mardi 15 mai 2012

Faut-il souhaiter la disparition de l'Etat providence?

Dernière mise à jour, le 16-07-2019

Introduction
Poser le problème: je partirai de l’orthodoxie libérale actuelle qui consiste à présenter l’Etat providence comme un monstre étouffant qui doit produire une société d’assistés attendant tout de l’Etat. C’est en vertu de ce motif qu’on se pense autorisé à démanteler l’Etat social venant en aide aux couches les plus pauvres de la société. Mais cette façon de présenter les choses ne relève-t-elle pas tout simplement de l’escroquerie intellectuelle? En effet, ce que cache cette orthodoxie , n’est-ce pas une pratique qui a institutionnalisé l’Etat providence mais, cette fois-ci, au service des plus riches?
Démarche.
Je pars de l’exposé de l’orthodoxie du néo libéralisme, qui, au nom d’une critique de l’Etat providence prétend légitimer une politique de démantèlement de l’Etat social en faveur des plus pauvres pour laisser opérer, pour reprendre la formule de R. Reagan, "le miracle du marché" autorégulé censé profiter à tous, et, en premier lieu, aux couches les plus pauvres de la société. Il s’agira, dans un deuxième temps de soumettre cette orthodoxie à une critique radicale pour révéler l’escroquerie intellectuelle qu’elle constitue puis de voir par quel appareil de propagande elle a pu finir par s'imposer assez largement dans l'imaginaire de ceux-là même qui ont à en subir les conséquences ce qui nous donnera, au passage, un élément de réponse à la question-titre du livre de T. Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite? En réalité, comme on le verra pour finir, c'est le capitalisme lui-même qui est à l'origine du développement d'un Etat tentaculaire. Il faudra alors poser aux libéraux actuels cette question de savoir pourquoi on constate, sur un temps long, que plus il y a de marché et plus il y a d'Etat, aux antipodes de leur pronostic du dépérissement de ce dernier à mesure que le marché devait toujours plus déployer sa logique?

1)La critique de l’Etat-Providence dans le cadre de l’orthodoxie néolibérale
a)La société d’assistés
Il doit produire une société d’assistés qui entrave les mécanismes du marché:"plus l’Etat intervient pour assurer des avantages particuliers à certaines catégories de citoyens, plus il devient avantageux pour un nombre croissant d’individus de consacrer une part grandissante de leurs ressources et de leurs énergies à s’organiser de façon à utiliser le pouvoir de contrainte de la puissance publique au profit de la promotion de leurs intérêts corporatifs."(H. Lepage, Demain le libéralisme, Editions Pluriel, p. 432) Autrement dit, plus l’Etat intervient dans le mécanisme économique des échanges pour prendre à Paul dont on estime qu’il a trop pour redistribuer à Jacques dont on estime qu’il n’a pas assez et moins on incitera Paul à consacrer ses ressources et son énergie à la libre entreprise puisqu’il sait par avance que le profit qu’il pourrait en retirer sera englouti par l’Etat. En agissant ainsi, l’Etat opère comme un mécanisme de désincitation pour investir et entreprendre.
Au bout du compte, les individus finiront par consacrer l’essentiel de leurs efforts à obtenir des avantages de toutes sortes de l’Etat mais ne produiront plus rien par eux-mêmes ce qui engendre, ce que le discours néo libéral appelle une forme de "cancer social": comme dans un organisme, une cellule devient cancéreuse dès lors qu'elle se met à proliférer pour elle-même en dehors du mécanisme de régulation de l'organisme, de la même façon, un individu qui finit par consacrer tous ses efforts à retirer des avantages de la puissance publique ne produit plus rien qui soit dans l'intérêt général:"La régulation du système social reposant sur la motivation de chacun à rechercher pour son avantage personnel l'information socialement la plus utile, cependant que la fiscalité réduit sans cesse la contrepartie individuelle de cet effort, on débouche sur une dislocation progressive de l'ensemble du système de régulation de la connaissance sur lequel [...] repose le fonctionnement des sociétés complexes; un processus analogue aux phénomènes cancéreux qui affectent les organismes vivants, et qui, eux aussi,tirent leurs origines de dysfonctionnements touchant au métabolisme de la transmission générale de l'information (ibid., p. 432)

b)Les vertus du marché auto régulé: "la main invisible"
Ce mécanisme d'auto régulation que viendrait corrompre l'intervention de l'Etat providence est ce qu'on appelle aussi "la main invisible du marché". Dans le cadre de la doctrine du libéralisme économique classique le marché est censé s’auto réguler dans l’intérêt de tous. C’est en laissant chacun poursuivre ses intérêts personnels qu’il en résultera spontanément un ordre économique qui sera favorable à tout le monde. C’est cela qu’on a appelé "la main invisible" du marché dont l'origine se trouve dans l'oeuvre d'A. Smith, l’un des principaux fondateurs de la théorie du libéralisme économique au XVIIIème siècle, par exemple, dans la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations:"Ce n'est que dans la vue d'un profit qu'un homme emploie son capital. Il tâchera toujours d'employer son capital dans le genre d'activités dont le produit lui permettra de gagner le plus d'argent. A la vérité, son intention général n'est pas en cela de servir l'intérêt public et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté; et en dirigeant cette industrie de manière que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain. En cela, il est conduit par une main invisible (souligné par moi) remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société que s'il avait réellement pour but d'y travailler." Attendre des individus qu'ils agissent par altruisme et dévouement pour le bien de la société serait contre productif. Si l'être humain n'agit jamais que dans son intérêt personnel alors le contraindre à agir pour l'intérêt des autres le conduirait à ne plus rien faire. L'égoïsme censé être inscrit au plus profond de la nature humaine rendrait utopique toute autre forme d'intégration  économique qui n'en tiendrait pas compte. Il faut prendre les hommes tels qu'ils sont, des égoïstes calculateurs, et non pas bâtir des théories sur un idéal d'humanité chimérique.  Le mécanisme autorégulateur du marché, "la main invisible" est censée harmoniser automatiquement les intérêts des uns et des autres via la loi de l'offre et de la demande pour assurer la prospérité générale des nations; elle est censée être le seul  multiplicateur efficient de leur richesse.

c) Smith ou Mandeville
Il n'en reste pas moins qu'en rester là, ce serait faire de la pensée de Smith une caricature grossière et simplificatrice. C'est pourtant ce qu'on a retenu de lui, en général, aussi bien les libéraux actuels que leurs critiques. En réalité, Smith est très loin d'une morale du pur égoïsme. Pour s'en rendre compte, il faut se référer à une autre de ses oeuvres majeures, beaucoup moins connue cependant, sa Théorie des sentiments moraux. Il en ressort que Smith accorde une place absolument centrale dans la vie sociale humaine à ce qu'il appelle la "sympathie". Les sources philosophiques du libéralisme actuel sont, en réalité, d'avantage à aller chercher chez un auteur comme Mandeville (1670-1733), qui, pour le coup, met au coeur de sa réflexion, une morale du pur égoïsme, censée être au fondement de la prospérité des sociétés humaines, qui fait qu'il serait contre productif que l'Etat intervienne pour réguler l'économie. Cette conception est exposée dans son texte, La fable des abeille, suivant la formule: "les vices privés font le bien public", ou, comme il le prétend encore, "chaque partie étant pleine de vice, le tout était cependant un paradis." ( cité par Sahlins dans La découverte du vrai sauvage, p. 376) Voir cette petite vidéo qui montre l'abîme qui sépare Mandeville de Smith:

Le libéralisme actuel a donc plutôt joué Mandeville contre Smith. Il n'en reste pas moins que cette prétendue politique du laisser-faire aujourd'hui invoquer par les libéraux pour justifier le démantèlement de l'Etat-providence relève, à regarder les choses de plus près, d'un mythe qui soutient fort mal une épreuve un peu sérieuse des faits. En réalité, on peut se demander si elle ne cache pas une autre façon d'instituer un Etat-providence, cette fois-ci, au service des riches?

2)Les mécanismes de  l’Etat providence au service des possédants
 Les grands empires industriels et financiers du capitalisme n’ont pu se constituer, depuis le XIXème siècle, que par le développement d’un Etat providence à leur profit. On peut le mettre en évidence
en passant par un détour historique qui retrace la formation de l’usage de la notion de "libéral" qui est devenu aujourd’hui son acception courante. Comme le note l’historien H. Guillemin, dès la fin du XIXème siècle, en France, une certaine fraction de la droite se nomme les "libéraux", les partisans de la liberté. En ce sens, ils constituaient les héritiers directs des Girondins qui, au moment de la Révolution française se proclamaient les amis de la liberté. Mais, ce qu’ils entendaient par là, c’était fondamentalement la liberté économique qui suppose comme sa condition première que l’Etat est censé ne pas intervenir  dans le domaine. du commerce. L’illustration type  peut être donnée par la discussion sur le maximum en 1791: il s’agissait, dans le contexte d’une époque marquée par une terrible misère  pour les  pauvres, tandis que les marchands spéculateurs faisaient grimper les prix en raréfiant artificiellement l'offre, de réclamer de l’Etat qu’il fixe un maximum pour le prix de la miche de pain qui était alors leur aliment de base. Le ministre girondin des finances Roland avait tranché la question à la manière "libérale": "Tout ce que l’Etat peut décider en matière économique, c’est qu’il n’interviendra jamais." Mais ces mêmes libéraux qui répudient l’Etat dès lors qu’il voudrait intervenir en faveur des pauvres exerceront toute sorte de pression sur lui quand ils voudront en tirer des avantages:" […] par exemple, pour demander des concessions de mines, par exemple, au XIXème siècle, pour demander des concessions de chemins de fer, par exemple, pour demander des primes à l’exportation." La formule de l’Etat providence au service des possédants est alors celle-ci:"l’Etat a les mains liés du côté du peuple, du côté du grand nombre, mais il a les mains ouvertes du côté du petit nombre." (Citations tirées de la série d'émissions que l'historien H. Guillemin a consacré à   L'autre avant-guerre: cf. à 7') On peut suivre au moins cinq biais par lesquels est mise en branle l'institution de l'Etat providence au service des possédants.

