse la question de savoir si les conseils peuvent exercer des fonctions économiques pour autant qu'elles diffèrent des fonctions politiques, s'il est possible, en d'autres termes, de faire marcher des usines dont les ouvriers seraient les dirigeants et les propriétaires." (Réflexions sur la Révolution hongroise, Les origines du totalitarisme, p. 921-922)
C'est une question pourtant absolument fondamentale sur laquelle il est impossible de faire l'impasse car elle nous mène droit au coeur d'un problème crucial qui se pose concernant la structure des sociétés modernes. Arendt, en réalité, ne laisse pas tout à fait la question sans réponse puisqu'elle précise tout de suite après (et c'est quelque chose à quoi elle s'est toujours tenue jusqu'à la fin de sa vie) que les principes de liberté et d'égalité, s'ils s'appliquent bien sur le plan politique du gouvernement et des lois ne semblent plus pouvoir fonctionner dans la sphère économique de la production. Elle en est ainsi toujours restée à une conception héritée de l'antiquité grecque pour laquelle la sphère du travail et de la consommation est indéfectiblement liée au règne de la nécessité vitale qui représente la négation de la liberté humaine. Ce serait, par exemple, la même nécessité purement biologique qui pousse la lionne à aller chasser et l'humain à produire les biens de consommation. Il en découle qu'il n'y a rien de proprement humain dans le travail et la négation de toute liberté humaine dans cette sphère, c'est-à-dire l'idée que toute organisation de la production suppose, pour pouvoir fonctionner correctement, une hiérarchie entre ceux qui dirigent et ceux qui exécutent les ordres, quelque soient les formes prises dans l'histoire (esclavage, servage, salariat...)
Pourtant, en rester à une telle conception, ce serait passer complètement à côté du problème central qui se pose pour l'unité des sociétés modernes. J'ai déjà eu l'occasion de l'exposer dans l'élément du cours, Socialisme ou barbarie. L'alternative devant laquelle se trouvent ces sociétés qui prétendent faire valoir des principes démocratiques de liberté et d'égalité sur le plan politique est la suivante: soit étendre ces principes à la sphère socioéconomique; cela a été le contenu le plus essentiel du socialisme. Soit supprimer purement et simplement la sphère politique démocratique en rétablissant des régimes autoritaires ou pire encore; c'est la voie ouverte à la barbarie. Nécessairement, ces sociétés devront s'engager, à terme, dans l'une ou l'autre de ces deux voies car elles constituent les seules solutions possibles pour leur permettre de se réunifier. Autrement, elles finiraient par se déchirer complètement entre les forces émanant de la démocratie politique réclamant la liberté et l'égalité et celles provenant de la sphère économique structurées suivant la division et la domination du capital sur le travail. Le fascisme des années 1930, et la barbarie qu'il a engendré sur une échelle monstrueuse, était typiquement une solution du deuxième genre.
Hannah Arendt me semble ainsi faire preuve d'une grande légèreté sur ce point en reléguant aussi vite la sphère économique au seul domaine de la nécessité qui serait incompatible avec des principes de liberté et d'égalité. Pour en revenir au cas précis de la Révolution hongroise de 1956, les choses n'ont pas eu le temps d'être clarifiées suffisamment étant donné la rapidité de la répression de Moscou qui est venue tout détruire. Il semble y avoir eu des tendances contradictoires sur cette question. L'une d'elles visait incontestablement à surmonter la division entre l'économique et le politique pour étendre les principes démocratiques politiques à la sphère social-économique toute entière, ainsi que cela apparaît clairement dans l'Appel du Conseil central ouvrier du Grand Budapest à tous les conseils ouvriers des arrondissements de la capitale, le 27 novembre 1956:"Nous protestons contre la thèse [...] d'après laquelle les conseils ouvriers devraient être uniquement des organismes économiques. Nous pouvons affirmer que les véritables intérêts de la classe ouvrière sont représentés en Hongrie par les conseils ouvriers et que, d'autre part, il n'existe pas actuellement un pouvoir politique plus puissant que le leur." (Cité par Georges Kaldy, Hongrie 1956, un soulèvement populaire, une insurrection ouvrière, une révolution brisée, p. 262)
Les questions de la pauvreté et de la liberté
Nous nous en tiendrons donc à cette thèse. Si les Hongrois avaient eu le temps de consolider la révolution et si c'est bien vers une société authentiquement socialiste qu'ils se seraient dirigés, ils auraient fini de réunifier l'ensemble de la structure sociale, politique et économique, sur la base démocratique des conseils. Si nous nous en tenons à la seule sphère social-économique, il faut distinguer fermement deux aspects bien différents des choses: d'une part, ce qui touche la question des salaires, et d'autre part, ce qui concerne l'organisation de la production. Le premier point, le plus fondamental, à régler, est de savoir lequel de ces deux aspects est le plus central. C'est ici que se disjoignent les deux grands fleuves du socialisme. Disons le tout de suite, celui qui a fini par éclipser l'autre a porté tout l'accent sur les revendications pour les augmentations de salaire et une protection sociale assurée par l'Etat-providence. Et ce fût là pour le socialisme le début de la fin. Dans le cas de la Révolution hongroise, comme Hannah Arendt le fait bien remarquer, et sur ce point je la rejoins entièrement, c'est le type même de revendications que le pouvoir répressif, une fois rétablie par Moscou, pu tout à fait satisfaire sans rien remettre en question de l'ordre oppressif:"Le plus intéressant est pour la fin: malgré tout ce que les marxistes racontent sur la priorité absolue du système économique, l'unique domaine où l'on estima possible et sage de faire provisoirement des concessions fut précisément le domaine économique..." (Arendt, Réflexions sur la Révolution hongroise, Les origines du totalitarisme, p. 926-927) En réalité, le marxisme (qu'il ne faut surtout pas confondre, je ne le répéterais jamais assez, avec l'oeuvre de Marx lui-même. "Le marxisme, c'est l'ensemble des contresens qui ont été faits sur la pensée de Marx": voilà qui résume tout le magistral travail de réinterprétation de l'oeuvre complète de Marx, occupant quelques 960 pages, par Michel Henry, un auteur que les marxistes catalogueront certainement comme étant de droite et réactionnaire, alors même qu'il s'était tout de suite engagé et le plus farouchement qui soit dans la résistance en 1940, pendant que les marxistes du Parti communiste, eux, adoptaient une attitude de neutralité se soumettant ainsi, comme de bons toutous, au pacte de non-agression signé entre Staline et Hitler) et le capitalisme, ont eu une opposition tout ce qu'il y a de plus factice (faux) car ils puisaient tous deux rigoureusement au même imaginaire économiciste.
Il faut donc observer le phénomène bien au-delà du seul cas hongrois et se tourner vers les pays de l'ouest occidental, pour voir comment, une fois que tout l'accent a été mis sur la lutte contre la pauvreté, cela a sonné le glas pour le socialisme et le triomphe complet du capitalisme en contrepartie. Dans les prophéties marxistes, celui-ci était censé engendrer ses propres "fossoyeurs", pour reprendre l'expression du Manifeste communiste de Marx et Engels. Sur ce point précis, cette prévision, non seulement a été complètement démentie mais bien pire encore, c'est son exact opposé qui a fini par se réaliser. Ce sont les prolétaires eux-mêmes qui ont sauvé le capitalisme de son effondrement grâce aux augmentations de salaire qu'ils ont pu obtenir. Sans cela, le capitalisme se serait effondré depuis longtemps sous le coup de crises de surproduction qui fait que les marchandises n'auraient pas pu trouver les consommateurs pour les acheter:"Ceux qui pensent qu'une ruse de la raison est à l'oeuvre dans l'histoire devraient avoir le courage de dire qu'elle a fait du prolétariat non pas le fossoyeur, mais le sauveur du capitalisme." (Cornelius Castoriadis, La question de l'histoire du mouvement ouvrier, p. 50) C'est typiquement ce qu'a inauguré l'ère fordiste de la production capitaliste et le compromis qui en a été à la base: les prolétaires ont renoncé à leur pouvoir d'agir en échange d'une augmentation de leur pouvoir d'achat et de l'instauration d'une protection sociale assurée par l'Etat. Marx et Engels avait repris de la philosophie de Hegel l'idée qu'une "ruse de la raison" est à l'oeuvre dans l'histoire censée conduire à un renversement dialectique de l'ordre des choses, le capitalisme engendrant sa propre négation. Force est de constater que cette prophétie a visé complètement à côté de la plaque.
