Mise à jour, 19-06-2019
Introduction
Démarche pour poser le problème: je montre que chaque réponse possible (oui/non) soulève à son tour des difficultés qui rendent la question problématique.
L’enjeu d’un tel sujet est de taille car si je réponds que les guerres sont inscrites dans la nature humaine cela impliquerait de concéder qu’elles constituent l’horizon indépassable de la vie humaine ce qui, devant les perspectives effrayantes que crée le "progrès" technique en ce domaine, augure d’une probable auto destruction du genre humain. On songe ici au 10 juillet 1955 lorsque Bertrand Russell (1) et Albert Einstein publiaient conjointement une tribune dans le New York Times où ils exposaient le dilemme qui est celui auquel doit se confronter notre époque:"Allons nous mettre fin à la race humaine ou l’humanité renoncera-t-elle à la guerre?" Plus d'un demi-siècle après cette tribune, il faut malheureusement constater que nous sommes encore très loin d’un tel renoncement alors même que les moyens de destruction, toujours plus gigantesques, n’en finissent pas de s’amonceler au dessus de nos têtes. Il faut bien se résoudre malheureusement, devant l’apparente universalité du phénomène de la guerre, à reconnaître qu'une réponse au sujet par la négative est tout aussi problématique: si la guerre n’était inscrite dans la nature humaine elle-même pourquoi alors observons nous partout des conflits meurtriers accompagnés de leur sinistre cortège de barbarie, de terreur et de pratiques génocidaires?
Je construis en trois temps mon raisonnement pour traiter le problème: en partant de l'opinion commune qui, fataliste, pense facilement que la guerre est inscrite dans la nature humaine. Ce pessimisme anthropologique peut certes se prévaloir de la caution intellectuelle d'une très large partie de la tradition philosophique. Néanmoins, il reste fort critiquable dès lors que nous nous donnons une connaissance assez pointue de l'anthropologie (l'étude des société indigènes des cultures de l'oral vs cultures de l'écrit) qui n'a pu être acquise que tardivement en raison du fait que cette discipline ne se constitue véritablement qu'à partir des années 1860. (2ème partie) Si la nature humaine ne peut être la seule incriminée' comme cause des guerres alors la question incontournable par laquelle toute copie doit nécessairement passer pour aller au bout du traitement du sujet consistera à se demander quel autre facteur que la nature humaine peut alimenter les guerres? Ne peut-on les chercher dans des conditions social historiques? Les institutions des sociétés humaines ne peuvent-elles plus ou moins favoriser l'apparition de conflits? Et, dans ce cas, il doit alors être possible de les transformer dans l'optique de la création d'un monde plus civilisé qui aura conjuré la menace de son propre anéantissement. Troisième partie; penser à faire jouer la distinction nature/culture: si les guerres ne doivent pas tout à la nature humaine n'est-ce pas aussi dans la culture elle-même qu'on peut en chercher les causes?
(1) Si Einstein est connu, Russell l'est beaucoup moins et c'est bien dommage. C'était à la fois un grand homme de science et philosophe, le seul de renom qui s'est opposé, du premier au dernier jour, à la boucherie industrielle qu'a été la Première guerre mondiale. Cela lui a valu de perdre son poste d'enseignant, de passer par la case prison puis d'être interdit de séjour sur une partie du territoire britannique. Comme il le disait lui-même, s'il n'avait pas bénéficié d'un héritage familial, il serait mort de faim. Du moins a-t-il sauvé à lui seul l'honneur des philosophes dans cette histoire. Il est aussi connu pour avoir fondé, toute à la fin de sa vie, le Tribunal Russell, pour instruire, de façon symbolique, le procès des crimes de guerre, dont on n'a pas idée de l'ampleur, des Etats-Unis au Vietnam.
1) Le pessimisme anthropologique
a) le penchant humain à l'agression
Le pessimisme anthropologique, typique de la mentalité occidentale, consiste à dire qu'il existe une nature humaine qui est intrinsèquement mauvaise et portée à l'agression. On trouve cette conception dans la formule souvent citée du philosophe du XVIIème siècle, (qu'il reprend, en réalité d'un autre auteur, mais peu importe ici), Thomas Hobbes:"Homo homini lupus" (l'homme est un loup pour l'homme) L'être humain n'éprouverait spontanément aucune inclination le portant à vivre avec ses semblables ce qui fait de son état naturel un état permanent de "guerre de tous contre tous". Hobbes pense repérer trois causes intrinsèquement liées à la nature humaine qui alimentent cet état de guerre permanent:"nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelle: premièrement, la rivalité; deuxièmement, la méfiance; troisièmement, la fierté." (Le Léviathan) L'essentiel des guerres dans l'histoire du monde trouveraient leur motif dans ces trois catégories de cause: on fera la guerre pour le profit car on convoite des richesses que l'autre convoite également ("la rivalité"), par exemple, du pétrole. Ou l'on fera la guerre car on se sent menacé par la présence d'un ennemi hostile dont on craint qu'à tout moment il nous agresse ("la méfiance"). Dans les termes des guerres actuelles, on parlera, comme l'administration américaine de "guerre préemptive" qu'on confondra sciemment avec le concept de "guerre préventive". Une petite disgression s'impose ici pour comprendre le sens de cette distinction nécessaire à faire pour être armé intellectuellement contre la propagande des grandes puissances. Partons du sens anglais des termes mis en jeu. Le mot "preempt" signifie "devancer" tandis que "prevent" signifie "prévenir". En pratique, cela signifie que la guerre préemptive implique qu'on puisse prouver que l'ennemi constitue une menace réelle pour sa propre sécurité. Comme telle, la guerre préemptive est reconnue par le droit international comme un recours légal de "légitime défense selon certaines conditions"(Charte des Nations unies. La Charte précise ces conditions qui sont celles d'une agression armée manifeste de l'ennemi à qui on veut déclarer la guerre, Article 51) Par distinction, la guerre préventive est illégitime car elle peut être lancée sans preuve manifeste d'une agression quelconque de l'ennemi supposé, seulement sur la base de soupçons qu'on peut nourrir quant à ses intentions. Or, les intentions à la différence des faits, ne peuvent jamais être établies objectivement. L'astuce de l'administration Bush a consisté à faire passer pour une guerre préemptive ce qui n'était, en réalité, qu'une guerre préventive quitte à fabriquer, pour les besoins de la cause, de fausses preuves (les prétendus armes de destruction massive ou les liens supposés entre le régime irakien et l'organisation terroriste Al Qaïda pour déclarer la guerre à l'Irak en 2003) En faisant passer pour une guerre préemptive ce qui est, en réalité, une guerre préventive, on se donne une caution légale au regard du droit international pour mener une guerre illégitime (injuste), avec, pour motif non avouable, non pas la sécurité mais la rivalité dans la terminologie de Hobbes (ici, en particulier l'accès à une ressource comme le pétrole, mais pas seulement. Saddam Hussein, qui, il ne s'agit pas de le nier, était bien un tyran sanguinaire, avait eu la mauvaise idée de vouloir abandonner le dollar comme unité monétaire pour faire le commerce du pétrole. Or, le dollar en tant que devise internationale des échanges commerciaux est un élément clé de la domination américaine dans le monde).
Enfin, la troisième et dernière cause de conflit dans le monde réside, dit Hobbes, dans la "fierté", parce que, par exemple, on peut se sentir insulté. Dans les sociétés aristocratiques des temps passés où l'honneur constituait la vertu cardinale (et pas encore la richesse comme aujourd'hui) ce genre de conflit était très répandu. Mais, on peut encore le retrouver de nos jours quand on a à faire à l'intégrisme religieux, en particulier: le fondamentaliste de l'Islam qui voit son prophète caricaturé pourra facilement prendre cela comme une déclaration de guerre. C'est dans la philosophie de l'histoire de Hegel (XVIIIème-XIXème siècle), que ce thème a été le mieux développé sous la forme de la lutte à mort pour la reconnaissance, qui constitue pour Hegel la trame de toute de l'histoire humaine: la guerre y apparaît comme un moment essentiel dans la réalisation de l'existence spirituelle de l'homme. Le mode propre de l'existence humaine c'est d'exister pour soi et non simplement pour un autre; autrement dit, c'est la conscience de soi qui destine l'être humain à la liberté. Seulement, cette conscience de soi ne sera pas reconnue spontanément par l'autre. Il faudra l'y contraindre par une lutte qui engage la vie des combattants. C'est celui qui sera prêt à sacrifier sa vie pour obtenir la reconnaissance de l'autre qui accèdera au statut de maître. Le vaincu, incapable de s'élever au-dessus de son instinct biologique de survie et mettre sa vie en jeu, sera destiné à devenir l'esclave.
Si les sociétés se sont constituées en arrivant tant bien que mal à juguler ce supposé état primitif de guerre de tous contre tous, la loi qui préside aux relations internationales entre les différentes sociétés est celle qui découle toujours de cette nature humaine belliqueuse, d'où le fait que l'on retrouverait partout et toujours les guerres dans l'histoire humaine.
On retrouve le même pessimisme anthropologique chez Sigmund Freud:"L'homme n'est pas un être doux, en besoin d'amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais au contraire il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l'agression." (Malaise dans la civilisation) Freud appuie sa thèse aussi bien sur les enseignements de la vie et de l'histoire que sur les résultats de ses travaux dans le domaine de la psyché humaine (l'âme). Cette pulsion d'agression se manifesterait d'une infinité de manières différentes dans la vie et l'histoire: exploitation abjecte de la force de travail d'autrui sous les formes de l'esclavage, du servage, du salariat; viol et violence sexuelle infligée au faible, vol, spoliation, pillage, meurtres, génocides etc. L'histoire humaine ne serait qu'une longue et horrible litanie de violence de toutes sortes aussi loin que l'on remonte dans le temps.
Cette scène inaugurale, relatant les origines de l'humanité, du film, 2001 Odyssée de l'espace, de Stanley Kubrick, illustre bien cette conception d'une nature humaine supposée fondamentalement violente (attention, la scène commence par trois minutes de noir complet symbolisant les ténèbres des origines). L'entrée dans l'humanité se fait par un massacre grâce à la puissance que confère la technique, dans cette version, la découverte de l'os comme instrument pour tuer, et, asseoir sa domination sur la terre (ici sur la ressource vitale que constitue l'étendue d'eau). Remplacer l'étendue d'eau par un gisement de pétrole et l'os par des missiles balistiques et vous pourrez vous autoriser à dire que c'est partout et toujours la même nature humaine belliqueuse qui s'exprime et que suivant la formule de l'Ecclesiaste de la Bible, il n'y a "rien de nouveau sous le soleil". Les travaux d'un anthropologue comme Robert Ardrey constituent l'exposé théorique effroyable de cette vision cinématographique des origines humaines dans le compte rendu qu'en fait Chris Harman:"[...] la préhistoire de l'humanité toute entière, de l'époque de l'Australopithèque- le premier primate à marcher sur ses pattes de derrière- jusqu'à l'émergence de l'écriture, a été fondée sur l'"impératif du meurtre", que les "bandes de chasseurs-cueilleurs se battaient pour des points d'eau qui ne demandaient souvent qu'à s'évaporer sous le soleil brûlant de l'Afrique", que nous sommes tous des "enfants de Caïn", que "l'histoire humaine a stimulé le développement d'armes toujours supérieures [...] pour des nécessités génétiques", et que, par conséquent, sous un mince vernis de "civilisation" se dissimule un "amour du massacre, de l'esclavage, de la castration et du cannibalisme" qui est de nature instinctive." (Chris Harman, Une histoire populaire de l'humanité, p. 23) Ainsi le récit biblique lui-même abonderait dans le sens des résultats de l'enquête anthropologique moderne en mettant en scène, à l'origine de l'humanité, le meurtre par jalousie d'Abel par son frère ainé Caïn, deux fils d'Adam et Eve. Sauf que cette façon foncièrement pessimiste de se représenter l'origine de l'humanité est venue, à notre époque, des interprétations extrêmement discutables qu'a fait R. Dart de sa découverte en 1925 du premier fossile de l'Australopithecus africanus. Dart le présentait comme "un carnivore qui dévorait ses proies vivantes, les démembrait et apaisait sa soif en buvant leur sang encore chaud." (F. de Waal, Bonobo le bonheur d'être singe, p. 2) C'est à partir de là qu'on en a tiré une vulgarisation de ce que devait être notre plus lointain ancêtre, qui s'est diffusée dans l'esprit du grand public, via les livres de R. Aldrey, et qu'a pris comme parole d'évangile Kubrick. Par une étrange mutation, ce très lointain ancêtre serait passé subitement du régime végétarien des grands singes à un régime carnivore, destinant d'emblée l'humanité à la férocité et à la brutalité, sans qu'elle ait pu avoir le temps de développer des inhibitions pour éviter que ses membres s'entretuent, comme c'est le cas chez les grands prédateurs (lion, loup, requin, etc.). En réalité, il est tout à fait douteux que ce récit corresponde à la réalité, d'après ce qu'ont pu nous apprendre les fouilles préhistoriques ultérieures; on est plutôt porté à penser qu'il devait d'avantage tenir de la proie que du prédateur:"Ironiquement, on pense aujourd'hui que l'australopithèque, loin d'avoir été un prédateur, fut l'une des proies préférées des grands carnivores. Les dommages infligés aux crânes fossiles, où Dart voyait l'oeuvre d'hommes-singes armés de massues, se révèlent parfaitement conformes à ce qu'on sait de l'action prédatrice des léopards et des hyènes. Il se pourrait donc que les débuts de notre lignée aient été marqués non par la férocité, mais par la peur." (ibid., p. 3) Ainsi, la séquence du film de Kubrick où l'on voit une sorte de panthère se jeter sur un Australopithèque est sans doute plus proche de ce qu'a pu être sa vie que la mise en scène du massacre d'un congénère appartenant à un autre groupe, suite à la découverte du pouvoir des outils.
b) Les données de la psychanalyse
Comme nous l'avons déjà signalé, le pessimisme anthropologique d'un auteur comme Sigmund Freud s'est également alimenté aux lumières qu'il pensait avoir trouvé sur le fonctionnement de la psyché (âme) humaine. L'inconscient constituant l'essentiel de la réalité de l'esprit humain, d'après la grande découverte que prétend avoir fait Freud, l'être humain sera dominé par des forces inconscientes qu'il est bien incapable de maîtriser. On peut ainsi chercher à mettre à jour les racines psychologiques les plus archaïques où s'alimente la fascination de l'humain pour le pouvoir et les conséquences destructrices qui en découlent. Dans la description que fait Cornelius Castoriadis, qui était, entre autres, lui aussi psychanalyste, de la psyché humaine, celle-ci se caractérise orginellement par son a-socialité, c'est-à-dire son incapacité à reconnaître autrui comme une autre source autonome de désirs, et, son phantasme de toute puissance, c'est-à-dire, l'illusion de la toute puissance de la pensée qui fait que, pour le nourrisson, son cri aurait le pouvoir "miraculeux" de faire surgir à lui seul le sein dont il a besoin. C'est au moment où il doit renoncer à ce phantasme en découvrant qu'il n'est pas le maître du sein, que celui-ci appartient à quelqu'un d'autre, qu'il aura alors tendance à projeter l'illusion de la toute puissance sur la figure protectrice de l'autorité parentale puis sur les différentes figures qui jalonneront sa vie d'être humain: l'instituteur, le gourou, le chef politique etc. Cet attrait pour la force, comme le souligne Castoriadis, " [...] est un résidu très puissant de l'attachement à une première figure qui était[...] le maître de la signification. Et il y a toujours quelque part quelqu'un qui joue ce rôle de maître de la signification et qui probablement peut devenir Adolf Hitler ou Joseph Staline ou Ronald Reagan..."(Domaines de l'homme, Psychanalyse et société, p. 51)
C'était ici le lieu de souligner la différence fondamentale qui sépare l'agressivité telle qu'on la rencontre dans le règne animal et ses manifestations dans la sphère du monde humain. Chez, l'animal, la pulsion d'agression comme l'ensemble de la vie psychique est fonctionnalisée en vue de la conservation de l'espèce; il peut se dérouler des combats féroces pour occuper la position dominante dans l'organisation du groupe; mais, au bout du compte, ces combats permettent de renforcer la capacité de survie du groupe car seul les dominants prendront en charge la reproduction ce qui assurera que ce sont les membres disposant du meilleur patrimoine génétique qui assureront sa perpétuation. Le caractère dévastateur de la pulsion d'agression telle qu'elle se manifeste chez l'être humain vient d'abord du fait qu'elle est, comme l'ensemble de la vie psychique, défonctionnalisée relativement au substrat biologique, ce qui ouvre la vie humaine à l'hubris, la démesure et, potentiellement, à l'auto destruction.
Selon certains éthologues (spécialistes du comportement animal), la violence propre aux
groupes humains s'expliqueraient par une série de quatre facteurs. A un premier niveau, l'agressivité serait partagée avec l'ensemble des mammifères auxquels nous appartenons (ce qui est à relativiser: les bonobos, très proches de nous, sont, par exemple, pacifiques; nous y reviendrons plus loin à propos de la néoténie humaine, car c'est un point essentiel). Deuxièmement, les omnivores ont développé moins d'inhibitions à la violence que les carnivores ce qui les rendrait, contrairement à ce que l'on croit, plus agressifs. En fait, si ce point paraît douteux, c'est parce que nous confondons prédation et agressivité. La première est motivée par la faim et met aux prises deux individus d'espèces différentes; la seconde est interne à une espèce, comme on le voit manifesté dans un combat entre étalons qui peut être bien plus violent que les affrontements entre lions, par exemple. Cela nous conduit droit au troisième facteur: c'est lui qui fait ressortir ce qu'a de spécifique la violence telle qu'on la rencontre chez homo sapiens (l'humain tel qu'il est constitué anatomiquement aujourd'hui depuis environ 50 000 ans). Lorsqu'avec certaines avancées techniques clés (maîtrise du feu, habitations, perfectionnement des outils pour la chasse, etc.), les groupes humains ont pu faire diminuer considérablement la pression que représentaient les espèces les plus dangereuses pour eux, leur pulsion d'agression a fini par se retrouver largement sous employé et elle a eu alors tendance à se tourner vers les autres groupes humains. Cette transformation d'un groupe de la même espèce en un groupe étranger à combattre est ce qu'on appelle dans la théorie de l'évolution la "pseudo-spécification". Enfin, dernier facteur aggravant, à mesure que l'espèce homo sapiens va se disperser et se diversifier en types culturels variés, la pseudo-spécification va se renforcer et les sources de conflits entre groupes par la même occasion. Pour le résumer, à la fin du fin paléolithique (ancien âge de pierre, avant la sédentarisation, il y a environ -10 000 ans), on a partout des groupes qui sont potentiellement en guerres les uns contre les autres même si ces potentialités sont encore peu actualisées du fait de leur dispersion.
L'anthropologie noire qu'on peut tirer de cet ensemble de données se trouve résumée dans le titre d'un essai de John Adams, l'un des pères fondateurs des Etats Unis d'Amérique: "Tous les hommes seraient des tyrans s’ils le pouvaient." Il convient toutefois d'y regarder de plus près avant de consentir sans réserve à une vision aussi désespérante.
2)Critique du pessimisme anthropologique
a) Les données anthropologiques elles-mêmes conduisent à relativiser la nature guerrière de l’être humain
Le bilan que tirait un universitaire américain, John Collier, après avoir passé entre 1920 et 1930 dix ans de sa vie en compagnie des Indiens dans le sud est des Etats Unis devrait nous mettre la puce à l'oreille: "Si nous pensions comme eux, la terre serait éternellement inépuisable et nous connaîtrions la paix à jamais." (cité par Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p.29) Autre exemple, le contraste saisissant qui existait entre le caractère hospitalier et totalement pacifique des indiens Arawaks et la barbarie meurtrière des colons espagnols débarquant sous le commandement de Chridtophe Colomb en 1492 sur l'île appelée aujourd'hui "Haïti", et dont l'historien américain Howard Zinn relate ainsi le choc culturel complet issu de leur rencontre: "Les Arawaks s'empressèrent de les accueillir en leur offrant eau, nourriture et présents. Colomb écrit plus tard dans son journal de bord:"[...]Ils échangeaient volontiers tout ce qu'ils possédaient. [...]Ils ne portent pas d'armes et ne semblent pas les connaître (souligné par moi) [...] Ils étaient si naïfs et si peu attachés à leurs biens que quiconque ne l'a pas vu de ses yeux ne peut le croire. Lorsque vous leur demandez quelque chose qu'ils possèdent, ils ne disent jamais non. Bien au contraire, ils se proposent de le partager avec tout le monde."" (ibid., p.5-8) En échange, ils se virent infliger des traitements d'une cruauté inouïe tels qu'on en trouve le témoignage dans le récit de Bartolomé Las Casas qui avait été le témoin direct de ces atrocités:"Il était de règle chez les Espagnols d’être cruels (…) pas simplement cruels, mais extraordinairement cruels afin que les traitements durs et sévères qu’ils infligeaient aux autochtones les empêchent d’oser se considérer comme des êtres humains ». Se voyant mourir à chaque jour par suite des traitements cruels et inhumains que leur infligeaient les Espagnols, piétinés par les chevaux, passés au fil de l’épée, mordus et déchirés par les chiens et, pour beaucoup, enterrés vifs après avoir dû subir toutes sortes de tortures raffinées..." (Cité par Noam Chomsky, La tragédie d'Haïti) En réalité, on peut se demander si le pessimisme anthropologique qui veut voir dans l'être humain un être foncièrement agressif ne s'alimente pas à une vision déformée de l'histoire humaine en grossissant exagérément les données de l'histoire récente et en les projetant sur le plus lointain passé . C'est, du moins, dans ce sens que vont les analyses d'une auteur comme Chris Harman dans son ouvrage, Une histoire populaire de l'humanité. On verra néanmoins plus loin qu' il y a certaines données récentes qui portent à penser qu'Harman a peut-être sous estimé le penchant à la guerre dans les conditions primitives d'existence.
Il y a deux niveaux d'analyse à développer et à articuler ensemble ici: celui qui concerne les rapports sociaux au sein du groupe et celui qui concerne les rapports entre sociétés. Concernant les rapports sociaux au sein d'un groupe, il importe de voir, et cela est solidement établi par la recherche en anthropologie, que les sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades n'étaient pas encore des sociétés hiérarchisées suivant des rapports de classe. La domination et l'exploitation, caractéristique des sociétés de classe en étaient absentes. La seule forme de division du travail dans les sociétés primitives reposait sur la différence des sexes ce qui est une des raisons qui peut expliquer qu'on y rencontre déjà, pour bon nombre d'entre elles, l'institution du patriarcat, de la domination des hommes sur les femmes. Malgré cela, le niveau de sociabilité des individus de ces sociétés étaient bien plus élevé que dans les sociétés beaucoup plus tardives divisées et hiérarchisées suivant des rapports de classe. La solidarité, la coopération et l'entraide étaient développées à un degré infiniment supérieur aux antipodes de ce que nous connaissons aujourd'hui dans les sociétés modernes où prévaut l'égoïsme:"Si une tribu d'Iroquois affamés en rencontre une autre dont les provisions ne sont pas complètement épuisées, ces derniers partagent avec les nouveaux venus le peu qu'il leur reste sans attendre qu'on leur demande..."(Lafitan, cité par Chris Harman, ibid., p.29) Les sociétés primitives s'organisent suivant le principe dominant de la réciprocité d'après lequel la circulation des biens se fait principalement suivant des cycles sans fin de dons-contre dons. L'exemple type, ce sont les indiens Aché de la forêt amazonienne:« Toute leur vie sociale est organisée à partir de ce principe qui veut que les animaux qu’on a tués, on ne doit pas les manger soi-même » (Pierre Clastres, L’arc et le panier dans La société contre l’Etat, p. 98) Je fais don du produit de ma chasse aux autres; les autres me font don du produit de leur chasse: "En contraignant l’individu à se séparer de son gibier, [ce tabou] l’oblige à faire confiance aux autres, permettant ainsi au lien social de se nouer de manière définitive." (ibid., p. 99) Le principe de réciprocité peut être illustré par la façon dont cette légende soufi ( le soufisme est un courant spirituel de l'Islam persécuté aujourd'hui par les fanatiques intégristes) décrit le paradis:
Pour plus de développement sur cette organisation primitive des sociétés humaines, je renvoie à l'article, Les sociétés primitives et la réciprocité.