a)Par la socialisation des coûts et la privatisation des profits.
 Une des institutions centrales du capitalisme moderne, la corporation, est, comme le rappelle le documentaire The corporation, une machine à externaliser comme le requin est une machine à tuer (ce qui n'est pas gentil pour le requin). Le principe consiste à faire reporter sur la collectivité, les coûts sociaux, écologiques ainsi que les risques financiers que génère son activité et maximiser ainsi les marges de profit. Il est assez drôle d’observer qu’on justifie les profits colossaux des grandes fortunes en arguant des risques qu’elles prennent par leurs divers investissements; la rémunération du capital serait la contrepartie de ce risque. En réalité, comme on a encore pu le voir à l’occasion du  gigantesque renflouement par l'Etat des grandes banques qui menaçaient de faire faillite lors de la crise financière de 2008, la charge du risque repose essentiellement sur la collectivité:"On transmet ainsi au secteur financier le message suivant: "Prenez les risques qui vous permettront d’être grassement rémunérés, et ne vous préoccupez pas des coûts, car ces derniers seront assumés par les contribuables" sous forme de sauvetages et de pertes d’emploi." (Chomsky, Futurs proches, p.136) Au bout du compte, c'est tout comme  si au jeu de la pièce lancée en l'air, on fixait comme règle: "pile, tu gagnes, face, tu ne perds pas" ou si l'Etat disait à un joueur de poker invétéré:"tu peux jouer autant que tu veux, si tu gagnes de l’argent tu le gardes, si tu perds, je te rembourse." C'est ce que certains, avec humour, qualifieront de "socialisme de droite". Il n'est pas difficile d'imaginer ce qui peut s'en suivre... Sur un plan proprement anthropologique, il en résulte une fantastique incitation à produire des attitudes qui réactivent des formes de plus en plus infantiles de développement en sapant toute notion de responsabilité et de limites, ce qui confère à ses institutions privées tous les traits de caractère de la personnalité psychopathe. Plus le joueur dispose d'un gros capital et plus l'Etat providence sera tenu de lui garantir le risque 0 suivant le mot d'ordre du "too big to fail" (trop grand pour échouer). On est ici en présence d’un procédé typiquement orwellien: celui qui prend des risques en théorie, la corporation qui a un capital suffisamment important à faire fructifier, ne prend en réalité, aucun risque. Celui qui ne prend aucun risque en théorie, le contribuable moyen, trop peu entreprenant pour réussir dans la vie, prend, en réalité, à sa charge, l’essentiel des risques. Il n’y a là rien d’exceptionnel; cette pratique constitue la norme:"[…] de tels sauvetages par l’Etat sont courants dans le monde capitaliste contemporain, bien qu’ils atteignent aujourd’hui des proportions inouïes. Selon une étude effectuée au milieu des années 1990 par deux économistes, au moins 20 sociétés figurant au classement Fortune 100 n’auraient jamais pu survivre sans l’aide de leur gouvernement respectif." (Chomsky, Futurs proches, p.134) Autrement dit, comme le souligne encore Chomsky, "les concepteurs de l’économie mondiale exigent des pauvres une soumission inconditionnelle à la discipline du marché, mais s’assurent d’être eux-mêmes protégés contre ses ravages."(Futurs proches, p.135)
Ce principe de la socialisation des coûts et risques et de privatisation des profits se fait encore par un autre biais qui a trait aux programmes de recherche pour l’innovation. Le principe consistera à faire financer par l’Etat de lourds et coûteux programmes de recherche qui déboucheront sur des innovations qui, lorsqu’elles seront au point, tomberont dans l’escarcelle de grands groupes privés. La collectivité supporte ainsi le poids des coûts et des risques (un programme de recherche n’est pas assuré de déboucher, par avance, sur quoique ce soit de viable et nécessite des investissements souvent considérables) et les profits iront dans les poches d'intérêts privés. C’est à partir de la fin du XIXème siècle, période des nombreuses innovations technologiques qui ont apporté des gains de productivité vertigineux, que cette stratégie s’est mise en place. Elle est aujourd’hui profondément ancrée dans les politiques conduites. Typique de la tournure orwellienne du discours des élites à ce sujet, est celui d’Alan Greenspan, un des pontes de l’économie néolibérale:"Dans l’une de ses allocutions sur les miracles du marché, où il louait l’initiative entrepreneuriale et le choix du consommateur,, il s’est démarqué de la rhétorique habituelle en donnant des exemples concrets: Internet, ordinateur, traitement de l’information, laser, satellite, transistor."(Chomsky, futurs proches, p.111) Toutes ces innovations, que Greenspan loue comme des miracles de l’entreprise privée et du "libre marché", sont, en réalité, issues des programmes de recherche financés par l’Etat. Le principe général est le suivant:"si l'on considère les industries électronique, pharmaceutique et les plus récentes liées à la biologie. L'idée est que le secteur public est supposé payer le prix et prendre les risques, et finalement si ces activités génèrent du profit, on les transmet aux tyrannies privées : les entreprises privées." (Chomsky, Comprendre la crise)
En France, l'historien H. Guillemin montre que  les mêmes mécanismes institutionnels ont prévalu; par exemple, à la fin du XIXème siècle, J. Ferry accordera des avantages considérables aux compagnies de chemins de fer en leur garantissant leurs dividendes pour la construction et l’exploitation de nouvelles lignes: il s’agit là de la façon classique de socialiser les risques et privatiser les profits. A tout coup, le capitaliste est gagnant: si la ligne est rentable, il empoche les bénéfices; si la ligne ne l’est pas, il empoche toujours l'argent via les garanties apportées par l’Etat.(cf. à 11'30, partie 3, L'autre avant-guerreDe la même façon, lors de la Première guerre mondiale, l’Etat avait financé l’essor de l’industrie de la chimie pour rattraper son retard sur l’Allemagne qui était alors à la pointe de ce secteur de l’industrie. A la fin de la guerre, une fois que cette industrie avait été mise sur ses rails, on la cèdera au privé sous le terme orwellien de "Compagnie nationale des colorants"; orwellien, car en passant entre les mains d’intérêts privés, elle n’avait, en réalité, plus rien de "nationale" que le nom. De nos jours, on peut prendre l’exemple des autoroutes: vendues 10 à 11 milliards  sur la base d'une concession sur 20 ans. Aujourd’hui les chiffres sont peu transparents, En se basant sur les estimations du journal Marianne évaluant à 14% le taux de profit, cela signifie que les Français ont payé pendant 50 ans l’installation du réseau, et, maintenant que ce réseau devient rentable, 14% du prix du ticket part dans la poche des actionnaires. De  façon similaire, les gros travaux pour la construction des lignes de chemin de fer, au XIXème siècle (ponts, tunnels...) furent pris en charge par l'Etat pour le bénéfice des compagnies privées. Autre exemple dans le sport. Prenons l’équipe de France de tennis qui a participé au premier tour de la Coupe Davis. A l’exception d’un seul joueur, Michaël Llodra, tous les autres sont des exilés fiscaux. Pour justifier cela, l’entraineur de l’équipe Guy Forget avance que "les joueurs sont à l'étranger huit mois par an, ils gagnent donc l'essentiel de leurs revenus hors de France, et il faut savoir que quand ils gagnent un million d'euros en France, ils en laissent 500 000 aux impôts. On veut leur faire un procès parce qu'ils n'ont envie de payer que 30 % d'impôts aux Etats-Unis ou en Suisse… " (Le Monde du 14 02 2012) Seulement, il faut se demander grâce à quoi ces joueurs sont devenus ce qu’ils sont ? Ils ont été formés comme tennismen de haut niveau dans des instituts comme l’INSEP ou la Fédération française de tennis qui sont subventionnés par l’argent du contribuable: autrement dit, le coût de la formation du tennisman est socialisé et les profits, une fois sa carrière lancée, seront privatisés sans vergogne. Qu’il n’y ait là rien de choquant pour ces gens là, qu’ils n’aperçoivent même pas qu’ils sont les principaux bénéficiaires d’un Etat-Providence dont-ils seront les premiers à se plaindre en pestiférant contre la fiscalité qu'il impose, montre non seulement leur inconséquence mais aussi le fait qu’il s’agit là du fonctionnement normal de l’Etat moderne.
C’est à l’aune de ce principe de la socialisation des coûts et de la privatisation des profits qu’il y aurait lieu de reconsidérer la colonisation et les profits qu’ont pu en tirer les grands pays occidentaux. Des historiens comme P. Manning ont pu montrer que les colonies ont été, dans l’ensemble plutôt un poids pour eux. Si on suit le propos d’ H. Guillemin, on peut bien dire que cela est vrai mais en un certain sens seulement: si la conquête et l’aménagement des colonies se font au frais de la collectivité, via les soldats et l’argent public investi dans les infrastructures, les profits dégagés par leur exploitation iront dans l‘escarcelle de groupes d’intérêts privés:"Notre politique coloniale aura coûté très cher au budget public pour le profit presque exclusif d‘une étroite minorité de grandes affaires de l‘industrie et de la banque."(E. Beau de Loménie cité par H. Guillemin à 3' et à 20’ ici) Ou encore: "Il apparut bientôt que des particuliers pouvaient s‘enrichir aux colonies même si elles n‘étaient nullement rentables pour l‘Etat. La politique coloniale fût incontestablement pour un petit nombre d‘individus une affaire énorme et pour la masse un mythe."(H. Brunswick, même source),
La logique de la chose devient proprement machiavélique quand il s’agira de se demander comment on peut continuer à socialiser les coûts et les risques dès lors que les plus riches peuvent être dispensés d’apporter leur écot? La pression fiscale qui retombera sur les classes moyennes et pauvres de la société ne suffira plus à entretenir l‘Etat providence au service des riches. Il faudra aussi recourir à l’emprunt. Autrement dit, l’Etat empruntera l’argent qui ne rentre plus dans ses caisses par l’impôt. Mais à qui l’Etat emprunte-il? Précisément à ceux qui ont bénéficié des politiques de défiscalisation! Autrement dit encore, les grandes fortunes prêtent avec des intérêts leur argent qui a échappé à l’impôt; ils gagnent ainsi deux fois, le beurre et l‘argent du beurre selon la formule consacrée (le cul de la crémière et le sourire du crémier en plus constituant alors le nirvana capitaliste).