Toute cette cruelle ironie de l'histoire prend donc sa source unique dans ce fait que la question centrale était devenue, pour le courant majoritaire du socialisme, celle de la pauvreté et non plus de la liberté. La dernière grande vague de ce que fut le socialisme de liberté qui seul aurait pu renverser le capitalisme a fini par s'échouer à la fin du premier quart du XXème siècle:"Le syndicalisme et le socialisme de la Guilde, à la différence des "mouvements progressistes" qui finirent par les éclipser, lançaient un impressionnant défi au système du salariat - le dernier défi de ce type, comme il s'avéra. Ils s'appuyaient sur une croyance partagée, d'après laquelle l'enjeu capital des temps modernes était, non la pauvreté, mais bien "l'esclavage"." (Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 397) L'esclavage en question était donc celui du salariat. En mai 1968, on a retrouvé un dernier écho de ce que fut le socialisme dans sa version originellement émancipatrice lorsque l'on pouvait voir tagué sur les murs un slogan comme:"Nous ne voulons pas une part plus grosse du gâteau mais la boulangerie toute entière."
Toute l'évolution politique de Martin Luther King, le grand militant de la défense des droits civiques des Noirs aux Etats-Unis, est symptomatique de cette dégénérescence du mouvement d'émancipation humaine à notre époque. Au point de départ de son engagement, ce qui était central c'était bien la question de la liberté pour les Noirs, comme en témoignait encore son discours lors de la remise du Prix Nobel de la Paix en 1965, lorsque tout l'accent était encore mis sur la nécessité d'une action directe pour mener le combat en faveur des droits civiques:"[La] participation directe des masses à la protestation, plutôt que la confiance en des méthodes indirectes qui incitent rarement les masses à l'action." (Cité par Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 493) Les "méthodes indirectes", ce sont celles passant par la médiation de la représentation politique axant l'essentiel de son but sur un meilleur fonctionnement de l'appareil redistributif de l'Etat-providence, ce qui s' appelle encore aujourd'hui la "social-démocratie". Pour elle, le problème central est celui de la pauvreté et non de la liberté. Hélas, et c'est quelque chose qui à ma connaissance est toujours oublié quand on fait l'apologie sans réserve de King, dans les milieux de gauche: de plus en plus son combat s'est déplacé sur ce terrain là. Il y a à cette méconnaissance une raison sérieuse: elle renvoie très fidèlement à la perte de sens du clivage droite-gauche dans les temps que nous connaissons, et ce depuis maintenant une bonne soixantaine d'années. Toutes deux puisent au même imaginaire de la croyance magique au "progrès salvateur" (économique et technique), reléguant à la marge la question centrale de la liberté. Quand je vois certains gauchistes attendre aujourd'hui une reconstitution de ce clivage, je me dis que les pauvres n'ont aucune idée de la longueur de temps depuis que cette polarisation de la vie politique a commencé de perdre son sens; je crains qu'ils puissent encore attendre longtemps comme cela avant que le train de l'histoire ne leur file sous le nez. De fait, ce que King a perdu de plus en plus de vue, comme tant d'autres progressistes, c'était ce qui avait d'abord été central dans son combat:"L'engagement croissant de King en faveur de la social-démocratie tendait [...] à faire de la pauvreté, et non de l'esclavage, l'enjeu primordial." (Lasch, ibid., p. 493) (1)
L'efficience supérieure d'une organisation horizontale de la production
Pour les classes dirigeantes du capitalisme, la menace véritablement sérieuse qui pèse sur elles ne tient donc absolument pas à des raisons économiques de revendications d'augmentation de salaire et d'institution d'un Etat-providence mais dans l'aspiration à la liberté des travailleurs. Rien ne l'illustre mieux que le destin de l'unité de production Volvo d'Uddevalla en Suède. Mise en marche en 1989, elle a finalement été fermée définitivement en 1993, alors même que son niveau de productivité était très supérieur à celui des autres usines du groupe. La particularité d'Uddevalla qui lui permettait d'avoir un rendement bien supérieur, c'est que la production des voitures était prise en charge de A à Z, de la conception à la réalisation par des petites équipes de travail d'ouvriers:"Le but était d'"amener les ouvriers à réfléchir sur leur propre travail" et à s'interroger aussi sur la conception du produit et des équipements." (Jean-Pierre Durand cité par André Gorz, Misères du présent richesse du possible, p. 60-61) C'était l'antithèse parfaite du modèle fordiste de la production qui déqualifie l'ouvrier et le transforme en prolétaire en segmentant les tâches qui deviennent mécaniques, répétitives et abrutissantes. Si l'on s'en tenait au strict point de vue de la recherche du profit, cette unité de production aurait dû continuer à tourner puisqu'elle assurait des gains bien supérieurs. C'est donc qu'il y a de toutes autres raisons qui sont prioritaires pour les classes dirigeantes du capitalisme. Jean-Pierre Durand en suggère deux. La première, c'est que le processus de robotisation de la production ne pouvait être poussé plus loin dans une unité de production de ce type au contraire de celles reposant sur des chaînes de montage où les tâches sont répétitives et fragmentées. La révolution de l'informatique était alors déjà bien avancée qui devait faire un bond de géant dans l'automatisation de la production. Dans une organisation du type d'Uddevalla, il n'était pas possible de la mener à bien par où l'on voit le caractère extraordinairement ambigu de ce qu'a apporté l'informatisation: elle ne pouvait être applicable dans la production que là où le processus de prolétarisation des travailleurs avait déjà été mené suffisamment loin. L'autre raison est, elle, proprement politique et nous ramène à ceci que le plus grand danger pour les classes capitalistes dominantes, ce n'est pas la chute des profits mais bien de donner une trop grande liberté aux travailleurs:"Bref, le pouvoir ouvrier sur la production a finalement paru dangereusement et inutilement étendu à la direction du groupe." (André Gorz, ibid., p. 65) Où l'on voit bien ici que même pour les classes supérieures les plus contaminées par l'emprise de l'économie, il reste le brin de lucidité nécessaire pour leur montrer que si elles veulent perpétuer leur position dominante, il est de leur intérêt de savoir faire passer des considérations politiques en premier.