Sur le plan des relations entre sociétés, le penchant à l'agression n'aurait été guère plus développé. S'appuyant sur des données anthropologiques que nous tenons de l'observation de telles sociétés qui ont pu parvenir à subsister jusqu'à nos jours, un anthropologue comme Friedl note: "les contestations territoriales entre les hommes issus de groupes de chasseurs-cueilleurs voisins existent [...]. Mais, dans l'ensemble, la quantité d'énergie que les hommes consacrent à l'entraînement au combat ou à des expéditions guerrières n'est pas élevée chez les chasseurs-cueilleurs [...]. Les conflits internes aux bandes se règlent généralement par le retrait d'une des parties." ( Women and men, An anthropologist view, cité par Chris Harman, Une histoire populaire de l'humanité, p. 23) La propension à la guerre n'aurait commencé à prendre de l'ampleur que très tardivement dans l'histoire humaine, à partir de la sédentarisation et de la formation de sociétés d'horticulteurs rendant possible l'apparition du stockage des richesses, et partant de là, ce que Hobbes appelait la rivalité:"[Le village] était [...] confronté à un problème inconnu des groupes primitifs: il possédait des réserves de nourriture et d'ustensiles qui pouvaient motiver des attaques armées de pillards venus de l'extérieur. La guerre, virtuellement inconnue des chasseurs-cueilleurs, devint endémique dans nombre de peuplades d'horticulteurs." (Chris Harman, ibid., p.31) Et encore, les sociétés d'horticulteurs ne seraient devenues vraiment belliqueuses qu'à un certain stade de leur développement, en particulier, à partir de la création d'un surplus suffisamment important pour générer les convoitises. Ce qui tendrait à le confirmer, c'est comme le note Lewis Mumford le fait "qu’on n’ait rien retrouvé qui ressemble à des armes dans les vestiges des villages néolithiques qui ont été exhumés; et ce fait s’accorde aisément avec l’idée que nous pouvons avoir de ces petites communautés, trop pauvres en main-d’œuvre, trop éloignées les unes des autres, trop attachées au sol avant la navigation, pour être tentées d’empiéter sur les domaines voisins, d’attaquer ou de se défendre."(La cité à travers l’histoire, éditions Agone, p. 28) La conclusion logique qu’en tire Mumford est que "le belliqueux primitif de Hobbes paraît être de nature plus utopique encore que le bon sauvage de Rousseau."(ibid., p. 28)
Il convient cependant, comme on l'avait évoqué plus haut, de sérieusement nuancer les propos de Mumford ou de Harman, à l'aune de découvertes archéologiques plus récentes:"Comment, en effet, des sociétés décrites par Gimbutas et ses partisans comme pacifiques ont-elles pu laisser tant de traces archéologiques de morts violentes et ce, bien avant l'invasion présumée des hordes patriarcales de l'âge du bronze? On connaît l'exemple d'Otzi, ce célèbre cadavre découvert en 1991 dans un glacier alpin, qui fut tué d'une flèche il y a un peu plus de 5000 ans, durant l'âge du cuivre. Mais Otzi est très loin d'être un cas isolé. Le Néolithique européen a livré de véritables charniers, tel le site de Talheim, en Allemagne où, deux millénaires plus tôt, 18 adultes et 16 enfants, avaient été massacrés et jetés pêle-mêle dans une fosse. A Téviec, dans le Morbihan, sur un site datant du Mésolithique final (-5500) deux pointes de flèches étaient fichées dans les vertèbres d'un homme d'une vingtaine d'années [...] En des temps plus reculés encore, vers 11000 avant notre ère, plus de trente individus, principalement des femmes et des enfants, furent abattus et leurs crânes enterrés sur le site d'Ofnet, en Bavière." (Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était, p. 76) Ces données montrent que la violence est malgré tout déjà présente dans les conditions primitives d'existence. Là où les relations que nouent les pratiques de don ne peuvent s'établir, on versera dans la guerre. C'est un point que nous laisserons ici de côté en renvoyant au notes de lecture faites à propos du texte de P. Clastres, Archéologie de la violence, la guerre dans les sociétés primitives. A suivre la thèse de Clastres, si la guerre est belle et bien omniprésente dans les sociétés primitives, ce n'est pas du tout en raison d'une nature humaine qui aurait partout et toujours été marquée par la propension à l'agression mais pour des raisons d'ordre politique qui tiennent à la structure tout à fait particulière des premières sociétés de l'âge de pierre qui ne sont pas hiérarchisées. De toute manière, ce sur quoi il faut insister maintenant c'est le fait que le concept même d'une nature humaine est problématique au plus haut point.
b)Le concept de nature humaine est beaucoup trop indéterminé pour qualifier cette nature an historiquement de "guerrière"
La variété indéfinie des types anthropologiques que nous rencontrons dans l’histoire nous conduit à un concept de la nature humaine qui est condamné à rester, dans une très large mesure, indéterminé, interdisant tout jugement définitif et à l’emporte pièce, que les gens ont en général, comme: "Que voulez-vous, on ne peut rien y faire, c'est dans la nature de l’homme de faire la guerre". Il faut ici s’appuyer sur les données de la biologie elle-même pour donner une base scientifique solide à cette indétermination qui réside fondamentalement dans la néoténie de l'être humain, son inachèvement biologique qui fait qu'il est un être dont la nature est plastique et quasi indéfiniment malléable à la façon d'une marbre réfractaire que le sculpteur peut tailler d'une infinité de façons différentes. En fait, on peut montrer au niveau éthologique, concernant nos plus proches parents sur l'arbre de l'évolution, les grands singes, que l'humanité a probablement dû hériter autant d'espèces belliqueuses avec des structures sociales hiérarchisées comme les chimpanzés que de celles comme les bonobos, pacifiques et horizontalisés quant à leur organisation sociale. C'est, du moins, la thèse du primatologue F. de Waal. En raison des traits accentués de sa néoténie, rien n'autorise à dire que l'humanité soit amenée à développer plutôt un de ces legs que l'autre. Ici, tout dépend des institutions que nous voulons forger pour mettre l'accent plutôt sur l'un que sur l'autre, ce qui nous montre la voie vers la dernière partie du traitement de ce sujet. (Pour des développements sur ce concept de néoténie, absolument essentiel à la compréhension de la condition humaine, voir la partie 1 du chapitre qui lui est consacré ici, et, pour son implication touchant la question de la nature humaine le c. de la partie 2.)
Les données de l'anthropologie le confirment en montrant que les sociétés humaines se répartissent sur une échelle allant d’un pacifisme plus ou moins intégral aux pires formes de sauvagerie dans l’agression. Si nous prenons, par exemple, les tribus indiennes qui peuplaient les îles Caraïbes au moment où Colomb débarqua en 1492, il est remarquable de noter qu'elles présentaient une variété extrême de types anthropologiques: entre le caractère tout ce qu'il y a de plus pacifique des Arawaks que nous avons vu dans la partie précédente et celui belliqueux des Caribs qui pratiquaient sans vergogne la guerre et le cannibalisme, il est extrêmement problématique de trouver une constante anthropologique qui permettrait de définir quelque chose comme une nature humaine.
Dans ce très large éventail de types anthropologiques, il faut convenir que la civilisation occidentale occupe une position peu enviable comme on a pu commencé à le voir à travers le phénomène de la colonisation. On peut d'ailleurs se demander si notre propension à définir la nature humaine comme essentiellement violente n'est pas une façon de regarder l'être humain à travers le prisme déformant de notre propre civilisation, ce qui est le préjugé dans lequel tombe quasi systématiquement les sociétés humaines. On voit donc clairement, à la lumière de ces données anthropologiques et biologiques, que le caractère guerrier de l’être humain présente des variations remarquables qui font que la seule pulsion d’agression supposée être inscrite dans la nature humaine, ne saurait constituer une explication suffisante au phénomène des guerres.
Mais alors si celle-ci ne peut être seule incriminée, quels autres facteurs peuvent être mis en évidence? N’y-a-t-il pas des conditions social historiques qui peuvent plus ou moins favoriser, stimuler, ou, au contraire, inhiber voir sublimer (métamorphoser en l'élevant à un niveau supérieur dans les créations de la culture) cette pulsion meurtrière? Autrement dit, les guerres ne dépendent-elles pas autant d’une hypothétique nature humaine que d’institutions des sociétés? Quelles peuvent être ces institutions? Et comme elles sont une création humaine, ne sont-elles pas en mesure d’être modifiées, transformées dans un sens favorable à l’émergence d’un monde pacifié qui aura conjurer la menace de son propre anéantissement?
3)Les conditions social historiques comme facteurs de violence
a) L’exemple des sociétés modernes
Sur l’échelle de l’agressivité, nous avons déjà eu l’occasion de montrer que la civilisation occidentale occupe une position particulièrement élevée. Comme le relève Noam Chomsky," [de] l'Amérique à l'Asie du Sud Est [remarquait l'historien militaire Geoffrey Parker], les peuples étaient atterrés par la sauvagerie des Européens et "tout aussi horrifiés par la furie destructrice de la guerre à l'européenne". Les sociétés conquises étaient loin d'être pacifistes, mais la brutalité des Européens leur était inédite, pas tant par ses techniques que par son esprit." (Chomsky, Futurs proches, p.12) La civilisation occidentale mérite, de ce point de vue, qu’on la prenne comme un exemple type pour montrer comment et dans quelle mesure ce sont des conditions social historiques qu’une société peut créer qui encouragent le penchant humain à l’agression, ce qui permettra aussi de justifier l’idée qu’en changeant ces conditions on peut espérer aller vers des formes de société plus pacifiques et civilisées.
Ces conditions social historiques qui ont contribué dans des proportions considérables à exacerber la violence colonisatrice de la civilisation occidentale moderne mettent en jeu deux institutions en particulier si l'on part des indications que donnait Bertrand Russell lorsqu'il voyait dans la propriété et l'Etat les "grandes incarnations du pouvoir de posséder; c'est pour cette raison qu'ils sont contraires à la vie et qu'ils aboutissent à la guerre." (Principes de reconstruction sociale, p. 182)
Concernant la propriété, un solide argument à l'appui de la thèse de Russell consiste à prendre appui sur le fait que chez les sociétés primitives de chasseurs-collecteurs le penchant à l'agression est contenu dans une large mesure car ces sociétés ont un mode de vie pour lequel l'accumulation de biens serait plus un encombrement qu'autre chose. Comme le développe l'anthropologue américain Marshall Sahlins, leur mode de vie nomade, pour être viable, suppose d'avoir le minimum de choses à transporter:"Entre propriété et mobilité, il y a contradiction." (Age de pierre, âge d'abondance, p. 50). Autrement dit, le besoin pathologique de posséder et d'accumuler toujours plus, dans une telle société, ne peut tout simplement pas voir le jour. N'ayant besoin de posséder que très peu de biens pour vivre, de telles sociétés ne seront mues par la "rivalité"; n'ayant que très peu de biens à défendre, elles ne connaîtront non plus le besoin d'assurer leur "sécurité". Les deux tiers des motifs qui conduisaient Hobbes à faire de l'état de guerre l'état naturel de l'humanité disparaissent d'un coup. On comprend alors mieux pourquoi c'est à partir de la sédentarisation, que la pulsion de possession va pouvoir se développer jusqu'à atteindre les proportions pathologiques qu'on rencontre dans le capitalisme moderne.
Concernant l'Etat, Randolph Bourne avait résumé radicalement la chose:"la guerre c'est la santé de l'Etat". Voyez, à partir de 45'30, du documentaire Psywar, le contexte du propos de Bourne (activer les sous titres si nécessaire).
Le processus de sédentarisation engendre, à partir d'un certain stade de son développement urbain, cette autre institution que constitue l'Etat centralisé, soit, la concentration du pouvoir entre les mains d'une structure séparée de la société. Le renforcement de l'Etat qui, de Cité Etat devient Etat Nation va de pair, comme les travaux de l'historien Bertrand de Jouvenel l'établissent avec une accumulation du pouvoir engendrant des conflits sur une échelle d'une toute autre ampleur:"Lorsque nous remontons à l'époque - XI et XIIème siècles- où commencent à se former les premiers d'entre les Etats modernes, ce qui nous frappe d'abord, dans ses temps représentés comme si belliqueux, c'est l'extrême petitesse des armées et la brièveté des campagnes [...]. La guerre est alors toute petite: parce que le pouvoir est petit." (cité par Bertrand Vincent, Paul Goodman ou la reconquête du présent, p. 88) La nouvelle forme de cité correspondant à ce changement d'échelle du pouvoir qui nous fait passer à la structure de l'Etat nation, c'est la capitale baroque avec ces larges avenues rayonnant à partir d'un centre qui symbolise la structure centralisée du pouvoir:"Ce fut seulement à la période baroque que les architectes, modifiant le tracé médiéval, réalisèrent des voies d'accès qui conduisaient directement au coeur de la cité, comme on peut le voir dans les plans en étoile. Alberti lui-même prévoyait déjà la possibilité de tracés semblables qui indiquent que la puissance publique est entièrement concentrée entre les mains du pouvoir central ou d'un souverain absolu." (Mumford, ibid., p. 441) (1)
Etat et propriété dans le capitalisme moderne
L'Etat et l'appropriation privative des richesses par les institutions du marché n'ont cessé de marcher main dans la main depuis l'époque baroque (XVIème siècle), contrairement à la mythologie véhiculée par le libéralisme économique qui voudrait opposer ces deux institutions, comme le rappelle encore Lewis Mumford:" Il fallait aux princes des sujets plus nombreux -c'est-à-dire plus de chair à canon et de vaches à lait pour les impôts et les loyers-, et ses désirs concordaient avec ceux des détenteurs de capitaux cherchant à disposer de marchés plus larges et mieux concentrés, composés de consommateurs insatiables. Puissance politique et puissance économique se renforçaient mutuellement..." (ibid., p. 518) Analysons la situation actuelle de ce point de vue. La prospérité des grandes firmes capitalistes comme MacDonalds passe par la conquête constamment renouvelée de nouveaux marchés et le contrôle via un appareil d'Etat des ressources stratégiques dans le monde (le pétrole en particulier). Là où les portes restent fermées, il faudra les enfoncer à coups de bélier, en appelant à la rescousse MacDonnell Douglass, le fabriquant d'avions de chasse, si besoin est. Le président des Etats Unis Woodrow Wilson nous en en donne lui-même la confirmation dans cette conférence qu'il fit en 1907:"Les concessions obtenues par les financiers devaient être protégées par les représentants de l'Etat même si la souveraineté des nations réticentes devait être malmenée à cette occasion.[...] Les portes des nations qui nous sont fermées doivent être enfoncées.(souligné par moi)" (cité par Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p. 411) Autrement dit, pour paraphraser le New York Times, MacDonnel Douglass doit enfoncer les portes des nations réticentes pour laisser la voie libre aux intérêts de MacDonalds. C'est ainsi que Roosevelt pouvait écrire en 1897:"j'accueillerais avec plaisir n'importe quelle guerre tant il me semble que ce pays en a besoin." (cité par H. Zinn, ibid., p.341) Il faut replacer cette déclaration dans le contexte économique de l'époque qui avait vu l'industrie américaine accroître prodigieusement ses gains de productivité grâce aux innovations technologiques, entraînant une surproduction que le marché intérieur américain ne pouvait plus absorber, ce que confirme cette annonce du département d'état américain faite en 1898:"Il semble à peu près certain que tous les ans nous aurons à faire face à une surproduction croissante de biens qui devront être placés sur les marchés étrangers [...] L'augmentation de la consommation étrangère des biens produits dans nos manufactures et nos ateliers est, d'ores et déjà, devenue une question cruciale pour les autorités de ce pays comme pour le commerce en général." (cité par Howard Zinn, ibid., p.344) Ainsi se trouvait scellée l'alliance entre le complexe militaro industriel et les promoteurs des intérêts commerciaux du pays; ces derniers "jugeaient les marchés étrangers si essentiels à la prospérité américaine que la politique expansionniste, même menée par les armes, ne pouvait à terme que les séduire." (Howard Zinn, ibid., p.346)
Dans cette logique, le plus grand crime que peut commettre aujourd'hui le gouvernement d'un Etat dans le monde aux yeux des élites du capitalisme n'est pas de massacrer sa population mais de rechigner à s'intégrer à l'ordre néo libéral pour la libre circulation des capitaux partout dans le monde. Il y aurait de ce point de vue à reconsidérer, par exemple, le sens de l'intervention militaire de l'OTAN en ex Yougoslavie en 1999. Si le motif invoqué de l'ingérence humanitaire tenait la route, il faudrait alors demander pourquoi personne n'a bougé le petit doigt à la même époque pour empêcher le gouvernement turc de massacrer sa population kurde ou le gouvernement indonésien de faire encore bien pire au Timor. En réalité, les bombardements de l'OTAN en ex Yougoslavie n'ont pas empêché la purification ethnique à l'encontre des Kosovars; ils l'ont, au contraire, accéléré comme l'avait parfaitement prévu le haut commandement des forces de l'OTAN. C'est donc ailleurs qu'il faut chercher les vrais motifs de son intervention, en particulier, dans le fait que le gouvernement yougoslave était résolument hostile à intégrer son pays dans l'ordre néo libéral de la libre circulation des capitaux qui se mettait en place partout en Europe Voilà un pays dont les portes restaient fermées et qu'il fallait faire sauter par la force armée; la formule du New York Times que nous avons évoqué plus haut est sans équivoque à ce sujet:"Si nous voulons des relations économiques solides, nous permettant de vendre dans le monde entier, il faut que l’Europe soit la clé… C’est de cela qu’il s’agit avec toute cette chose (sic) du Kosovo.[...] Pour que la globalisation marche, l’Amérique ne doit pas craindre d’agir comme la superpuissance omnipotente qu’elle est. La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans un poing caché. (souligné par moi) McDonalds ne peut être prospère sans McDonnel Douglas, le constructeur de l’avion F-15. Et le poing caché qui garantit un monde sûr pour les technologies de la Silicon Valley, ce poing s’appelle armée des Etats-Unis, Air Force, Navy et Marines." Autrement dit, les marchands de camelote ont besoin des marchands d'armes pour s'enrichir.
Cette dynamique guerrière de la valorisation capitaliste implique un renversement complet du sens commun: ce qui devient destructeur c'est la volonté d'oeuvrer à un monde pacifié. C'est ainsi qu'un journaliste de la droite la plus conservatrice aux Etats-Unis pouvaient se plaindre dans les années 1980 du fait que les milieux universitaires américains étaient infestés par des militants pacifistes en ces termes: "Quelle pitié que notre jurisprudence ne nous autorise pas à atteindre et châtier les véritables responsables de cette mentalité destructrice."(souligné par moi, Howard Zinn, ibid., p. 680) Les effets guerriers de cette dynamique peuvent être chiffrés précisément comme on peut le voir dans un rapport rédigé en 1962 par Dean Rusk, intitulé "Quelques exemples de l'usage de la force armée américaine à l'étranger: 1798-1945" et qui dénombre pas moins de 103 opérations militaires américaines dans le monde entre 1798 et 1895 (cité par Howard Zinn, ibid., p. 342). Les guerres sont ainsi tellement favorables au business des grandes corporations privées qu'au lendemain de la seconde guerre mondiale "Charles Wilson président de la General Electric Corporation fut si satisfait de la situation en temps de guerre qu'il proposait de perpétuer l'alliance du militaire et de l'économique afin de pratiquer une "économie de guerre permanente."" (Howard Zinn, ibid., p. 482) Le concept de "guerre froide" vint à point nommer sur le devant de la scène pour légitimer une telle politique. L'historien britannique P.M.S. Blackett pouvait faire du largage de la bombe atomique sur Hiroshima "le premier acte diplomatique d'importance de la guerre froide à l'encontre des russes " illustrant la formule de Clausewitz selon laquelle "la guerre (ou plutôt la terreur dans ce contexte) est la continuation de la politique par d'autres moyens". En effet, le motif secret des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki tenait au fait qu'il fallait faire capituler le plus vite possible le Japon avant que les Russes n'entrent en guerre contre eux et n'exigent comme contrepartie une part du gâteau de l'Empire japonais. De la même façon, au lendemain de la guerre du Vietnam, l'Association des industries électroniques se félicitait que "la conclusion d'accords sur le contrôle des armements est peu probable d'ici dix ans. La probabilité de guerres limitées va augmenter et, en conséquence, les perspectives pour les firmes de l'électronique sont bonnes..." (cité par Chomsky, Raison et liberté, éditions Agone, p. 343)
Mais c'est aussi sur un plan anthropologique qu'il faut comprendre la violence des effets de la dynamique du capitalisme moderne. Ce que sa forme la plus extrême de la période actuelle tend à détruire c'est cet aspect de la "nature humaine" qui a été façonné par des millénaires d'une histoire où la sociabilité, le partage, la solidarité, la capacité à donner constituaient les vertus cardinales, comme nous l'avons vu à propos de l'organisation des sociétés primitives. Ce qui a contribué à former, sur d'aussi longues périodes, cette "nature humaine" c'est bien d'avantage l'héritage des sociétés dites "primitives" que celui, récent, des civilisations où l'ivresse du pouvoir se donne sans mesure. 90% de l'histoire humaine est dominée par l'existence de ces sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades comme le rappelle Chris Harman. Durant ces millénaires, s'est formée une "nature humaine" éminemment marquée, contrairement à ce qu'un préjugé tenace pourrait porter à croire, par ces vertus de sociabilité. Comme le dit Richard Lee:"C'est le long vécu de partage égalitaire qui a modelé notre passé. Malgré notre apparente adaptation à des sociétés hiérarchisées, et malgré la situation préoccupante des droits de l'homme dans de nombreuses parties du monde, des indices manifestes montrent que l'espèce humaine conserve un fort sentiment égalitariste, un engagement profond envers la norme de réciprocité, et un sens communautaire [...] fortement enraciné." (Reflections on primitive communism, cité par Chris Harman, ibid., p.24) Ce qui est particulièrement inquiétant à notre époque, ce qui ouvre la perspective que se réalise concrètement ce qui n'était encore, dans une large mesure, que phantasme chez le philosophe anglais Hobbes au XVIIème siècle, la guerre de tous contre tous, comme prétendu état naturel de l'humanité, réside dans le projet démentiel du capitalisme de chercher froidement et méthodiquement à détruire purement et simplement cette "nature humaine" édifiée par des millénaires de pratiques de don.
En effet, ce penchant humain à la sociabilité devient obstacle à la réalisation de l'utopie libérale: la mise en concurrence universelle à l'intérieur de la construction du marché économique mondialisé. Pour des promoteurs de cet ordre social comme Reagan ou Tchatcher, il constitue la principale entrave à sa réalisation car, d'après la théorie économique, le marché n'est censé fonctionner que si l'individu se comporte en parfait égoïste calculateur. Sous cet angle, la contradiction intenable des théories du libéralisme économique consiste d’un côté à proposer, au nom d’un principe de réalité, une conception de l’humain comme égoïste calculateur, et, d’un autre côté, à voir cette conception constamment contredite par cette même réalité. Ainsi des expériences menées dans le domaine de la théorie des jeux et qui mettent en évidence un degré de coopération entre les joueurs beaucoup plus élevé que ce que prévoit la théorie:"fondées au départ sur l’intérêt égoïste au nom du réalisme, ces expériences montrent que, dans la réalité, ce postulat rend faiblement compte du comportement des acteurs."(Jacques Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 270) La seule façon de tenir la contradiction pour les adeptes des dogmes libéraux est de s’armer d’un imposant arsenal idéologique conformément à la fonction première que George Orwell, un autre auteur au même titre que Bertrand Russell qui constitue un îlot de santé mentale dans les conditions social historiques des sociétés modernes, assignait à l'idéologie: celle d’un dispositif mental qui permet de rester aveugle à ce qu’on a sous les yeux.