b)Par les subventions et avantages de toute sorte
Voyez, par exemple, comment se sont constituées les grandes compagnies ferroviaires aux Etats Unis, comme le Central Pacific et la Union Pacific. "Le Central Pacific partait de la côte Ouest et se dirigeait vers l’Est. La compagnie arrosa Washington de plus de 200 000 dollars de pots-de-vin pour obtenir gracieusement 3,6 millions d’hectares de terres et quelque 24 millions de dollars en subventions diverses […] L’Union Pacific démarrait au Nebraska et se dirigeait vers l’Ouest. Cette compagnie s’était vu accorder 4,8 millions d’hectares de terres et 27 millions de dollars d’aides gouvernementales […] Des actions de la compagnie étaient vendues à des prix défiant toute concurrence à certains membres du Congrès afin d’empêcher toute enquête un peu approfondie." Ou encore "entre 1850 et 1857, [les dirigeants des chemins de fer] obtinrent quelques dix millions d'hectares de terrains publics exempts de loyers et des millions de dollars d'emprunts accordés par les législatures des Etats..."(H. Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p. 255) Dans le même temps, évidemment, les ouvriers en charge de la construction de ces immenses voies de chemin de fer, étaient surexploités dans des conditions épouvantables:"La union Pacific employa vingt mille personnes[...] qui posaient jusqu'à 8 kilomètres de voie par jour et mouraient par centaines à cause des conditions climatiques extrêmes et des combats contre les  Indiens qui s'opposaient à l'invasion de leur territoire." (H. Zinn, ibid., p. 295-296)
On peut citer, à titre d’exemple emblématique, le commerce du coton. Un pays comme le Mali, contraint de développer sa production pour l'exportation pour disposer de devises lui permettant de rembourser ses dettes, consacre plus de 80% de ses exportations au coton sauf que celui-ci ne peut être concurrentiel sur la marché mondial face aux producteurs états uniens grassement subventionnés par leur Etat fédéral. De façon générale, les Etats membres de l'OCDE ont versé, par exemple pour 2007, plus de 370 milliards de dollars de subvention à leurs paysans; étant entendu que ces aides sont proportionnelles à la taille des exploitations, ce sont les plus gros exploitants qui sont les premiers bénéficiaires de cette manne financière; par exemple,"les entreprises liées au sucre, Saint Louis, Tereos, Eurosugar, Sucrerie de Bois Rouge, etc. reçoivent plus de 160 millions d’euros[...] le volailler Doux qui est le Français le mieux subventionné par Bruxelles, avec près de 63 millions d’euros, présente la particularité de se développer en Amérique du Sud et de réduire ses emplois en France." (source, http://www.observatoiredessubventions.com/) Les petits paysans des pays pauvres ne peuvent évidemment pas faire le poids sur le marché économique mondial face à ces mastodontes shootés à l'argent que distribuent les pouvoirs publics! 

c)Par les barrières protectionnistes
Ce procédé d’intervention de l’Etat permet de comprendre la farce que constituent tous les discours néo libéraux sur la prétendue justice immanente du libre marché qui récompenserait les "winners" et sanctionnerait les "losers". Il permet aussi de comprendre pourquoi c’est sous son couvert qu’on peut maintenir l’oppression la plus ignoble sur les pays pauvres de la planète. Prenons l’exemple de l’Angleterre: celle-ci a attendu jusqu’au milieu du XIXème siècle pour adhérer au principe du libre échange; elle a attendu pour cela que son industrie se soit suffisamment développée en la protégeant pendant des décennies par toutes sortes de barrières protectionnistes de la concurrence des marchandises étrangères. Parmi ces pratiques, on n’hésitait pas à recourir aux méthodes les plus barbares comme, par exemple, couper les mains des tisserands indiens qui imposaient une concurrence forte à la production anglaise. Les Etats-Unis, de la même façon, ont attendu les années 1920 que son industrie ait pris son plein essor pour se convertir aux "bienfaits" du libre échange:"la "concurrence est en fait créée et imposée par la bourgeoisie à une étape très tardive de son développement; la bourgeoisie naît et grandit dans un milieu qui n'a rien de concurrentiel, elle aurait difficilement pu naître autrement, et, en fait, des origines de la bourgeoisie à ce jour la véritable concurrence économique n'a prévalu qu'exceptionnellement, fragmentairement et pour de courts intervalles. La concurrence n'a jamais été qu'une arme de la bourgeoisie la plus forte contre la bourgeoisie la plus faible; des corporations et de Colbert à M. Giscard d'Estaing et aux commissions du Sénat américain elle n'a jamais été bonne que pour les autres." (Castoriadis, La question de l'histoire du mouvement ouvrier, p. 29) De l'aveu même du fondateur de Paypal, Peter Thiel qui publiait en 2014 une tribune au titre évocateur, La concurrence, c'est pour les losers, où il expliquait bien la chose:"En réalité, le capitalisme et la concurrence sont antinomiques. Le capitalisme est fondé sur l'accumulation du capital, mais sous une concurrence parfaite, tous les profits sont mis en concurrence [...] Le monopole [...] n'est pas une pathologie ou une exception. Le monopole est la condition de toute entreprise qui réussit." (Cité par Thomas Frank, Pourquoi les riches votent à gauche, p. 207) Il suffit de se référer à ce jeu phare de l'esprit du capitalisme qui résume à lui seul le but de toute entreprise sur le marché, le Monopoly: le gagnant est effectivement celui qui parvient, en situation de monopole, à broyer ses concurrents.
On voir dès lors bien pourquoi la construction d’un libre marché mondial que ces grandes puissances imposent aujourd’hui à des pays dont le développement industriel est embryonnaire au nom des vertus du "miracle du marché" est une escroquerie: il s’agit d’imposer aux autres, les pays pauvres en l’occurrence, un ordre dont on a pris bien soin de se protéger soi-même tant qu’on n’était pas près à l’affronter. La construction d'un marché mondial du "libre échange" revient à mettre sur un même ring de boxe un colosse comme M. Tyson gonflé artificiellement aux hormones de croissance avec un gringalet qui ne mange pas à sa faim et à décréter "que le meilleur gagne!"

d)Par un appareil juridique à leur service 
C'est ce que Chomsky appelle "l'activisme juridique extrême" qui consistera à construire une législation qui accordera à des sociétés anonymes des droits supérieurs à ceux dont peuvent jouir des individus en chair et en os, ce qui est, comme le rappelle Chomsky, une entorse aux principes fondamentaux du libéralisme classique, celui du XVIIIème siècle (dont aiment tant à se réclamer les néo libéraux mais qu'ils trahissent en réalité) pour lequel une telle législation ne pouvait constituer qu'une menace sérieuse pour les libertés individuelles. On leur donne d'abord les mêmes droits qu'à des individus:"Le juge John Paul Stevens a admis que  "depuis longtemps nous avons reconnu que les Corporations étaient protégées par le Premier Amendement" - l’article de la Constitution qui garantit la liberté d’expression, ce qui inclut le soutien de candidats aux élections. Au début du 20eme siècle, les théoriciens et les tribunaux ont appliqué la décision de 1886 qui considère que les Corporations – ces « entités légales collectivistes » - ont les mêmes droits que les personnes physiques." (Chomsky, La prise de contrôle de la démocratie par les Corporations) Chomsky fait ici allusion à ce  tournant décisif  pris aux Etats Unis au lendemain de la Guerre de Sécession d’une façon qui en dit long sur le régime de la domination dans les Etats représentatifs modernes. Les corporations vont détourner à leur profit le 14ème amendement qui est alors voté dans l’intention de donner l’égalité des droits aux Noirs. Il spécifiait qu’ "aucun Etat ne peut priver quiconque de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale." Dans les faits, entre 1890 et 1910, sur les 307 affaires portées devant les tribunaux au nom de cet amendement, 288 furent le fait de corporations et 19 seulement de Noirs. Les juristes travaillant à leur service s’étaient rendus compte qu’une corporation pouvait revendiquer le droit de constituer une personne à part entière et obtenir les droits définis par l’amendement, ce que la Cour Suprême accepta finalement en dépit de cete asymétrie pourtant évidente qui fait que si l'on peut mettre en prison une personne physique comme vous et moi, il est impossible d'en faire de même pour une personne morale comme Facebook ou Monsanto. Ainsi, une loi initialement votée pour redonner leurs libertés fondamentales à des individus finit par se retourner contre eux, les dépouiller de ces libertés en les soumettant à la tyrannie d'entités privés anonymes dont le pouvoir va s'accroître démesurément à partir de là. Pour entériner ce pouvoir, un pallier supplémentaire devait être franchi; l'appareil juridique des Etats a fini par leur reconnaître des droits supérieurs à ceux des individus:"les droits des Corporations ont été étendus bien au-delà de ceux des personnes physiques, notamment par les mal nommés « accords de libre échange ». Selon ces accords, par exemple, si General Motors monte une usine au Mexique, elle peut exiger d’y être traitée comme n’importe quelle entreprise mexicaine ( "traitement national ") – contrairement à un Mexicain fait de chair et de sang qui chercherait un  "traitement national " à New York, ou même un minimum de respect pour les droits de l’homme."(Chomsky) En disant cela nous ne faisons que mettre le capitalisme en face de son incapacité à se mettre en accord avec ses propres principes. Par là, nous ne préjugeons pas de la validité de ces principes eux-mêmes: à savoir, est-il seulement souhaitable, ne serait-ce que pour des raisons écologiques, de construire un monde de la mobilité universelle où les travailleurs aussi bien que les capitaux doivent perpétuellement circuler sans entraves sur toute la surface du globe? Cette "humanité prise dans un mouvement brownien perpétuel", si on suit la critique qu’en fait Michéa, n’est pas nécessairement une perspective très encourageante. (Cf. Le complexe d’Orphée, P. 142 et suite, éditions Climats)

e) Mécanisme institutionnel présidant au fonctionnement de l’Etat providence pour les riches
Il peut fonctionner par deux biais complémentaires.
L'endogamie
 l'affaire Bettancourt offre ici aussi une illustration parlante de ce dispositif du fonctionnement de l'Etat providence au service des plus riches. Le mari haut fonctionnaire travaille dans les plus hautes sphères de l'Etat à promouvoir des réformes dans l'intérêt de sa femme qui travaille dans les milieux d'affaires.