Il n'en reste pas moins à tirer du cas d'Uddevalla, cette implication tout à fait essentielle qu'une organisation horizontale, autonome des travailleurs, contrairement à ce que tendait à croire Hannah Arendt et tant d'autres avec elle, n'est absolument pas une fatalité ni le meilleur moyen, et de loin pas, d'obtenir une efficience du processus productif. Tout au contraire, son organisation hiérarchisée représente une perte considérable d'efficience si on la compare au cas type d'Uddevalla. Et cela peut parfaitement s'expliquer pour deux raisons de fond se rapportant respectivement à ces deux concepts clés de la science moderne, l'information et l'énergie. Dans une structure hiérarchique, il y a déjà ce fait massif, qu'avait bien relevé Castoriadis, paralysant l'efficience du processus productif, que l'information circulera très mal, aussi bien de haut en bas que de bas en haut. De haut en bas, la hiérarchie ne fera redescendre que le strict minimum d'informations pour éviter de donner trop de pouvoir à la base s'il est vrai que tout savoir confère toujours un certain pouvoir. Inversement, de bas en haut, la base tendra à faire de la rétention d'informations étant dans une relation d'hostilité avec la hiérarchie. Celle-ci aura dès lors toutes les peines du monde à réaménager l'organisation concrète de la production pour l'adapter au mieux aux réalités du terrain. Dans une structure horizontale tous ces problèmes disparaissent d'un coup. La deuxième raison de fond peut s'expliquer en reprenant des concepts élaborés par le sociologue et philosophe Georg Simmel. Il comprenait le processus de la culture dans l'ensemble de l'histoire humaine, pour partie, comme une recherche des voies les plus économes en énergie pour accomplir les finalités de cette culture. Or, il se présente trois grands obstacles qui entravent ce mouvement: la friction, la coordination superflue des moyens et le détour. Ce sont les deux premiers que nous prendrons en compte ici. C'est donc la friction qui va d'abord nous intéresser. Celle-ci peut représenter un immense gaspillage de l'énergie qui au lieu d'être orientée vers l'activité productrice en est détournée de façon parasitaire. C'est précisément ce qui se passe dans l'organisation hiérarchisée de la production. Dans une telle structure, les individus vont va avoir fortement tendance à exploiter leur énergie disponible dans la concurrence qui s'organise entre eux pour grimper l'échelle hiérarchique du pouvoir et éliminer leurs rivaux au lieu d'être d'abord dirigée vers le travail productif:"La plupart du temps, ce combat se solde par une tension de toutes les forces non pas en direction du travail, mais en direction de moments plus ou moins subjectifs extérieurs à lui; et ces énergies sont dilapidées: elles sont perdues pour la cause du travail..." (Georg Simmel, La différenciation et le principe d'économie d'énergie, L'argent dans la culture moderne et autres essais sur l'"économie de la vie", p. 54) Simmel n'avait rien d'un révolutionnaire pourtant. Les conclusions de Castoriadis, qui lui l'était, le rejoignaient complètement, bien au-delà de la seule sphère de la production matérielle:"Dès qu'une hiérarchie du commandement s'instaure, la collectivité devient opaque pour elle-même, et un énorme gaspillage s'introduit." (Castoriadis, Autogestion et hiérarchie) Là encore, avec une organisation horizontale du travail qui ne divise plus les individus en dirigeants et exécutants, ces frictions et le problème de l'immense gaspillage de l'énergie qu'elles représentent disparaissent d'eux-mêmes. L'argument qui consiste à présenter la hiérarchie comme nécessaire pour régler les conflits entre les individus et éviter la désorganisation et le chaos est, en réalité une fallace (fausseté) complète. C'est tout au contraire, cette même hiérarchie qui génère les conflits aussi sûrement que les nuages font tomber la pluie et qui désorganise la production.
Si nous en revenons maintenant au cas des conseils ouvriers de la Hongrie de 1956, il est parfaitement compréhensible de constater que la complète réorganisation de la production sur la base de principes démocratiques de liberté et d'égalité, soit ce que le mouvement ouvrier avait inventé depuis longtemps déjà avec l'autogestion, ait pu donner, dans le cours laps de temps où elle a eu la chance de pouvoir se déployer, un bon aperçu de l'étendue des promesses qu'elle contenait. Ainsi de ce témoignage de Ferenc Töke, alors vice-président du Conseil central du Grand Budapest:"On avait l'impression [que les travailleurs] se rendaient compte qu'ils travaillaient maintenant pour eux. Quelques-uns me dirent que jusqu'ici tout les concours d'émulation avaient été organisés sous la contrainte. Si les événements suivaient le cours qu'ils venaient de prendre, les ouvriers eux-mêmes organiseraient l'émulation au travail, et ils obtiendraient des rendements effectifs comme on n'en avait jamais vu." (Cité par Georges Kaldy, Hongrie 1956, un soulèvement populaire, une insurrection ouvrière, une révolution brisée, p. 129-130) L'émulation, c'est la compétition pour être le meilleur. C'est, depuis la nuit des temps, comme l'ont bien mis en évidence les travaux dans le domaine de l'anthropologie, l'un des quatre stimulants essentiels de toute activité humaine. Pour une vue d'ensemble du complexe de stimulants ayant toujours poussés les humains à travailler, je renvoie à la partie, 3a) Le legs des âges immémoriaux de l'humanité de cette explication de texte. Il faut donc rigoureusement opposé l'organisation horizontale de l'émulation qui loin de gaspiller l'énergie permet au contraire de la démultiplier de façon productive à son existence dans une structure hiérarchisée qui va parasiter tout l'effort productif en canalisant l'énergie des individus non plus sur l'objet à produire mais sur l'échelle hiérarchique à grimper. Ce type stérilisant d'émulation se retrouve aussi bien dans l'organisation des entreprises privées du capitalisme actuel que dans sa forme centralisée et étatique qui était celle des régimes communistes comme la Hongrie. En Russie, sous Staline, cela correspondait à la propagande en faveur du stakhanovisme; le terme provient du mineur Aleksei Stakhanov qui, dans la nuit du 30 au 31 août 1935, aurait extrait 102 tonnes de charbon en six heures, soit environ quatorze fois le quota demandé à chaque mineur. Ce record avait été décidé pour servir de modèle aux autres ouvriers, afin qu'ils travaillent plus et si possible qu'ils dépassent les cadences et les quotas de travail imposés. Au bout du compte, cette propagande fut un fiasco complet. Comme le résumait cette blague qui circulait dans les milieux ouvriers: "Vous faites semblant de nous payer, nous faisons semblant de travailler."
Passons maintenant à la coordination superflue des moyens. Dans une structure verticalisée du travail, une énorme quantité d'énergie va être gaspillée pour organiser la contrainte, qui, autrement, pourrait être employée au travail directement productif. Il y a, de ce point de vue, un excès de moyens
que l'on pourrait facilement économiser en passant à une organisation horizontale. Dans une structure hiérarchique, il y a, comme l'a bien mis en évidence Cornelius Castoriadis, un cercle vicieux qui se forme amenant de la hiérarchie à la contrainte et de celle-ci à la hiérarchie qui fait qu'elles se renforcent mutuellement entraînant une déperdition monstre de l'énergie:"Une des fonctions les plus importantes de la hiérarchie actuelle est d’organiser la contrainte. Dans le travail, par exemple, qu’il s’agisse des ateliers ou des bureaux, une activité essentielle de l’appareil hiérarchique, des chefs d’équipe jusqu’à la direction, consiste à surveiller, à contrôler, à sanctionner, à imposer directement ou indirectement la discipline et l’exécution conforme aux ordres reçus par ceux qui doivent les exécuter. Et pourquoi faut-il organiser la contrainte? Parce que les travailleurs ne manifestent pas en général spontanément un enthousiasme débordant pour faire ce que la direction veut qu’ils fassent. Et pourquoi cela? Parce que ni leur travail, ni leur produit ne leur appartiennent, parce qu’ils se sentent aliénés et exploités, parce qu’ils n’ont pas décidé eux -mêmes ce qu’ils ont à faire. En somme, il faut qu’il y ait hiérarchie pour organiser la contrainte., et il faut qu’il y ait contrainte, parce qu’il y a division et conflit, c’est-à-dire aussi, parce qu’il y a hiérarchie." (Castoriadis, Autogestion et hiérarchie) Dans l'appareil productif, le cercle vicieux et infernal est donc le suivant: il faut qu’il y ait hiérarchie pour organiser la contrainte et il faut organiser la contrainte parce qu’il y a hiérarchie. Il faut aussi regarder les choses du point de vue du travailleur lui-même. Celui-ci devra mobiliser une quantité bien plus importante d'énergie pour effectuer un travail qui lui répugne que ce ne serait le cas dans une organisation horizontale où il n'aurait plus à forcer sa nature: "Une quantité d'énergie considérable est toujours épargnée lorsqu'une action est réalisée de bon gré et à grand renfort de sentiments spontanés..." (Simmel, La différenciation et le principe d'énergie, L'argent dans la culture moderne et autres essais sur l'"économie de la vie", p. 66)
Au bout du compte, l'organisation capitaliste verticale de la production qui se prétend être la perfection rationnelle incarnée est, en réalité, tout à fait irrationnelle. Au-delà de ce seul cas, comme là aussi, Castoriadis l'avait très bien établi, ce sont les sociétés modernes, dans toutes leurs dimensions, qui affichent cette contradiction complète entre l'idéal de rationalité qu'elles prétendent réaliser et leur réalité effective qui est tout ce qu'il y a de plus irrationnel.