Par où l'on voit aussi que la critique que Rousseau en son temps adressait déjà à Hobbes a pour elle de sérieux arguments: loin que l'état de guerre de tous contre tous constitue l'état naturel de l'humanité, comme le croyait Hobbes, il est plus beaucoup plus vraisemblablement l'horizon vers lequel avance une société reposant sur le développement unilatéral de la logique marchande. Comme le formulait très bien la philosophe Hannah Arendt, le problème avec les théories modernes qui se fondent sur l'anthropologie noire du capitalisme, l'humain conçu comme homo oeconomicus mû essentiellement par l'intérêt égoïste et l'appétit compulsif de possession, ce n'est pas qu'elles sont fausses ( aucune société ne pourrait exister sans reposer sur le cycle du don qui fait d'abord de l'humain un "homo donator", don qui est au lien social ce que l'oxygène est à la vie), c'est qu 'elles risquent de devenir vraies en produisant des institutions qui détricotent l'ensemble du tissu social et engendrent, dans ses formes les plus avancées, comme aux Etats unis, une situation qui ressemble de plus en plus à la "guerre de tous contre tous par avocat interposé." (Michéa) Autrement dit, le caractère terriblement toxique de telles théories, c'est leur capacité à formuler des prophéties auto réalisatrices: c'est parce que je le dis que cela va devenir vrai: "à mesure que l'esprit du capitalisme se répand, l'individu est de moins en moins capable de résister aux sirènes de l'économie et se transforme en "homo calculator" et "consommator". Ainsi, les étudiants en économie sont devenus plus "homo oeconomicus" à la fin de leur cours." (Jacques Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 33)
Tout porterait donc à croire que le capitalisme moderne porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage. Mais, à y regarder de plus près, les choses sont, en réalité, plus subtiles. Par un certain côté, en dépit de ce que laisseraient penser nos analyses précédentes, l'expansion du capitalisme à l'échelle mondiale a bien eu une certaine dynamique pacificatrice, conforme au thème cher aux fondateurs des doctrines libérales, comme Montesquieu, du doux commerce. Il conviendra cependant d'en préciser les limites, ce qui nous reconduira au problème crucial que nous avions posé en introduction concernant l'avenir de la paix mondiale.
b) La Paix de cent ans et la seconde mondialisation
C'est dans la droite ligne de ce thème que se situent les analyses de K. Polanyi (2), qu'on peut aujourd'hui solidement étayer grâce aux recherches plus récentes en économie politique. Polanyi n'avait rien d'un libéral, économiquement parlant, du moins, et se rangeait sans ambiguïté dans la tradition des socialismes de liberté. Pourtant, ces analyses de l'histoire économique moderne vont à contre sens des critiques courantes, dans les milieux socialistes, du capitalisme qui l'associent intimement au développement d'une logique de guerre. En fait, le problème se résoud assez facilement. Pour s' y retrouver et accorder ensemble ces approches qui semblent totalement contradictoires entre elles, il faut distinguer différents niveaux d'analyse. D'ailleurs, les premiers libéraux eux-mêmes, comme Montesquieu, en avaient déjà conscience lorsqu'ils attiraient autant l'attention sur les vertus pacificatrices du "doux commerce", à l'échelle internationale, que sur certains de ses effets pervers sur un autre plan, intérieur aux sociétés soumis à l'ordre marchand. On distinguera ici, encore plus précisément, trois niveaux d'analyse. C'est au niveau des relations internationales entre grandes puissances qu'il est légitime de soutenir que l'économie de marché mondialisée a eu une vertu pacificatrice. Factuellement, ce qui va tout à fait dans ce sens, c'est cette période qui a duré très exactement un siècle, allant de la fin des guerres napoléoniennes en 1815 jusqu'en 1914, pendant laquelle s'est mise en place, pour la première fois, l'économie de marché à l'échelle mondiale (la première mondialisation) et qui a coïncidé avec une ère de paix exceptionnelle:"Au XIXème siècle s'est produit un phénomène sans précédent dans les annales de la civilisation occidentale: les cent années de paix de 1815, à 1914. Mis à part la guerre de Crimée -événement plus ou moins colonial-, l'Angleterre, la France, la Prusse, l'Autriche, l'Italie et la Russie ne se sont fait la guerre les uns aux autres que dix-huit mois au total." (Polanyi, La grande transformation, p. 39) C'est cela que l'on appelle la "Paix de Cent Ans." Polanyi pense trouver le facteur décisif expliquant ce fait dans le rôle joué par la haute finance internationale:"le secret du maintien de la paix générale résidait sans aucun doute dans la position, l'organisation et les techniques de la finance internationale." (ibid., p. 46) En effet, avec la première construction d'une économie mondiale de marché au XIXème siècle, le maintien de la paix, entre grandes puissances était devenue la condition essentielle de la bonne marche des affaires du monde économique. Plus précisément encore,"le commerce dépendait dorénavant d'un système monétaire international qui ne pouvait fonctionner lors d'une guerre générale."(Polanyi, La grande transformation, p. 52) Ce système était celui de l'étalon-or à la base de la construction d'un marché mondialisé et censé garantir son fonctionnement autorégulateur:"Le commerce mondial, c'était la vie sur la planète désormais organisée comme un marché autorégulateur comprenant le travail, la terre et la monnaie, avec l'étalon-or comme gardien de cet automate gargantuesque." (ibid., p. 300) La question de l'intégration, dans le marché mondial du travail et de la terre peut être laissée de côté ici (leur traitement est déjà, par ailleurs, assez largement entamé sur ce chantier) pour se concentrer sur la question monétaire qui constitue donc la clé de voûte de toute l'architecture de l'économie de marché mondialisée. L'étalon-or est un système dans lequel l'étalon monétaire correspond à un poids fixe d'or. Toute émission de monnaie se fait avec une contrepartie et une garantie sur un stock d'or en réserve. C'est donc une monnaie adossée à l'or qui est censé lui garantir sa valeur: "as good as gold" (aussi bon que de l'or), comme le résumaient bien les capitalistes anglais, qui ont été les promoteurs de ce système à cette époque où ils dominaient encore le monde sous l'égide la Pax britannica. Cela signifie que ce qui garantit la confiance qu'on a dans la monnaie, c'est de pouvoir la convertir, à tout moment, en or. Si ce métal a pu ainsi faire converger tous les appétits financiers vers lui pour servir d'étalon universel de mesure de la valeur des biens, c'est dû d'abord à l'attrait qu'il a exercé durant des siècles, voir des millénaires, en tant que symbole du divin. Ainsi, il était encore considéré au Moyen âge comme un don car il symbolisait pour le monde religieux de cette époque le corps du Chist, de la même façon que dans l'Egypte antique on le prenait pour la chair des dieux. Plus généralement, on a de nombreux exemples, dans l'histoire monétaire de l'humanité, d'objets religieux qui ont pu se transformer, le plus facilement du monde, en monnaies, en vertu de l'attrait collectif qui se concentrait autour d'eux.Une éude a pu montrer que les grandes familles fortunées, qui ont réussi à traverser les siècles en se mettant suffisamment à l'abri des grands krachs économiques jalonnant l'histoire moderne, investissaient, en priorité, dans trois valeurs-refuge, celles dont on est sûr qu'elles conserveront toujours leur attrait, quelque soient les viscissitudes du marché: la terre, les oeuvres d'art...et l'or.
Le système monétaire de l'étalon-or est donc ce qui a pu faire tenir debout, pendant exactement un siècle, tout le reste de l'économie mondiale de marché. C'est à ce niveau d'analyse qu'on peut comprendre pourquoi l'économie de marché a pu véhiculer et concrétiser un idéal de paix entre grandes puissances, inédit dans les annales de la civilisation occidentale. Mais, à un deuxième niveau, le maintien de la paix entre grandes puissances n'était nullement incompatible avec la prolifération de guerres sur une échelle régionale. C'est bien ce qui s'est passé durant la Paix de cent ans. Dans un autre de ses textes, plus tardif, daté de 1957, La liberté dans une société complexe, Polanyi soulignait bien lui-même cette restriction de taille, qui explique pourquoi on a pu souvent associer étroitement et trop hâtivement le capitalisme au développement d'une pure et simple logique de guerre:"Le système de marché a assuré un siècle de paix entre les grandes puissances, mais a infesté les continents non peuplés de Blancs avec des guerres cruelles de conquête et de soumission." (Polanyi, Essais, p. 553) C'est en cela que la thèse polanyienne d'une pacification des relations internationales via la construction d'un marché mondial sur la base du système financier de l'étalon-or est tout à fait compatible avec la prolifération de guerres sur une échelle régionale. De ce point de vue, on peut déjà facilement faire un premier parallèle entre "la Paix de Cent Ans" qu'a connu le XIXème siècle et celle que nous connaissons depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, qui a accompagné la deuxième mondialisation; dans ce dernier cas non plus, elle n'a pas empêché, au plan régional, la multiplication de guerres concentrées, pour l'essentiel, comme la fois précédente, dans les régions du Sud. Sous l'égide de la Pax americana, à l'échelle mondiale (on peut situer la grande ligne de partage des eaux qui fait passer d'un ordre mondial dominé par l'empire britannique à l'émergence de la suprématie américaine, à dater de la Première guerre mondiale. Sur ce point, comme sur d'autres, cette première grande boucherie industrielle marque une césure fondamentale qui inaugure une ère nouvelle dans notre histoire récente), et pour ne prendre que les guerres qui ont eu l'impact médiatique le plus important, on a eu le Koweit (1991), le Kosovo (1999), l'Afghanistan (2001), l'Irak (2003), la Libye (2011), avec, à chaque fois, la super-puissance américaine jouant le rôle de gendarme du monde pour faire respecter la loi du marché. Mais, si la haute finance internationale a pu avoir des intérêts dans des guerres coloniales, comme cela peut être encore le cas aujourd'hui, sous des formes néocoloniales déguisées, c'est tant qu'elles restent isolées et ne dégénérent pas en une conflagration mondiale entre grandes puissances.
Enfin, le troisième niveau d'analyse à prendre en compte est celui qui concerne la structure interne des sociétés soumises à l'ordre marchand. Sur ce plan là, les libéraux comme Montesquieu, à la grande différence de nos présumés "libéraux" actuels, avaient pleinement conscience des effets indésirables de la généralisation des rapports des marchands. Pour en apercevoir les implications touchant la question de la guerre et de la paix qui nous occupent ici, il faut repartir de l'aube du capitalisme moderne.
L'argent et la poudre à canon: du citoyen en arme aux armées professionnelles
On a pu soutenir, non sans quelques bonnes raisons, que la dynamique du capitalisme moderne s'est véritablement enclenchée à partir de l'utilisation de la poudre à canon dans les guerres (nous parlons de l'utilisation et non de l'invention car, en réalité, la Chine l'avait déjà inventé bien avant mais sans que cela entraîne les bouleversements sociaux-politiques que nous connaîtrons en Occident). C'est à partir de là que commencerait à se faire la bascule qui va nous plonger dans une nouvelle ère, la nôtre. Il faudrait sûrement nuancer ce diagnostic: l'avènement du capitalisme moderne est le fruit d'une série de facteurs qui fait qu'il serait très périlleux de vouloir en isoler un pour en faire l'élément décisif. Il faudrait plutôt reprendre l'image que C. Castoriadis donnait d'un magma de facteurs qui vont s'agréger ensemble pour faire émerger cette nouveauté inouïe dans l'histoire humaine. Mais, parmi ceux-ci, la poudre à canon n'est effectivement pas des moindres pour comprendre le processus de restructuration des sociétés qui va faire voler en éclats l'âge de la féodalité et laisser place nette à une toute nouvelle ère.
Ce qu'il importe en premier d'observer c'est que l'usage de la poudre à canon est inséparable de l'extension de l'économie fondée sur l'argent qui a lieu vers la fin du Moyen âge, au XIVème siècle, le pire avec le XXème siècle, dans l'histoire de la civilisation occidentale en production d'horreurs de toute sorte, comme certains éminents historiens ont pu le soutenir, avec de bonnes raisons:"A l'époque de l'apparition des armes à feu, pecunia [l'argent] devint le nervus belli [nerf de la guerre], la poudre priva le chevalier et le citoyen de leur arme pour la placer dans la main du mercenaire, faisant ainsi de sa possession et de son usage le privilège du détenteur d'argent." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 225) Ce que l'usage de la poudre à canon induit immédiatement, c'est donc une professionnalisation du service des armes. Avant cela, les armes de guerre comme l'épée pouvaient être la propriété de n'importe quel citoyen, même peu fortuné: vous pouvez sans problème garder une arme blanche comme une épée et la transporter sur vous; un canon à trimballer, c'est autre chose... La logistique et les infrastructures matérielles qu'implique l'usage de la poudre à canon ne pouvaient donc être pris en charge que par une lourde organisation centralisée entre les mains de l'Etat. La force armée qui était autrefois, d'une ampleur modeste et surtout non spécialisée en un corps de professionnels devint, à partir de là, une affaire de spécialistes dont c'est le gagne-pain. On passe ainsi d'une problématique de la sûreté où ce sont les citoyens qui assuraient eux-mêmes la défense du territoire à une problématique de la sécurité où elle est assurée par un corps de professionnels. C'est à partir de là que naît la figure du soldat: au sens étymologique, le soldat est celui qui touche la solde en échange de son travail; en ce sens, on peut rejoindre R. Kurz pour en faire le prototype du salarié moderne. Conséquence directe, la structure militaire s'est séparée de la société pour se concentrer dans l'Etat :"D’une société sans structure militaire ou presque, avec un impact « superficiel », où chaque sujet avait ses propres armes (« La guerre pouvait s’appuyer sur une logistique décentralisée ») ; on passe à un « appareil militaire commença[nt] à se détacher de l’organisation sociale », où l’armée devient une institution permanente et dominante." (A. Campagne, La guerre moderne comme origine du capitalisme - Robert Kurz) C'est à ce point précis qu'armées de métier et économie fondée sur l'argent se donnent la main, pour se co-développer. Les gouvernements vont voir leurs besoins monétaires croître dans des proportions considérables pour financer ces armées professionnelles toujours plus importantes, ce qui va impulser logiquement l'extension de l'économie basée sur l'utilisation de l'argent en même temps qu'une augmentation considérable de la pression fiscale sur les populations.
Parmi les grands bouversements sociaux et politiques que ce nouveau régime de la guerre va engendrer, on en retiendra deux particulièrement problématiques pour le destin de nos sociétés qui ont hérité de cette révolution. D'abord, il faut bien se rendre compte que pour les fondateurs des doctrines libérales au XVII et XVIIIème siècles, la formation d'armées de métier constituait une menace tout à fait inédite pour la liberté des individus désormais désarmés et sans défense face à un pouvoir d'Etat devenu exorbitant. C'est un point particulièrement important à partir duquel les idéaux d'origine du libéralisme classique (qui sont, comme le laisse penser le terme lui-même, d'abord des idéaux de liberté individuelle) vont être amenés à diverger de plus en plus avec la réalité du développement des sociétés dites "libérales" qui seront, en réalité, de moins en moins libérales s'il fallait les juger à l'aune des critères des premiers libéralismes. C'est un point que N. Chomsky, un des derniers vrais libéraux actuels se réclamant des origines du mouvement, a bien mis en évidence. C'est dans la même veine de cette tradition libérale originelle que le président D. Eisenhower, en personne, dans les années 1950, mettait en garde, en pleine Guerre froide:"La conjonction d’une armée massive et d’une vaste industrie de l’armement est inédite chez nous. Nous devons nous protéger d’une trop grande et injustifiée influence, voulue ou non, du complexe militaro-industriel. Ne laissons jamais cette combinaison menacer notre liberté et notre démocratie."
De surcroît, la deuxième tare majeure que suscite un tel bouleversement, aux yeux des promoteurs de l'idéal républicain (vs la monarchie), résidait dans le fait d'introduire par ce biais le virus de la corruption en permettant aux citoyens d'abandonner un idéal de vertu civique au profit de leurs intérêts purement privés; on tient là un ferment de décomposition de la société qui s'introduit par ce biais et dont nous avons aujourd'hui sous les yeux les ultimes développements. A partir de là, le fondement de la citoyenneté ne réside plus dans le droit de porter des armes pour défendre le territoire commun mais dans la propriété privée, et d'abord, la plus importante de toutes à cette époque, celle de la terre. Pour C. Lasch, c'est même la transformation la plus importante que l'idéal républicain va avoir à subir au cours de son histoire. La question de l'institution du suffrage universel lors de la Révolution de 1848, en France, est très significative de ce point de vue. On la présente presque toujours comme une grande conquête populaire pour la démocratie. Mais c'est oublié le fait qu'il n'était pas considéré comme la priorité par les ouvriers qui étaient sur les barricades. En fait, ce sont deux conceptions de ce que devait être une République qui s'opposaient. Pour les partisans d'un système représentatif, essentiellement issus de la classe moyenne, la petite-bourgeoisie, c'était effectivement le suffrage universel qui constituait la première des revendications; mais pour les ouvriers insurgés, il s'agissait de faire valoir une véritable participation de tous aux affaires politiques, soit une démocratie, au sens propre du terme; dans ce cadre, le fondement de la citoyenneté était tout autre:"Comme l'a montré Louis Hincker dans sa thèse, les acteurs de la révolution de 1848 se considéraient comme des "citoyens-combattants". A leurs yeux, ce n'est pas le bulletin de vote qui définissait la citoyenneté, mais le fusil."(G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 321) Par conséquent, l'une des premières mesures prises fût d'ouvrir la Garde nationale, chargée du maintien de l'ordre, à la classe ouvrière, alors qu'elle avait été, depuis la Révolution de 1789, le monopole de la bourgeoisie qui constituait ce qu'on avait appelé dès cette époque la classe des "citoyens actifs" (vs les "citoyens passifs"), qui seuls étaient habilités à exercer le pouvoir.
L'utopie destructrice de la société de marché et l'effondrement du système de l'étalon-or
De fait, et au bout du compte, les grandes calamités du XXème siècle ont formé le prix extrêmement salé à payer une fois l'économie mondiale de marché effondrée. Pour comprendre comment ce cataclysme a pu se produire, il faut repartir du système financier international de l'étalon-or car il a été la clé de voûte de la première mondialisation, dont l'effondrement devait nécessairement entraîné à sa suite tout le reste de l'édifice. Dans cette grille de lecture, la chute du système de l'étalon-or entraîna donc la désintégration de l'économie mondiale:"l'étalon-or est [l'institution] dont l'importance a été reconnue comme décisive; sa chute fut la cause immédiate de la catastrophe." (Polanyi, La grande transformation, p. 37) A partir de là, ce qui s'écroule ce sont les conditions qui avaient garanti, pendant un siècle, la paix mondiale entre les grandes puissances et s'ouvrent alors devant nous les horreurs inédites, sur une telle échelle, du XXème siècle, le fascisme et ses deux guerres mondiales. L'effondrement du système international de l'étalon-or devait donc saper pour de bon les bases sur lesquelles avait reposé la paix mondiale au XIXème siècle:"Le succès du Concert européen, né des besoins de la nouvelle organisation internationale de l'économie, devait inévitablement prendre fin avec la dissolution de celle-ci." (ibid., p. 56) "Le Concert européen" était donc cette entente pacifique entre les grandes puissances pour commercer entre elles sur la base du système de l'étalon-or. Nombreux étaient alors les discours, dans les années 1900-1910, jusqu'à la veille de la Première guerre mondiale, reprenant le thème du "doux commerce" cher aux libéraux du XVIIIème siècle comme Montesquieu, affirmant que le monde ne connaîtrait plus de guerre du fait de l'interdépendance économique entre les grandes puissances. On sait aujourd'hui ce qu'il advint; c'est le même genre de discours qui a pu être recyclé pour faire valoir la seconde mondialisation sous l'empire de la Pax americana.
Maintenant le point clé consiste à soutenir que cet effondrement n'avait rien d'accidentel mais qu'il est pour ainsi dire programmé dans un système qui prétend vouloir faire de la monnaie une marchandise comme une autre, soit quelque chose qui se vend et s'achète sur un marché à un certain prix, fixé par l'intérêt et censé s'autoréguler suivant la loi de l'offre et de la demande. Ce projet est, dira Polanyi, celui d'"un système de monnaie-marchandise internationale". (ibid., p. 271) Il est tout ce qu'il y a de plus problématique. On pourra même aller jusqu'à soutenir, dans le prolongement des analyses polanyiennes, qu'il relève d'une impossibilité qu'on ne pourrait s'entêter à vouloir réaliser qu'au prix de la désintégration de la société elle-même.
Pour montrer pourquoi un tel système est voué à demeurer structurellement instable, deux voies différentes, qui rejoignent la même conclusion, sont explorées sur ce chantier. La première sera laissée de côté. On en résume juste l'essentiel ici. Un système financier construit sur la base d'un monopole monétaire, comme le dollar aujourd'hui, est du même ordre que la monoculture de l'agriculture industrielle: leur résilience (capacité à absorber un choc) est très faible puisqu'il n'y a pas de soupape de sécurité si l'élément de base du système vient à avoir une défaillance. C'est un fait qui est aujourd'hui solidement établi: la diversité (que ce soit la biodiversité pour l'agriculture ou une pluralité de monnaies pour le système financier) est un des deux facteurs clés de la résilience de n'importe quel système, artificiel aussi bien que naturel (l'autre étant l'inter-connectivité, au sens où un écureuil qui mange de tout est beaucoup plus résilient qu'un panda qui ne se nourrit que d'une sorte de bambou)
Le deuxième biais pour rendre compte de cette instabilité systémique consiste à reprendre une approche de type polanyienne en exhibant les limites insurmontables du projet libéral de construire un marché pour la monnaie obéissant aux mécanismes de l'offre et de la demande et capable de s'autoréguler par ce biais. C'est cette voie qu'on va explorer ici, qui permettra, en passant, d'égratigner, une fois encore, deux mythes centraux de l'utopie libérale, celui de l'efficience et celui de l'autorégulation du marché. C'est ici le lieu de refaire l'analyse du caractère d'utopie destructrice de la société de marché rêvée par les libéraux, cette fois du point de vue de la monnaie. Comme la terre et le travail, elle ne peut devenir réellement une marchandise dont le prix varierait en fonction de la loi de l'offre et de la demande, alors même qu'elle est censée jouer ce rôle dans le monde idéal rêvé par les économistes libéraux. Elle est pour cette raison ce que Polanyi appelle une "marchandise fictive". Pourquoi? C'est une question simple et essentielle à traiter mais qui demande un développement un peu long. On se contentera de donner ici deux raisons préliminaires pour approcher le coeur du problème. D'abord, du point de vue de l'usage fondamental de la monnaie comme étalon de la valeur des choses. A ce titre, elle est comme le mètre pour les longueurs ou le kilo pour les poids. Imaginez simplement un monde où le kilo et le mètre varieraient en fonction de l'offre et de la demande... L'usage comme étalon de ces instruments de mesure serait rendu très problématique. C'est pourtant bien ainsi que la "monnaie-marchandise" est censée fonctionner dans les économies libérales, dans la mesure où elle est utilisée dans le cadre des marchés financiers comme un instrument de spéculation pour faire du profit qui fait que son prix variera suivant l'offre et la demande.
A travers la monnaie, ce qui est donc attaqué ici, c'est un des trois piliers fondamentaux porteurs de la vie sociale, à savoir, notre unité de mesure de ce à quoi nous donnons une valeur: nous n'avons plus d'étalon fiable pour en juger à partir du moment où l'unité de mesure de la valeur est sujette à des variations suivant les aléas du marché.Il en découle directement la deuxième raison: une monnaie laissée aux soins du marché produirait, suivant ses variations de prix, une "alternance de la pénurie et de la surabondance de la monnaie [qui] se révélerait aussi désastreuse pour le commerce que les inondations et les périodes de sécheresse l'ont été pour les sociétés primitives." (Polanyi, La grande transformation, p. 123-124) En lieu et place de catastrophes naturelles, ce sont désormais d'abord et avant tout des crises monétaires qui menacent l'intégrité des sociétés de marché. Cette instabilité chronique se manifeste donc d'une double façon. Soit par un trop plein de monnaie, l'inflation, qui fait que l'argent perd sa valeur, comme le montre le cas extrême de ce billet du Zimbabwe, ce pays où tous les habitants sont "milliardaires", comme on s'est plu à le caractériser ironiquement:
On parle alors de "monnaie de singe", de la monnaie qui ne vaut plus grand chose et avec laquelle on ne peut pratiquement plus rien acheter. Soit, la crise se produit par un manque de monnaie qui assèche l'économie, la déflation. Dans ce cas, c'est tout le circuit économique des échanges qui est paralysé, faute d'argent.
La période actuelle donne une bonne illustration de cette alternance de surabondance et de pénurie d'argent. D'abord, avec l'abandon de l'étalon-or en 1971, suite à la décision américaine de supprimer la convertibilité du dollar en or, la tendance à l'inflation s'est considérablement accrue puisque, désormais, l'émission monétaire n'est plus limitée par une certaine quantité d'or en couverture:"Après l'abandon de l'étalon-or, l'inflation est en effet devenue la caractéristique principale des monnaies nationales du XXe siècle. Même les monnaies les plus stables de la période d'après guerre - comme le mark allemand et le franc suisse - ont perdu entre 1970 et 2000 pas moins de 60% de leur valeur. Dans le même temps, le dollar perdait 75 % de sa valeur et la livre sterling 90 %." (Lietaer et Kennedy, Monnaies régionales: de nouvelles voies vers une prospérité durable, p. 56) A cette période d'"inondation" a succédé une période de"sécheresse", suite au grand krach financier de 2008:"Une des conséquences immédiates sera que la disponibilité des finances provenant du système bancaire va se rétrécir pendant une période plus longue que quiconque le désire, ce qui posera des problèmes de croissance..." (ibid. p. 73) Or, comme c'est abordé dans une autre partie, la croissance est une nécessité absolue pour permettre à l'économie capitaliste de se reproduire: une société de croissance sans croissance est vouée aussi sûrement à la panne qu'une voiture à essence sans essence. Croître ou mourir, telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste, comme aurait pu le dire Marx, qui lui avait préféré la formule qui revient, au fond, au même:"Après moi le déluge!"