Les passerelles entre le public et le privé
Ce qui permet à l’Etat providence au service des plus riches de fonctionner comme un mécanisme bien huilé, ce sont les innombrables passerelles qui permettent aux élites de passer sans transition de postes de direction dans le secteur privé du monde des affaires à des postes de direction au niveau de l’Etat ce qui explique que c'est, au fond, le même business qui domine les affaires publiques et les grandes corporations privées. Voyons quelques exemples parlant. En France, une personnalité comme F. Pérol constitue l’archétype de ce type d’individus: énarque de formation, il commence sa carrière comme inspecteur des finances au service de l’Etat et reçoit une promotion en accédant au poste de directeur de cabinet du ministère des finances alors dirigé par Sarkozy en 2005. Il passe ensuite au secteur privé en devenant associé et gérant dans la grande banque d’affaires Rothschild et Co.: c’est à ce titre qu’il supervise le lancement de Natixis en France et des subprimes qui seront à l’origine du crash financier de 2008. Qu’à cela ne tienne, il devient secrétaire adjoint de l’Elysée sous la présidence de Sarkozy et c’est à ce titre qu’il pilote les plans de secours au système bancaire. Aux Etats Unis, le même mécanisme institutionnel fonctionne de façon encore plus caricaturale: les différents PDG de la grande banque d’affaires Goldmann and Sachs se sont succédés tout au long des dernières décennies à la tête du Secrétariat au Trésor (l’équivalent de notre Ministère des finances) Par exemple, Rubin, qui présidait aux destinées de la banque dans les années 1980 passe dans les années 1990 dans l’administration Clinton pour œuvrer à la dérégulation des marchés financiers. Son œuvre accomplie, il peut en récolter les dividendes en passant dans le secteur privé et en devenant vice président de Citigroup, une grande banque d’affaires qui sera le champion des pertes dues à la crise des subprimes. Qu’à cela ne tienne, il négocie avec Paulson le plan de sauvetage de Citigroup avec un magnifique parachute doré à la clef! Comme le relève Dean Baker, "l'un des rares économistes qui aient préssenti l'effondrement [...] placer la politique financière entre les mains de Rubin [...] est "un peu comme demander à Oussama Ben Laden de participer à la guerre contre le terrorisme."" (Chomsky, Futurs proches, p. 273)

3)La propagande au service de la construction de l'Etat providence pour les possédants
Il est entendu que sans un appareil de propagande extrêmement puissant, l'édification d'une institution comme l'Etat providence au service des possédants ne pourrait se faire sans soulever des résistances très fortes dans les milieux populaires. Voyons quelques éléments de ce numéro de virtuose qui consiste à faire accepter comme juste  le démantèlement de l'Etat social venant en aide aux plus pauvres tout en consolidant  par derrière l'Etat providence au service des possédants.

a) La réduction métonymique du terme d'"Etat providence"
Il s’agit de faire en sorte de dénigrer l’Etat social en opérant une réduction métonymique du concept d’Etat providence de telle sorte que celui-ci ne finisse plus que par désigner une partie de l’extension du terme, l’Etat providence au service des plus démunis. Typique, de ce procédé sophistique, la déclaration datant de 2010 de L. Wauquiez, alors ministre chargé des Affaires européennes  qui dénonçait l'assistanat  comme un "cancer de la société française", sous-entendu, évidemment, puisque c'est le seul qui est censé exister, l'assistanat aux plus pauvres, alimentant un ensemble de clichés pour rallier les franges de l'électorat tentées par le vote FN, quitte à maltraiter les faits comme il apparaît ici Le tour de passe passe consiste à oublier que bien au contraire jamais l'Etat providence au service des plus riches ne s'est aussi bien porté comme l'a montré le récent sauvetage des grandes banques d'affaires.

b)Divide et impera
Il s'agit aussi, en invoquant "le cancer social" de l'assistanat aux plus pauvres, de monter les différentes fractions de la populace (appartient à la populace tout individu qui ne dispose pas du capital suffisant lui permettant de vivre de ses dividendes et qui est contraint d'aller sur le marché de l'emploi; dans les termes de Voltaire, la populace est constituée de tous ceux qui n'ont que leur bras pour vivre, soit, l'immense majorité de la population) les unes contre les autres pour finalement faire reporter le poids des tares dont souffre notre société de préférence sur sa fraction la moins en situation de se défendre.

 L'Empire romain qui s'y entendait dans l'art de la domination avait fait un abondant usage de cet instrument de contrôle social et lui avait donné sa formule: divide et impera, diviser et régner. Dans le cas qui nous occupe, il s’agira de déplacer la ligne de fracture entre les détenteurs du capital et la populace qui n’a que ses petits bras pour vivre pour la faire passer désormais entre deux fractions de la populace: celle qui se lève tôt et celle qui n’a même plus à se lever le matin soit parce qu'elle ne trouve pas de  travail ou alors parce qu'elle refuse, à juste titre si on suit le le propos des amis de la culture comme Nietzsche, de se laisser embrigader dans un travail aliénant, abrutissant et épuisant qui est sa forme générale dans la société du salariat (chômeurs, bénéficiaires du RSA, SDF, artistes bohèmes etc.) Je n'ai d'ailleurs pas peur de suivre Nietzsche sur ce point en prétendant que la paresse de cette dernière catégorie, pour ce qui est d'aller mendier un emploi aliénant, loin d'être une tare, comme cela est présenté dans l'orthodoxie, est bien au contraire un signe de bonne santé mentale! On montera donc ces fractions de la populace l’une contre l’autre en faisant croire aux premiers, les "lève tôt", que s’ils triment tellement dur c’est parce qu’ils ont à prendre sur eux le fardeau de ce contingent de fainéants qui vivent au crochet de la société. Ce fut, par exemple, un des axes de la stratégie de campagne électorale de l’UMP en 2007
Ce que l'historien H. Zinn disait de la structure sociale des Etats Unis peut être étendu, avec de menues modulations liées aux particularités locales,  à l'ensemble des pays occidentaux:"1 % de la population américaine détient un tiers de la richesse nationale. ,Le reste est réparti de telle manière que les 99 % de la population restante sont montés les uns contre les autres: les petits propriétaires contre les plus démunis, les Noirs contre les Blancs, les "natifs " américains contre les citoyens d’origine étrangère, les intellectuels et les professions libérales contre les travailleurs non qualifiés et non diplômés. Ces groupes se sont opposés et ont lutté les uns contre les autres avec une telle violence qu’ils en ont oublié qu’ils étaient tous réduits à se partager les maigres restes de la richesse nationale." (H. Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p.748) Cela, peut-on ajouter, n'a jamais été aussi vrai qu'actuellement comme le montrent toutes les statistiques dont nous disposons comme celle-ci:

(Pour plus de détails, cf. l'ensemble des données que donne O. Berruyer sur son blog)

c) S’adresser au public comme à des enfants
C'est une technique de manipulation des masses que quelqu'un comme Chomsky relève souvent. Dans cette affaire de l'Etat providence, elle joue à plein régime. C'est ce que donne aussi à penser l'économiste F. Lordon:"Il va sans dire que pour être compréhensible d’enfants il faut leur parler comme à des enfants. De là ce doucereux langage pour débiles légers dont le discours politique-pédagogique s’est fait une spécialité, en l’espèce, s’agissant de déficits, à base de métaphores simples et accessibles à tous, empruntées à l’économie domestique."( La dette publique ou la reconquista des possédants) Quand il est question de justifier le démantèlement des aides sociales et des institutions d’intérêt public on invoquera l'argument que,  comme tout bon ménage, l'Etat ne peut pas dépenser plus qu’il ne gagne et qu'il lui faut arrêter  de vivre au dessus de ses moyens. C'est sur la base de ce discours simpliste qu'on travaillera l'opinion publique pour obtenir la caution démocratique justifiant le démantèlement de l'Etat social au secours des pauvres. Les sondages jouent ici un rôle important dans cette construction d'une opinion publique conforme aux intérêts des promoteurs de l'Etat providence pour les possédants.Typique de ce discours pour "débiles légers" ce genre de sondage  d’août 2011 qui fait  apparaître que  "pour réduire la dette et les déficits publics, les Français préfèrent largement une contraction forte des dépenses à une nette augmentation des impôts (85% contre 12%) ". Présenter la question de la dette de l'Etat dans ces termes aussi simplistes relève d'une supercherie qui passera d'autant plus facilement qu'on aura à faire à un public le moins instruit possible et shooté aux divertissements pour "débiles légers", le "tittytainment", que propose en surabondance l'industrie des loisirs. Et pour faire bonne mesure on dramatisera la situation  comme en septembre 2007,  lorsque le premier ministre F. Fillon  déclarait :" Je suis à la tête d’un État en situation de faillite ". Un Etat ne peut pourtant pas faire faillite comme une entreprise ou un ménage: déjà, il n'y a rien dans le droit international qui permettrait à des huissiers de venir saisir ses biens, comme c'est le cas pour un ménage en cessation de paiement; les deux se situent absolument pas sur la même échelle, ce qui fait qu'un Etat, par les investissements qu'il peut effectuer, ne fait pas simplement que dépenser l'argent du contribuable, mais pourra produire des effets qui, en retour, stimuleront  l'ensemble de l'activité économique du pays (pour plus de développements, voir, .Dette de la France et budget d'un ménage: halte à la comparaison).

d)L'inversion orwellienne du sens des termes
Les grandes conquêtes sociales comme la Sécurité sociale seront présentés comme des privilèges que des minorités accaparent au détriment de l'intérêt collectif ; le progrès c'est la régression; il s'agit en réalité de revenir aux formes les plus sauvages du capitalisme qui prévalaient au XIXème siècle où les droits sociaux des travailleurs étaient quasi inexistants; cette prodigieuse régression qui constitue selon les termes mêmes des lobbies qui en font la promotion," a roll back agenda" sera, par la magie de la langue de la propagande, connotée positivement avec des termes comme "modernisation", "réforme" et les luttes pour le progrès social seront elles-mêmes connotés avec des termes négatifs comme "archaïsme", intérêts corporatifs" etc. Les termes "intérêts particuliers" et "intérêt général" feront ainsi  l'objet de cette inversion orwellienne. Comme le disent Chomsky et Herman, "Le sens orwellien de "Intérêts particuliers" est celui qui lui fut attribué, au cours de la période Reagan, pour désigner les ouvriers, agriculteurs, femmes, jeunes, Noirs, personnes âgées, infirmes, chômeurs, etc.-bref, la majeure partie de la population. Seule une catégorie se trouvait exclue de cette appellation: les industriels, propriétaires et managers. Eux ne représentent pas des "intérêts particuliers", ils représentent "l’intérêt national". Une telle acception est significative de la réalité de la domination et de l’utilisation politique de la notion "d’intérêt général."" (Chomsky et Herman, La fabrication du consentement, De la propagande médiatique en démocratie, p.13) On appellera donc "intérêt général" les intérêts particuliers de la petite minorité des grands manufacturiers, commerçants et financiers disposant d’un énorme capital à valoriser et "intérêts particuliers" l’intérêt général qui est celui de l'écrasante majorité de la population. L’idée sera de dire que ce qui est bon pour les entreprises est bon pour le pays dans son ensemble.