La question des inégalités de salaires
Comme nos analyses précédentes l'ont établi, cet aspect des choses n'est donc pas le plus central, (même si évidemment on ne peut le négliger) si l'on veut vraiment avoir affaire à ce qu'a eu d'émancipateur le mouvement révolutionnaire moderne. C'est pourquoi, j'y passerais moins de temps. Comme à chaque fois, l'aspect strictement économique des choses doit être relégué à l'arrière-plan pour exorciser ainsi le maléfice que l'économie exerce sur nos vies en nous barrant tout accès aux solutions des problèmes de notre temps. En théorie, le problème à résoudre ici est, pour sa plus grande partie, d'une simplicité biblique. En pratique, étant donné la déliquescence extrême du mouvement d'émancipation humaine à notre époque, c'est une toute autre paire de manches. La hiérarchie actuelle des salaires reproduit, pour l'essentiel, celle du commandement. Plus on occupe une position élevée et meilleure sera la rémunération que l'on touchera jusqu'à atteindre des sommes folles pour les PDG des grandes entreprises. Si l'on passait à une organisation horizontale de la production, cette hiérarchie des salaires perdrait son fondement le plus solide et l'on retrouverait ainsi la perspective de ce qui avait été l'une des grandes revendications du mouvement ouvrier, l'égalité des salaires.
On pourra alors objecter que, même dans ce cas, il restera toujours, de façon inéliminable, différents types de travaux plus ou moins qualifiés et que si l'on donnait le même salaire à un médecin et un éboueur plus personne ne serait motivé pour les tâches supposées "supérieures" de la culture. C'est, à nouveau, typiquement le maléfice de l'économie qui ressort ici en croyant, de façon illusoire, que l'argent devrait être la source de motivation principale des activités humaines. Par exemple, en Suède où les inégalités de revenus ont été fortement réduites, on n’a vu personne se ruer sur les balais, comme le relevait Castoriadis. C’est même plutôt le contraire qui se passe dans les pays industrialisés où les écarts de salaire sont relativement réduits par rapport à des pays plus inégalitaires: les personnes qui désertent les entreprises sont celles qui occupent les emplois les moins qualifiés et intéressants, les plus pénibles d’où le recourt à de la main d’œuvre étrangère pour les exercer. Ce phénomène s’explique si l’on reconnaît qu’à moins d’y être contraints par la faim, les gens refusent d’être employés à ce type de travaux qui aujourd'hui prolifèrent comme la peste, en réalité parfaitement inutiles, qui n'existent qu'en vertu de l'organisation verticalisée de la société, des tâches idiotes, absurdes et épuisantes, des "bullshits jobs", comme les appelle très justement l'anthropologue américain David Graeber. Même pour les travaux ingrats qui resteraient, une fois venu à bout de ces travaux de merde, on peut donner trois séries d'arguments pour répondre sérieusement à l'objection faite ici d'une égalisation des salaires: revaloriser financièrement les travaux les plus pénibles, les automatiser ou encore les répartir sur le plus grand nombre possible de la population (exemple parmi tant d'autres à imaginer, installer des toilettes sèches chez soi pour récupérer ses matières fécales plutôt que d'autres s'occupent de leur traitement, et, cerise sur le gâteau, les recycler comme engrais si l'on a un peu de terre, ce que les Chinois pendant longtemps ont eu l'intelligence de faire, contrairement à nous)
Le mythe de la démocratie de marché
Finissons enfin d'égratigner l'un des multiples mythes de la pensée libérale actuelle. J'ai déjà eu l'occasion de le faire pour celui-ci mais pas encore sous cet angle. De façon générale, le mythe de la démocratie de marché consiste à présenter le marché comme la matrice (mère) de toute démocratie possible. Il y a bien un noyau de vérité là-dedans comme j'aurai l'occasion de le montrer plus tard dans un autre contexte. Mais ce n'est qu'un noyau qui a fini par être enrobé d'une épaisse couches de fallaces (faussetés), en particulier celle qui nous occupe ici de croire que le choix du consommateur sur le marché, dans les conditions actuelles, est l'expression même des principes de la démocratie. Je serais entièrement libre de choisir entre Coca Cola ou Pepsi cola, TF1 ou M6, etc. En réalité, la demande sur le marché oriente la production de telle façon que ce sont les désirs des consommateurs solvables, et les plus riches d'entre eux, qui sont prioritaires. Le souhait d'un riche de se construire une villa sur la Côte d’Azur ou un avion personnel pèsera infiniment plus sur l’orientation que prendra la production des biens que le besoin d’un SDF d’avoir un logement décent ou le membre d'une classe populaire de pouvoir voyager en train sur des lignes secondaires, qui sont aujourd'hui, pour un grand nombre, laissées à l'abandon: "Il faut se rendre compte que l’impact de la distribution inégale des revenus sur la structure de la production des biens de consommation est immense [...] On voit donc que l’orientation de la production que le marché impose dans ces conditions ne reflète pas les besoins de la société, mais une image déformée, dans laquelle la consommation non essentielle des couches favorisés a un poids disproportionné." (Castoriadis, Autogestion et hiérarchie) Et il n' y a pas trente six mille façons de rééquilibrer les choses pour aboutir à un véritable principe démocratique dans ce domaine, à savoir que le vote d'un consommateur égale celui de tout autre: supprimer la hiérarchie des salaires.
(1) Cette problématique fondamentale de la pauvreté et de la liberté se retrouve parfaitement sous la forme de la fable chez Jean de la Fontaine (XVIIème siècle) dont l'oeuvre est, en réalité, infiniment plus subversive que l'écrasante majorité de ce que l'on peut trouver dans la littérature actuelle de gauche, alors même que lui eût à déjouer la censure de la monarchie.
Le loup et le chien
"Un loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli , qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers ,
Sire loup l'eût fait volontiers;
Mais il fallait livrer bataille,
Et la mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le loup donc, l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
«Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui répartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien:
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi? rien d'assuré; point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l'épée.
Suivez moi, vous aurez un bien meilleur destin.»
Le loup reprit: «Que me faudra-t-il faire?
-Presque rien, dit le chien: donner la chasse aux gens
Portants bâtons et mendiants;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire:
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons:
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse.»
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
"Qu'est-ce là? lui dit-il. - Rien. - Quoi? rien? -Peu de chose.
Mais encor? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché? dit le loup: vous ne courez donc pas
Où vous voulez? - Pas toujours; mais qu'importe? -
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor."
Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encor."
Chacun sera libre d'en tirer la morale qu'il voudra. Mais si La Fontaine achève sa fable sur le choix terminal du loup de rester libre, on peut du moins se douter de celle qui aurait eu sa faveur...
2) Le système des conseils
Comme je l'avais annoncé, j'ai retravaillé de fond en comble ce qu'il convient mieux d'appeler l'aspect socioéconomique des choses. Je finirai prochainement par l'épilogue.