De ce point de vue, on peut dire que le danger le plus proche pour nos sociétés, ne renvoie pas aux sujets les plus médiatisés: la menace la plus immédiate, ce n'est pas la crise écologique (épuisement des sols, réchauffement climatique, disparition de la biodiversité) qui devrait encore laisser quelque temps avant de produire ses effets les plus critiques, qui feront, entre autres, que l'alternance de "la pénurie et de la surabondance" d'eau se manifestera, à nouveau, de façon de plus en plus catastrophique. Ce n'est pas non plus la crise énergétique avec l'épuisement des ressources non-renouvelables, ni même la crise sociale dont la manifestation la plus significative est constituée par l'émergence un peu partout dans le monde de ces mouvements qu'il est convenu d'appeler "populistes". Ce qui fait peser la menace la plus immédiate pour notre avenir à tous, c'est d'abord l'instabilité systémique du système financier international, qui, lui, peut très bien s'effondrer du jour au lendemain sans crier gare. En polarisant l'attention sur d'autres sujets occupant le devant de la scène médiatique, nous en oublions que ce qui risque de nous tomber sur la tête le plus rapidement vient du côté monétaire. Ce qu'il faut bien voir, c'est que, de la première à la seconde mondialisation, nous avons voulu reconstruire le même type de système financier international basé sur le projet de faire de la monnaie une marchandise prise en charge par les mécanismes de marché: que nous n'ayons plus l'étalon-or mais le dollar comme monnaie internationale de référence ne change pas fondamentalement la donne. Si nous tenons compte du précédent de la première mondialisation, il n'y a pas lieu de se montrer particulièrement optimiste quant au destin d'une telle entreprise et des conséquences que son échec pourrait avoir pour la paix mondiale. La nouvelle configuration, c'est que relativement à la guerre mondiale de 1939-1945, ce n'est plus du tout le même arsenal d'armes de destruction de masse qu'ont entre leurs mains les grandes puissances: le fait est que nous ne pouvons plus nous payer le "luxe" d'une troisième guerre mondiale sans poser la question radicale de la survie de l'humanité.
Le risque systémique qui plane au-dessus de nos têtes, c'est donc bien d'abord celui d'un effondrement du système monétaire internationale, du même ordre que celui de 1929; nous n'en sommes déjà pas passés loin en 2008 et il a fallu, pour l'éviter in extremis, que les Etats les plus puissants réinjectent quelques 700 milliards de dollars pour sauver le système bancaire mondial d'une faillite généralisée certaine.
Monsieur le perroquet, ça marche vraiment la loi de l'offre et de la demande?
A ce point, un bon libéral pur sucre sera certainement tenté de convoquer le perroquet d'I. Fisher pour faire droit, malgré tout, au projet d'intégrer la monnaie dans les circuits de l'économie de marché. On sait que cet économiste, professeur d'université aux Etats-Unis (un gage de sérieux), avait imaginé pouvoir dresser un perroquet pour répondre inlassablement à toutes les questions de ses étudiants:"C'est la loi de l'offre et de la demande, c'est la loi de l'offre et de la demande, etc."
En effet, ce qu'il importe d'intégrer d'essentiel dans l'analyse, ici, c'est que la loi de l'offre et de la demande est censée garantir le fonctionnement autorégulateur du marché (de la monnaie comme des autres biens), ce qui fait que, pour les théories libérales, il doit atteindre de cette façon l'équilibre général qui garantit son efficience (l'efficience est la capacité d'un système d'allouer de façon optimale, entre tous, une ressource rare comme la monnaie, l'eau, la terre ou toute autre bien en quantité finie). Ici, pour l'aspect des choses qui nous occupe, quand la demande en monnaie croît relativement à l'offre, son prix doit augmenter ce qui entraînerait automatiquement une baisse de la demande, ramenant le prix de marché à son équilibre; et inversement, si la demande décroît trop, le prix va redevenir attractif stimulant à nouveau la demande. Les mécanismes de la loi de l'offre et de la demande sont ainsi censés fonctionner comme une force de rappel qui évite au marché un emballement excessif du prix de la monnaie, ou, à l'inverse, son effondrement. Voilà pour la théorie. Dans la pratique du fonctionnement des marchés financiers, c'est une toute autre mayonnaise. Partons des faits eux-mêmes. Selon l'économiste belge Bernard Lietaer, un des architectes de la mise au point technique de l'euro, le FMI (Fonds Monétaire International) avait recensé dans le monde, depuis 1970, sur une période 25 ans, 145 crises bancaires, 208 crises monétaires et 72 crises de dettes publiques. Cette instabilité chronique d'un système de "monnaie-marchandise" se manifestant par des emballements, à la hausse comme à la baisse, des valeurs monétaires, n'est évidemment pas du tout conforme à ce qu'enseignent et prévoient les théories du libéralisme économique. Pourquoi la loi de l'offre et de la demande a tellement de mal à jouer ici sa fonction de rappel à l'ordre? Telle est la question simple mais essentielle à poser et traiter pour mieux voir la nature de la menace qui plane sur nos têtes d'un effondrement du système monétaire international. Nous la laisserons ici de côté étant donné la longueur que son développement demanderait. Pour résumer (très) vite l'essentiel du problème, la loi du marché, pour bien fonctionner, doit faire, parmi différentes hypothèses, celle d'un individu pour qui la relation aux biens prime sur la relation aux autres. Or, il n'est pas du tout évident qu'ils puissent se comporter effectivement de cette façon, surtout pour ce qui concerne les questions monétaires. La monnaie obéit à une logique similaire à celle d'une langue: plus il y a de personnes qui la parlent et plus il devient avantageux pour moi de l'utiliser; c'est le cas aujourd'hui de l'anglais. Pour la monnaie, il en va de même: plus une monnaie est utilisée (mettons le dollar) et plus elle devient attractive; mais cela veut dire aussi que dans ce genre de cas, la loi de l'offre et de la demande ne peut plus jouer sa fonction de force de rappel; nous nous retrouvons pris, au contraire, dans un phénomène d'emballement mimétique (on imite les autres): l'augmentation de la demande pour une monnaie, la rend toujours plus attractive, et renforce donc toujours plus la demande pour elle au lieu de ramener le marché à l'équilibre.
c) Ni angélisme ni pessimisme: faire la promotion d’institutions qui exorcisent la tentation de la guerre
Ce que nous a enseigné notre réflexion, c'est que nous nous enfermons dans une fausse alternative en voulant choisir entre une conception optimiste ou pessimiste de l'être humain. Cette nature humaine dont nous parlons aujourd'hui a, en réalité, été façonné par des millénaires d'histoire. Concernant l'être humain, toute nature n'est toujours au fond qu'une seconde nature héritée d'une histoire. C'est la culture qui façonne la nature, en raison, une fois encore, du caractère profondément néoténique de l'espèce humaine. Resterait donc à déterminer le type d'institutions qui rendrait compatible l'existence d'une société d'abondance avec l'établissement d'une paix durable à l'échelle mondiale et la promotion de ces instincts sociables que quelques siècles d'histoire récente n'ont encore pas totalement détruit. Ma réflexion m'amène logiquement à préciser qu'il devra s'agir d'institutions qui doivent dépasser celles du capitalisme moderne et renouent avec l'héritage réciprocitaire des sociétés primitives à base de pratiques de don-contre don sans que cela signifie pour autant un retour à l'âge de pierre.
Dans cette optique, on peut se demander si l'établissement de conditions plus démocratiques dans les sociétés de par le monde ne serait pas un facteur essentiel pour aller vers un monde plus pacifié. Ce qui incite à le penser, c'est le divorce remarquable existant entre l'opinion majoritaire des populations et les politiques conduites par leurs élites respectives. Le conflit opposant l'Iran aux Etats Unis est en ce sens exemplaire. Comme le remarque le philosophe et linguiste américain Noam Chomsky, les sondages montrent factuellement qu'il existe dans les populations iranienne aussi bien qu'américaine un assez large consensus autour de propositions qui permettraient l'établissement de conditions propices à la paix dans la région; par exemple, que "conformément au TNP ( traité de non prolifération des armes nucléaires), l'Iran devrait avoir le droit de produire de l'énergie nucléaire, mais pas des armes nucléaires; [...] qu'une zone exempte d'armes nucléaires devrait être établie dans la région et devrait inclure l'Iran, Israël et les forces américaines qui y sont déployés;"que les Etats-Unis, conformément aux engagements découlant du TNP, devraient "faire le nécessaire en vue d'éliminer complètement ses armes nucléaires [...] cesser de menacer l'Iran et établir avec ce dernier des relations diplomatiques dignes de ce nom." ( Chomsky, Futurs proches, p. 170-172) Or, aucune de ces propositions n'est retenue dans les politiques suivis par les élites de ces pays. De la même façon, sur l’utilisation qui doit être faite du budget de l’Etat, là aussi l’opinion de la population n’entre pas en ligne de compte: par exemple, à la fin de la guerre froide en 1989 et la fin du péril de l’Empire communiste de l’Est qui avait souvent eu l’occasion d’être agité, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale comme un épouvantail à moineaux, une majorité de 59% de la population s’exprimait aux États-Unis pour une réduction drastique du budget militaire de l’ordre de 50%. Il fut finalement décidé par les hauts stratèges une réduction ridicule de 2% d’un budget colossal de 281 milliards de dollars pendant qu’on votait dans le même temps contre un projet de transfert d’une partie du budget de l’armée vers les Affaires sociales là aussi contre l'avis majoritaire de la population. On remarquera encore que le président italien Berlusconi décida d’envoyer des troupes pour aider les Américains à envahir l’Irak contre l’avis de 80% de sa population, le président espagnol Aznar en fit de même contre l’avis de 98% de sa population; le gouvernement turc, quant à lui, fut sérieusement réprimandé par les autorités américaines en invoquant son manque de "légitimité démocratique" alors qu’il avait suivi l’avis de 95% de sa population qui ne voulaient pas autoriser l’armée américaine à ouvrir un nouveau front contre l’Irak à partir de son territoire (cf., entre autres, Chomsky, les Etats manqués, p. 183. Cela ne veut évidemment pas dire pour autant que la Turquie serait un pays démocratique, loin de là.; il n' y a qu' à demander à ses pauvres Kurdes férocement réprimés depuis des décennies par l'appareil répressif de l'Etat turc) etc. les exemples peuvent être multipliés à l'infini.
Pourtant, ce n 'est pas du tout ce qu'estime une longue tradition de philosophie politique, remontant au moins à Platon pour laquelle la "swinish multitude", la multitude des porcs (comme l'appelait le penseur anglais ultra réactionnaire du XVIIIème siècle Edmund Burke) ou la "majorité crottée", pour prendre un bon bourgeois du XIXème siècle comme Stendhal, est bien incapable de prendre des décisions éclairées et de s'auto gouverner. C'est au nom de cette tradition que nous avons en Occident, des gouvernements représentatifs et non pas des démocraties contrairement aux bêtises insondables qui sont racontées à ce sujet. Les données factuelles que nous avons assez largement mobilisé montrent que cette tradition élitiste de philosophie politique est pour le moins suspecte. Elles donnent plutôt de l'eau au moulin à l'idée de Marx qui voulait que ce n'est pas à l'Etat d'éduquer le peuple mais que ce serait plutôt au peuple d'éduquer l'Etat et ce, "d'une rude manière"...
Il faut toutefois se garder de verser dans un angélisme qui prêterait aux classes populaires toutes les vertus. En 1914, Bertrand Russell était atterré de l’effervescence populaire qu’il constatait au moment de la déclaration de la guerre en Angleterre. La question est: pourquoi des gens qui n’avaient aucun intérêt à la guerre, sauf celui d’aller se faire massacrer, purent-ils faire preuve d’un tel engouement? Russell, tout comme Einstein d’ailleurs, crurent devoir incriminer la nature humaine et ses pulsions obscures qui porteraient les humains au plaisir de détruire et tuer de façon désintéressée:"[…] je découvris avec stupéfaction que l‘homme et la femme moyens éteint enchantés à la perspective de la guerre.[…] ce qui m’horrifiait encore bien plus, c’était le fait que l’anticipation du carnage réjouissait environ 90% de la population. Je dus revoir ma conception de la nature humaine…"(Bertrand Russell, Autobiography) Je n'en reste pas moins convaincu que la notion de nature humaine, comme je l'ai déjà expliqué, est inconsistante mais que les facteurs essentiels qui orientent les comportements humains tiennent aux institutions des sociétés.
4)Les vertus sublimées du thumos
Il reste alors que faire valoir le droit de la démocratie contre le règne d’une élite toujours plus autiste requiert un minimum de ces vertus thumotiques qui dans les sociétés du capitalisme avancé se font de plus en plus rares. Le thumos est une notion que je reprends de la philosophie de Platon qui désignait chez lui cette partie médiane de l'âme humaine associée aux vertus guerrières de l'honneur et du courage. C’est le paradoxe de ces sociétés: le gigantesque arsenal de destruction de masse étend sa menace sur une société où les vertus guerrières liées au thumos sont en voie de dessiccation (dessechèment). Si la thèse du "doux commerce" cher aux libéraux du XVIIIème a aussi un autre sens que celui de la relative pacification des relations internationales, c’est parce qu’elle peut désigner un ramollissement général des mœurs qui se traduit par une apathie politique très prononcée des populations.
C’est pourquoi, il serait hasardeux de souscrire sans réserve à l’idéal pacifiste. Un des aspects majeurs de la crise anthropologique des sociétés occidentales sous le capitalisme moderne tient justement dans le fait que l’idéal démocratique s’est totalement désolidarisé des vertus héroïques qui lui étaient associées et qui faisaient du droit de porter une arme le fondement de la citoyenneté aussi bien dans la tradition républicaine et libérale moderne que dans la cité antique. Les libéraux les plus fervents avaient anticipé dès le XVIIIème siècle les dangers d’une équivalence de la démocratie avec la consommation de masse et l’abondance plutôt qu’avec les vertus viriles du thumos. Adam Smith lui-même, pourtant l'un des apôtres du "doux commerce", soutenait "qu’un homme incapable de se défendre ou bien de se venger lui-même manque de l’une des parties essentielles dans le caractère d’un homme." (cité par Christopher Lasch, La révolte des élites, p. 156) Gandhi qu'on présente comme l'incarnation par excellence de la non violence distinguait rigoureusement un pacifisme de la faiblesse pour lequel il n'avait que mépris car il a pour corollaire inévitable la servitude (la souris qui se laisse manger par le chat n'a aucune des vertus de l'ahimsa), et un pacifisme de la force qui est une forme sublimée du thymos, c'est-à-dire, élevée à un niveau supérieur. C’est parce que la démocratie a renoncé à s’associer avec les vertus héroïques du thumos et a altéré son projet sous l’influence du capitalisme de la consommation de masse que les pulsions thumotiques pourront régresser sous les formes perverties du fascisme ou de la violence aveugle du lumpenprolétariat. Il s’agit sûrement de l’une des altérations majeures que le capitalisme a fait subir à l’idéal démocratique et qui le mine. Le philosophe américain Christopher Lasch estimait ainsi que parmi toutes les transformations qu’a pu subir l’idéal démocratique au fil du temps, "la plus importante d’entre elles [a] été le remplacement […] des états de service militaires par la possession de la terre comme fondement social de la citoyenneté." (Lasch, Le seul et vrai paradis, pp. 205-206). Les impulsions liées à l’épithumia (chez Platon, la partie inférieure de l'âme constituée des désirs insatiables) ont pris le pas sur les impulsions liées au thumos ce qui signifie, autrement dit, que le problème central de la démocratie n’est plus la liberté au nom de laquelle mener un combat, mais l’abondance, la consommation et le développement illimité des forces productives: il en découle cette "Conquest of cool", comme l'appelle l'intellectuel américain T. Frank, en tant que trait dominant de la société de consommation de masse, qui, loin de signifier un progrès de la culture et de la liberté traduit, au contraire, une régression vers un état infantilisant et l’effondrement de toute capacité à se battre pour un idéal démocratique.
On aura donc compris que ce qu’il importe de faire ce n’est pas d'éradiquer les pulsions guerrières mais de les sublimer en les ordonnant à un projet émancipateur qui est celui que nous a légué l‘héritage pluriséculaire de la démocratie. L’histoire enseigne qu’une population qui n’est pas capable de prendre les armes pour s’insurger contre son oppresseur n’est qu’une multitude juste bonne pour l'esclavage. Russell, en dépit de son pacifisme intransigeant, nous en donnait une illustration historique: "L'Empire romain fut pacifique et stérile. L'Athènes de Périclès fut bien la communauté la plus productive de l'histoire et aussi presque la plus belliqueuse."(Principes de reconstruction sociale, p. 84) Dans l'histoire récente, l'une des meilleures illustrations de ces vertus sublimées du thumos, c'est le cas des anarchistes espagnols qui s'engagèrent dans la lutte armée contre le fascisme lors de la Guerre d'Espagne en 1936, et que symbolise leur hymne, A las barricadas:
A la "conquest of cool" des sociétés occidentales modernes, nous opposerons pour finir la façon dont le grand historien Thucydide haranguait ses concitoyens au temps de la démocratie athénienne de l'antiquité:"Athéniens, il faut choisir: se reposer ou être libre".
Conclusion
Si la question posait problème, c'est parce que l'injonction faite à l'humanité par des penseurs comme Einstein ou Russell de sortir de son état de guerre sous peine d'auto destruction se heurte à l'idée qu'il serait une fatalité inscrite dans la nature même de l'homme contre laquelle on ne pourrait rien. Nous avons vu qu'une telle représentation ne résiste pas à un examen sérieux des données de l'anthropologie. Les guerres tiennent d'avantage de conditions social historiques sur lesquelles il nous est possible d'agir que d'une nature humaine immuable. De ce point vue, il nous reste à imaginer une transformation de nos institutions dans un sens propice à l'émergence d'un monde qui aura conjurer la menace de son propre anéantissement.
Tout laisse à présager que la paix relative à l'échelle planétaire que garantit aujourd'hui l'économie mondiale de marché est condamnée à rester précaire et fragile. Si l'on se fie au précédent historique du destin tragique de la première mondialisation, on est conduit à se poser une question pour le moins angoissante, si l'on tient compte du fait qu'aujourd'hui, les grandes puissances détiennent un arsenal nucléaire mettant en péril la survie de l'humanité: qu'adviendra-t-il si l'économie mondiale de marché venait à s'effondrer de nouveau? Polanyi, en 1944, indiquait déjà la nature du défi à relever suite à la fin de la première mondialisation:"Nous devons essayer de conserver par tous les moyens à notre portée ces hautes valeurs héritées de l'économie de marché qui s'est effondrée." (Polanyi, La grande transformation, p. 344) Il avait en vue, en parlant de ces "hautes valeurs", deux choses: la liberté et la paix. Le problème qui se repose donc est de savoir par quels moyens conjurer aujourd'hui le péril d'une auto destruction de l'humanité face à l'éventuelle désintégration de l'économie mondiale de marché? Ce dont nous avons sans doute besoin c'est de plus de démocratie, de plus de relations, entre groupes et entre individus, basées sur un principe de réciprocité à base de pratiques de don-contre don, seul à même de fonder une paix durable dans le monde et les sociétés. Reste à imaginer précisément les institutions qui rendraient possible cela...
(1) Là encore, il serait probablement exagéré de n'imputer qu'à L'Etat et à la propriété les causes des guerres dans l'histoire humaine:"[...] parce que le mythe du "bon sauvage" a la peau dure, nous sommes souvent enclin à imaginer que l'égalité socio-économique va de pair avec le pacificisme, et que les conflits armés ne sont apparus qu'avec la richesse, voire avec l'Etat. C'est là une idée qui a été amplement démentie par les observations ethnologiques et archéologiques. Certains chercheurs demeurent certes persuadés que les affrontements entre groupes chez des chasseurs-cueilleurs ou des horticulteurs était dus, essentiellement ou en totalité, à la pression exercée sur eux par les civilisations étatiques. La plupart des spécialistes s'accordent néanmoins à penser que dès le Paléolithique, et bien plus encore au Mésolithique, de tels phénomènes étaient répandus, voire généralisés. L'ethnologie, en tout cas, ne manque pas d'exemples en ce sens. Qu'on se rappelle Narcisse Pelletier, naufragé en Australie: il fait état de douze "guerres" menées en dix-sept ans, ce qui corrobore d'autres observations recueillis sur ce continent. Qu'on pense aussi aux innombrables récits sur les peuples guerriers de Nouvelle-Guinée ou d'Amazonie, dont les Yanomani, les Jivaro ou aux Tupinamba, dont un de leurs prisonniers européens écrivait dès 1557 que: "La plus grande gloire chez ces Indiens est d'avoir pris et tué un ennemi; et ils ont l'habitude de se donner autant de noms qu'ils en ont tué. Ceux qui en portent un grand nombre sont regardés comme les principaux de la nation.""(Darmangeat, Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était, pp. 227-228)
(2) Polanyi (1886-1964) est, à mon sens, un auteur incontournable pour notre époque et sans doute bien au-delà. Politiquement, il se réclamait du socialisme, au sens que ce terme avait originellement au XIXème siècle, que le XXème siècle a fini par complètement dévoyer, à savoir un socialisme anti étatique et décentré, ce que j'appelle un socialisme de liberté. Dans cette mesure, il se situe aux antipodes aussi bien de l'orthodoxie libérale actuelle que de la gauche étatiste. Son importance a été, entre autres, reconnue par J.E. Stiglitz, "prix Nobel" ("Prix de la Banque de Suède en sciences économiques à la mémoire d'Alfred Nobel", pour parler exactement) d'économie en 2001, qui soulignait, dans sa préface à l'édition américaine de, La grande transformation, l'ouvrage majeur de Polanyi, que la science économique et l'histoire économique "en sont venues à reconnaître la validité des affirmations clés de Polanyi." ( p. XIII)
Introduction
Démarche pour poser le problème: je montre que chaque réponse possible (oui/non) soulève à son tour des difficultés qui rendent la question problématique.
L’enjeu d’un tel sujet est de taille car si je réponds que les guerres sont inscrites dans la nature humaine cela impliquerait de concéder qu’elles constituent l’horizon indépassable de la vie humaine ce qui, devant les perspectives effrayantes que crée le "progrès" technique en ce domaine, augure d’une probable auto destruction du genre humain. On songe ici au 10 juillet 1955 lorsque Bertrand Russell (1) et Albert Einstein publiaient conjointement une tribune dans le New York Times où ils exposaient le dilemme qui est celui auquel doit se confronter notre époque:"Allons nous mettre fin à la race humaine ou l’humanité renoncera-t-elle à la guerre?" Plus d'un demi-siècle après cette tribune, il faut malheureusement constater que nous sommes encore très loin d’un tel renoncement alors même que les moyens de destruction, toujours plus gigantesques, n’en finissent pas de s’amonceler au dessus de nos têtes. Il faut bien se résoudre malheureusement, devant l’apparente universalité du phénomène de la guerre, à reconnaître qu'une réponse au sujet par la négative est tout aussi problématique: si la guerre n’était inscrite dans la nature humaine elle-même pourquoi alors observons nous partout des conflits meurtriers accompagnés de leur sinistre cortège de barbarie, de terreur et de pratiques génocidaires?
Je construis en trois temps mon raisonnement pour traiter le problème: en partant de l'opinion commune qui, fataliste, pense facilement que la guerre est inscrite dans la nature humaine. Ce pessimisme anthropologique peut certes se prévaloir de la caution intellectuelle d'une très large partie de la tradition philosophique. Néanmoins, il reste fort critiquable dès lors que nous nous donnons une connaissance assez pointue de l'anthropologie (l'étude des société indigènes des cultures de l'oral vs cultures de l'écrit) qui n'a pu être acquise que tardivement en raison du fait que cette discipline ne se constitue véritablement qu'à partir des années 1860. (2ème partie) Si la nature humaine ne peut être la seule incriminée' comme cause des guerres alors la question incontournable par laquelle toute copie doit nécessairement passer pour aller au bout du traitement du sujet consistera à se demander quel autre facteur que la nature humaine peut alimenter les guerres? Ne peut-on les chercher dans des conditions social historiques? Les institutions des sociétés humaines ne peuvent-elles plus ou moins favoriser l'apparition de conflits? Et, dans ce cas, il doit alors être possible de les transformer dans l'optique de la création d'un monde plus civilisé qui aura conjuré la menace de son propre anéantissement. Troisième partie; penser à faire jouer la distinction nature/culture: si les guerres ne doivent pas tout à la nature humaine n'est-ce pas aussi dans la culture elle-même qu'on peut en chercher les causes?
