Introduction
Si cette question nous pose problème cela tient d’abord à la complexité de la notion de liberté et aux multiples dimensions de l’existence humaine qu’elle met en jeu. Les copies partent souvent de cette définition: l’homme libre est celui qui fait ce qu’il veut. Cette définition ne peut déboucher sur une réflexion philosophique que si je dégage tout ce qu’elle présuppose (= admet implicitement) pour le mettre en question. Par exemple:" faire ce que je veux" met en jeu une réflexion sur le sens de l'activité humaine; faire ce que je veux, c’est choisir moi-même l’activité que j'exerce; c’est le sens d’une activité librement consentie. Il est alors facile d’introduire la question du travail et de se demander s’il n’est pas le premier obstacle à la liberté; le travail n’est-il pas le type même de l’activité qu’on ne fait que contraint et forcé? D’autre part, comment se détermine ce que je veux? Ce que je veux ne peut-il pas être déterminé par des causes que j’ignore et que je subis? L’alcoolique qui boit sa dose d’alcool tout les jours est-il libre? L’électeur qui vote pour tel candidat sans connaître le contenu précis de son programme est-il libre? Suis-je libre quand je choisis entre la marque de lessive X ou Y? Une réflexion sur ce qu’est un homme libre ne peut ainsi se dispenser de s’interroger sur les motifs qui déterminent notre vouloir et qui constituent la base de nos actions. Nous voyons ainsi que la question de la liberté met en jeu une réflexion aussi bien sur la pensée que l’action l’humaine. C’est sur ces plans successifs que nous allons traiter la question.
Pour ces types de sujets qui n'appellent pas une réponse par oui/ non, le plan par analyse de niveaux marche bien, en général.
Ici je commencerai par distinguer un plan psychologique puis intellectuel où se pose la question qui mettent en jeu une réflexion sur le sens de la liberté de penser. Puis un plan social (le travail) et politique (la participation au pouvoir sous ses trois formes, exécutif, législatif et judiciaire) pour finir qui mettent en jeu une réflexion sur le sens de la liberté d'action.
1)L'individu libre psychologiquement
On pouvait commencer par traiter la question sur un plan proprement psychologique; j'indique rapidement le squelette du raisonnement
a) L'individu libre est celui qui est maître de soi
Un ivrogne, un intempérant, un bavard qui ne peut s'empêcher de parler ne sont pas libres. La liberté, au sens philosophique du terme, à toujours été pensé dans les termes d'un idéal de la maîtrise de soi; est libre non pas l'individu qui domine d'autres individus mais l'individu qui se domine lui-même. "Quelle expérience de vivre dans la peur! Voilà ce que c'est que d'être un esclave", comme l'avait découvert le "réplicant" de Blade Runner:
b)L'inconscient psychique
Mais l'humain est déterminé par des forces inconscientes qu'il subit. L'idéal philosophique de maîtrise de soi semble alors illusoire.
c) l'illusion conscientialiste
Est sur le chemin de la liberté celui qui a reconnu l'illusion conscientialiste et sa racine psychique, le phantasme de toute puissance ; la liberté, selon la formule spinoziste, c'est, non pas l'absence de nécessité, mais la conscience et la compréhension de la nécessité qui nous gouverne. voir partie 3c de ce sujet pour des développements sur le concept de libre nécessité
2)L'individu libre intellectuellement
On pouvait s'y prendre de deux façons au moins: soit par a), soit par b)
a)la pensée libre et ses contraintes
Il fallait ici penser à l'œuvre choisie: B. Russell, Pensée libre et propagande officielle. Est libre la pensée de l'individu qui ne subit pas de contraintes. Celles-ci peuvent être de deux ordres: les contraintes visibles, à savoir les pénalités légales qui font que les lois d'un État peuvent interdire l'expression de certaines opinions. En ce sens, je ne suis pas libre de soutenir des opinions négationnistes touchant le génocide nazi en France comme a pu le faire Faurisson; ce genre de lois posent problème entre autre car elle revient à accorder à l'État le pouvoir de décider ce qu'il faut ou non considérer comme une vérité ce qui est du ressort, en dernière instance, des institutions dédiées à la recherche de la vérité comme l'Université; autrement, pouvoir et vérité n'ont jamais fait bon ménage.