e)Emploi de la double pensée
Nous avons vu que dans l’idéologie néo libérale, les aides sociales qu’accorde l’Etat aux plus pauvres sont systématiquement dénigrées au prétexte qu’elles conduiraient à une société d’assistés incapables de se prendre en mains eux-mêmes. Il est remarquable de constater, cependant, que lorsqu’il s’agit pour l’Etat d’accorder des avantages aux grands manufacturiers, aux financiers , et, d’une façon générale, aux détenteurs du grand capital, un virage à 180° est accompli et d’un coup d’un seul l’Etat providence est remis en selle. Typique de cette double pensée est le fait qu’"en 1887 alors que le Trésor américain était en excédent, Cleveland (alors président en exercice, c’est moi qui le note) opposa son veto à un décret qui prévoyait d’octroyer 100 000 dollars aux fermiers du Texas afin de leur permettre d’acheter des semences en période de sécheresse. Il déclara: "En de telles occasions, l’aide fédérale […] encourage l’attente d’un soutien gouvernemental paternel et nuit à la vigueur du caractère national." On retrouve ici le discours traditionnel des partisans du libéralisme économique et du laisser faire pour éviter d’encourager le développement d’une société d’assistés. Pourtant, la même année, Cleveland utilisa cet excédent en or pour payer 28 dollars au dessus de leur valeur initiale les obligations détenues par des individus loin d’être dans la misère; véritable cadeau de 45 millions de dollars."(H. Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p. 300). Restera alors, quand il s’agirait de financer des programmes sociaux de se rappeler à la mémoire ce qu’on avait oublié pour construire l’Etat-Providence au service des riches. Nous avons là une modalité de ce qu’Orwell avait appelé "la double pensée"il s‘agit d‘oublier quelque chose "qu’il est nécessaire d’oublier, puis le rappeler à sa mémoire quand on en a besoin, pour l’oublier plus rapidement encore." (Orwell, 1984, p. 55) Ceci permet de soutenir successivement une chose et son contraire, soutenir l'Etat providence au service des possédants puis l'oublier quand il s'agit des pauvres. Comme le note Chomsky on a ici un exemple remarquable de l’efficacité d’une propagande sophistiquée usant de la double pensée et relayée sans vergogne par les élites intellectuelles:"Au fil du temps, la propagande a ciblé deux ennemis: les syndicats (cela va de soi) et le gouvernement. Les campagnes antigouvernementales doivent être nuancées et subtiles, car "les principaux architectes du système" sont parfaitement conscients de la nécessité d‘un Etat puissant, qui intervient massivement dans l‘économie et sur la scène internationale pour garantir que leurs propres intérêts soient toujours ceux dont "on s‘est le plus particulièrement occupé"[…] Voilà une tâche digne d’un numéro d’équilibriste mais on l’exécute avec une habileté remarquable." (Chomsky, Futurs proches, p. 259-260, Editions Lux) Il s'agit donc de ménager deux exigences qui semblent de prime abord contradictoires entre elles: il faut plus d’Etat pour éviter au business de perdre; mais, il faut, en même temps, moins d’Etat pour garantir au business de gagner. Ce qu'on peut en tirer est que la véritable doctrine du néo libéralisme, celle qui s'accorde avec les données factuelles, ce n’est pas moins d’Etat; c’est un Etat puissant essentiellement au service des possédants. L’Etat est là pour les protéger des effets dévastateurs de la construction d’un marché économique globalisé. Ainsi, l’Etat providence du néo libéralisme est un Etat dont les fonctions, parmi les plus importantes, sont celles qui doivent assurer le maintien de l’ordre du sacro-saint marché aussi bien à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale, ce qu’on appelle aussi les fonctions régaliennes de l’Etat: des militaires, des policiers et des juges; l’armée, la police et les tribunaux. Comme le dit très bien un éditorial du New York Times," Pour que la globalisation marche, l’Amérique ne doit pas craindre d’agir comme la superpuissance omnipotente qu’elle est. La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans un poing caché." (souligné par moi) Ainsi, aux Etats Unis, le budget de l’Etat est littéralement englouti sous des sommes astronomiques consacrées à l’effort de guerre partout dans le monde où le "poing caché" est nécessaire pour faire fonctionner "la main invisible du marché" ce qui est encore un autre facteur à prendre en considération pour saisir la teneur exacte de la pédagogie pour  "débiles légers" expliquant que l'Etat ne peut plus se permettre de vivre au-dessus de ses moyens.
Cf. J. Gadrey: il faut faire des économies? Et les dépenses militaires?
Encore faut-il ne pas ne pas négliger le poids des néolibéraux les plus radicaux qui envisagent la privatisation de ces fonctions de maintien de l’ordre de l’Etat: l’armée elle-même a ainsi commencé à être privatisée à l’occasion des opérations militaires en Irak. Les fonctions de maintien de l’ordre sur l’intérieur du territoire sont aussi de plus en plus transférées de la police à des services privatisés de sécurité qui transforme les quartiers chics en places retranchées. Sauf qu' au terme d’une telle logique de privatisation intégrale des fonctions de l'Etat, on ne voit plus très bien ce qui permettrait encore à la main invisible du marché de fonctionner sans disloquer complètement la société qu'elle soumet à ses impératifs.

f) L'Etat et le marché, deux institutions complémentaires
Il y a donc lieu de réconsidérer complètement les rapports entre l'Etat et la marché pour comprendre qu'il s'agit là de deux institutions qu'il n'y pas lieu d'opposer contrairement à ce que laisserait croire l'orthodoxie libérale : le "miracle du marché auto régulé" qui pourrait fonctionner tout seul sans intervention de l'Etat n'est, en réalité, qu'un mythe pour deux raisons fondamentales. Déjà pour cette raison élémentaire que le marché est une construction politique des Etats: le néolibéralisme, ce n'est pas moins d'Etat, mais un Etat au service de la concurrence. C'est ainsi, par exemple,  que C. Laval retrace la construction du marché européen.  On peut la comprendre comme l'oeuvre de la providence étatique au service du grand capital; en effet, qui est le gagnant de cette construction? Celui qui peut circuler le plus facilement sur ce marché, à savoir le capital. En effet, dans ce cadre juridico politique, c'est le capital qui peut circuler librement mais pas les travailleurs; c'est un point sur lequel les principes du néo libéralisme sont en contradiction complète avec ceux qui fondaient le libéralisme économique des classiques au XVIIIème siècle comme A. Smith: pour ce dernier la libre circulation des capitaux devait avoir nécessairement pour contre partie la libre circulation des travailleurs; un traité comme l'ALENA (accord de libre échange nord américain) montre bien que le marché tel qu"il est construit aujourd'hui est une infraction flagrante à ce principe. Ensuite, le marché est parfaitement incapable de s'auto réguler pour cette raison très élémentaire qui fait que dans ce cadre institutionnel chacun ne doit poursuivre que son intérêt personnel et personne ne doit se sentir en charge des intérêts collectifs. "Pour ce qui concerne les marchés financiers ils sous-évaluent le risque. Ils ne prennent pas en compte le risque systémique (les coûts sociaux pour la collectivité). Par exemple, si vous me vendez une voiture, vous et moi pouvons faire une bonne affaire mais nous ne prenons pas en compte les coûts pour la société : la pollution, les embouteillages et tout le reste. Sur les marchés financiers, cela signifie que les risques sont sous-évalués..." (Chomsky, Comprendre la crise) Ce sera donc aux Etats de prendre en charge les risques. La déroute financière de 2008 en est l'illustration éclatante: les néo libéraux les plus radicaux préconisaient dans une premier temps de laisser le marché trouver  lui-même les solutions pour remédier à la crise ce qu'il a été bien incapable de faire. Sans l'intervention des Etats pour renflouer les banques et leur éviter la faillitte, l'effondrement du système aurait été complet.
C'est pourquoi l'historien de l'économie K. Polanyi a pu qualifier le principe d'un marché auto régulateur d'"utopie", quelque chose qui n'existe nulle part. C'est un de ses grands apports d'avoir bien montré que la constitution d'une économie de marché n'a été rendu possible que par le développement d'un lourd appareil bureaucratique et législatif d'Etat: " Le laissez-faire n'avait rien de naturel; les marchés libres n'auraient jamais pu voir le jour si on avait simplement laissé les choses à elles-mêmes [...] le laissez-faire lui-même a été imposé par l'Etat. Entre 1830 et 1850, on ne voit pas seulement une explosion des lois abrogeant des réglements restrictifs, mais aussi un énorme accroissement des fonctions administratives de l'Etat, qui est maintenant doté d'une bureaucratie centrale capable de remplir les tâches fixées par les tenants du libéralisme." (Polanyi, La grande transformation, p. 204) Ainsi, nous nous retrouvons en face d'une situation paradoxale au plus haut point qui fait que "même ceux qui souhaitaient le plus ardemment libérer l'Etat de toute tâche inutile, et dont la philosophie tout entière exigeait la restriction des activités de l'Etat, n'ont pu qu'investir ce même Etat des pouvoirs, organes et instruments nouveaux nécessaires à l'établissement du laissez-faire." (ibid., p. 206) Dès la fin du Moyen Age européen, l'émergence des Etats nations va main dans la main avec celle du marché moderne:"C'est l'alliance des Etats nationaux en gestation, et soucieux de payer des mercenaires, avec les banquiers et avec une moyenne bourgeoisie naissante. Etats-nations et marché moderne sont coextensifs." (Caillé, Notes sur la question de l'origine du marché et de ses rapports avec la démocratie dans, La modernité de Karl Polanyi, p. 141)