(1) Si Einstein est connu, Russell l'est beaucoup moins et c'est bien dommage. C'était à la fois un grand homme de science et philosophe, le seul de renom qui s'est opposé, du premier au dernier jour, à la boucherie industrielle qu'a été la Première guerre mondiale. Cela lui a valu de perdre son poste d'enseignant, de passer par la case prison puis d'être interdit de séjour sur une partie du territoire britannique. Comme il le disait lui-même, s'il n'avait pas bénéficié d'un héritage familial, il serait mort de faim. Du moins a-t-il sauvé à lui seul l'honneur des philosophes dans cette histoire. Il est aussi connu pour avoir fondé, toute à la fin de sa vie, le Tribunal Russell, pour instruire, de façon symbolique, le procès des crimes de guerre, dont on n'a pas idée de l'ampleur, des Etats-Unis au Vietnam.
1) Le pessimisme anthropologique
a) le penchant humain à l'agression
Le pessimisme anthropologique, typique de la mentalité occidentale, consiste à dire qu'il existe une nature humaine qui est intrinsèquement mauvaise et portée à l'agression. On trouve cette conception dans la formule souvent citée du philosophe du XVIIème siècle, (qu'il reprend, en réalité d'un autre auteur, mais peu importe ici), Thomas Hobbes:"Homo homini lupus" (l'homme est un loup pour l'homme) L'être humain n'éprouverait spontanément aucune inclination le portant à vivre avec ses semblables ce qui fait de son état naturel un état permanent de "guerre de tous contre tous". Hobbes pense repérer trois causes intrinsèquement liées à la nature humaine qui alimentent cet état de guerre permanent:"nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelle: premièrement, la rivalité; deuxièmement, la méfiance; troisièmement, la fierté." (Le Léviathan) L'essentiel des guerres dans l'histoire du monde trouveraient leur motif dans ces trois catégories de cause: on fera la guerre pour le profit car on convoite des richesses que l'autre convoite également ("la rivalité"), par exemple, du pétrole. Ou l'on fera la guerre car on se sent menacé par la présence d'un ennemi hostile dont on craint qu'à tout moment il nous agresse ("la méfiance"). Dans les termes des guerres actuelles, on parlera, comme l'administration américaine de "guerre préemptive" qu'on confondra sciemment avec le concept de "guerre préventive". Une petite disgression s'impose ici pour comprendre le sens de cette distinction nécessaire à faire pour être armé intellectuellement contre la propagande des grandes puissances. Partons du sens anglais des termes mis en jeu. Le mot "preempt" signifie "devancer" tandis que "prevent" signifie "prévenir". En pratique, cela signifie que la guerre préemptive implique qu'on puisse prouver que l'ennemi constitue une menace réelle pour sa propre sécurité. Comme telle, la guerre préemptive est reconnue par le droit international comme un recours légal de "légitime défense selon certaines conditions"(Charte des Nations unies. La Charte précise ces conditions qui sont celles d'une agression armée manifeste de l'ennemi à qui on veut déclarer la guerre, Article 51) Par distinction, la guerre préventive est illégitime car elle peut être lancée sans preuve manifeste d'une agression quelconque de l'ennemi supposé, seulement sur la base de soupçons qu'on peut nourrir quant à ses intentions. Or, les intentions à la différence des faits, ne peuvent jamais être établies objectivement. L'astuce de l'administration Bush a consisté à faire passer pour une guerre préemptive ce qui n'était, en réalité, qu'une guerre préventive quitte à fabriquer, pour les besoins de la cause, de fausses preuves (les prétendus armes de destruction massive ou les liens supposés entre le régime irakien et l'organisation terroriste Al Qaïda pour déclarer la guerre à l'Irak en 2003) En faisant passer pour une guerre préemptive ce qui est, en réalité, une guerre préventive, on se donne une caution légale au regard du droit international pour mener une guerre illégitime (injuste), avec, pour motif non avouable, non pas la sécurité mais la rivalité dans la terminologie de Hobbes (ici, en particulier l'accès à une ressource comme le pétrole, mais pas seulement. Saddam Hussein, qui, il ne s'agit pas de le nier, était bien un tyran sanguinaire, avait eu la mauvaise idée de vouloir abandonner le dollar comme unité monétaire pour faire le commerce du pétrole. Or, le dollar en tant que devise internationale des échanges commerciaux est un élément clé de la domination américaine dans le monde).
Enfin, la troisième et dernière cause de conflit dans le monde réside, dit Hobbes, dans la "fierté", parce que, par exemple, on peut se sentir insulté. Dans les sociétés aristocratiques des temps passés où l'honneur constituait la vertu cardinale (et pas encore la richesse comme aujourd'hui) ce genre de conflit était très répandu. Mais, on peut encore le retrouver de nos jours quand on a à faire à l'intégrisme religieux, en particulier: le fondamentaliste de l'Islam qui voit son prophète caricaturé pourra facilement prendre cela comme une déclaration de guerre. C'est dans la philosophie de l'histoire de Hegel (XVIIIème-XIXème siècle), que ce thème a été le mieux développé sous la forme de la lutte à mort pour la reconnaissance, qui constitue pour Hegel la trame de toute de l'histoire humaine: la guerre y apparaît comme un moment essentiel dans la réalisation de l'existence spirituelle de l'homme. Le mode propre de l'existence humaine c'est d'exister pour soi et non simplement pour un autre; autrement dit, c'est la conscience de soi qui destine l'être humain à la liberté. Seulement, cette conscience de soi ne sera pas reconnue spontanément par l'autre. Il faudra l'y contraindre par une lutte qui engage la vie des combattants. C'est celui qui sera prêt à sacrifier sa vie pour obtenir la reconnaissance de l'autre qui accèdera au statut de maître. Le vaincu, incapable de s'élever au-dessus de son instinct biologique de survie et mettre sa vie en jeu, sera destiné à devenir l'esclave.
Si les sociétés se sont constituées en arrivant tant bien que mal à juguler ce supposé état primitif de guerre de tous contre tous, la loi qui préside aux relations internationales entre les différentes sociétés est celle qui découle toujours de cette nature humaine belliqueuse, d'où le fait que l'on retrouverait partout et toujours les guerres dans l'histoire humaine.
On retrouve le même pessimisme anthropologique chez Sigmund Freud:"L'homme n'est pas un être doux, en besoin d'amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais au contraire il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l'agression." (Malaise dans la civilisation) Freud appuie sa thèse aussi bien sur les enseignements de la vie et de l'histoire que sur les résultats de ses travaux dans le domaine de la psyché humaine (l'âme). Cette pulsion d'agression se manifesterait d'une infinité de manières différentes dans la vie et l'histoire: exploitation abjecte de la force de travail d'autrui sous les formes de l'esclavage, du servage, du salariat; viol et violence sexuelle infligée au faible, vol, spoliation, pillage, meurtres, génocides etc. L'histoire humaine ne serait qu'une longue et horrible litanie de violence de toutes sortes aussi loin que l'on remonte dans le temps.
Cette scène inaugurale, relatant les origines de l'humanité, du film, 2001 Odyssée de l'espace, de Stanley Kubrick, illustre bien cette conception d'une nature humaine supposée fondamentalement violente (attention, la scène commence par trois minutes de noir complet symbolisant les ténèbres des origines). L'entrée dans l'humanité se fait par un massacre grâce à la puissance que confère la technique, dans cette version, la découverte de l'os comme instrument pour tuer, et, asseoir sa domination sur la terre (ici sur la ressource vitale que constitue l'étendue d'eau). Remplacer l'étendue d'eau par un gisement de pétrole et l'os par des missiles balistiques et vous pourrez vous autoriser à dire que c'est partout et toujours la même nature humaine belliqueuse qui s'exprime et que suivant la formule de l'Ecclesiaste de la Bible, il n'y a "rien de nouveau sous le soleil". Les travaux d'un anthropologue comme Robert Ardrey constituent l'exposé théorique effroyable de cette vision cinématographique des origines humaines dans le compte rendu qu'en fait Chris Harman:"[...] la préhistoire de l'humanité toute entière, de l'époque de l'Australopithèque- le premier primate à marcher sur ses pattes de derrière- jusqu'à l'émergence de l'écriture, a été fondée sur l'"impératif du meurtre", que les "bandes de chasseurs-cueilleurs se battaient pour des points d'eau qui ne demandaient souvent qu'à s'évaporer sous le soleil brûlant de l'Afrique", que nous sommes tous des "enfants de Caïn", que "l'histoire humaine a stimulé le développement d'armes toujours supérieures [...] pour des nécessités génétiques", et que, par conséquent, sous un mince vernis de "civilisation" se dissimule un "amour du massacre, de l'esclavage, de la castration et du cannibalisme" qui est de nature instinctive." (Chris Harman, Une histoire populaire de l'humanité, p. 23) Ainsi le récit biblique lui-même abonderait dans le sens des résultats de l'enquête anthropologique moderne en mettant en scène, à l'origine de l'humanité, le meurtre par jalousie d'Abel par son frère ainé Caïn, deux fils d'Adam et Eve. Sauf que cette façon foncièrement pessimiste de se représenter l'origine de l'humanité est venue, à notre époque, des interprétations extrêmement discutables qu'a fait R. Dart de sa découverte en 1925 du premier fossile de l'Australopithecus africanus. Dart le présentait comme "un carnivore qui dévorait ses proies vivantes, les démembrait et apaisait sa soif en buvant leur sang encore chaud." (F. de Waal, Bonobo le bonheur d'être singe, p. 2) C'est à partir de là qu'on en a tiré une vulgarisation de ce que devait être notre plus lointain ancêtre, qui s'est diffusée dans l'esprit du grand public, via les livres de R. Aldrey, et qu'a pris comme parole d'évangile Kubrick. Par une étrange mutation, ce très lointain ancêtre serait passé subitement du régime végétarien des grands singes à un régime carnivore, destinant d'emblée l'humanité à la férocité et à la brutalité, sans qu'elle ait pu avoir le temps de développer des inhibitions pour éviter que ses membres s'entretuent, comme c'est le cas chez les grands prédateurs (lion, loup, requin, etc.). En réalité, il est tout à fait douteux que ce récit corresponde à la réalité, d'après ce qu'ont pu nous apprendre les fouilles préhistoriques ultérieures; on est plutôt porté à penser qu'il devait d'avantage tenir de la proie que du prédateur:"Ironiquement, on pense aujourd'hui que l'australopithèque, loin d'avoir été un prédateur, fut l'une des proies préférées des grands carnivores. Les dommages infligés aux crânes fossiles, où Dart voyait l'oeuvre d'hommes-singes armés de massues, se révèlent parfaitement conformes à ce qu'on sait de l'action prédatrice des léopards et des hyènes. Il se pourrait donc que les débuts de notre lignée aient été marqués non par la férocité, mais par la peur." (ibid., p. 3) Ainsi, la séquence du film de Kubrick où l'on voit une sorte de panthère se jeter sur un Australopithèque est sans doute plus proche de ce qu'a pu être sa vie que la mise en scène du massacre d'un congénère appartenant à un autre groupe, suite à la découverte du pouvoir des outils.
b) Les données de la psychanalyse
Comme nous l'avons déjà signalé, le pessimisme anthropologique d'un auteur comme Sigmund Freud s'est également alimenté aux lumières qu'il pensait avoir trouvé sur le fonctionnement de la psyché (âme) humaine. L'inconscient constituant l'essentiel de la réalité de l'esprit humain, d'après la grande découverte que prétend avoir fait Freud, l'être humain sera dominé par des forces inconscientes qu'il est bien incapable de maîtriser. On peut ainsi chercher à mettre à jour les racines psychologiques les plus archaïques où s'alimente la fascination de l'humain pour le pouvoir et les conséquences destructrices qui en découlent. Dans la description que fait Cornelius Castoriadis, qui était, entre autres, lui aussi psychanalyste, de la psyché humaine, celle-ci se caractérise orginellement par son a-socialité, c'est-à-dire son incapacité à reconnaître autrui comme une autre source autonome de désirs, et, son phantasme de toute puissance, c'est-à-dire, l'illusion de la toute puissance de la pensée qui fait que, pour le nourrisson, son cri aurait le pouvoir "miraculeux" de faire surgir à lui seul le sein dont il a besoin. C'est au moment où il doit renoncer à ce phantasme en découvrant qu'il n'est pas le maître du sein, que celui-ci appartient à quelqu'un d'autre, qu'il aura alors tendance à projeter l'illusion de la toute puissance sur la figure protectrice de l'autorité parentale puis sur les différentes figures qui jalonneront sa vie d'être humain: l'instituteur, le gourou, le chef politique etc. Cet attrait pour la force, comme le souligne Castoriadis, " [...] est un résidu très puissant de l'attachement à une première figure qui était[...] le maître de la signification. Et il y a toujours quelque part quelqu'un qui joue ce rôle de maître de la signification et qui probablement peut devenir Adolf Hitler ou Joseph Staline ou Ronald Reagan..."(Domaines de l'homme, Psychanalyse et société, p. 51)
C'était ici le lieu de souligner la différence fondamentale qui sépare l'agressivité telle qu'on la rencontre dans le règne animal et ses manifestations dans la sphère du monde humain. Chez, l'animal, la pulsion d'agression comme l'ensemble de la vie psychique est fonctionnalisée en vue de la conservation de l'espèce; il peut se dérouler des combats féroces pour occuper la position dominante dans l'organisation du groupe; mais, au bout du compte, ces combats permettent de renforcer la capacité de survie du groupe car seul les dominants prendront en charge la reproduction ce qui assurera que ce sont les membres disposant du meilleur patrimoine génétique qui assureront sa perpétuation. Le caractère dévastateur de la pulsion d'agression telle qu'elle se manifeste chez l'être humain vient d'abord du fait qu'elle est, comme l'ensemble de la vie psychique, défonctionnalisée relativement au substrat biologique, ce qui ouvre la vie humaine à l'hubris, la démesure et, potentiellement, à l'auto destruction.
Selon certains éthologues (spécialistes du comportement animal), la violence propre aux
groupes humains s'expliqueraient par une série de quatre facteurs. A un premier niveau, l'agressivité serait partagée avec l'ensemble des mammifères auxquels nous appartenons (ce qui est à relativiser: les bonobos, très proches de nous, sont, par exemple, pacifiques; nous y reviendrons plus loin à propos de la néoténie humaine, car c'est un point essentiel). Deuxièmement, les omnivores ont développé moins d'inhibitions à la violence que les carnivores ce qui les rendrait, contrairement à ce que l'on croit, plus agressifs. En fait, si ce point paraît douteux, c'est parce que nous confondons prédation et agressivité. La première est motivée par la faim et met aux prises deux individus d'espèces différentes; la seconde est interne à une espèce, comme on le voit manifesté dans un combat entre étalons qui peut être bien plus violent que les affrontements entre lions, par exemple. Cela nous conduit droit au troisième facteur: c'est lui qui fait ressortir ce qu'a de spécifique la violence telle qu'on la rencontre chez homo sapiens (l'humain tel qu'il est constitué anatomiquement aujourd'hui depuis environ 50 000 ans). Lorsqu'avec certaines avancées techniques clés (maîtrise du feu, habitations, perfectionnement des outils pour la chasse, etc.), les groupes humains ont pu faire diminuer considérablement la pression que représentaient les espèces les plus dangereuses pour eux, leur pulsion d'agression a fini par se retrouver largement sous employé et elle a eu alors tendance à se tourner vers les autres groupes humains. Cette transformation d'un groupe de la même espèce en un groupe étranger à combattre est ce qu'on appelle dans la théorie de l'évolution la "pseudo-spécification". Enfin, dernier facteur aggravant, à mesure que l'espèce homo sapiens va se disperser et se diversifier en types culturels variés, la pseudo-spécification va se renforcer et les sources de conflits entre groupes par la même occasion. Pour le résumer, à la fin du fin paléolithique (ancien âge de pierre, avant la sédentarisation, il y a environ -10 000 ans), on a partout des groupes qui sont potentiellement en guerres les uns contre les autres même si ces potentialités sont encore peu actualisées du fait de leur dispersion.
L'anthropologie noire qu'on peut tirer de cet ensemble de données se trouve résumée dans le titre d'un essai de John Adams, l'un des pères fondateurs des Etats Unis d'Amérique: "Tous les hommes seraient des tyrans s’ils le pouvaient." Il convient toutefois d'y regarder de plus près avant de consentir sans réserve à une vision aussi désespérante.
2)Critique du pessimisme anthropologique
a) Les données anthropologiques elles-mêmes conduisent à relativiser la nature guerrière de l’être humain
Le bilan que tirait un universitaire américain, John Collier, après avoir passé entre 1920 et 1930 dix ans de sa vie en compagnie des Indiens dans le sud est des Etats Unis devrait nous mettre la puce à l'oreille: "Si nous pensions comme eux, la terre serait éternellement inépuisable et nous connaîtrions la paix à jamais." (cité par Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p.29) Autre exemple, le contraste saisissant qui existait entre le caractère hospitalier et totalement pacifique des indiens Arawaks et la barbarie meurtrière des colons espagnols débarquant sous le commandement de Chridtophe Colomb en 1492 sur l'île appelée aujourd'hui "Haïti", et dont l'historien américain Howard Zinn relate ainsi le choc culturel complet issu de leur rencontre: "Les Arawaks s'empressèrent de les accueillir en leur offrant eau, nourriture et présents. Colomb écrit plus tard dans son journal de bord:"[...]Ils échangeaient volontiers tout ce qu'ils possédaient. [...]Ils ne portent pas d'armes et ne semblent pas les connaître (souligné par moi) [...] Ils étaient si naïfs et si peu attachés à leurs biens que quiconque ne l'a pas vu de ses yeux ne peut le croire. Lorsque vous leur demandez quelque chose qu'ils possèdent, ils ne disent jamais non. Bien au contraire, ils se proposent de le partager avec tout le monde."" (ibid., p.5-8) En échange, ils se virent infliger des traitements d'une cruauté inouïe tels qu'on en trouve le témoignage dans le récit de Bartolomé Las Casas qui avait été le témoin direct de ces atrocités:"Il était de règle chez les Espagnols d’être cruels (…) pas simplement cruels, mais extraordinairement cruels afin que les traitements durs et sévères qu’ils infligeaient aux autochtones les empêchent d’oser se considérer comme des êtres humains ». Se voyant mourir à chaque jour par suite des traitements cruels et inhumains que leur infligeaient les Espagnols, piétinés par les chevaux, passés au fil de l’épée, mordus et déchirés par les chiens et, pour beaucoup, enterrés vifs après avoir dû subir toutes sortes de tortures raffinées..." (Cité par Noam Chomsky, La tragédie d'Haïti) En réalité, on peut se demander si le pessimisme anthropologique qui veut voir dans l'être humain un être foncièrement agressif ne s'alimente pas à une vision déformée de l'histoire humaine en grossissant exagérément les données de l'histoire récente et en les projetant sur le plus lointain passé . C'est, du moins, dans ce sens que vont les analyses d'une auteur comme Chris Harman dans son ouvrage, Une histoire populaire de l'humanité. On verra néanmoins plus loin qu' il y a certaines données récentes qui portent à penser qu'Harman a peut-être sous estimé le penchant à la guerre dans les conditions primitives d'existence.
Il y a deux niveaux d'analyse à développer et à articuler ensemble ici: celui qui concerne les rapports sociaux au sein du groupe et celui qui concerne les rapports entre sociétés. Concernant les rapports sociaux au sein d'un groupe, il importe de voir, et cela est solidement établi par la recherche en anthropologie, que les sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades n'étaient pas encore des sociétés hiérarchisées suivant des rapports de classe. La domination et l'exploitation, caractéristique des sociétés de classe en étaient absentes. La seule forme de division du travail dans les sociétés primitives reposait sur la différence des sexes ce qui est une des raisons qui peut expliquer qu'on y rencontre déjà, pour bon nombre d'entre elles, l'institution du patriarcat, de la domination des hommes sur les femmes. Malgré cela, le niveau de sociabilité des individus de ces sociétés étaient bien plus élevé que dans les sociétés beaucoup plus tardives divisées et hiérarchisées suivant des rapports de classe. La solidarité, la coopération et l'entraide étaient développées à un degré infiniment supérieur aux antipodes de ce que nous connaissons aujourd'hui dans les sociétés modernes où prévaut l'égoïsme:"Si une tribu d'Iroquois affamés en rencontre une autre dont les provisions ne sont pas complètement épuisées, ces derniers partagent avec les nouveaux venus le peu qu'il leur reste sans attendre qu'on leur demande..."(Lafitan, cité par Chris Harman, ibid., p.29) Les sociétés primitives s'organisent suivant le principe dominant de la réciprocité d'après lequel la circulation des biens se fait principalement suivant des cycles sans fin de dons-contre dons. L'exemple type, ce sont les indiens Aché de la forêt amazonienne:« Toute leur vie sociale est organisée à partir de ce principe qui veut que les animaux qu’on a tués, on ne doit pas les manger soi-même » (Pierre Clastres, L’arc et le panier dans La société contre l’Etat, p. 98) Je fais don du produit de ma chasse aux autres; les autres me font don du produit de leur chasse: "En contraignant l’individu à se séparer de son gibier, [ce tabou] l’oblige à faire confiance aux autres, permettant ainsi au lien social de se nouer de manière définitive." (ibid., p. 99) Le principe de réciprocité peut être illustré par la façon dont cette légende soufi ( le soufisme est un courant spirituel de l'Islam persécuté aujourd'hui par les fanatiques intégristes) décrit le paradis:
Pour plus de développement sur cette organisation primitive des sociétés humaines, je renvoie à l'article, Les sociétés primitives et la réciprocité.