Notions du programme en jeu: la liberté, le travail, la technique, la politique, la société et l'Etat, la culture, l'histoire, les échanges, le désir
Socialisme ou barbarie
Il faut maintenant en venir à ce que Hannah Arendt a consciemment laissé de côté dans sa réflexion sur la Révolution hongroise de 1956 en se concentrant presque entièrement sur le seul aspect politique des choses. C'est là où son analyse mérite d'être sérieusement questionnée et complétée. En distinguant d'un côté les conseils révolutionnaires et de l'autre les conseils ouvriers pour ne retenir que les premiers, elle passe à la trappe tout l'aspect social économique des événements de Hongrie. C'est à cette question qu'elle laisse sans réponse qu'il va falloir s'atteler:"Nous devrons laisser sans réponse la question de savoir si les conseils peuvent exercer des fonctions économiques pour autant qu'elles diffèrent des fonctions politiques, s'il est possible, en d'autres termes, de faire marcher des usines dont les ouvriers seraient les dirigeants et les propriétaires." (Réflexions sur la Révolution hongroise, Les origines du totalitarisme, p. 921-922)
C'est une question pourtant absolument fondamentale sur laquelle il est impossible de faire l'impasse car elle nous mène droit au coeur d'un problème crucial qui se pose concernant la structure des sociétés modernes. Arendt, en réalité, ne laisse pas tout à fait la question sans réponse puisqu'elle précise tout de suite après (et c'est quelque chose à quoi elle s'est toujours tenue jusqu'à la fin de sa vie) que les principes de liberté et d'égalité, s'ils s'appliquent bien sur le plan politique du gouvernement et des lois ne semblent plus pouvoir fonctionner dans la sphère économique de la production. Elle en est ainsi toujours restée à une conception héritée de l'antiquité grecque pour laquelle la sphère du travail et de la consommation est indéfectiblement liée au règne de la nécessité vitale qui représente la négation de la liberté humaine. Ce serait, par exemple, la même nécessité purement biologique qui pousse la lionne à aller chasser et l'humain à produire les biens de consommation. Il en découle qu'il n'y a rien de proprement humain dans le travail et la négation de toute liberté humaine dans cette sphère, c'est-à-dire l'idée que toute organisation de la production suppose, pour pouvoir fonctionner correctement, une hiérarchie entre ceux qui dirigent et ceux qui exécutent les ordres, quelque soient les formes prises dans l'histoire (esclavage, servage, salariat...)
Pourtant, en rester à une telle conception, ce serait passer complètement à côté du problème central qui se pose pour l'unité des sociétés modernes. J'ai déjà eu l'occasion de l'exposer dans l'élément du cours, Socialisme ou barbarie. L'alternative devant laquelle se trouvent ces sociétés qui prétendent faire valoir des principes démocratiques de liberté et d'égalité sur le plan politique est la suivante: soit étendre ces principes à la sphère socioéconomique; cela a été le contenu le plus essentiel du socialisme. Soit supprimer purement et simplement la sphère politique démocratique en rétablissant des régimes autoritaires ou pire encore; c'est la voie ouverte à la barbarie. Nécessairement, ces sociétés devront s'engager, à terme, dans l'une ou l'autre de ces deux voies car elles constituent les seules solutions possibles pour leur permettre de se réunifier. Autrement, elles finiraient par se déchirer complètement entre les forces émanant de la démocratie politique réclamant la liberté et l'égalité et celles provenant de la sphère économique structurées suivant la division et la domination du capital sur le travail. Le fascisme des années 1930, et la barbarie qu'il a engendré sur une échelle monstrueuse, était typiquement une solution du deuxième genre.
Hannah Arendt me semble ainsi faire preuve d'une grande légèreté sur ce point en reléguant aussi vite la sphère économique au seul domaine de la nécessité qui serait incompatible avec des principes de liberté et d'égalité. Pour en revenir au cas précis de la Révolution hongroise de 1956, les choses n'ont pas eu le temps d'être clarifiées suffisamment étant donné la rapidité de la répression de Moscou qui est venue tout détruire. Il semble y avoir eu des tendances contradictoires sur cette question. L'une d'elles visait incontestablement à surmonter la division entre l'économique et le politique pour étendre les principes démocratiques politiques à la sphère social-économique toute entière, ainsi que cela apparaît clairement dans l'Appel du Conseil central ouvrier du Grand Budapest à tous les conseils ouvriers des arrondissements de la capitale, le 27 novembre 1956:"Nous protestons contre la thèse [...] d'après laquelle les conseils ouvriers devraient être uniquement des organismes économiques. Nous pouvons affirmer que les véritables intérêts de la classe ouvrière sont représentés en Hongrie par les conseils ouvriers et que, d'autre part, il n'existe pas actuellement un pouvoir politique plus puissant que le leur." (Cité par Georges Kaldy, Hongrie 1956, un soulèvement populaire, une insurrection ouvrière, une révolution brisée, p. 262)
Les questions de la pauvreté et de la liberté
Nous nous en tiendrons donc à cette thèse. Si les Hongrois avaient eu le temps de consolider la révolution et si c'est bien vers une société authentiquement socialiste qu'ils se seraient dirigés, ils auraient fini de réunifier l'ensemble de la structure sociale, politique et économique, sur la base démocratique des conseils. Si nous nous en tenons à la seule sphère social-économique, il faut distinguer fermement deux aspects bien différents des choses: d'une part, ce qui touche la question des salaires, et d'autre part, ce qui concerne l'organisation de la production. Le premier point, le plus fondamental, à régler, est de savoir lequel de ces deux aspects est le plus central. C'est ici que se disjoignent les deux grands fleuves du socialisme. Disons le tout de suite, celui qui a fini par éclipser l'autre a porté tout l'accent sur les revendications pour les augmentations de salaire et une protection sociale assurée par l'Etat-providence. Et ce fût là pour le socialisme le début de la fin. Dans le cas de la Révolution hongroise, comme Hannah Arendt le fait bien remarquer, et sur ce point je la rejoins entièrement, c'est le type même de revendications que le pouvoir répressif, une fois rétablie par Moscou, pu tout à fait satisfaire sans rien remettre en question de l'ordre oppressif:"Le plus intéressant est pour la fin: malgré tout ce que les marxistes racontent sur la priorité absolue du système économique, l'unique domaine où l'on estima possible et sage de faire provisoirement des concessions fut précisément le domaine économique..." (Arendt, Réflexions sur la Révolution hongroise, Les origines du totalitarisme, p. 926-927) En réalité, le marxisme (qu'il ne faut surtout pas confondre, je ne le répéterais jamais assez, avec l'oeuvre de Marx lui-même. "Le marxisme, c'est l'ensemble des contresens qui ont été faits sur la pensée de Marx": voilà qui résume tout le magistral travail de réinterprétation de l'oeuvre complète de Marx, occupant quelques 960 pages, par Michel Henry, un auteur que les marxistes catalogueront certainement comme étant de droite et réactionnaire, alors même qu'il s'était tout de suite engagé et le plus farouchement qui soit dans la résistance en 1940, pendant que les marxistes du Parti communiste, eux, adoptaient une attitude de neutralité se soumettant ainsi, comme de bons toutous, au pacte de non-agression signé entre Staline et Hitler) et le capitalisme, ont eu une opposition tout ce qu'il y a de plus factice (faux) car ils puisaient tous deux rigoureusement au même imaginaire économiciste.