Néanmoins, ces contraintes légales ne sont pas les plus importantes dans les sociétés occidentales. Les contraintes invisibles que constituent les pénalités économiques et la dénaturation des témoignages sont de loin les principaux obstacles qui entravent la pensée libre: il y a pénalité économique à partir du moment où l'expression de certaines opinions me barrera l'accès, à certaines fonctions sociales, en particulier, les plus proches du pouvoir. Il était ici recommandable d'étudier un peu la façon dont ces pénalités économiques s'exercent, en particulier, dans la sphère des MMC (Mass Média Communication); voir, la série de textes consacrés à cette question sur ce blog. Ces pénalités économiques conditionnent elles-mêmes une dénaturation des témoignages qui constitue la deuxième grande entrave invisible à la pensée libre; il y a dénaturation des témoignages à partir du moment où dans l'espace public d'une société, il y aura toujours une perspective unilatérale qui sera mise en avant au détriment d'autres perspectives qui ne pourront pas ou très mal faire entendre leur voix (penser à l'histoire du mouton ici pour illustrer). Ici aussi je me servirai du modèle de propagande Chomsky/Herman pour montrer la considérable dénaturation des témoignages dont les MMC sont le vecteur
b)Autre façon de procéder:L'expérience de Asch
Je commence par expliquer le principe de l’expérience pour en tirer ensuite un travail philosophique de définition de la liberté au sens de l’autonomie individuelle.
Asch en 1951 met au point une expérience qui deviendra un classique de la méthode expérimentale en psychologie. J’explique en quoi consiste cette expérience (Il vous faut bien intégrer le fait que vous vous adressez toujours à un correcteur qui joue à l’ignorant et à qui il faut tout expliquer; il faut faire comme si vous vous adressiez à un élève qui n‘aurait jamais entendu parler de l‘expérience de Asch). On teste la capacité de résistance d’un individu à la pression qu’un groupe peut exercer sur lui; pour cela, on lui demande de comparer deux images: l’une qui comporte une droite avec une autre qui comporte trois droites de longueurs inégales, le but étant qu’il dise laquelle des trois correspond à la longueur de la droite figurant sur l’autre image. On recrute des complices qui vont avoir pour tâche à partir du troisième test de commencer à donner exprès de mauvaises réponses et on observe comment l’individu testé va réagir. Les résultats sont éloquents: en moyenne, deux fois sur trois, l’individu testé va abandonner son propre jugement pour se plier à l’avis du groupe
Je construis à partir des données de cette expérience un travail de définition de l’autonomie individuelle. L’analyse de l’expérience de Asch permettait de dessiner en creux ce qu’est la véritable liberté individuelle, soit ce que contient la devise des Lumières, « Penser par soi-même ».
L’homme libre, dans le contexte de l’expérience de Asch, c’est celui qui va maintenir ses propres jugements sans céder à la pression du groupe. A contrario, j’ai cessé d’être libre quand je ne suis plus capable de me fier à mon propre entendement; quand je préfère me fier à une autorité à laquelle j’accorde plus de crédit qu’à mes propres expériences pour être le socle de mes opinions. Cette autorité peut être celle du groupe; elle peut aussi être celle d’un individu ou d’une clique à laquelle je reconnais une légitimité (cf. par exemple l’expérience de Lorge qui teste la façon dont les individus jugeront un même énoncé, « une révolte de temps en temps, c‘est bénéfique pour la société » suivant qu’ils croient qu’il vient de Jefferson, un des Pères fondateurs des Etats-Unis, ou de Lénine, un affreux communiste: dans le premier cas, il l'approuve à une large majorité, dans l'autre cas il le rejette ). A cessé d’être libre, l’individu qui a été privé de l’usage de son propre entendement, celui qui ne sait plus penser par lui-même. La figure de « l’intellectuel ordinaire » qu’on trouve dans l’œuvre de Orwell permettait d’incarner concrètement la figure de l’homme libre. Je l’oppose à l’intellectuel de pouvoir. Il est ordinaire non pas au sens où on le trouverait à tous les coins de rue, bien au contraire. En ce sens, c’est plutôt une denrée rare! Il est ordinaire en ce sens qu’il fera de sa propre expérience du réel et non pas de constructions théoriques le socle indestructible de ses propres jugements. Concrètement, c’est l’exemple de Bertrand Russell à qui il suffira de six semaines de voyage en Russie en 1920 pour comprendre la nature terrifiante du régime qui se mettait en place quand d’autres intellectuels sont restés prisonniers pendant des décennies d’un appareil de propagande qui leur a totalement faussé le jugement.