4) L'Etat providence et la destruction de l'autonomie
Mais, dénoncer l'Etat providence au service des possédants ne doit pas nécessairement être compris comme un encouragement pour développer un Etat providence au service des pauvres. C'est encore un autre aspect de la critique de l'Etat providence sur lequel il faut insister maintenant.  De façon générale, le développement de l’Etat providence depuis le XIXème siècle a signifié une perte d'autonomie des populations et leur prolétarisation ce qui se manifeste dans le fait que de plus en plus de tâches qui étaient autrefois accomplies spontanément dans la société doivent désormais être prises en charge par l’Etat. C'est, en termes sociologiques, ce transfert de fonctions de la société vers l’Etat qui traduit la destruction de l'autonomie et la prolétarisation des populations. Il recouvre, au moins, trois domaines fondamentaux: l’armée, l’éducation et la solidarité. Il en découle trois institutions clefs de l’Etat providence actuel, l’armée de métier, l’éducation nationale et la protection sociale qui constituent ce "réconfortant système" que ne manquaient pas de dénoncer les penseurs républicains aux Etats Unis qui le voyaient se dessiner dès le XIXème siècle, comme  Orestes Browson:"La bureaucratisation de la bienfaisance, à ses yeux, diminuait à la fois les individus, en les exemptant de leurs devoirs civiques et religieux, et imposait d’impressionnants pouvoirs tutélaires au sein de l’Etat. Ayant sapé les capacités des citoyens à l’autodéfense, à la formation de soi, et à l’aide mutuelle, l’Etat aurait désormais assumer ces fonctions lui-même." (C. Lasch Le seul et vrai paradis, Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, éditions Flammarion, pp. 231-232)

a)De l'instruction publique à l'éducation nationale
L’exemple type de ce "transfert de compétences"  se trouve dans le domaine de l’éducation . "L’élan principal des politiques sociales a tendu à transférer le soin des enfants de ses cadres informels à des institutions conçues spécifiquement à des fins pédagogiques et protectrices."(Lasch, La révolte des élites, p. 107) Symptomatique de cette évolution, c’est la transformation d’une école de l’instruction publique en une école de l’éducation nationale qui s’est faite dans tous les grands pays industriels, en France, par exemple: jusqu'en 1932 il existait nommément un "ministère de l'instruction publique" que la gauche au pouvoir a  rebaptisé alors "ministère de l'éducation nationale". Le sens de cette transformation fait que désormais c'est à l'Etat que reviennent des tâches qui étaient autrefois du ressort de la famille: "Les changements dans les domaines sociaux, politiques et industriels , déclaraient deux éducateurs connus en 1918, ont forcé l’école à prendre des responsabilités naguère dévolues à la famille. Alors qu’elle avait, auparavant, pour tâche principale l’enseignement des éléments de la connaissance, l’école doit, maintenant, se charger aussi de la formation sociale, physique et mentale de l’enfant."(A. Flexner et F. Bachman, The Gary Schools: A General Account, cité par C. Lasch, La culture du narcissisme, Flammarion, p. 200) Il ne faudrait pas comprendre cette évolution sous l'angle d'une version complotiste de l'histoire en s'imaginant qu'un jour des gens de pouvoir se sont réunis dans un bureau occulte pour décider de la chose. Ce faisant, on ne voit pas qu’une telle évolution est inscrite dans la dynamique intrinsèque (intérieure) du capitalisme. En ce sens, l’Etat providence, pour le capitalisme est plusqu' un simple instrument politique au service des possédants. Il s'agit  aussi pour lui de prendre en charge un nombre croissant d’activités sociales qui, autrefois, s’accomplissaient de façon autonome par les gens ordinaires parce que les conditions liées à l’évolution du capitalisme les ont placés devant l'impossibilité  de les mener à bien. L’appareil d’Etat est amené à faire proliférer une armée de "techniciens du lien social" comme les appelle Michéa, qui prennent en charge ce qui autrefois se tissait spontanément dans l’activité sociale des gens ordinaires. Pour la question décisive de l’éducation, nous tenons là la source ultime de la nécessité pour les sociétés marchandes de transférer de plus en plus les fonctions d’éducation de la société à l’Etat, autrement dit, de transformer l’instruction publique en une éducation nationale. Observons le processus à deux niveaux.
La pulvérisation de la cellule familiale
 L’évolution du capitalisme jusqu’à aujourd’hui n’a pu se faire qu’au prix d’une pulvérisation de la cellule familiale traditionnelle à l’intérieur de laquelle s’amorçait le processus de socialisation transformant la psyché infantile autocentrée en un individu social. On peut examiner la chose aussi bien au niveau de la production que des loisirs. Au niveau de la production, la révolution qu’opère le capitalisme consistera à séparer radicalement le temps de travail du temps de vivre. Dans le mode médiéval de production qui est celui de l’artisan producteur à domicile, l’activité productrice est totalement encastrée dans le cours de la vie ordinaire: lieu d’habitation et lieu de production se confondent en un même ensemble. C'est dans ce cadre que l'enfant commençait à se socialiser. La figure marquante des débuts de l’essor du travail-marchandise que le prolétaire va céder à l’usine, est, au contraire, pour la famille, celle du père absent et de la mère livrée de plus en plus exclusivement à elle-même pour faire face aux tâches du foyer. Comme le résume bien C. Lasch, "la mère a essayé de compenser l’absence du père: mais, manquant souvent d’expérience pratique, elle se sentait perdu lorsqu’elle essayait de comprendre les besoins de son enfant; elle se mit alors à dépendre de plus en plus des recommandations des experts, au point que ses soins ne donnèrent plus un sentiment de sécurité à l’enfant."(ibid., p. 223) Au contraire, la traduction psychologique de cette nouvelle situation, c’est un état d’anxiété qui est à la racine de maintes formes de pathologie mentale qu’on observe de nos jours. Au niveau des loisirs, la contrepartie du travail-marchandise aliénant, c’est le besoin d’un divertissement abrutissant que l’avènement de la télévision est venu combler. On peut rappeler ici les analyses de G. Anders qui, dans les années 1950, montrait comment l’introduction de la télé dans les foyers a fini de pulvériser la cellule familiale en prenant la place du meuble central des temps anciens: la grande table familiale. La télé prend ainsi sur elle une grande partie des fonctions éducatives dévolues autrefois à la famille mais en un sens tout à fait particulier.; car, elles les prend en les détruisant du simple fait déjà qu’avec une télé on ne discute pas mais l’on reste au sens étymologique "infans", celui qui ne parle pas.
La pulvérisation des processus informels de socialisation
Ce n’est pas seulement la dissolution de la famille qui est en cause mais l’ensemble de ce qui constituent ces processus de socialisation informelle qui s’effectuaient dans la vie des quartiers jusqu’à ce que ceux-ci commencent à être détruits par la démesure de l’expansion illimitée de l‘urbanisme. Lasch décrit bien l’importance de ces lieux que Castoriadis appelait "publics-privés" ( ce que Lasch dénomme "lieux intermédiaires") qui constituaient l’âme de la vie du quartier tel que nous l’avions hérité du Moyen Age (cf. Mumford dans  La cité à travers l'histoire, qui montre bien que si l’unité de base de la cité héritée du Moyen Age était le quartier qui possédait une assez large autonomie, elle est devenue, dans la ville moderne, la rue adaptée à la circulation des bagnoles). C’est dans ce tissu dense de relations sociales que l’enfant se socialisait au moins autant que par la vie familiale: "Quand l’épicier du coin ou le serrurier gronde un enfant qui a traversé sans regarder, l’enfant apprend quelque chose qui ne peut pas être appris simplement dans le cadre d’une éducation formelleCe que l’enfant apprend, c’est que des adultes qui n’ont pour tout lien entre eux qu’un voisinage accidentel maintiennent certaines normes et assument la responsabilité du quartier[c’est] le premier élément essentiel d’une vie urbaine réussie, élément que des gens payés pour s’occuper des enfants ne peuvent enseigner parce que l’essence de cette responsabilité est que vous le faites sans être salarié pour cela." (Lasch, La révolte des élites, p. 108) Nous tenons là, à notre avis, la source ultime de la crise actuelle de l'éducation: ce qui ne peut plus s'accomplir spontanément et de façon informelle dans le tissu vivant de la société, des professionnels de l'éducation, salariés de l'Etat sont parfaitement incapables de l'accomplir "parce que l’essence de cette responsabilité est que vous le faites sans être salarié pour cela." De la même façon, O. Brownson au XIXème siècle attirait l’attention sur le fait que "nos enfants sont éduqués dans les rues par l’influence de leurs camarades, dans les champs et sur les coteaux par les influences du décor naturel environnant et des ciels qui nous surplombent, dans le sein de leur famille par l’amour et la douceur ou la colère et l’agacement de leurs parents, par les passions ou les affections qu’ils voient manifestées, les conversations qu’ils écoutent et surtout par les occupations, les coutumes et le ton moral général d’une communauté."(cité par Lasch, ibid., p. 164) Il existe ainsi une expression proverbiale aux Etats-Unis qui veut qu'"il faut un village pour élever un enfant". C'est en étant immergé dans le mode de vie d'une collectivité entière que l'enfant s'éduque, et non simplement sous la garde des parents, et encore moins par un domaine séparé de la société pris en charge par des professionnels de l'éducation.
A mesure que la gigantesque conurbation (1) se déploie, ce sont les conditions  nécessaires à la socialisation qui tendent à être pulvérisées. Voyons la chose sous l'angle des relations entre les enfants eux-mêmes. Toute éducation est toujours à l'intersection entre deux formes de socialisation. L'une verticale qui est la relation entre les adultes et l'enfant; L'autre, horizontale, entre les enfants eux-mêmes. L’exemple des activités sportives fournit une parfaite illustration de l'affaiblissement de la socialisation horizontale. Prenant l’exemple typique de New York à une époque où existait encore une authentique vie de quartier, Lasch montre que "les garçons apprenaient les rudiments du base ball dans les rues, dans les terrains vagues ou dans un pré à la campagne, loin de la présence des adultes. Ils organisaient leurs propres parties sous l’inspiration du moment. On se servait de bâtons et de capsules de bouteilles en l’absence d’équipement plus raffiné. Aujourd’hui, la Ligue junior a tout organisé, jusqu’au moindre détails." (Lasch, La révolte des élites, p. 134) C'est exactement la même transformation qu'on retrouve au Québec pour le hockey sur glace:"Dans la rue où j'habitais, nous avions construit notre propre patinoire. Nous la refaisions à chaque hiver [...] Je jouais tous les soirs, avec un minimum d'équipement[...] Aujourd'hui, le fils de mes amis joue aussi au hockey. Il n'y a plus de patinoire dans la rue. A six ans, il se rend les dimanches matin, à 10 H 15, à un très moderne centre sportif situé à plusieurs kilomètres de chez lui, où un entraîneur professionnel lui apprend à patiner et à manier la rondelle. Le premier objectif de cet exercice est d'apprendre, de progresser. D'ailleurs, il ne joue pas: il s'entraîne." (Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 285) Il n’est pas difficile de faire le parallèle avec le football en Europe. Si je me réfère à mon expérience personnelle, jusque dans les années 1970, on organisait encore entre soi les parties, sur une place de quartier; on le fait maintenant, dans l'écrasante majorité des cas, dans le cadre formel d'un club, encadré par des adultes qui ont tout organisé. Plus généralement, une armée de travailleurs sociaux s’ingénient à encadrer la jeunesse dans le cadre de "la gouvernance des systèmes éducatifs", pour reprendre le jargon de la langue de bois bureaucratique, et, à organiser par le haut, avec une armée d'experts en "sciences de l'éducation" ce qui autrefois s’accomplissait de soi-même, par le bas, dans le tissu vivant du quartier, de la commune ou du village.
La question de la liberté est au centre de ces évolutions du processus éducatif. A partir de remarques qui ont été faites à ce sujet, on pourrait les retracer en donnant l'image d'une laisse dont la longueur se réduirait toujours plus pour l'enfant à mesure que se professionnalise la charge des activités éducatives que la société doit prendre sur elle. S'il disposait au XIXème siècle d'un large rayon d'action, aujourd'hui, il aura tendance à rester coller aux basques des adultes qui s'effrayeront dès qu'il ne sera plus à portée de vue. La question essentielle qui en  découle, tant d'un point éthique que politique, est de savoir comment faire l'apprentissage de la liberté dans un état de dépendance toujours plus accentué? Politiquement, le type d'individu qui est façonné de cette façon est-il seulement compatible avec une société qui est censée se donner la démocratie comme projet politique? L'évolution des politiques éducatives en mettant toujours plus l'accent sur les formes verticales de socialisation ont sapé quelque chose d'essentiel. Ce qui est alors de plus en plus problématique à apprendre pour les enfants, c'est le b-a-ba de toute vie démocratique, la capacité à l'autogouvernement.