Il faut donc observer le phénomène bien au-delà du seul cas hongrois et se tourner vers les pays de l'ouest occidental, pour voir comment, une fois que tout l'accent a été mis sur la lutte contre la pauvreté, cela a sonné le glas pour le socialisme et le triomphe complet du capitalisme en contrepartie. Dans les prophéties marxistes, celui-ci était censé engendrer ses propres "fossoyeurs", pour reprendre l'expression du Manifeste communiste de Marx et Engels. Sur ce point précis, cette prévision, non seulement a été complètement démentie mais bien pire encore, c'est son exact opposé qui a fini par se réaliser. Ce sont les prolétaires eux-mêmes qui ont sauvé le capitalisme de son effondrement grâce aux augmentations de salaire qu'ils ont pu obtenir. Sans cela, le capitalisme se serait effondré depuis longtemps sous le coup de crises de surproduction qui fait que les marchandises n'auraient pas pu trouver les consommateurs pour les acheter:"Ceux qui pensent qu'une ruse de la raison est à l'oeuvre dans l'histoire devraient avoir le courage de dire qu'elle a fait du prolétariat non pas le fossoyeur, mais le sauveur du capitalisme." (Cornelius Castoriadis, La question de l'histoire du mouvement ouvrier, p. 50) C'est typiquement ce qu'a inauguré l'ère fordiste de la production capitaliste et le compromis qui en a été à la base: les prolétaires ont renoncé à leur pouvoir d'agir en échange d'une augmentation de leur pouvoir d'achat et de l'instauration d'une protection sociale assurée par l'Etat. Marx et Engels avait repris de la philosophie de Hegel l'idée qu'une "ruse de la raison" est à l'oeuvre dans l'histoire censée conduire à un renversement dialectique de l'ordre des choses, le capitalisme engendrant sa propre négation. Force est de constater que cette prophétie a visé complètement à côté de la plaque.
Toute cette cruelle ironie de l'histoire prend donc sa source unique dans ce fait que la question centrale était devenue, pour le courant majoritaire du socialisme, celle de la pauvreté et non plus de la liberté. La dernière grande vague de ce que fut le socialisme de liberté qui seul aurait pu renverser le capitalisme a fini par s'échouer à la fin du premier quart du XXème siècle:"Le syndicalisme et le socialisme de la Guilde, à la différence des "mouvements progressistes" qui finirent par les éclipser, lançaient un impressionnant défi au système du salariat - le dernier défi de ce type, comme il s'avéra. Ils s'appuyaient sur une croyance partagée, d'après laquelle l'enjeu capital des temps modernes était, non la pauvreté, mais bien "l'esclavage"." (Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 397) L'esclavage en question était donc celui du salariat. En mai 1968, on a retrouvé un dernier écho de ce que fut le socialisme dans sa version originellement émancipatrice lorsque l'on pouvait voir tagué sur les murs un slogan comme:"Nous ne voulons pas une part plus grosse du gâteau mais la boulangerie toute entière."
Toute l'évolution politique de Martin Luther King, le grand militant de la défense des droits civiques des Noirs aux Etats-Unis, est symptomatique de cette dégénérescence du mouvement d'émancipation humaine à notre époque. Au point de départ de son engagement, ce qui était central c'était bien la question de la liberté pour les Noirs, comme en témoignait encore son discours lors de la remise du Prix Nobel de la Paix en 1965, lorsque tout l'accent était encore mis sur la nécessité d'une action directe pour mener le combat en faveur des droits civiques:"[La] participation directe des masses à la protestation, plutôt que la confiance en des méthodes indirectes qui incitent rarement les masses à l'action." (Cité par Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 493) Les "méthodes indirectes", ce sont celles passant par la médiation de la représentation politique axant l'essentiel de son but sur un meilleur fonctionnement de l'appareil redistributif de l'Etat-providence, ce qui s' appelle encore aujourd'hui la "social-démocratie". Pour elle, le problème central est celui de la pauvreté et non de la liberté. Hélas, et c'est quelque chose qui à ma connaissance est toujours oublié quand on fait l'apologie sans réserve de King, dans les milieux de gauche: de plus en plus son combat s'est déplacé sur ce terrain là. Il y a à cette méconnaissance une raison sérieuse: elle renvoie très fidèlement à la perte de sens du clivage droite-gauche dans les temps que nous connaissons, et ce depuis maintenant une bonne soixantaine d'années. Toutes deux puisent au même imaginaire de la croyance magique au "progrès salvateur" (économique et technique), reléguant à la marge la question centrale de la liberté. Quand je vois certains gauchistes attendre aujourd'hui une reconstitution de ce clivage, je me dis que les pauvres n'ont aucune idée de la longueur de temps depuis que cette polarisation de la vie politique a commencé de perdre son sens; je crains qu'ils puissent encore attendre longtemps comme cela avant que le train de l'histoire ne leur file sous le nez. De fait, ce que King a perdu de plus en plus de vue, comme tant d'autres progressistes, c'était ce qui avait d'abord été central dans son combat:"L'engagement croissant de King en faveur de la social-démocratie tendait [...] à faire de la pauvreté, et non de l'esclavage, l'enjeu primordial." (Lasch, ibid., p. 493) (1)
L'efficience supérieure d'une organisation horizontale de la production
Pour les classes dirigeantes du capitalisme, la menace véritablement sérieuse qui pèse sur elles ne tient donc absolument pas à des raisons économiques de revendications d'augmentation de salaire et d'institution d'un Etat-providence mais dans l'aspiration à la liberté des travailleurs. Rien ne l'illustre mieux que le destin de l'unité de production Volvo d'Uddevalla en Suède. Mise en marche en 1989, elle a finalement été fermée définitivement en 1993, alors même que son niveau de productivité était très supérieur à celui des autres usines du groupe. La particularité d'Uddevalla qui lui permettait d'avoir un rendement bien supérieur, c'est que la production des voitures était prise en charge de A à Z, de la conception à la réalisation par des petites équipes de travail d'ouvriers:"Le but était d'"amener les ouvriers à réfléchir sur leur propre travail" et à s'interroger aussi sur la conception du produit et des équipements." (Jean-Pierre Durand cité par André Gorz, Misères du présent richesse du possible, p. 60-61) C'était l'antithèse parfaite du modèle fordiste de la production qui déqualifie l'ouvrier et le transforme en prolétaire en segmentant les tâches qui deviennent mécaniques, répétitives et abrutissantes. Si l'on s'en tenait au strict point de vue de la recherche du profit, cette unité de production aurait dû continuer à tourner puisqu'elle assurait des gains bien supérieurs. C'est donc qu'il y a de toutes autres raisons qui sont prioritaires pour les classes dirigeantes du capitalisme. Jean-Pierre Durand en suggère deux. La première, c'est que le processus de robotisation de la production ne pouvait être poussé plus loin dans une unité de production de ce type au contraire de celles reposant sur des chaînes de montage où les tâches sont répétitives et fragmentées. La révolution de l'informatique était alors déjà bien avancée qui devait faire un bond de géant dans l'automatisation de la production. Dans une organisation du type d'Uddevalla, il n'était pas possible de la mener à bien par où l'on voit le caractère extraordinairement ambigu de ce qu'a apporté l'informatisation: elle ne pouvait être applicable dans la production que là où le processus de prolétarisation des travailleurs avait déjà été mené suffisamment loin. L'autre raison est, elle, proprement politique et nous ramène à ceci que le plus grand danger pour les classes capitalistes dominantes, ce n'est pas la chute des profits mais bien de donner une trop grande liberté aux travailleurs:"Bref, le pouvoir ouvrier sur la production a finalement paru dangereusement et inutilement étendu à la direction du groupe." (André Gorz, ibid., p. 65) Où l'on voit bien ici que même pour les classes supérieures les plus contaminées par l'emprise de l'économie, il reste le brin de lucidité nécessaire pour leur montrer que si elles veulent perpétuer leur position dominante, il est de leur intérêt de savoir faire passer des considérations politiques en premier.