Sur le plan des relations entre sociétés, le penchant à l'agression n'aurait été guère plus développé. S'appuyant sur des données anthropologiques que nous tenons de l'observation de telles sociétés qui ont pu parvenir à subsister jusqu'à nos jours, un anthropologue comme Friedl note: "les contestations territoriales entre les hommes issus de groupes de chasseurs-cueilleurs voisins existent [...]. Mais, dans l'ensemble, la quantité d'énergie que les hommes consacrent à l'entraînement au combat ou à des expéditions guerrières n'est pas élevée chez les chasseurs-cueilleurs [...]. Les conflits internes aux bandes se règlent généralement par le retrait d'une des parties." ( Women and men, An anthropologist view, cité par Chris Harman, Une histoire populaire de l'humanité, p. 23) La propension à la guerre n'aurait commencé à prendre de l'ampleur que très tardivement dans l'histoire humaine, à partir de la sédentarisation et de la formation de sociétés d'horticulteurs rendant possible l'apparition du stockage des richesses, et partant de là, ce que Hobbes appelait la rivalité:"[Le village] était [...] confronté à un problème inconnu des groupes primitifs: il possédait des réserves de nourriture et d'ustensiles qui pouvaient motiver des attaques armées de pillards venus de l'extérieur. La guerre, virtuellement inconnue des chasseurs-cueilleurs, devint endémique dans nombre de peuplades d'horticulteurs." (Chris Harman, ibid., p.31) Et encore, les sociétés d'horticulteurs ne seraient devenues vraiment belliqueuses qu'à un certain stade de leur développement, en particulier, à partir de la création d'un surplus suffisamment important pour générer les convoitises. Ce qui tendrait à le confirmer, c'est comme le note Lewis Mumford le fait "qu’on n’ait rien retrouvé qui ressemble à des armes dans les vestiges des villages néolithiques qui ont été exhumés; et ce fait s’accorde aisément avec l’idée que nous pouvons avoir de ces petites communautés, trop pauvres en main-d’œuvre, trop éloignées les unes des autres, trop attachées au sol avant la navigation, pour être tentées d’empiéter sur les domaines voisins, d’attaquer ou de se défendre."(La cité à travers l’histoire, éditions Agone, p. 28) La conclusion logique qu’en tire Mumford est que "le belliqueux primitif de Hobbes paraît être de nature plus utopique encore que le bon sauvage de Rousseau."(ibid., p. 28)
Il convient cependant, comme on l'avait évoqué plus haut, de sérieusement nuancer les propos de Mumford ou de Harman, à l'aune de découvertes archéologiques plus récentes:"Comment, en effet, des sociétés décrites par Gimbutas et ses partisans comme pacifiques ont-elles pu laisser tant de traces archéologiques de morts violentes et ce, bien avant l'invasion présumée des hordes patriarcales de l'âge du bronze? On connaît l'exemple d'Otzi, ce célèbre cadavre découvert en 1991 dans un glacier alpin, qui fut tué d'une flèche il y a un peu plus de 5000 ans, durant l'âge du cuivre. Mais Otzi est très loin d'être un cas isolé. Le Néolithique européen a livré de véritables charniers, tel le site de Talheim, en Allemagne où, deux millénaires plus tôt, 18 adultes et 16 enfants, avaient été massacrés et jetés pêle-mêle dans une fosse. A Téviec, dans le Morbihan, sur un site datant du Mésolithique final (-5500) deux pointes de flèches étaient fichées dans les vertèbres d'un homme d'une vingtaine d'années [...] En des temps plus reculés encore, vers 11000 avant notre ère, plus de trente individus, principalement des femmes et des enfants, furent abattus et leurs crânes enterrés sur le site d'Ofnet, en Bavière." (Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était, p. 76) Ces données montrent que la violence est malgré tout déjà présente dans les conditions primitives d'existence. Là où les relations que nouent les pratiques de don ne peuvent s'établir, on versera dans la guerre. C'est un point que nous laisserons ici de côté en renvoyant au notes de lecture faites à propos du texte de P. Clastres, Archéologie de la violence, la guerre dans les sociétés primitives. A suivre la thèse de Clastres, si la guerre est belle et bien omniprésente dans les sociétés primitives, ce n'est pas du tout en raison d'une nature humaine qui aurait partout et toujours été marquée par la propension à l'agression mais pour des raisons d'ordre politique qui tiennent à la structure tout à fait particulière des premières sociétés de l'âge de pierre qui ne sont pas hiérarchisées. De toute manière, ce sur quoi il faut insister maintenant c'est le fait que le concept même d'une nature humaine est problématique au plus haut point.
b)Le concept de nature humaine est beaucoup trop indéterminé pour qualifier cette nature an historiquement de "guerrière"
La variété indéfinie des types anthropologiques que nous rencontrons dans l’histoire nous conduit à un concept de la nature humaine qui est condamné à rester, dans une très large mesure, indéterminé, interdisant tout jugement définitif et à l’emporte pièce, que les gens ont en général, comme: "Que voulez-vous, on ne peut rien y faire, c'est dans la nature de l’homme de faire la guerre". Il faut ici s’appuyer sur les données de la biologie elle-même pour donner une base scientifique solide à cette indétermination qui réside fondamentalement dans la néoténie de l'être humain, son inachèvement biologique qui fait qu'il est un être dont la nature est plastique et quasi indéfiniment malléable à la façon d'une marbre réfractaire que le sculpteur peut tailler d'une infinité de façons différentes. En fait, on peut montrer au niveau éthologique, concernant nos plus proches parents sur l'arbre de l'évolution, les grands singes, que l'humanité a probablement dû hériter autant d'espèces belliqueuses avec des structures sociales hiérarchisées comme les chimpanzés que de celles comme les bonobos, pacifiques et horizontalisés quant à leur organisation sociale. C'est, du moins, la thèse du primatologue F. de Waal. En raison des traits accentués de sa néoténie, rien n'autorise à dire que l'humanité soit amenée à développer plutôt un de ces legs que l'autre. Ici, tout dépend des institutions que nous voulons forger pour mettre l'accent plutôt sur l'un que sur l'autre, ce qui nous montre la voie vers la dernière partie du traitement de ce sujet. (Pour des développements sur ce concept de néoténie, absolument essentiel à la compréhension de la condition humaine, voir la partie 1 du chapitre qui lui est consacré ici, et, pour son implication touchant la question de la nature humaine le c. de la partie 2.)
Les données de l'anthropologie le confirment en montrant que les sociétés humaines se répartissent sur une échelle allant d’un pacifisme plus ou moins intégral aux pires formes de sauvagerie dans l’agression. Si nous prenons, par exemple, les tribus indiennes qui peuplaient les îles Caraïbes au moment où Colomb débarqua en 1492, il est remarquable de noter qu'elles présentaient une variété extrême de types anthropologiques: entre le caractère tout ce qu'il y a de plus pacifique des Arawaks que nous avons vu dans la partie précédente et celui belliqueux des Caribs qui pratiquaient sans vergogne la guerre et le cannibalisme, il est extrêmement problématique de trouver une constante anthropologique qui permettrait de définir quelque chose comme une nature humaine.
Dans ce très large éventail de types anthropologiques, il faut convenir que la civilisation occidentale occupe une position peu enviable comme on a pu commencé à le voir à travers le phénomène de la colonisation. On peut d'ailleurs se demander si notre propension à définir la nature humaine comme essentiellement violente n'est pas une façon de regarder l'être humain à travers le prisme déformant de notre propre civilisation, ce qui est le préjugé dans lequel tombe quasi systématiquement les sociétés humaines. On voit donc clairement, à la lumière de ces données anthropologiques et biologiques, que le caractère guerrier de l’être humain présente des variations remarquables qui font que la seule pulsion d’agression supposée être inscrite dans la nature humaine, ne saurait constituer une explication suffisante au phénomène des guerres.
Mais alors si celle-ci ne peut être seule incriminée, quels autres facteurs peuvent être mis en évidence? N’y-a-t-il pas des conditions social historiques qui peuvent plus ou moins favoriser, stimuler, ou, au contraire, inhiber voir sublimer (métamorphoser en l'élevant à un niveau supérieur dans les créations de la culture) cette pulsion meurtrière? Autrement dit, les guerres ne dépendent-elles pas autant d’une hypothétique nature humaine que d’institutions des sociétés? Quelles peuvent être ces institutions? Et comme elles sont une création humaine, ne sont-elles pas en mesure d’être modifiées, transformées dans un sens favorable à l’émergence d’un monde pacifié qui aura conjurer la menace de son propre anéantissement?
3)Les conditions social historiques comme facteurs de violence
a) L’exemple des sociétés modernes
Sur l’échelle de l’agressivité, nous avons déjà eu l’occasion de montrer que la civilisation occidentale occupe une position particulièrement élevée. Comme le relève Noam Chomsky," [de] l'Amérique à l'Asie du Sud Est [remarquait l'historien militaire Geoffrey Parker], les peuples étaient atterrés par la sauvagerie des Européens et "tout aussi horrifiés par la furie destructrice de la guerre à l'européenne". Les sociétés conquises étaient loin d'être pacifistes, mais la brutalité des Européens leur était inédite, pas tant par ses techniques que par son esprit." (Chomsky, Futurs proches, p.12) La civilisation occidentale mérite, de ce point de vue, qu’on la prenne comme un exemple type pour montrer comment et dans quelle mesure ce sont des conditions social historiques qu’une société peut créer qui encouragent le penchant humain à l’agression, ce qui permettra aussi de justifier l’idée qu’en changeant ces conditions on peut espérer aller vers des formes de société plus pacifiques et civilisées.
Ces conditions social historiques qui ont contribué dans des proportions considérables à exacerber la violence colonisatrice de la civilisation occidentale moderne mettent en jeu deux institutions en particulier si l'on part des indications que donnait Bertrand Russell lorsqu'il voyait dans la propriété et l'Etat les "grandes incarnations du pouvoir de posséder; c'est pour cette raison qu'ils sont contraires à la vie et qu'ils aboutissent à la guerre." (Principes de reconstruction sociale, p. 182)
Concernant la propriété, un solide argument à l'appui de la thèse de Russell consiste à prendre appui sur le fait que chez les sociétés primitives de chasseurs-collecteurs le penchant à l'agression est contenu dans une large mesure car ces sociétés ont un mode de vie pour lequel l'accumulation de biens serait plus un encombrement qu'autre chose. Comme le développe l'anthropologue américain Marshall Sahlins, leur mode de vie nomade, pour être viable, suppose d'avoir le minimum de choses à transporter:"Entre propriété et mobilité, il y a contradiction." (Age de pierre, âge d'abondance, p. 50). Autrement dit, le besoin pathologique de posséder et d'accumuler toujours plus, dans une telle société, ne peut tout simplement pas voir le jour. N'ayant besoin de posséder que très peu de biens pour vivre, de telles sociétés ne seront mues par la "rivalité"; n'ayant que très peu de biens à défendre, elles ne connaîtront non plus le besoin d'assurer leur "sécurité". Les deux tiers des motifs qui conduisaient Hobbes à faire de l'état de guerre l'état naturel de l'humanité disparaissent d'un coup. On comprend alors mieux pourquoi c'est à partir de la sédentarisation, que la pulsion de possession va pouvoir se développer jusqu'à atteindre les proportions pathologiques qu'on rencontre dans le capitalisme moderne.
Concernant l'Etat, Randolph Bourne avait résumé radicalement la chose:"la guerre c'est la santé de l'Etat". Voyez, à partir de 45'30, du documentaire Psywar, le contexte du propos de Bourne (activer les sous titres si nécessaire).
Le processus de sédentarisation engendre, à partir d'un certain stade de son développement urbain, cette autre institution que constitue l'Etat centralisé, soit, la concentration du pouvoir entre les mains d'une structure séparée de la société. Le renforcement de l'Etat qui, de Cité Etat devient Etat Nation va de pair, comme les travaux de l'historien Bertrand de Jouvenel l'établissent avec une accumulation du pouvoir engendrant des conflits sur une échelle d'une toute autre ampleur:"Lorsque nous remontons à l'époque - XI et XIIème siècles- où commencent à se former les premiers d'entre les Etats modernes, ce qui nous frappe d'abord, dans ses temps représentés comme si belliqueux, c'est l'extrême petitesse des armées et la brièveté des campagnes [...]. La guerre est alors toute petite: parce que le pouvoir est petit." (cité par Bertrand Vincent, Paul Goodman ou la reconquête du présent, p. 88) La nouvelle forme de cité correspondant à ce changement d'échelle du pouvoir qui nous fait passer à la structure de l'Etat nation, c'est la capitale baroque avec ces larges avenues rayonnant à partir d'un centre qui symbolise la structure centralisée du pouvoir:"Ce fut seulement à la période baroque que les architectes, modifiant le tracé médiéval, réalisèrent des voies d'accès qui conduisaient directement au coeur de la cité, comme on peut le voir dans les plans en étoile. Alberti lui-même prévoyait déjà la possibilité de tracés semblables qui indiquent que la puissance publique est entièrement concentrée entre les mains du pouvoir central ou d'un souverain absolu." (Mumford, ibid., p. 441) (1)
Etat et propriété dans le capitalisme moderne
L'Etat et l'appropriation privative des richesses par les institutions du marché n'ont cessé de marcher main dans la main depuis l'époque baroque (XVIème siècle), contrairement à la mythologie véhiculée par le libéralisme économique qui voudrait opposer ces deux institutions, comme le rappelle encore Lewis Mumford:" Il fallait aux princes des sujets plus nombreux -c'est-à-dire plus de chair à canon et de vaches à lait pour les impôts et les loyers-, et ses désirs concordaient avec ceux des détenteurs de capitaux cherchant à disposer de marchés plus larges et mieux concentrés, composés de consommateurs insatiables. Puissance politique et puissance économique se renforçaient mutuellement..." (ibid., p. 518) Analysons la situation actuelle de ce point de vue. La prospérité des grandes firmes capitalistes comme MacDonalds passe par la conquête constamment renouvelée de nouveaux marchés et le contrôle via un appareil d'Etat des ressources stratégiques dans le monde (le pétrole en particulier). Là où les portes restent fermées, il faudra les enfoncer à coups de bélier, en appelant à la rescousse MacDonnell Douglass, le fabriquant d'avions de chasse, si besoin est. Le président des Etats Unis Woodrow Wilson nous en en donne lui-même la confirmation dans cette conférence qu'il fit en 1907:"Les concessions obtenues par les financiers devaient être protégées par les représentants de l'Etat même si la souveraineté des nations réticentes devait être malmenée à cette occasion.[...] Les portes des nations qui nous sont fermées doivent être enfoncées.(souligné par moi)" (cité par Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p. 411) Autrement dit, pour paraphraser le New York Times, MacDonnel Douglass doit enfoncer les portes des nations réticentes pour laisser la voie libre aux intérêts de MacDonalds. C'est ainsi que Roosevelt pouvait écrire en 1897:"j'accueillerais avec plaisir n'importe quelle guerre tant il me semble que ce pays en a besoin." (cité par H. Zinn, ibid., p.341) Il faut replacer cette déclaration dans le contexte économique de l'époque qui avait vu l'industrie américaine accroître prodigieusement ses gains de productivité grâce aux innovations technologiques, entraînant une surproduction que le marché intérieur américain ne pouvait plus absorber, ce que confirme cette annonce du département d'état américain faite en 1898:"Il semble à peu près certain que tous les ans nous aurons à faire face à une surproduction croissante de biens qui devront être placés sur les marchés étrangers [...] L'augmentation de la consommation étrangère des biens produits dans nos manufactures et nos ateliers est, d'ores et déjà, devenue une question cruciale pour les autorités de ce pays comme pour le commerce en général." (cité par Howard Zinn, ibid., p.344) Ainsi se trouvait scellée l'alliance entre le complexe militaro industriel et les promoteurs des intérêts commerciaux du pays; ces derniers "jugeaient les marchés étrangers si essentiels à la prospérité américaine que la politique expansionniste, même menée par les armes, ne pouvait à terme que les séduire." (Howard Zinn, ibid., p.346)
Dans cette logique, le plus grand crime que peut commettre aujourd'hui le gouvernement d'un Etat dans le monde aux yeux des élites du capitalisme n'est pas de massacrer sa population mais de rechigner à s'intégrer à l'ordre néo libéral pour la libre circulation des capitaux partout dans le monde. Il y aurait de ce point de vue à reconsidérer, par exemple, le sens de l'intervention militaire de l'OTAN en ex Yougoslavie en 1999. Si le motif invoqué de l'ingérence humanitaire tenait la route, il faudrait alors demander pourquoi personne n'a bougé le petit doigt à la même époque pour empêcher le gouvernement turc de massacrer sa population kurde ou le gouvernement indonésien de faire encore bien pire au Timor. En réalité, les bombardements de l'OTAN en ex Yougoslavie n'ont pas empêché la purification ethnique à l'encontre des Kosovars; ils l'ont, au contraire, accéléré comme l'avait parfaitement prévu le haut commandement des forces de l'OTAN. C'est donc ailleurs qu'il faut chercher les vrais motifs de son intervention, en particulier, dans le fait que le gouvernement yougoslave était résolument hostile à intégrer son pays dans l'ordre néo libéral de la libre circulation des capitaux qui se mettait en place partout en Europe Voilà un pays dont les portes restaient fermées et qu'il fallait faire sauter par la force armée; la formule du New York Times que nous avons évoqué plus haut est sans équivoque à ce sujet:"Si nous voulons des relations économiques solides, nous permettant de vendre dans le monde entier, il faut que l’Europe soit la clé… C’est de cela qu’il s’agit avec toute cette chose (sic) du Kosovo.[...] Pour que la globalisation marche, l’Amérique ne doit pas craindre d’agir comme la superpuissance omnipotente qu’elle est. La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans un poing caché. (souligné par moi) McDonalds ne peut être prospère sans McDonnel Douglas, le constructeur de l’avion F-15. Et le poing caché qui garantit un monde sûr pour les technologies de la Silicon Valley, ce poing s’appelle armée des Etats-Unis, Air Force, Navy et Marines." Autrement dit, les marchands de camelote ont besoin des marchands d'armes pour s'enrichir.
Cette dynamique guerrière de la valorisation capitaliste implique un renversement complet du sens commun: ce qui devient destructeur c'est la volonté d'oeuvrer à un monde pacifié. C'est ainsi qu'un journaliste de la droite la plus conservatrice aux Etats-Unis pouvaient se plaindre dans les années 1980 du fait que les milieux universitaires américains étaient infestés par des militants pacifistes en ces termes: "Quelle pitié que notre jurisprudence ne nous autorise pas à atteindre et châtier les véritables responsables de cette mentalité destructrice."(souligné par moi, Howard Zinn, ibid., p. 680) Les effets guerriers de cette dynamique peuvent être chiffrés précisément comme on peut le voir dans un rapport rédigé en 1962 par Dean Rusk, intitulé "Quelques exemples de l'usage de la force armée américaine à l'étranger: 1798-1945" et qui dénombre pas moins de 103 opérations militaires américaines dans le monde entre 1798 et 1895 (cité par Howard Zinn, ibid., p. 342). Les guerres sont ainsi tellement favorables au business des grandes corporations privées qu'au lendemain de la seconde guerre mondiale "Charles Wilson président de la General Electric Corporation fut si satisfait de la situation en temps de guerre qu'il proposait de perpétuer l'alliance du militaire et de l'économique afin de pratiquer une "économie de guerre permanente."" (Howard Zinn, ibid., p. 482) Le concept de "guerre froide" vint à point nommer sur le devant de la scène pour légitimer une telle politique. L'historien britannique P.M.S. Blackett pouvait faire du largage de la bombe atomique sur Hiroshima "le premier acte diplomatique d'importance de la guerre froide à l'encontre des russes " illustrant la formule de Clausewitz selon laquelle "la guerre (ou plutôt la terreur dans ce contexte) est la continuation de la politique par d'autres moyens". En effet, le motif secret des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki tenait au fait qu'il fallait faire capituler le plus vite possible le Japon avant que les Russes n'entrent en guerre contre eux et n'exigent comme contrepartie une part du gâteau de l'Empire japonais. De la même façon, au lendemain de la guerre du Vietnam, l'Association des industries électroniques se félicitait que "la conclusion d'accords sur le contrôle des armements est peu probable d'ici dix ans. La probabilité de guerres limitées va augmenter et, en conséquence, les perspectives pour les firmes de l'électronique sont bonnes..." (cité par Chomsky, Raison et liberté, éditions Agone, p. 343)
Mais c'est aussi sur un plan anthropologique qu'il faut comprendre la violence des effets de la dynamique du capitalisme moderne. Ce que sa forme la plus extrême de la période actuelle tend à détruire c'est cet aspect de la "nature humaine" qui a été façonné par des millénaires d'une histoire où la sociabilité, le partage, la solidarité, la capacité à donner constituaient les vertus cardinales, comme nous l'avons vu à propos de l'organisation des sociétés primitives. Ce qui a contribué à former, sur d'aussi longues périodes, cette "nature humaine" c'est bien d'avantage l'héritage des sociétés dites "primitives" que celui, récent, des civilisations où l'ivresse du pouvoir se donne sans mesure. 90% de l'histoire humaine est dominée par l'existence de ces sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades comme le rappelle Chris Harman. Durant ces millénaires, s'est formée une "nature humaine" éminemment marquée, contrairement à ce qu'un préjugé tenace pourrait porter à croire, par ces vertus de sociabilité. Comme le dit Richard Lee:"C'est le long vécu de partage égalitaire qui a modelé notre passé. Malgré notre apparente adaptation à des sociétés hiérarchisées, et malgré la situation préoccupante des droits de l'homme dans de nombreuses parties du monde, des indices manifestes montrent que l'espèce humaine conserve un fort sentiment égalitariste, un engagement profond envers la norme de réciprocité, et un sens communautaire [...] fortement enraciné." (Reflections on primitive communism, cité par Chris Harman, ibid., p.24) Ce qui est particulièrement inquiétant à notre époque, ce qui ouvre la perspective que se réalise concrètement ce qui n'était encore, dans une large mesure, que phantasme chez le philosophe anglais Hobbes au XVIIème siècle, la guerre de tous contre tous, comme prétendu état naturel de l'humanité, réside dans le projet démentiel du capitalisme de chercher froidement et méthodiquement à détruire purement et simplement cette "nature humaine" édifiée par des millénaires de pratiques de don.
En effet, ce penchant humain à la sociabilité devient obstacle à la réalisation de l'utopie libérale: la mise en concurrence universelle à l'intérieur de la construction du marché économique mondialisé. Pour des promoteurs de cet ordre social comme Reagan ou Tchatcher, il constitue la principale entrave à sa réalisation car, d'après la théorie économique, le marché n'est censé fonctionner que si l'individu se comporte en parfait égoïste calculateur. Sous cet angle, la contradiction intenable des théories du libéralisme économique consiste d’un côté à proposer, au nom d’un principe de réalité, une conception de l’humain comme égoïste calculateur, et, d’un autre côté, à voir cette conception constamment contredite par cette même réalité. Ainsi des expériences menées dans le domaine de la théorie des jeux et qui mettent en évidence un degré de coopération entre les joueurs beaucoup plus élevé que ce que prévoit la théorie:"fondées au départ sur l’intérêt égoïste au nom du réalisme, ces expériences montrent que, dans la réalité, ce postulat rend faiblement compte du comportement des acteurs."(Jacques Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 270) La seule façon de tenir la contradiction pour les adeptes des dogmes libéraux est de s’armer d’un imposant arsenal idéologique conformément à la fonction première que George Orwell, un autre auteur au même titre que Bertrand Russell qui constitue un îlot de santé mentale dans les conditions social historiques des sociétés modernes, assignait à l'idéologie: celle d’un dispositif mental qui permet de rester aveugle à ce qu’on a sous les yeux.