b) Du soldat-citoyen à l'armée de métier
C’est une chose aujourd‘hui largement oubliée, mais pendant très longtemps l’exercice de la citoyenneté était inséparable du droit du citoyen d’être armé. Un peuple sans armes est un peuple impuissant; la journée du 17 juillet 1791 en France où la foule désarmée venue demander la destitution du roi sur la place du Champ de Mars à Paris se fait massacrer par les milices bourgeoises de la Garde Nationale, devrait être là pour nous le rappeler si l‘on se fie à l’analyse qu’en a fait l’historien H. Guillemin comme, a contrario, la décision imprudente d‘armer le petit peuple en 1870, ce qui jettera une des bases de l'insurrection populaire renversant l'ordre bourgeois et fondant la Commune de Paris en 1871. Il reste aujourd’hui dans quelques rares pays comme la Suisse ou les Etats Unis (cf. le préambule à la Constitution américaine qui déclare inaliénable le droit de porter des armes pour la défense du territoire commun même si cet idéal héroïque de la pensée républicaine a depuis été largement perverti car il supposait l‘existence d‘un certain nombre de vertus civiques que le monde moderne a rendu caduque) un vestige de cet héritage de la démocratie. C’était déjà le cas dans les formes antiques de démocratie en Grèce puis plus tard dans la cité médiévale comme le rappelle Mumford:"Plus encore que l‘invention de la poudre à canon, le droit qu‘obtenaient les citoyens de porter les armes s‘avérait préjudiciable à la suprématie de la noblesse féodale. Sans le soutien d‘aucune pièce d‘artillerie, les bourgeois des Flandres n‘ont-ils pas défait sur le champ de bataille la fine fleur de la chevalerie française?"(Mumford, La cité à travers l‘histoire, éditions Agone, p. 390). La naissance de l’armée de métier constituera une menace pour la liberté de la population d’autant plus sérieuse que croît son gigantisme et son perfectionnement technologique. Le président américain Eisenhower, peu soupçonnable de sympathie pacifiste mettait en garde dès les années 1950:"La conjonction d’une armée massive et d’une vaste industrie de l’armement est inédite chez nous. Nous devons nous protéger d’une trop grande et injustifiée influence, voulue ou non, du complexe militaro-industriel. Ne laissons jamais cette combinaison menacer notre liberté et notre démocratie." A un niveau plus fondamental, cette professionnalisation du service des armes traduit une perte de substance de la démocratie et un repli des gens sur leur sphère privée d’existence comme ne manquaient pas de le remarquer les penseurs de la démocratie au XVIIIème siècle: "Aux yeux des successeurs de Machiavel- Harrington, Montesquieu, Rousseau-, la spécialisation des charges civiques, d’abord aggravée par l’émergence d’armées mercenaires, ébranlait la vertu civique en permettant aux citoyens d’abandonner leurs obligations civiques, notamment la plus importante de toutes, celle de porter des armes, à des professionnels. A lire les théoriciens républicains, fonder des armées ne représentait pas seulement une menace pour la liberté, mais contribuait indirectement à la corruption en permettant aux citoyens de rechercher leurs intérêts particuliers aux dépens de l’intérêt général."  (Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 61) Mumford, dans le même sens, en rappelant les obligations militaires qu’avaient les bourgeois de Londres à partir du XIIIème siècle, se demande "si, en confiant à des policiers professionnels le soin d’accomplir ces tâches, les citoyens ne se sont pas en même temps privés d’un moyen d’éducation civique efficace permettant à chacun de prendre nettement conscience de ses responsabilités. "(Mumford, La cité à travers l’histoire, p. 403) Quand le fondement de la citoyenneté réside dans les armes, c'est qu'on est prêt à sacrifier sa vie et donc son intérêt particulier pour l'intérêt général, la défense du territoire commun; quand ce fondement devient la propriété, c'est plutôt l'intérêt général qu'on sacrifiera pour son intérêt particulier.
Cette professionnalisation du service des armes conduit à passer d’une problématique de la sûreté à une problématique de la sécurité. Pour des penseurs libéraux du XVIIIème siècle comme Montesquieu, la condition sine qua non de la liberté du citoyen résidait encore dans son droit à la sûreté qui est exactement l'inverse de la sécurité. La sûreté constitue le droit qu’a tout citoyen de ne pas être inquiété arbitrairement par le pouvoir d’Etat. En ce sens, la sûreté suppose un citoyen armé en état de se défendre dès lors que le pouvoir en place abuserait de ses prérogatives. Le peuple de Paris en armes lors de la Commune de Paris en 1871 fournit l’exemple type de la manifestation de ce droit. Aujourd’hui, il n’est plus du tout question de sûreté mais de sécurité, c’est-à-dire du droit accordé au pouvoir d’Etat de maintenir l’ordre social via les forces de police: la sécurité implique, à l'inverse, des citoyens désarmés et des prérogatives toujours plus importantes accordés aux forces de maintien de l’ordre le cas extrême étant le Patriot Act aux Etats Unis élaboré par le gouvernement Bush Junior qui aurait horrifié tous les libéraux du XVIIIème siècle. C’est le sens même de ce qu’était la police qui se trouve radicalement subvertit par cette évolution. Le terme " police"  dérive des racines grecques "polis", "politeia"  qui renvoient à la participation du citoyen à l’exercice du pouvoir politique inséparable du droit de porter des armes. D’instrument de contrôle pour les citoyens, le service des armes est devenu ainsi un instrument de contrôle sur les citoyens. Lasch estime ainsi que parmi toutes les transformations qu’a pu subir l’idéal républicain au fil du temps, "la plus importante d’entre elles [a] été le remplacement […] des états de service militaires par la possession de la terre comme fondement social de la citoyenneté." (Lasch, Le seul et vrai paradis, pp. 205-206) On a ici, sous sa forme la plus frappante, l’altération qu’a pu subir la signification imaginaire sociale de la démocratie par celle du capitalisme. On peut d’ailleurs supposer que si Platon, en son temps, avait associé la démocratie au règne sans partage de l’épithumia (cette composante inférieure de l’âme constituée des appétits insatiables) et du matérialisme, c’est parce qu’il avait à faire à une forme dégradée de la démocratie, celle du début du IVème avant J-C tandis qu’à son âge d’or prévalaient les valeurs thymotiques (néologisme que je me permets formé à partir du terme "thymos" qui désigne, chez Platon, la partie médiane de l'âme associée aux vertus guerrières du courage, du désaisissement de soi et de l'héroïsme) du soldat-citoyen.

c) L'assistance sociale
La pulvérisation de la cellule familiale, de la vie communale et la généralisation du travail salarié a, de la même façon, conduit à transférer aux hôpitaux et aux maisons de retraites ce qui dans le monde médiéval était encore du ressort de la compétence des gens ordinaires: on mourrait chez soi entouré de ses proches, on prenait en charge les soins à apporter à ses vieux toutes choses qui sont aujourd’hui entre les mains des professionnels de la santé et de l’assistance sociale. Il y aurait lieu de nuancer ce que Friot expliquait ici: le fait d’intégrer dans le P.I.B des activités de service qui jusqu’alors n’y figuraient pas ne traduit pas tellement le fait que nous leur reconnaissons à partir de là une valeur; mais plutôt que nous avons professionnalisé des activités qui, jusqu’alors, étaient accomplies spontanément dans la société: il traduit plutôt une hétéronomie et prolétarisation grandissante des individus qui s’en remettent à des professionnels pour accomplir des tâches qu’ils ne sont désormais plus capables d’assumer eux-mêmes. Jusqu’au XVIIIème siècle, la gestion des pauvres était prise en charge par la communauté: les corporations, par exemple, jouaient un rôle primordial pour venir en assistance aux veuves, aux invalides, aux vieux. L’invention des hôpitaux généraux au XVIIème siècle illustre le fait que la gestion de la misère sociale devient progressivement une affaire d’État à mesure que les anciennes formes de solidarité communautaire fondées sur les vertus de la charité chrétienne s’étiolent sous l’effet de la généralisation des rapports marchands.
Quand on parle de l'Etat comme un instrument de domination, il faut voir qu’il peut prendre une double figure: la figure patriarcale qui est celle de l’Etat autoritaire qui punit. Sa figure matriarcale est celle de l’Etat providence qui materne. De l’un à l’autre on passe du registre de la loi à celui de la thérapeutique. De l’un à l’autre il n’est pas sûr que l’on gagne au change. La perversité de cet Etat matriarcal tient au fait qu’il est infantilisant au sens où l’individu n’est jamais tenu pour responsable de rien mais s'en remet entièrement à l'Etat pour prendre en charge son existence. C'est ce transfert massif de fonctions de la société vers l'Etat qui peut  rendre compte d'une évolution qui aboutit à la situation où les individus en sont venus à tout attendre de l'Etat. En ce sens, Tocqueville, pour prendre une figure chère aux libéraux actuels, dès le milieu du XIXème siècle,  avait remarquablement anticipé l’évolution des sociétés occidentales qui devait conduire à l’institution d’un Etat matriarcal qui règne de façon omnipotente et "bienveillante" sur les masses réduites à l'impuissance:"Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule d’innombrables hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? " (Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840) Finalement, la prophétie de Tocqueville n'est peut-être pas si éloignée de ce qu'est devenue notre réalité sociale; du moins, elle est tout à fait conforme à ce que pensait "Thurman Arnold, le grand juriste du New Deal, qui encourageait à penser l'État providence sur le modèle d'un asile d'aliénés devant traiter les gouvernés comme des "malades mentaux" (sic)..." (R. Beauchard, Pour Christopher Lasch l'alternative au capitalisme destructeur est un populisme vertueux) Le New Deal du président Roosevelt est pourtant, quasi-unanimement, présenté comme une grande réussite de la gauche dite "progressiste" aux Etats-Unis.