Il n'en reste pas moins à tirer du cas d'Uddevalla, cette implication tout à fait essentielle qu'une organisation horizontale, autonome des travailleurs, contrairement à ce que tendait à croire Hannah Arendt et tant d'autres avec elle, n'est absolument pas une fatalité ni le meilleur moyen, et de loin pas, d'obtenir une efficience du processus productif. Tout au contraire, son organisation hiérarchisée représente une perte considérable d'efficience si on la compare au cas type d'Uddevalla. Et cela peut parfaitement s'expliquer pour deux raisons de fond se rapportant respectivement à ces deux concepts clés de la science moderne, l'information et l'énergie. Dans une structure hiérarchique, il y a déjà ce fait massif, qu'avait bien relevé Castoriadis, paralysant l'efficience du processus productif, que l'information circulera très mal, aussi bien de haut en bas que de bas en haut. De haut en bas, la hiérarchie ne fera redescendre que le strict minimum d'informations pour éviter de donner trop de pouvoir à la base s'il est vrai que tout savoir confère toujours un certain pouvoir. Inversement, de bas en haut, la base tendra à faire de la rétention d'informations étant dans une relation d'hostilité avec la hiérarchie. Celle-ci aura dès lors toutes les peines du monde à réaménager l'organisation concrète de la production pour l'adapter au mieux aux réalités du terrain. Dans une structure horizontale tous ces problèmes disparaissent d'un coup. La deuxième raison de fond peut s'expliquer en reprenant des concepts élaborés par le sociologue et philosophe Georg Simmel. Il comprenait le processus de la culture dans l'ensemble de l'histoire humaine, pour partie, comme une recherche des voies les plus économes en énergie pour accomplir les finalités de cette culture. Or, il se présente trois grands obstacles qui entravent ce mouvement: la friction, la coordination superflue des moyens et le détour. Ce sont les deux premiers que nous prendrons en compte ici. C'est donc la friction qui va d'abord nous intéresser. Celle-ci peut représenter un immense gaspillage de l'énergie qui au lieu d'être orientée vers l'activité productrice en est détournée de façon parasitaire. C'est précisément ce qui se passe dans l'organisation hiérarchisée de la production. Dans une telle structure, les individus vont va avoir fortement tendance à exploiter leur énergie disponible dans la concurrence qui s'organise entre eux pour grimper l'échelle hiérarchique du pouvoir et éliminer leurs rivaux au lieu d'être d'abord dirigée vers le travail productif:"La plupart du temps, ce combat se solde par une tension de toutes les forces non pas en direction du travail, mais en direction de moments plus ou moins subjectifs extérieurs à lui; et ces énergies sont dilapidées: elles sont perdues pour la cause du travail..." (Georg Simmel, La différenciation et le principe d'économie d'énergie, L'argent dans la culture moderne et autres essais sur l'"économie de la vie", p. 54) Simmel n'avait rien d'un révolutionnaire pourtant. Les conclusions de Castoriadis, qui lui l'était, le rejoignaient complètement, bien au-delà de la seule sphère de la production matérielle:"Dès qu'une hiérarchie du commandement s'instaure, la collectivité devient opaque pour elle-même, et un énorme gaspillage s'introduit." (Castoriadis, Autogestion et hiérarchie) Là encore, avec une organisation horizontale du travail qui ne divise plus les individus en dirigeants et exécutants, ces frictions et le problème de l'immense gaspillage de l'énergie qu'elles représentent disparaissent d'eux-mêmes. L'argument qui consiste à présenter la hiérarchie comme nécessaire pour régler les conflits entre les individus et éviter la désorganisation et le chaos est, en réalité une fallace (fausseté) complète. C'est tout au contraire, cette même hiérarchie qui génère les conflits aussi sûrement que les nuages font tomber la pluie et qui désorganise la production.
Si nous en revenons maintenant au cas des conseils ouvriers de la Hongrie de 1956, il est parfaitement compréhensible de constater que la complète réorganisation de la production sur la base de principes démocratiques de liberté et d'égalité, soit ce que le mouvement ouvrier avait inventé depuis longtemps déjà avec l'autogestion, ait pu donner, dans le cours laps de temps où elle a eu la chance de pouvoir se déployer, un bon aperçu de l'étendue des promesses qu'elle contenait. Ainsi de ce témoignage de Ferenc Töke, alors vice-président du Conseil central du Grand Budapest:"On avait l'impression [que les travailleurs] se rendaient compte qu'ils travaillaient maintenant pour eux. Quelques-uns me dirent que jusqu'ici tout les concours d'émulation avaient été organisés sous la contrainte. Si les événements suivaient le cours qu'ils venaient de prendre, les ouvriers eux-mêmes organiseraient l'émulation au travail, et ils obtiendraient des rendements effectifs comme on n'en avait jamais vu." (Cité par Georges Kaldy, Hongrie 1956, un soulèvement populaire, une insurrection ouvrière, une révolution brisée, p. 129-130) L'émulation, c'est la compétition pour être le meilleur. C'est, depuis la nuit des temps, comme l'ont bien mis en évidence les travaux dans le domaine de l'anthropologie, l'un des quatre stimulants essentiels de toute activité humaine. Pour une vue d'ensemble du complexe de stimulants ayant toujours poussés les humains à travailler, je renvoie à la partie, 3a) Le legs des âges immémoriaux de l'humanité de cette explication de texte. Il faut donc rigoureusement opposé l'organisation horizontale de l'émulation qui loin de gaspiller l'énergie permet au contraire de la démultiplier de façon productive à son existence dans une structure hiérarchisée qui va parasiter tout l'effort productif en canalisant l'énergie des individus non plus sur l'objet à produire mais sur l'échelle hiérarchique à grimper. Ce type stérilisant d'émulation se retrouve aussi bien dans l'organisation des entreprises privées du capitalisme actuel que dans sa forme centralisée et étatique qui était celle des régimes communistes comme la Hongrie. En Russie, sous Staline, cela correspondait à la propagande en faveur du stakhanovisme; le terme provient du mineur Aleksei Stakhanov qui, dans la nuit du 30 au 31 août 1935, aurait extrait 102 tonnes de charbon en six heures, soit environ quatorze fois le quota demandé à chaque mineur. Ce record avait été décidé pour servir de modèle aux autres ouvriers, afin qu'ils travaillent plus et si possible qu'ils dépassent les cadences et les quotas de travail imposés. Au bout du compte, cette propagande fut un fiasco complet. Comme le résumait cette blague qui circulait dans les milieux ouvriers: "Vous faites semblant de nous payer, nous faisons semblant de travailler."
Passons maintenant à la coordination superflue des moyens. Dans une structure verticalisée du travail, une énorme quantité d'énergie va être gaspillée pour organiser la contrainte, qui, autrement, pourrait être employée au travail directement productif. Il y a, de ce point de vue, un excès de moyens
que l'on pourrait facilement économiser en passant à une organisation horizontale. Dans une structure hiérarchique, il y a, comme l'a bien mis en évidence Cornelius Castoriadis, un cercle vicieux qui se forme amenant de la hiérarchie à la contrainte et de celle-ci à la hiérarchie qui fait qu'elles se renforcent mutuellement entraînant une déperdition monstre de l'énergie:"Une des fonctions les plus importantes de la hiérarchie actuelle est d’organiser la contrainte. Dans le travail, par exemple, qu’il s’agisse des ateliers ou des bureaux, une activité essentielle de l’appareil hiérarchique, des chefs d’équipe jusqu’à la direction, consiste à surveiller, à contrôler, à sanctionner, à imposer directement ou indirectement la discipline et l’exécution conforme aux ordres reçus par ceux qui doivent les exécuter. Et pourquoi faut-il organiser la contrainte? Parce que les travailleurs ne manifestent pas en général spontanément un enthousiasme débordant pour faire ce que la direction veut qu’ils fassent. Et pourquoi cela? Parce que ni leur travail, ni leur produit ne leur appartiennent, parce qu’ils se sentent aliénés et exploités, parce qu’ils n’ont pas décidé eux -mêmes ce qu’ils ont à faire. En somme, il faut qu’il y ait hiérarchie pour organiser la contrainte., et il faut qu’il y ait contrainte, parce qu’il y a division et conflit, c’est-à-dire aussi, parce qu’il y a hiérarchie." (Castoriadis, Autogestion et hiérarchie) Dans l'appareil productif, le cercle vicieux et infernal est donc le suivant: il faut qu’il y ait hiérarchie pour organiser la contrainte et il faut organiser la contrainte parce qu’il y a hiérarchie. Il faut aussi regarder les choses du point de vue du travailleur lui-même. Celui-ci devra mobiliser une quantité bien plus importante d'énergie pour effectuer un travail qui lui répugne que ce ne serait le cas dans une organisation horizontale où il n'aurait plus à forcer sa nature: "Une quantité d'énergie considérable est toujours épargnée lorsqu'une action est réalisée de bon gré et à grand renfort de sentiments spontanés..." (Simmel, La différenciation et le principe d'énergie, L'argent dans la culture moderne et autres essais sur l'"économie de la vie", p. 66)
Au bout du compte, l'organisation capitaliste verticale de la production qui se prétend être la perfection rationnelle incarnée est, en réalité, tout à fait irrationnelle. Au-delà de ce seul cas, comme là aussi, Castoriadis l'avait très bien établi, ce sont les sociétés modernes, dans toutes leurs dimensions, qui affichent cette contradiction complète entre l'idéal de rationalité qu'elles prétendent réaliser et leur réalité effective qui est tout ce qu'il y a de plus irrationnel.