Par où l'on voit aussi que la critique que Rousseau en son temps adressait déjà à Hobbes a pour elle de sérieux arguments: loin que l'état de guerre de tous contre tous constitue l'état naturel de l'humanité, comme le croyait Hobbes, il est plus beaucoup plus vraisemblablement l'horizon vers lequel avance une société reposant sur le développement unilatéral de la logique marchande. Comme le formulait très bien la philosophe Hannah Arendt, le problème avec les théories modernes qui se fondent sur l'anthropologie noire du capitalisme, l'humain conçu comme homo oeconomicus mû essentiellement par l'intérêt égoïste et l'appétit compulsif de possession, ce n'est pas qu'elles sont fausses ( aucune société ne pourrait exister sans reposer sur le cycle du don qui fait d'abord de l'humain un "homo donator", don qui est au lien social ce que l'oxygène est à la vie), c'est qu 'elles risquent de devenir vraies en produisant des institutions qui détricotent l'ensemble du tissu social et engendrent, dans ses formes les plus avancées, comme aux Etats unis, une situation qui ressemble de plus en plus à la "guerre de tous contre tous par avocat interposé." (Michéa) Autrement dit, le caractère terriblement toxique de telles théories, c'est leur capacité à formuler des prophéties auto réalisatrices: c'est parce que je le dis que cela va devenir vrai: "à mesure que l'esprit du capitalisme se répand, l'individu est de moins en moins capable de résister aux sirènes de l'économie et se transforme en "homo calculator" et "consommator". Ainsi, les étudiants en économie sont devenus plus "homo oeconomicus" à la fin de leur cours." (Jacques Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 33)
Tout porterait donc à croire que le capitalisme moderne porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage. Mais, à y regarder de plus près, les choses sont, en réalité, plus subtiles. Par un certain côté, en dépit de ce que laisseraient penser nos analyses précédentes, l'expansion du capitalisme à l'échelle mondiale a bien eu une certaine dynamique pacificatrice, conforme au thème cher aux fondateurs des doctrines libérales, comme Montesquieu, du doux commerce. Il conviendra cependant d'en préciser les limites, ce qui nous reconduira au problème crucial que nous avions posé en introduction concernant l'avenir de la paix mondiale.
b) La Paix de cent ans et la seconde mondialisation
C'est dans la droite ligne de ce thème que se situent les analyses de K. Polanyi (2), qu'on peut aujourd'hui solidement étayer grâce aux recherches plus récentes en économie politique. Polanyi n'avait rien d'un libéral, économiquement parlant, du moins, et se rangeait sans ambiguïté dans la tradition des socialismes de liberté. Pourtant, ces analyses de l'histoire économique moderne vont à contre sens des critiques courantes, dans les milieux socialistes, du capitalisme qui l'associent intimement au développement d'une logique de guerre. En fait, le problème se résoud assez facilement. Pour s' y retrouver et accorder ensemble ces approches qui semblent totalement contradictoires entre elles, il faut distinguer différents niveaux d'analyse. D'ailleurs, les premiers libéraux eux-mêmes, comme Montesquieu, en avaient déjà conscience lorsqu'ils attiraient autant l'attention sur les vertus pacificatrices du "doux commerce", à l'échelle internationale, que sur certains de ses effets pervers sur un autre plan, intérieur aux sociétés soumis à l'ordre marchand. On distinguera ici, encore plus précisément, trois niveaux d'analyse. C'est au niveau des relations internationales entre grandes puissances qu'il est légitime de soutenir que l'économie de marché mondialisée a eu une vertu pacificatrice. Factuellement, ce qui va tout à fait dans ce sens, c'est cette période qui a duré très exactement un siècle, allant de la fin des guerres napoléoniennes en 1815 jusqu'en 1914, pendant laquelle s'est mise en place, pour la première fois, l'économie de marché à l'échelle mondiale (la première mondialisation) et qui a coïncidé avec une ère de paix exceptionnelle:"Au XIXème siècle s'est produit un phénomène sans précédent dans les annales de la civilisation occidentale: les cent années de paix de 1815, à 1914. Mis à part la guerre de Crimée -événement plus ou moins colonial-, l'Angleterre, la France, la Prusse, l'Autriche, l'Italie et la Russie ne se sont fait la guerre les uns aux autres que dix-huit mois au total." (Polanyi, La grande transformation, p. 39) C'est cela que l'on appelle la "Paix de Cent Ans." Polanyi pense trouver le facteur décisif expliquant ce fait dans le rôle joué par la haute finance internationale:"le secret du maintien de la paix générale résidait sans aucun doute dans la position, l'organisation et les techniques de la finance internationale." (ibid., p. 46) En effet, avec la première construction d'une économie mondiale de marché au XIXème siècle, le maintien de la paix, entre grandes puissances était devenue la condition essentielle de la bonne marche des affaires du monde économique. Plus précisément encore,"le commerce dépendait dorénavant d'un système monétaire international qui ne pouvait fonctionner lors d'une guerre générale."(Polanyi, La grande transformation, p. 52) Ce système était celui de l'étalon-or à la base de la construction d'un marché mondialisé et censé garantir son fonctionnement autorégulateur:"Le commerce mondial, c'était la vie sur la planète désormais organisée comme un marché autorégulateur comprenant le travail, la terre et la monnaie, avec l'étalon-or comme gardien de cet automate gargantuesque." (ibid., p. 300) La question de l'intégration, dans le marché mondial du travail et de la terre peut être laissée de côté ici (leur traitement est déjà, par ailleurs, assez largement entamé sur ce chantier) pour se concentrer sur la question monétaire qui constitue donc la clé de voûte de toute l'architecture de l'économie de marché mondialisée. L'étalon-or est un système dans lequel l'étalon monétaire correspond à un poids fixe d'or. Toute émission de monnaie se fait avec une contrepartie et une garantie sur un stock d'or en réserve. C'est donc une monnaie adossée à l'or qui est censé lui garantir sa valeur: "as good as gold" (aussi bon que de l'or), comme le résumaient bien les capitalistes anglais, qui ont été les promoteurs de ce système à cette époque où ils dominaient encore le monde sous l'égide la Pax britannica. Cela signifie que ce qui garantit la confiance qu'on a dans la monnaie, c'est de pouvoir la convertir, à tout moment, en or. Si ce métal a pu ainsi faire converger tous les appétits financiers vers lui pour servir d'étalon universel de mesure de la valeur des biens, c'est dû d'abord à l'attrait qu'il a exercé durant des siècles, voir des millénaires, en tant que symbole du divin. Ainsi, il était encore considéré au Moyen âge comme un don car il symbolisait pour le monde religieux de cette époque le corps du Chist, de la même façon que dans l'Egypte antique on le prenait pour la chair des dieux. Plus généralement, on a de nombreux exemples, dans l'histoire monétaire de l'humanité, d'objets religieux qui ont pu se transformer, le plus facilement du monde, en monnaies, en vertu de l'attrait collectif qui se concentrait autour d'eux.Une éude a pu montrer que les grandes familles fortunées, qui ont réussi à traverser les siècles en se mettant suffisamment à l'abri des grands krachs économiques jalonnant l'histoire moderne, investissaient, en priorité, dans trois valeurs-refuge, celles dont on est sûr qu'elles conserveront toujours leur attrait, quelque soient les viscissitudes du marché: la terre, les oeuvres d'art...et l'or.
Le système monétaire de l'étalon-or est donc ce qui a pu faire tenir debout, pendant exactement un siècle, tout le reste de l'économie mondiale de marché. C'est à ce niveau d'analyse qu'on peut comprendre pourquoi l'économie de marché a pu véhiculer et concrétiser un idéal de paix entre grandes puissances, inédit dans les annales de la civilisation occidentale. Mais, à un deuxième niveau, le maintien de la paix entre grandes puissances n'était nullement incompatible avec la prolifération de guerres sur une échelle régionale. C'est bien ce qui s'est passé durant la Paix de cent ans. Dans un autre de ses textes, plus tardif, daté de 1957, La liberté dans une société complexe, Polanyi soulignait bien lui-même cette restriction de taille, qui explique pourquoi on a pu souvent associer étroitement et trop hâtivement le capitalisme au développement d'une pure et simple logique de guerre:"Le système de marché a assuré un siècle de paix entre les grandes puissances, mais a infesté les continents non peuplés de Blancs avec des guerres cruelles de conquête et de soumission." (Polanyi, Essais, p. 553) C'est en cela que la thèse polanyienne d'une pacification des relations internationales via la construction d'un marché mondial sur la base du système financier de l'étalon-or est tout à fait compatible avec la prolifération de guerres sur une échelle régionale. De ce point de vue, on peut déjà facilement faire un premier parallèle entre "la Paix de Cent Ans" qu'a connu le XIXème siècle et celle que nous connaissons depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, qui a accompagné la deuxième mondialisation; dans ce dernier cas non plus, elle n'a pas empêché, au plan régional, la multiplication de guerres concentrées, pour l'essentiel, comme la fois précédente, dans les régions du Sud. Sous l'égide de la Pax americana, à l'échelle mondiale (on peut situer la grande ligne de partage des eaux qui fait passer d'un ordre mondial dominé par l'empire britannique à l'émergence de la suprématie américaine, à dater de la Première guerre mondiale. Sur ce point, comme sur d'autres, cette première grande boucherie industrielle marque une césure fondamentale qui inaugure une ère nouvelle dans notre histoire récente), et pour ne prendre que les guerres qui ont eu l'impact médiatique le plus important, on a eu le Koweit (1991), le Kosovo (1999), l'Afghanistan (2001), l'Irak (2003), la Libye (2011), avec, à chaque fois, la super-puissance américaine jouant le rôle de gendarme du monde pour faire respecter la loi du marché. Mais, si la haute finance internationale a pu avoir des intérêts dans des guerres coloniales, comme cela peut être encore le cas aujourd'hui, sous des formes néocoloniales déguisées, c'est tant qu'elles restent isolées et ne dégénérent pas en une conflagration mondiale entre grandes puissances.
Enfin, le troisième niveau d'analyse à prendre en compte est celui qui concerne la structure interne des sociétés soumises à l'ordre marchand. Sur ce plan là, les libéraux comme Montesquieu, à la grande différence de nos présumés "libéraux" actuels, avaient pleinement conscience des effets indésirables de la généralisation des rapports des marchands. Pour en apercevoir les implications touchant la question de la guerre et de la paix qui nous occupent ici, il faut repartir de l'aube du capitalisme moderne.
L'argent et la poudre à canon: du citoyen en arme aux armées professionnelles
On a pu soutenir, non sans quelques bonnes raisons, que la dynamique du capitalisme moderne s'est véritablement enclenchée à partir de l'utilisation de la poudre à canon dans les guerres (nous parlons de l'utilisation et non de l'invention car, en réalité, la Chine l'avait déjà inventé bien avant mais sans que cela entraîne les bouleversements sociaux-politiques que nous connaîtrons en Occident). C'est à partir de là que commencerait à se faire la bascule qui va nous plonger dans une nouvelle ère, la nôtre. Il faudrait sûrement nuancer ce diagnostic: l'avènement du capitalisme moderne est le fruit d'une série de facteurs qui fait qu'il serait très périlleux de vouloir en isoler un pour en faire l'élément décisif. Il faudrait plutôt reprendre l'image que C. Castoriadis donnait d'un magma de facteurs qui vont s'agréger ensemble pour faire émerger cette nouveauté inouïe dans l'histoire humaine. Mais, parmi ceux-ci, la poudre à canon n'est effectivement pas des moindres pour comprendre le processus de restructuration des sociétés qui va faire voler en éclats l'âge de la féodalité et laisser place nette à une toute nouvelle ère.
Ce qu'il importe en premier d'observer c'est que l'usage de la poudre à canon est inséparable de l'extension de l'économie fondée sur l'argent qui a lieu vers la fin du Moyen âge, au XIVème siècle, le pire avec le XXème siècle, dans l'histoire de la civilisation occidentale en production d'horreurs de toute sorte, comme certains éminents historiens ont pu le soutenir, avec de bonnes raisons:"A l'époque de l'apparition des armes à feu, pecunia [l'argent] devint le nervus belli [nerf de la guerre], la poudre priva le chevalier et le citoyen de leur arme pour la placer dans la main du mercenaire, faisant ainsi de sa possession et de son usage le privilège du détenteur d'argent." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 225) Ce que l'usage de la poudre à canon induit immédiatement, c'est donc une professionnalisation du service des armes. Avant cela, les armes de guerre comme l'épée pouvaient être la propriété de n'importe quel citoyen, même peu fortuné: vous pouvez sans problème garder une arme blanche comme une épée et la transporter sur vous; un canon à trimballer, c'est autre chose... La logistique et les infrastructures matérielles qu'implique l'usage de la poudre à canon ne pouvaient donc être pris en charge que par une lourde organisation centralisée entre les mains de l'Etat. La force armée qui était autrefois, d'une ampleur modeste et surtout non spécialisée en un corps de professionnels devint, à partir de là, une affaire de spécialistes dont c'est le gagne-pain. On passe ainsi d'une problématique de la sûreté où ce sont les citoyens qui assuraient eux-mêmes la défense du territoire à une problématique de la sécurité où elle est assurée par un corps de professionnels. C'est à partir de là que naît la figure du soldat: au sens étymologique, le soldat est celui qui touche la solde en échange de son travail; en ce sens, on peut rejoindre R. Kurz pour en faire le prototype du salarié moderne. Conséquence directe, la structure militaire s'est séparée de la société pour se concentrer dans l'Etat :"D’une société sans structure militaire ou presque, avec un impact « superficiel », où chaque sujet avait ses propres armes (« La guerre pouvait s’appuyer sur une logistique décentralisée ») ; on passe à un « appareil militaire commença[nt] à se détacher de l’organisation sociale », où l’armée devient une institution permanente et dominante." (A. Campagne, La guerre moderne comme origine du capitalisme - Robert Kurz) C'est à ce point précis qu'armées de métier et économie fondée sur l'argent se donnent la main, pour se co-développer. Les gouvernements vont voir leurs besoins monétaires croître dans des proportions considérables pour financer ces armées professionnelles toujours plus importantes, ce qui va impulser logiquement l'extension de l'économie basée sur l'utilisation de l'argent en même temps qu'une augmentation considérable de la pression fiscale sur les populations.
Parmi les grands bouversements sociaux et politiques que ce nouveau régime de la guerre va engendrer, on en retiendra deux particulièrement problématiques pour le destin de nos sociétés qui ont hérité de cette révolution. D'abord, il faut bien se rendre compte que pour les fondateurs des doctrines libérales au XVII et XVIIIème siècles, la formation d'armées de métier constituait une menace tout à fait inédite pour la liberté des individus désormais désarmés et sans défense face à un pouvoir d'Etat devenu exorbitant. C'est un point particulièrement important à partir duquel les idéaux d'origine du libéralisme classique (qui sont, comme le laisse penser le terme lui-même, d'abord des idéaux de liberté individuelle) vont être amenés à diverger de plus en plus avec la réalité du développement des sociétés dites "libérales" qui seront, en réalité, de moins en moins libérales s'il fallait les juger à l'aune des critères des premiers libéralismes. C'est un point que N. Chomsky, un des derniers vrais libéraux actuels se réclamant des origines du mouvement, a bien mis en évidence. C'est dans la même veine de cette tradition libérale originelle que le président D. Eisenhower, en personne, dans les années 1950, mettait en garde, en pleine Guerre froide:"La conjonction d’une armée massive et d’une vaste industrie de l’armement est inédite chez nous. Nous devons nous protéger d’une trop grande et injustifiée influence, voulue ou non, du complexe militaro-industriel. Ne laissons jamais cette combinaison menacer notre liberté et notre démocratie."
De surcroît, la deuxième tare majeure que suscite un tel bouleversement, aux yeux des promoteurs de l'idéal républicain (vs la monarchie), résidait dans le fait d'introduire par ce biais le virus de la corruption en permettant aux citoyens d'abandonner un idéal de vertu civique au profit de leurs intérêts purement privés; on tient là un ferment de décomposition de la société qui s'introduit par ce biais et dont nous avons aujourd'hui sous les yeux les ultimes développements. A partir de là, le fondement de la citoyenneté ne réside plus dans le droit de porter des armes pour défendre le territoire commun mais dans la propriété privée, et d'abord, la plus importante de toutes à cette époque, celle de la terre. Pour C. Lasch, c'est même la transformation la plus importante que l'idéal républicain va avoir à subir au cours de son histoire. La question de l'institution du suffrage universel lors de la Révolution de 1848, en France, est très significative de ce point de vue. On la présente presque toujours comme une grande conquête populaire pour la démocratie. Mais c'est oublié le fait qu'il n'était pas considéré comme la priorité par les ouvriers qui étaient sur les barricades. En fait, ce sont deux conceptions de ce que devait être une République qui s'opposaient. Pour les partisans d'un système représentatif, essentiellement issus de la classe moyenne, la petite-bourgeoisie, c'était effectivement le suffrage universel qui constituait la première des revendications; mais pour les ouvriers insurgés, il s'agissait de faire valoir une véritable participation de tous aux affaires politiques, soit une démocratie, au sens propre du terme; dans ce cadre, le fondement de la citoyenneté était tout autre:"Comme l'a montré Louis Hincker dans sa thèse, les acteurs de la révolution de 1848 se considéraient comme des "citoyens-combattants". A leurs yeux, ce n'est pas le bulletin de vote qui définissait la citoyenneté, mais le fusil."(G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 321) Par conséquent, l'une des premières mesures prises fût d'ouvrir la Garde nationale, chargée du maintien de l'ordre, à la classe ouvrière, alors qu'elle avait été, depuis la Révolution de 1789, le monopole de la bourgeoisie qui constituait ce qu'on avait appelé dès cette époque la classe des "citoyens actifs" (vs les "citoyens passifs"), qui seuls étaient habilités à exercer le pouvoir.
L'utopie destructrice de la société de marché et l'effondrement du système de l'étalon-or
De fait, et au bout du compte, les grandes calamités du XXème siècle ont formé le prix extrêmement salé à payer une fois l'économie mondiale de marché effondrée. Pour comprendre comment ce cataclysme a pu se produire, il faut repartir du système financier international de l'étalon-or car il a été la clé de voûte de la première mondialisation, dont l'effondrement devait nécessairement entraîné à sa suite tout le reste de l'édifice. Dans cette grille de lecture, la chute du système de l'étalon-or entraîna donc la désintégration de l'économie mondiale:"l'étalon-or est [l'institution] dont l'importance a été reconnue comme décisive; sa chute fut la cause immédiate de la catastrophe." (Polanyi, La grande transformation, p. 37) A partir de là, ce qui s'écroule ce sont les conditions qui avaient garanti, pendant un siècle, la paix mondiale entre les grandes puissances et s'ouvrent alors devant nous les horreurs inédites, sur une telle échelle, du XXème siècle, le fascisme et ses deux guerres mondiales. L'effondrement du système international de l'étalon-or devait donc saper pour de bon les bases sur lesquelles avait reposé la paix mondiale au XIXème siècle:"Le succès du Concert européen, né des besoins de la nouvelle organisation internationale de l'économie, devait inévitablement prendre fin avec la dissolution de celle-ci." (ibid., p. 56) "Le Concert européen" était donc cette entente pacifique entre les grandes puissances pour commercer entre elles sur la base du système de l'étalon-or. Nombreux étaient alors les discours, dans les années 1900-1910, jusqu'à la veille de la Première guerre mondiale, reprenant le thème du "doux commerce" cher aux libéraux du XVIIIème siècle comme Montesquieu, affirmant que le monde ne connaîtrait plus de guerre du fait de l'interdépendance économique entre les grandes puissances. On sait aujourd'hui ce qu'il advint; c'est le même genre de discours qui a pu être recyclé pour faire valoir la seconde mondialisation sous l'empire de la Pax americana.
Maintenant le point clé consiste à soutenir que cet effondrement n'avait rien d'accidentel mais qu'il est pour ainsi dire programmé dans un système qui prétend vouloir faire de la monnaie une marchandise comme une autre, soit quelque chose qui se vend et s'achète sur un marché à un certain prix, fixé par l'intérêt et censé s'autoréguler suivant la loi de l'offre et de la demande. Ce projet est, dira Polanyi, celui d'"un système de monnaie-marchandise internationale". (ibid., p. 271) Il est tout ce qu'il y a de plus problématique. On pourra même aller jusqu'à soutenir, dans le prolongement des analyses polanyiennes, qu'il relève d'une impossibilité qu'on ne pourrait s'entêter à vouloir réaliser qu'au prix de la désintégration de la société elle-même.
Pour montrer pourquoi un tel système est voué à demeurer structurellement instable, deux voies différentes, qui rejoignent la même conclusion, sont explorées sur ce chantier. La première sera laissée de côté. On en résume juste l'essentiel ici. Un système financier construit sur la base d'un monopole monétaire, comme le dollar aujourd'hui, est du même ordre que la monoculture de l'agriculture industrielle: leur résilience (capacité à absorber un choc) est très faible puisqu'il n'y a pas de soupape de sécurité si l'élément de base du système vient à avoir une défaillance. C'est un fait qui est aujourd'hui solidement établi: la diversité (que ce soit la biodiversité pour l'agriculture ou une pluralité de monnaies pour le système financier) est un des deux facteurs clés de la résilience de n'importe quel système, artificiel aussi bien que naturel (l'autre étant l'inter-connectivité, au sens où un écureuil qui mange de tout est beaucoup plus résilient qu'un panda qui ne se nourrit que d'une sorte de bambou)
Le deuxième biais pour rendre compte de cette instabilité systémique consiste à reprendre une approche de type polanyienne en exhibant les limites insurmontables du projet libéral de construire un marché pour la monnaie obéissant aux mécanismes de l'offre et de la demande et capable de s'autoréguler par ce biais. C'est cette voie qu'on va explorer ici, qui permettra, en passant, d'égratigner, une fois encore, deux mythes centraux de l'utopie libérale, celui de l'efficience et celui de l'autorégulation du marché. C'est ici le lieu de refaire l'analyse du caractère d'utopie destructrice de la société de marché rêvée par les libéraux, cette fois du point de vue de la monnaie. Comme la terre et le travail, elle ne peut devenir réellement une marchandise dont le prix varierait en fonction de la loi de l'offre et de la demande, alors même qu'elle est censée jouer ce rôle dans le monde idéal rêvé par les économistes libéraux. Elle est pour cette raison ce que Polanyi appelle une "marchandise fictive". Pourquoi? C'est une question simple et essentielle à traiter mais qui demande un développement un peu long. On se contentera de donner ici deux raisons préliminaires pour approcher le coeur du problème. D'abord, du point de vue de l'usage fondamental de la monnaie comme étalon de la valeur des choses. A ce titre, elle est comme le mètre pour les longueurs ou le kilo pour les poids. Imaginez simplement un monde où le kilo et le mètre varieraient en fonction de l'offre et de la demande... L'usage comme étalon de ces instruments de mesure serait rendu très problématique. C'est pourtant bien ainsi que la "monnaie-marchandise" est censée fonctionner dans les économies libérales, dans la mesure où elle est utilisée dans le cadre des marchés financiers comme un instrument de spéculation pour faire du profit qui fait que son prix variera suivant l'offre et la demande.
A travers la monnaie, ce qui est donc attaqué ici, c'est un des trois piliers fondamentaux porteurs de la vie sociale, à savoir, notre unité de mesure de ce à quoi nous donnons une valeur: nous n'avons plus d'étalon fiable pour en juger à partir du moment où l'unité de mesure de la valeur est sujette à des variations suivant les aléas du marché.Il en découle directement la deuxième raison: une monnaie laissée aux soins du marché produirait, suivant ses variations de prix, une "alternance de la pénurie et de la surabondance de la monnaie [qui] se révélerait aussi désastreuse pour le commerce que les inondations et les périodes de sécheresse l'ont été pour les sociétés primitives." (Polanyi, La grande transformation, p. 123-124) En lieu et place de catastrophes naturelles, ce sont désormais d'abord et avant tout des crises monétaires qui menacent l'intégrité des sociétés de marché. Cette instabilité chronique se manifeste donc d'une double façon. Soit par un trop plein de monnaie, l'inflation, qui fait que l'argent perd sa valeur, comme le montre le cas extrême de ce billet du Zimbabwe, ce pays où tous les habitants sont "milliardaires", comme on s'est plu à le caractériser ironiquement:
On parle alors de "monnaie de singe", de la monnaie qui ne vaut plus grand chose et avec laquelle on ne peut pratiquement plus rien acheter. Soit, la crise se produit par un manque de monnaie qui assèche l'économie, la déflation. Dans ce cas, c'est tout le circuit économique des échanges qui est paralysé, faute d'argent.
La période actuelle donne une bonne illustration de cette alternance de surabondance et de pénurie d'argent. D'abord, avec l'abandon de l'étalon-or en 1971, suite à la décision américaine de supprimer la convertibilité du dollar en or, la tendance à l'inflation s'est considérablement accrue puisque, désormais, l'émission monétaire n'est plus limitée par une certaine quantité d'or en couverture:"Après l'abandon de l'étalon-or, l'inflation est en effet devenue la caractéristique principale des monnaies nationales du XXe siècle. Même les monnaies les plus stables de la période d'après guerre - comme le mark allemand et le franc suisse - ont perdu entre 1970 et 2000 pas moins de 60% de leur valeur. Dans le même temps, le dollar perdait 75 % de sa valeur et la livre sterling 90 %." (Lietaer et Kennedy, Monnaies régionales: de nouvelles voies vers une prospérité durable, p. 56) A cette période d'"inondation" a succédé une période de"sécheresse", suite au grand krach financier de 2008:"Une des conséquences immédiates sera que la disponibilité des finances provenant du système bancaire va se rétrécir pendant une période plus longue que quiconque le désire, ce qui posera des problèmes de croissance..." (ibid. p. 73) Or, comme c'est abordé dans une autre partie, la croissance est une nécessité absolue pour permettre à l'économie capitaliste de se reproduire: une société de croissance sans croissance est vouée aussi sûrement à la panne qu'une voiture à essence sans essence. Croître ou mourir, telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste, comme aurait pu le dire Marx, qui lui avait préféré la formule qui revient, au fond, au même:"Après moi le déluge!"
De ce point de vue, on peut dire que le danger le plus proche pour nos sociétés, ne renvoie pas aux sujets les plus médiatisés: la menace la plus immédiate, ce n'est pas la crise écologique (épuisement des sols, réchauffement climatique, disparition de la biodiversité) qui devrait encore laisser quelque temps avant de produire ses effets les plus critiques, qui feront, entre autres, que l'alternance de "la pénurie et de la surabondance" d'eau se manifestera, à nouveau, de façon de plus en plus catastrophique. Ce n'est pas non plus la crise énergétique avec l'épuisement des ressources non-renouvelables, ni même la crise sociale dont la manifestation la plus significative est constituée par l'émergence un peu partout dans le monde de ces mouvements qu'il est convenu d'appeler "populistes". Ce qui fait peser la menace la plus immédiate pour notre avenir à tous, c'est d'abord l'instabilité systémique du système financier international, qui, lui, peut très bien s'effondrer du jour au lendemain sans crier gare. En polarisant l'attention sur d'autres sujets occupant le devant de la scène médiatique, nous en oublions que ce qui risque de nous tomber sur la tête le plus rapidement vient du côté monétaire. Ce qu'il faut bien voir, c'est que, de la première à la seconde mondialisation, nous avons voulu reconstruire le même type de système financier international basé sur le projet de faire de la monnaie une marchandise prise en charge par les mécanismes de marché: que nous n'ayons plus l'étalon-or mais le dollar comme monnaie internationale de référence ne change pas fondamentalement la donne. Si nous tenons compte du précédent de la première mondialisation, il n'y a pas lieu de se montrer particulièrement optimiste quant au destin d'une telle entreprise et des conséquences que son échec pourrait avoir pour la paix mondiale. La nouvelle configuration, c'est que relativement à la guerre mondiale de 1939-1945, ce n'est plus du tout le même arsenal d'armes de destruction de masse qu'ont entre leurs mains les grandes puissances: le fait est que nous ne pouvons plus nous payer le "luxe" d'une troisième guerre mondiale sans poser la question radicale de la survie de l'humanité.