C’est pourquoi, la tradition philosophique a soutenu l’idée qu’il ne saurait y avoir de liberté pour un individu qui ne s’accompagne en même temps d’un sain usage de la raison. Paradoxalement, les intellectuels ne sont pas nécessairement les mieux placés pour faire valoir ce sain usage de la raison. Il y a chez eux une tendance qui vient d’une déformation professionnelle à faire passer les idées avant les faits, à accréditer plutôt ce que les gens peuvent dire plutôt que ce qu’ils font, travers dont se moquait Marx dans L’idéologie allemande. C’est d’ailleurs aussi ce qu’avance Chomsky lorsqu’il dit que les couches cultivées de la société sont finalement plus influençables par les appareils de propagande dans les sociétés modernes que les classes populaires.
c) L’autonomie individuelle suppose des conditions sociales et politiques.
Ce moment de mon argumentation va me permettre d’articuler logiquement cette première partie de mon devoir avec le reste de ce qui va suivre.
Est libre l’individu qui juge par lui-même et qui dispose de l’usage de son propre entendement, fort bien. Mais pour celui qui grandirait dans un État totalitaire, la notion d’autonomie individuelle aurait-elle seulement encore un sens? Et plus largement, Une société rigoureusement hiérarchisée est-elle compatible avec l’émergence d’individus autonomes? Peut-on attendre d’une société qui a fait de l’obéissance à une hiérarchie le principe structurant de son organisation sociale qu’elle forme des individus autonomes? N’est-ce pas sur ce principe que repose, par exemple, notre institution scolaire? Répéter ce que dit le maître pas plus, pas moins…On peut opposer cela à l'idée de Chomsky consistant à dire qu'une des premières tâches d'une instruction publique devrait consister à donner aux individus des "cours d'auto défense intellectuelle" qui les forment à la réflexion critique et les arment intellectuellement à penser par eux-mêmes. On voit donc que la question de l’autonomie individuelle est inséparable des conditions sociales aussi bien que politiques de sa réalisation.
Par ailleurs, la liberté ne peut se réduire simplement à la liberté de penser . Elle suppose, de surcroît, la liberté d’action. L’homme libre, ce n’est pas seulement celui qui sait faire usage de son propre entendement; c' est aussi, de façon complémentaire, celui dont l’activité est librement consentie. Avant d'être un être pensant, l'homme est d'abord un être agissant.
Se pose alors la question du travail dans son rapport avec celle de la liberté. On voit le problème: le travail semble être tout le contraire d’une activité librement consentie alors même qu'il est devenu, dans les sociétés modernes, l'activité centrale de l'existence. La liberté des individus peut-elle s’accommoder d’une forme de socialisation reposant sur le primat du travail? L’homme libre , n’est-ce pas d’abord celui qui a cessé d’être soumis à la nécessité du travail? Mais que doit-on entendre ici
par « travail »?
3)L'individu socialement libre
a) Travail et servitude.
On pouvait partir de la vision classique, celle qui oppose de façon abrupte travail et liberté. Ce qu’on entend par « travail » ici correspond au ponos grec: l'activité liée au cycle de la nécessité vitale auquel tout être vivant est astreint, besoin-travail-consommation. Le ponos, c‘est l‘ensemble de ces tâches domestiques répétitives et donc monotones car liées au cycle biologique de la vie et à l’entretien du foyer, tâches auxquelles on cantonnait les esclaves mais aussi bien les femmes: la devise du patriarcat, « la femme au foyer », signifie dans l‘imaginaire grec, la femme livré aux tâches du ponos et asservie à la nécessité naturelle. L’homme, pour être libre, doit être débarrassé de la nécessité du travail d‘où l‘institution de l‘esclavage dans l‘antiquité grecque: le seul moyen d‘être libéré du travail , c‘est d‘en faire travailler d‘autres à sa place.
Il ne faut cependant pas confondre libération et liberté. La libération est la condition négative de la liberté; négative car être libéré c’est un « ne plus avoir à travailler.» Positivement, la liberté supposait encore autre chose pour l'antiquité grecque, à savoir, la constitution d’une polis= un espace politiquement organisé où chaque citoyen puisse participer au pouvoir politique dans sa triple dimension législative, judiciaire, gouvernementale ce qui nous conduira , dans une dernière partie, à la détermination politique de ce qu’est un homme libre.
b)La conquête de la liberté par le travail.