La question des inégalités de salaires
Comme nos analyses précédentes l'ont établi, cet aspect des choses n'est donc pas le plus central, (même si évidemment on ne peut le négliger) si l'on veut vraiment avoir affaire à ce qu'a eu d'émancipateur le mouvement révolutionnaire moderne. C'est pourquoi, j'y passerais moins de temps. Comme à chaque fois, l'aspect strictement économique des choses doit être relégué à l'arrière-plan pour exorciser ainsi le maléfice que l'économie exerce sur nos vies en nous barrant tout accès aux solutions des problèmes de notre temps. En théorie, le problème à résoudre ici est, pour sa plus grande partie, d'une simplicité biblique. En pratique, étant donné la déliquescence extrême du mouvement d'émancipation humaine à notre époque, c'est une toute autre paire de manches. La hiérarchie actuelle des salaires reproduit, pour l'essentiel, celle du commandement. Plus on occupe une position élevée et meilleure sera la rémunération que l'on touchera jusqu'à atteindre des sommes folles pour les PDG des grandes entreprises. Si l'on passait à une organisation horizontale de la production, cette hiérarchie des salaires perdrait son fondement le plus solide et l'on retrouverait ainsi la perspective de ce qui avait été l'une des grandes revendications du mouvement ouvrier, l'égalité des salaires.
On pourra alors objecter que, même dans ce cas, il restera toujours, de façon inéliminable, différents types de travaux plus ou moins qualifiés et que si l'on donnait le même salaire à un médecin et un éboueur plus personne ne serait motivé pour les tâches supposées "supérieures" de la culture. C'est, à nouveau, typiquement le maléfice de l'économie qui ressort ici en croyant, de façon illusoire, que l'argent devrait être la source de motivation principale des activités humaines. Par exemple, en Suède où les inégalités de revenus ont été fortement réduites, on n’a vu personne se ruer sur les balais, comme le relevait Castoriadis. C’est même plutôt le contraire qui se passe dans les pays industrialisés où les écarts de salaire sont relativement réduits par rapport à des pays plus inégalitaires: les personnes qui désertent les entreprises sont celles qui occupent les emplois les moins qualifiés et intéressants, les plus pénibles d’où le recourt à de la main d’œuvre étrangère pour les exercer. Ce phénomène s’explique si l’on reconnaît qu’à moins d’y être contraints par la faim, les gens refusent d’être employés à ce type de travaux qui aujourd'hui prolifèrent comme la peste, en réalité parfaitement inutiles, qui n'existent qu'en vertu de l'organisation verticalisée de la société, des tâches idiotes, absurdes et épuisantes, des "bullshits jobs", comme les appelle très justement l'anthropologue américain David Graeber. Même pour les travaux ingrats qui resteraient, une fois venu à bout de ces travaux de merde, on peut donner trois séries d'arguments pour répondre sérieusement à l'objection faite ici d'une égalisation des salaires: revaloriser financièrement les travaux les plus pénibles, les automatiser ou encore les répartir sur le plus grand nombre possible de la population (exemple parmi tant d'autres à imaginer, installer des toilettes sèches chez soi pour récupérer ses matières fécales plutôt que d'autres s'occupent de leur traitement, et, cerise sur le gâteau, les recycler comme engrais si l'on a un peu de terre, ce que les Chinois pendant longtemps ont eu l'intelligence de faire, contrairement à nous)
Le mythe de la démocratie de marché
Finissons enfin d'égratigner l'un des multiples mythes de la pensée libérale actuelle. J'ai déjà eu l'occasion de le faire pour celui-ci mais pas encore sous cet angle. De façon générale, le mythe de la démocratie de marché consiste à présenter le marché comme la matrice (mère) de toute démocratie possible. Il y a bien un noyau de vérité là-dedans comme j'aurai l'occasion de le montrer plus tard dans un autre contexte. Mais ce n'est qu'un noyau qui a fini par être enrobé d'une épaisse couches de fallaces (faussetés), en particulier celle qui nous occupe ici de croire que le choix du consommateur sur le marché, dans les conditions actuelles, est l'expression même des principes de la démocratie. Je serais entièrement libre de choisir entre Coca Cola ou Pepsi cola, TF1 ou M6, etc. En réalité, la demande sur le marché oriente la production de telle façon que ce sont les désirs des consommateurs solvables, et les plus riches d'entre eux, qui sont prioritaires. Le souhait d'un riche de se construire une villa sur la Côte d’Azur ou un avion personnel pèsera infiniment plus sur l’orientation que prendra la production des biens que le besoin d’un SDF d’avoir un logement décent ou le membre d'une classe populaire de pouvoir voyager en train sur des lignes secondaires, qui sont aujourd'hui, pour un grand nombre, laissées à l'abandon: "Il faut se rendre compte que l’impact de la distribution inégale des revenus sur la structure de la production des biens de consommation est immense [...] On voit donc que l’orientation de la production que le marché impose dans ces conditions ne reflète pas les besoins de la société, mais une image déformée, dans laquelle la consommation non essentielle des couches favorisés a un poids disproportionné." (Castoriadis, Autogestion et hiérarchie) Et il n' y a pas trente six mille façons de rééquilibrer les choses pour aboutir à un véritable principe démocratique dans ce domaine, à savoir que le vote d'un consommateur égale celui de tout autre: supprimer la hiérarchie des salaires.
(1) Cette problématique fondamentale de la pauvreté et de la liberté se retrouve parfaitement sous la forme de la fable chez Jean de la Fontaine (XVIIème siècle) dont l'oeuvre est, en réalité, infiniment plus subversive que l'écrasante majorité de ce que l'on peut trouver dans la littérature actuelle de gauche, alors même que lui eût à déjouer la censure de la monarchie.
Le loup et le chien
"Un loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli , qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers ,
Sire loup l'eût fait volontiers;
Mais il fallait livrer bataille,
Et la mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le loup donc, l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
«Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui répartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien:
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi? rien d'assuré; point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l'épée.
Suivez moi, vous aurez un bien meilleur destin.»
Le loup reprit: «Que me faudra-t-il faire?
-Presque rien, dit le chien: donner la chasse aux gens
Portants bâtons et mendiants;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire:
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons:
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse.»
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
"Qu'est-ce là? lui dit-il. - Rien. - Quoi? rien? -Peu de chose.
Mais encor? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché? dit le loup: vous ne courez donc pas
Où vous voulez? - Pas toujours; mais qu'importe? -
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor."
Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encor."
Chacun sera libre d'en tirer la morale qu'il voudra. Mais si La Fontaine achève sa fable sur le choix terminal du loup de rester libre, on peut du moins se douter de celle qui aurait eu sa faveur...
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