Le risque systémique qui plane au-dessus de nos têtes, c'est donc bien d'abord celui d'un effondrement du système monétaire internationale, du même ordre que celui de 1929; nous n'en sommes déjà pas passés loin en 2008 et il a fallu, pour l'éviter in extremis, que les Etats les plus puissants réinjectent quelques 700 milliards de dollars pour sauver le système bancaire mondial d'une faillite généralisée certaine.
Monsieur le perroquet, ça marche vraiment la loi de l'offre et de la demande?
A ce point, un bon libéral pur sucre sera certainement tenté de convoquer le perroquet d'I. Fisher pour faire droit, malgré tout, au projet d'intégrer la monnaie dans les circuits de l'économie de marché. On sait que cet économiste, professeur d'université aux Etats-Unis (un gage de sérieux), avait imaginé pouvoir dresser un perroquet pour répondre inlassablement à toutes les questions de ses étudiants:"C'est la loi de l'offre et de la demande, c'est la loi de l'offre et de la demande, etc."
En effet, ce qu'il importe d'intégrer d'essentiel dans l'analyse, ici, c'est que la loi de l'offre et de la demande est censée garantir le fonctionnement autorégulateur du marché (de la monnaie comme des autres biens), ce qui fait que, pour les théories libérales, il doit atteindre de cette façon l'équilibre général qui garantit son efficience (l'efficience est la capacité d'un système d'allouer de façon optimale, entre tous, une ressource rare comme la monnaie, l'eau, la terre ou toute autre bien en quantité finie). Ici, pour l'aspect des choses qui nous occupe, quand la demande en monnaie croît relativement à l'offre, son prix doit augmenter ce qui entraînerait automatiquement une baisse de la demande, ramenant le prix de marché à son équilibre; et inversement, si la demande décroît trop, le prix va redevenir attractif stimulant à nouveau la demande. Les mécanismes de la loi de l'offre et de la demande sont ainsi censés fonctionner comme une force de rappel qui évite au marché un emballement excessif du prix de la monnaie, ou, à l'inverse, son effondrement. Voilà pour la théorie. Dans la pratique du fonctionnement des marchés financiers, c'est une toute autre mayonnaise. Partons des faits eux-mêmes. Selon l'économiste belge Bernard Lietaer, un des architectes de la mise au point technique de l'euro, le FMI (Fonds Monétaire International) avait recensé dans le monde, depuis 1970, sur une période 25 ans, 145 crises bancaires, 208 crises monétaires et 72 crises de dettes publiques. Cette instabilité chronique d'un système de "monnaie-marchandise" se manifestant par des emballements, à la hausse comme à la baisse, des valeurs monétaires, n'est évidemment pas du tout conforme à ce qu'enseignent et prévoient les théories du libéralisme économique. Pourquoi la loi de l'offre et de la demande a tellement de mal à jouer ici sa fonction de rappel à l'ordre? Telle est la question simple mais essentielle à poser et traiter pour mieux voir la nature de la menace qui plane sur nos têtes d'un effondrement du système monétaire international. Nous la laisserons ici de côté étant donné la longueur que son développement demanderait. Pour résumer (très) vite l'essentiel du problème, la loi du marché, pour bien fonctionner, doit faire, parmi différentes hypothèses, celle d'un individu pour qui la relation aux biens prime sur la relation aux autres. Or, il n'est pas du tout évident qu'ils puissent se comporter effectivement de cette façon, surtout pour ce qui concerne les questions monétaires. La monnaie obéit à une logique similaire à celle d'une langue: plus il y a de personnes qui la parlent et plus il devient avantageux pour moi de l'utiliser; c'est le cas aujourd'hui de l'anglais. Pour la monnaie, il en va de même: plus une monnaie est utilisée (mettons le dollar) et plus elle devient attractive; mais cela veut dire aussi que dans ce genre de cas, la loi de l'offre et de la demande ne peut plus jouer sa fonction de force de rappel; nous nous retrouvons pris, au contraire, dans un phénomène d'emballement mimétique (on imite les autres): l'augmentation de la demande pour une monnaie, la rend toujours plus attractive, et renforce donc toujours plus la demande pour elle au lieu de ramener le marché à l'équilibre.
c) Ni angélisme ni pessimisme: faire la promotion d’institutions qui exorcisent la tentation de la guerre
Ce que nous a enseigné notre réflexion, c'est que nous nous enfermons dans une fausse alternative en voulant choisir entre une conception optimiste ou pessimiste de l'être humain. Cette nature humaine dont nous parlons aujourd'hui a, en réalité, été façonné par des millénaires d'histoire. Concernant l'être humain, toute nature n'est toujours au fond qu'une seconde nature héritée d'une histoire. C'est la culture qui façonne la nature, en raison, une fois encore, du caractère profondément néoténique de l'espèce humaine. Resterait donc à déterminer le type d'institutions qui rendrait compatible l'existence d'une société d'abondance avec l'établissement d'une paix durable à l'échelle mondiale et la promotion de ces instincts sociables que quelques siècles d'histoire récente n'ont encore pas totalement détruit. Ma réflexion m'amène logiquement à préciser qu'il devra s'agir d'institutions qui doivent dépasser celles du capitalisme moderne et renouent avec l'héritage réciprocitaire des sociétés primitives à base de pratiques de don-contre don sans que cela signifie pour autant un retour à l'âge de pierre.
Dans cette optique, on peut se demander si l'établissement de conditions plus démocratiques dans les sociétés de par le monde ne serait pas un facteur essentiel pour aller vers un monde plus pacifié. Ce qui incite à le penser, c'est le divorce remarquable existant entre l'opinion majoritaire des populations et les politiques conduites par leurs élites respectives. Le conflit opposant l'Iran aux Etats Unis est en ce sens exemplaire. Comme le remarque le philosophe et linguiste américain Noam Chomsky, les sondages montrent factuellement qu'il existe dans les populations iranienne aussi bien qu'américaine un assez large consensus autour de propositions qui permettraient l'établissement de conditions propices à la paix dans la région; par exemple, que "conformément au TNP ( traité de non prolifération des armes nucléaires), l'Iran devrait avoir le droit de produire de l'énergie nucléaire, mais pas des armes nucléaires; [...] qu'une zone exempte d'armes nucléaires devrait être établie dans la région et devrait inclure l'Iran, Israël et les forces américaines qui y sont déployés;"que les Etats-Unis, conformément aux engagements découlant du TNP, devraient "faire le nécessaire en vue d'éliminer complètement ses armes nucléaires [...] cesser de menacer l'Iran et établir avec ce dernier des relations diplomatiques dignes de ce nom." ( Chomsky, Futurs proches, p. 170-172) Or, aucune de ces propositions n'est retenue dans les politiques suivis par les élites de ces pays. De la même façon, sur l’utilisation qui doit être faite du budget de l’Etat, là aussi l’opinion de la population n’entre pas en ligne de compte: par exemple, à la fin de la guerre froide en 1989 et la fin du péril de l’Empire communiste de l’Est qui avait souvent eu l’occasion d’être agité, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale comme un épouvantail à moineaux, une majorité de 59% de la population s’exprimait aux États-Unis pour une réduction drastique du budget militaire de l’ordre de 50%. Il fut finalement décidé par les hauts stratèges une réduction ridicule de 2% d’un budget colossal de 281 milliards de dollars pendant qu’on votait dans le même temps contre un projet de transfert d’une partie du budget de l’armée vers les Affaires sociales là aussi contre l'avis majoritaire de la population. On remarquera encore que le président italien Berlusconi décida d’envoyer des troupes pour aider les Américains à envahir l’Irak contre l’avis de 80% de sa population, le président espagnol Aznar en fit de même contre l’avis de 98% de sa population; le gouvernement turc, quant à lui, fut sérieusement réprimandé par les autorités américaines en invoquant son manque de "légitimité démocratique" alors qu’il avait suivi l’avis de 95% de sa population qui ne voulaient pas autoriser l’armée américaine à ouvrir un nouveau front contre l’Irak à partir de son territoire (cf., entre autres, Chomsky, les Etats manqués, p. 183. Cela ne veut évidemment pas dire pour autant que la Turquie serait un pays démocratique, loin de là.; il n' y a qu' à demander à ses pauvres Kurdes férocement réprimés depuis des décennies par l'appareil répressif de l'Etat turc) etc. les exemples peuvent être multipliés à l'infini.
On peut sans problème en conclure que le prétendu caractère de démocratie des Etats occidentaux est une vaste blague, du moins sur un plan proprement politique.
Si l'avis des populations avait vraiment un poids politique dans tous ces pays, comme cela devrait être le cas dans ce qu'il est convenu d'appeler une "démocratie", ce que Chomsky n'hésite pas à dire à propos du litige entre l'Iran et les Etats Unis pourrait être généralisé:[...] si ces pays étaient de véritables démocraties et que la voix de la population était entendue, leurs relations stratégiques, pour le moment de plus en plus fragiles, pourraient être normalisées. Dans ce cas, il en va de la survie de l'espèce humaine." (Futurs proches, p. 172)
Non seulement le pouvoir ne tient aucun compte de l‘avis des populations mais, plus encore, il tend à aller diamétralement à son opposé sur tous les sujets importants. Comme le note encore Chomsky," [quand ]l’administration Bush a publié son budget en février 2005, le PIPA a fait une étude sur les souhaits de la population en la matière. Elle a révélé que les positions populaires sont pratiquement l’inverse des politiques menées. Le tableau était d’une grande cohérence: là où le budget devait augmenter, l’opinion souhaitait qu’il diminue; là où il devait diminuer, elle désirait qu’il augmente.[...]La réduction la plus forte que préconisait la population visait le budget de la défense: elle était en moyenne de 31%. La seconde par ordre d’importance visait les rallonges budgétaires pour l’Irak et l’Afghanistan. Ce n’est guère surprenant, puisque les estimations du fardeau financier à long terme des guerres de Bush en Irak et en Afghanistan dépassent 1 300 milliards de dollars, soit 11 300 dollars par foyer aux Etats Unis plus des effets incalculables en termes d’investissements non faits, sans parler du coût humain."(Chomsky, Les Etats manqués, p.316-317) Notons qu'en France le tableau n'est guère différent: "un projet de convention pour l’abolition de l’arme nucléaire est débattu à l’ONU. 143 Etats y sont favorables, mais, sur les 9 puissances nucléaires, cinq le combattent : les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Russie, Israël et… la France." (Jean Gadrey: il faut faire des économies? Et les dépenses militaires?) Ce qu'il faut mettre en relation avec cet extrait d'un sondage de l'IFOP sur l'opinion de la population française: êtes-vous favorable ou pas favorable à ce que la France...
Il est alors légitime de se demander si l'établissement de conditions plus démocratiques à partir desquelles l'avis des populations serait véritablement le facteur déterminant les politiques conduites, ne serait pas le meilleur gage d'un monde plus civilisé ayant conjuré la menace de son propre anéantissement, avec la base anthropologique nécessaire de sociétés réinstituées sur des cycles de don-contre don.Non seulement le pouvoir ne tient aucun compte de l‘avis des populations mais, plus encore, il tend à aller diamétralement à son opposé sur tous les sujets importants. Comme le note encore Chomsky," [quand ]l’administration Bush a publié son budget en février 2005, le PIPA a fait une étude sur les souhaits de la population en la matière. Elle a révélé que les positions populaires sont pratiquement l’inverse des politiques menées. Le tableau était d’une grande cohérence: là où le budget devait augmenter, l’opinion souhaitait qu’il diminue; là où il devait diminuer, elle désirait qu’il augmente.[...]La réduction la plus forte que préconisait la population visait le budget de la défense: elle était en moyenne de 31%. La seconde par ordre d’importance visait les rallonges budgétaires pour l’Irak et l’Afghanistan. Ce n’est guère surprenant, puisque les estimations du fardeau financier à long terme des guerres de Bush en Irak et en Afghanistan dépassent 1 300 milliards de dollars, soit 11 300 dollars par foyer aux Etats Unis plus des effets incalculables en termes d’investissements non faits, sans parler du coût humain."(Chomsky, Les Etats manqués, p.316-317) Notons qu'en France le tableau n'est guère différent: "un projet de convention pour l’abolition de l’arme nucléaire est débattu à l’ONU. 143 Etats y sont favorables, mais, sur les 9 puissances nucléaires, cinq le combattent : les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Russie, Israël et… la France." (Jean Gadrey: il faut faire des économies? Et les dépenses militaires?) Ce qu'il faut mettre en relation avec cet extrait d'un sondage de l'IFOP sur l'opinion de la population française: êtes-vous favorable ou pas favorable à ce que la France...
Pourtant, ce n 'est pas du tout ce qu'estime une longue tradition de philosophie politique, remontant au moins à Platon pour laquelle la "swinish multitude", la multitude des porcs (comme l'appelait le penseur anglais ultra réactionnaire du XVIIIème siècle Edmund Burke) ou la "majorité crottée", pour prendre un bon bourgeois du XIXème siècle comme Stendhal, est bien incapable de prendre des décisions éclairées et de s'auto gouverner. C'est au nom de cette tradition que nous avons en Occident, des gouvernements représentatifs et non pas des démocraties contrairement aux bêtises insondables qui sont racontées à ce sujet. Les données factuelles que nous avons assez largement mobilisé montrent que cette tradition élitiste de philosophie politique est pour le moins suspecte. Elles donnent plutôt de l'eau au moulin à l'idée de Marx qui voulait que ce n'est pas à l'Etat d'éduquer le peuple mais que ce serait plutôt au peuple d'éduquer l'Etat et ce, "d'une rude manière"...
Il faut toutefois se garder de verser dans un angélisme qui prêterait aux classes populaires toutes les vertus. En 1914, Bertrand Russell était atterré de l’effervescence populaire qu’il constatait au moment de la déclaration de la guerre en Angleterre. La question est: pourquoi des gens qui n’avaient aucun intérêt à la guerre, sauf celui d’aller se faire massacrer, purent-ils faire preuve d’un tel engouement? Russell, tout comme Einstein d’ailleurs, crurent devoir incriminer la nature humaine et ses pulsions obscures qui porteraient les humains au plaisir de détruire et tuer de façon désintéressée:"[…] je découvris avec stupéfaction que l‘homme et la femme moyens éteint enchantés à la perspective de la guerre.[…] ce qui m’horrifiait encore bien plus, c’était le fait que l’anticipation du carnage réjouissait environ 90% de la population. Je dus revoir ma conception de la nature humaine…"(Bertrand Russell, Autobiography) Je n'en reste pas moins convaincu que la notion de nature humaine, comme je l'ai déjà expliqué, est inconsistante mais que les facteurs essentiels qui orientent les comportements humains tiennent aux institutions des sociétés.
4)Les vertus sublimées du thumos
Il reste alors que faire valoir le droit de la démocratie contre le règne d’une élite toujours plus autiste requiert un minimum de ces vertus thumotiques qui dans les sociétés du capitalisme avancé se font de plus en plus rares. Le thumos est une notion que je reprends de la philosophie de Platon qui désignait chez lui cette partie médiane de l'âme humaine associée aux vertus guerrières de l'honneur et du courage. C’est le paradoxe de ces sociétés: le gigantesque arsenal de destruction de masse étend sa menace sur une société où les vertus guerrières liées au thumos sont en voie de dessiccation (dessechèment). Si la thèse du "doux commerce" cher aux libéraux du XVIIIème a aussi un autre sens que celui de la relative pacification des relations internationales, c’est parce qu’elle peut désigner un ramollissement général des mœurs qui se traduit par une apathie politique très prononcée des populations.
C’est pourquoi, il serait hasardeux de souscrire sans réserve à l’idéal pacifiste. Un des aspects majeurs de la crise anthropologique des sociétés occidentales sous le capitalisme moderne tient justement dans le fait que l’idéal démocratique s’est totalement désolidarisé des vertus héroïques qui lui étaient associées et qui faisaient du droit de porter une arme le fondement de la citoyenneté aussi bien dans la tradition républicaine et libérale moderne que dans la cité antique. Les libéraux les plus fervents avaient anticipé dès le XVIIIème siècle les dangers d’une équivalence de la démocratie avec la consommation de masse et l’abondance plutôt qu’avec les vertus viriles du thumos. Adam Smith lui-même, pourtant l'un des apôtres du "doux commerce", soutenait "qu’un homme incapable de se défendre ou bien de se venger lui-même manque de l’une des parties essentielles dans le caractère d’un homme." (cité par Christopher Lasch, La révolte des élites, p. 156) Gandhi qu'on présente comme l'incarnation par excellence de la non violence distinguait rigoureusement un pacifisme de la faiblesse pour lequel il n'avait que mépris car il a pour corollaire inévitable la servitude (la souris qui se laisse manger par le chat n'a aucune des vertus de l'ahimsa), et un pacifisme de la force qui est une forme sublimée du thymos, c'est-à-dire, élevée à un niveau supérieur. C’est parce que la démocratie a renoncé à s’associer avec les vertus héroïques du thumos et a altéré son projet sous l’influence du capitalisme de la consommation de masse que les pulsions thumotiques pourront régresser sous les formes perverties du fascisme ou de la violence aveugle du lumpenprolétariat. Il s’agit sûrement de l’une des altérations majeures que le capitalisme a fait subir à l’idéal démocratique et qui le mine. Le philosophe américain Christopher Lasch estimait ainsi que parmi toutes les transformations qu’a pu subir l’idéal démocratique au fil du temps, "la plus importante d’entre elles [a] été le remplacement […] des états de service militaires par la possession de la terre comme fondement social de la citoyenneté." (Lasch, Le seul et vrai paradis, pp. 205-206). Les impulsions liées à l’épithumia (chez Platon, la partie inférieure de l'âme constituée des désirs insatiables) ont pris le pas sur les impulsions liées au thumos ce qui signifie, autrement dit, que le problème central de la démocratie n’est plus la liberté au nom de laquelle mener un combat, mais l’abondance, la consommation et le développement illimité des forces productives: il en découle cette "Conquest of cool", comme l'appelle l'intellectuel américain T. Frank, en tant que trait dominant de la société de consommation de masse, qui, loin de signifier un progrès de la culture et de la liberté traduit, au contraire, une régression vers un état infantilisant et l’effondrement de toute capacité à se battre pour un idéal démocratique.
On aura donc compris que ce qu’il importe de faire ce n’est pas d'éradiquer les pulsions guerrières mais de les sublimer en les ordonnant à un projet émancipateur qui est celui que nous a légué l‘héritage pluriséculaire de la démocratie. L’histoire enseigne qu’une population qui n’est pas capable de prendre les armes pour s’insurger contre son oppresseur n’est qu’une multitude juste bonne pour l'esclavage. Russell, en dépit de son pacifisme intransigeant, nous en donnait une illustration historique: "L'Empire romain fut pacifique et stérile. L'Athènes de Périclès fut bien la communauté la plus productive de l'histoire et aussi presque la plus belliqueuse."(Principes de reconstruction sociale, p. 84) Dans l'histoire récente, l'une des meilleures illustrations de ces vertus sublimées du thumos, c'est le cas des anarchistes espagnols qui s'engagèrent dans la lutte armée contre le fascisme lors de la Guerre d'Espagne en 1936, et que symbolise leur hymne, A las barricadas:
A la "conquest of cool" des sociétés occidentales modernes, nous opposerons pour finir la façon dont le grand historien Thucydide haranguait ses concitoyens au temps de la démocratie athénienne de l'antiquité:"Athéniens, il faut choisir: se reposer ou être libre".
Conclusion
Si la question posait problème, c'est parce que l'injonction faite à l'humanité par des penseurs comme Einstein ou Russell de sortir de son état de guerre sous peine d'auto destruction se heurte à l'idée qu'il serait une fatalité inscrite dans la nature même de l'homme contre laquelle on ne pourrait rien. Nous avons vu qu'une telle représentation ne résiste pas à un examen sérieux des données de l'anthropologie. Les guerres tiennent d'avantage de conditions social historiques sur lesquelles il nous est possible d'agir que d'une nature humaine immuable. De ce point vue, il nous reste à imaginer une transformation de nos institutions dans un sens propice à l'émergence d'un monde qui aura conjurer la menace de son propre anéantissement.
Tout laisse à présager que la paix relative à l'échelle planétaire que garantit aujourd'hui l'économie mondiale de marché est condamnée à rester précaire et fragile. Si l'on se fie au précédent historique du destin tragique de la première mondialisation, on est conduit à se poser une question pour le moins angoissante, si l'on tient compte du fait qu'aujourd'hui, les grandes puissances détiennent un arsenal nucléaire mettant en péril la survie de l'humanité: qu'adviendra-t-il si l'économie mondiale de marché venait à s'effondrer de nouveau? Polanyi, en 1944, indiquait déjà la nature du défi à relever suite à la fin de la première mondialisation:"Nous devons essayer de conserver par tous les moyens à notre portée ces hautes valeurs héritées de l'économie de marché qui s'est effondrée." (Polanyi, La grande transformation, p. 344) Il avait en vue, en parlant de ces "hautes valeurs", deux choses: la liberté et la paix. Le problème qui se repose donc est de savoir par quels moyens conjurer aujourd'hui le péril d'une auto destruction de l'humanité face à l'éventuelle désintégration de l'économie mondiale de marché? Ce dont nous avons sans doute besoin c'est de plus de démocratie, de plus de relations, entre groupes et entre individus, basées sur un principe de réciprocité à base de pratiques de don-contre don, seul à même de fonder une paix durable dans le monde et les sociétés. Reste à imaginer précisément les institutions qui rendraient possible cela...
(1) Là encore, il serait probablement exagéré de n'imputer qu'à L'Etat et à la propriété les causes des guerres dans l'histoire humaine:"[...] parce que le mythe du "bon sauvage" a la peau dure, nous sommes souvent enclin à imaginer que l'égalité socio-économique va de pair avec le pacificisme, et que les conflits armés ne sont apparus qu'avec la richesse, voire avec l'Etat. C'est là une idée qui a été amplement démentie par les observations ethnologiques et archéologiques. Certains chercheurs demeurent certes persuadés que les affrontements entre groupes chez des chasseurs-cueilleurs ou des horticulteurs était dus, essentiellement ou en totalité, à la pression exercée sur eux par les civilisations étatiques. La plupart des spécialistes s'accordent néanmoins à penser que dès le Paléolithique, et bien plus encore au Mésolithique, de tels phénomènes étaient répandus, voire généralisés. L'ethnologie, en tout cas, ne manque pas d'exemples en ce sens. Qu'on se rappelle Narcisse Pelletier, naufragé en Australie: il fait état de douze "guerres" menées en dix-sept ans, ce qui corrobore d'autres observations recueillis sur ce continent. Qu'on pense aussi aux innombrables récits sur les peuples guerriers de Nouvelle-Guinée ou d'Amazonie, dont les Yanomani, les Jivaro ou aux Tupinamba, dont un de leurs prisonniers européens écrivait dès 1557 que: "La plus grande gloire chez ces Indiens est d'avoir pris et tué un ennemi; et ils ont l'habitude de se donner autant de noms qu'ils en ont tué. Ceux qui en portent un grand nombre sont regardés comme les principaux de la nation.""(Darmangeat, Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était, pp. 227-228)
(2) Polanyi (1886-1964) est, à mon sens, un auteur incontournable pour notre époque et sans doute bien au-delà. Politiquement, il se réclamait du socialisme, au sens que ce terme avait originellement au XIXème siècle, que le XXème siècle a fini par complètement dévoyer, à savoir un socialisme anti étatique et décentré, ce que j'appelle un socialisme de liberté. Dans cette mesure, il se situe aux antipodes aussi bien de l'orthodoxie libérale actuelle que de la gauche étatiste. Son importance a été, entre autres, reconnue par J.E. Stiglitz, "prix Nobel" ("Prix de la Banque de Suède en sciences économiques à la mémoire d'Alfred Nobel", pour parler exactement) d'économie en 2001, qui soulignait, dans sa préface à l'édition américaine de, La grande transformation, l'ouvrage majeur de Polanyi, que la science économique et l'histoire économique "en sont venues à reconnaître la validité des affirmations clés de Polanyi." ( p. XIII)
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