d) La crise de l'Etat providence
Arrivé presque au terme de cette réflexion nous pouvons donc dire qu'il y a une incohérence fondamentale dans la critique libérale de l’Etat providence qu’on peut, en reprenant une formule de Bossuet résumer ainsi: " Dieu se rit  des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. "L’incohérence de cette critique tient au fait qu’elle dénonce une société de l’assistanat et de la bureaucratisation des activités tout en prônant un système économique qui doit nécessairement les produire pour remédier aux "externalités négatives" qu'engendre le développement du capitalisme. Par exemple, aux origines du capitalisme moderne, le processus d'enclosure des terres qui s'amorce en Angleterre dès la fin du XVème siècle, doit nécessairement produire une masse de plus en plus importante de "paumés de la terre" que l'assistance publique sera amenée à prendre en charge. Autrement dit, le capitalisme a besoin d’un Etat providence qui prend en charge les coûts sociaux qu’il génère.
La crise de l’Etat providence signifie alors deux choses. Economiquement, la difficulté de plus en plus grande de financer cet énorme appareil d’Etat. Ici aussi les dirigeants en charge de l‘organisation capitaliste de la société sont devant une situation de double bind: il leur faut à la fois réduire le coût de cet Etat providence qui entrave les possibilités d’accumulation du capital et le développer sous peine de risquer de voir la société imploser. Le capitalisme est placé ici devant une contradiction qui semble insurmontable: il ne peut se développer qu’en s’étayant sur une socialité primaire fondée sur la confiance, le don et la coopération que non seulement il est incapable de produire lui-même mais qu’il tend à détruire en promouvant comme norme exclusive des rapports sociaux la concurrence de tous contre tous. Il revient dès lors aux "techniciens du lien social"  entretenus par l’Etat providence de le raccommoder tant bien que mal.
Mais, et c’est le deuxième aspect de la crise de l’Etat providence, ne s’agit-il pas d’une tâche vouée à l’échec? En effet, le remède ne fait qu‘aggraver le mal: si la destruction des capacités de l’homme ordinaire appelle la prolifération d’une armée d’experts pour y suppléer, celle-ci, en retour, stimulera la demande en organisant l’anxiété, le sentiment qu’ont les gens d’être démunis pour mener à bien les tâches les plus ordinaires de leur existence sans l’appui d’experts pour les guider. Il y a, de ce point de vue, une intense propagande qui vise à effrayer le public pour lui laisser accroire qu’il est bien trop incompétent pour prendre en mains sa propre existence dans un monde devenu aussi complexe. Nous sommes ici dans le cercle vicieux de l’hétéronomie: si c’est la destruction des capacités de l’homme ordinaire par le capitalisme qui a nécessité la prolifération d’une armée d’experts entretenus par l'Etat, ceux-ci, en retour, pour persévérer dans leur être, orchestreront une intense propagande visant à renforcer les gens dans le sentiment qu’ils ont de leur propre incapacité. Comme le résume bien Lasch, "c’est en réduisant l’homme ordinaire à l’incompétence que se crée le consensus des gens compétents" (Lasch, La culture du narcissisme, p. 283) Comme dans le secteur de la vente de marchandises, ce n’est plus tant le besoin qui commande la production, c’est la production qui commande le besoin. Ainsi que le fait encore remarquer Lasch, "de récentes études sur la professionnalisation de l’assistance montrent que lorsque celle-ci fit son apparition au XIXème siècle et au début du XXème, ce ne fut pas en réponse à des besoins sociaux clairement définis. De fait, les nouvelles professions inventèrent un grand nombre des exigences qu’elles avaient pour mission de satisfaire. Elles jouèrent sur les craintes de maladie et de désordre, adoptèrent un jargon délibérément mystificateur, ridiculisèrent, comme rétrograde et non scientifique, l’autonomie ancrée dans les traditions populaires et créèrent ou multiplièrent ainsi (non sans opposition) la demande du public pour leur service." (ibid., pp. 281-282)

e)Bilan: dépasser l'Etat providence et reconquérir l’autonomie
Il s'agirait donc de refaire le chemin en sens inverse pour que la société réabsorbe ces tâches que l'Etat a dû prendre en charge sous l'effet du développement du capitalisme moderne.
Pour ce qui est des tâches éducatives, c'est en ce sens que Castoriadis parlait de l'école comme d'une prison à détruire:"Comme "envers positif" de cette négation, on peut concevoir la réabsorption de la fonction de l'éducation des jeunes générations par la vie dans la société [...] les sociétés archaïques nous font voir la possibilité réalisée d'une "éducation", c'est-à-dire d'une absorption de la culture  par l'individu au fur et à mesure qu'il grandit, qui n'implique pas l'institution d'un secteur d'activité séparé et spécialisé à cette fin." (Castoriadis, Une société à la dérive, p. 80) Ce que Castoriadis appelle "les sociétés archaïques" et qui correspond plutôt au concept de sociétés primitives tel que nous l'avons élaboré ici ignoraient tout d'une institution comme l'école, "l'institution d'un secteur d'activité séparé et spécialisé" à des fins éducatives. Et tout marchait très bien ainsi. Ces sociétés n'ont jamais connu, comme la nôtre, de crise de l'éducation, à ce qu'on sache.
Pour ce qui est de l'assistance sociale, c’était aussi le sens des luttes du syndicalisme révolutionnaire au début du XXème siècle dont la radicalité permet de bien mesurer aujourd‘hui le degré de déliquescence du mouvement syndical: il s’agissait bien de réaliser, en sens inverse, le processus de transfert de fonctions de l’Etat vers les syndicats auto gérés. Ainsi le syndicalisme révolutionnaire d’un Kropotkine, s’inspirant de la conjuratio des guildes du Moyen Age (serment par le quel les adhérents s’engageaient à se prêter mutuellement secours et assistance) militait pour un mutualisme qui referait de l’entre aide et de la solidarité l’affaire des gens ordinaires et non plus d'un appareil bureaucratique et redistributif d'Etat. Mais, tout cela ne pourra se faire que par un dépassement du capitalisme lui-même, puisque, comme nos analyses précédentes l'ont montré, c'est lui qui est à l'origine de la prolifération d'un lourd appareil bureaucratique d'Etat. Comme le résume bien Lasch, "le combat contre la bureaucratie exige donc une lutte contre le capitalisme lui-même."(Lasch, La culture du narcissisme, p. 289)

Conclusion
a)S'il faut souhaiter la disparition de l'Etat-Providence, ce n'est pas du tout au sens où l'entend l'orthodoxie néolibérale qui relève, en, réalité, de l'escroquerie intellectuelle. C'est d'abord au sens où il faut abolir l'Etat-Providence au service des possédants pour édifier un monde plus décent où l'extrême richesse des uns n'a pas comme contrepartie la précarité et la misère des autres.
b)Mais ce n'est certainement pas pour promouvoir un Etat qui conduirait à l'assistanat des plus pauvres. Ce qu'il faut, c'est bien plutôt des institutions qui stimulent et favorisent le développement de l'autonomie des populations ce qui suppose d'imaginer un horizon au-delà du capitalisme pour que la société puisse se réapproprier les tâches qui lui étaient autrefois dévolues...



(1) Conurbation: terme formé à partir des racines latines cum, qui signifie avec, et urbis qui signifie ville; littéralement c'est donc un ensemble de villes. Mumford reprend le terme de P. Geddes pour désigner l’expansion démesurée et informe de ce qui, eu sens classique du terme a cessé de constituer une cité; il ne faut pas confondre "le mouvement de conurbation avec l’extension de la mégalopole alors qu’il représente l’exact opposé du principe de création de la cité. La cité démesurée forme encore une unité, ce que la conurbation n’a jamais été, et ce dont elle s’éloigne au fur et à mesure qu’elle s’étale." (Mumford, La cité à travers l’histoire, pp. 753-754) Une façon de se faire une représentation concrète de ce qu’est la conurbation et comprendre pourquoi elle constitue cette  "destruction des villes en temps de paix" pour reprendre l’expression de Michéa, est d’en prendre une vue aérienne.

Apparait alors ce que Mumford caractérisait ainsi et qui va à l‘essentiel du péril mortel qu‘un tel processus représente: "On peut se demander quelle est la forme de la cité et où s’arrêtent ses limites. Le tracé du premier réceptacle a complètement disparu. Rien ne permet de distinguer où se termine la ville, où commence la campagne[…] On aperçoit une sorte de large tache confuse et illimitée, avec des boursouflures ou des alignements de bâtiments, entre lesquels apparaissent des îlots de verdure ou un ruban de béton. Considéré séparément, chaque secteur est comme une réplique du caractère indifférencié de l’ensemble, et en général, plus on se rapproche du centre, plus il devient difficile de distinguer des éléments séparés. Incapable de diviser ses chromosomes sociaux et de se séparer en nouvelles cellules, portant chacune les qualités héréditaires de l’ensemble, la cité s’étend de façon désordonnée, comme une prolifération cancéreuse, étalant sur les débris de tissus organiques sa monstrueuse fécondité." (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, pp. 756-757)  Nous n’avons là, sous nos yeux, cartographié du ciel, le schème sensible de la signification imaginaire sociale des temps modernes du développement illimité des forces productives et de la démesure qui les caractérise.



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