La dialectique hégélienne du maître et du serviteur pouvait ici servir de support à la réflexion.
La liberté du citoyen de la cité antique n’est pas encore la véritable liberté car, en réalité, le maître dépend autant de l’esclave que l’esclave du maître; le maître n’est le maître que parce que l’esclave le reconnait comme tel: le pouvoir du maître dépend donc du serviteur qui peut très bien ne plus finir par le reconnaître comme tel. La véritable maîtrise est celle que l’esclave va conquérir par son travail. Seul le travail a la double vertu de rendre le travailleur à la fois maître de la nature et maître de sa propre nature, soit, un maître absolu.
Maître de la nature= édification du monde technique par l’activité productrice, monde technique à l’intérieur duquel les hommes apprennent à dominer les forces de la nature au lieu de les subir.
Maître de sa propre nature= le travail au service d’un autre va apprendre au travailleur à dominer sa propre nature. Il lui faut travailler conformément aux ordres reçus même si la faim et la fatigue l’envahissent; il apprend de ce fait à dominer le besoin qui est en lui au contraire du maître dont un simple claquement de doigt suffit à exaucer les désirs. Il pourra ainsi découvrir le secret de la véritable liberté: être libre, ce n’est pas dominer d’autres hommes, c’est se dominer de soi-même. Précisément, seul est apte à gouverner celui qui sait se gouverner lui-même comme le disait déjà le vieux Platon.
Mais, ce qu’on appelle travail ici correspond d’avantage à la poïesis grecque: une activité qui fait appel à des facultés supérieures comme la réflexion et l’imagination et qui laisse une œuvre durable dans laquelle l’individu peut expérimenter une forme de réalisation de soi-même: cela correspond à la figure de l'artisan producteur qui produit des objets d'usage destinés à lui survivre et qui constituent, pour partie, le monde proprement humain s'élevant au dessus de la nécessité naturelle: c'est la distinction ponos/poïesis ou encore travail/œuvre dans la terminologie d'Arendt. Mais ce que nous appelons aujourd’hui travailler est très différent; l’activité créatrice, autonome et épanouissante est réservée à une infime minorité; l’écrasante majorité est soumise, elle, au diktat de la « valeur-travail ».
c) Le travail salarié
La forme que prend le travail dans l’organisation sociale des sociétés capitalistes est incompatible avec les principes d’autonomie et de réalisation de soi au travers de la réalisation d’une œuvre. Il y a deux niveaux d’analyse à distinguer ici.
-Le travail salarié repose sur l’aliénation de ma force de travail à autrui. Je cède ma force de travail en échange d’un salaire; dès lors, je suis dépossédé de ma propre activité; c’est un autre que moi qui décidera de ce que je dois produire, comment je dois le produire, suivant quel rythme et quel emploi du temps, etc. Le travail sera alors vécu comme une contrainte; la vraie vie commençant après le travail. Le contenu concret de ma propre activité me devient indifférent et, au pire, je la subis comme un fardeau; seul importe le salaire qu’on me verse chaque mois. Je suis ainsi pris dans des rapports d’exploitation car le but de celui qui loue ma force de travail consistera à dégager le maximum de temps de surtravail= partie de ma journée de travail qui ne m’est pas rémunérée et qui permet de valoriser le capital de celui qui a loué ma force de travail. L'exploitation du temps de travail pour dégager un temps de surtravail toujours plus conséquent se traduit par la nécessité d'obtenir des gains de productivité toujours plus élevés toute chose qui pressure l'individu au travail comme un citron!
- A un niveau plus fondamental, le travail sous la forme que lui donne le capitalisme soumet les individus à la dictature de la "valeur-travail "= à la dictature du temps de travail. La "valeur travail " = mode spécifique au capitalisme d’évaluation de la richesse par le temps de travail que contiennent les marchandises. A ce niveau, les rapports de domination ne concernent plus l’exploitation d’hommes par d’autres hommes mais la soumission de l’ensemble des classes sociales à des structures que génère le mode de production capitaliste. Raison, pour laquelle on peut être un parfait auto entrepreneur et être totalement dominé par ces structures sociales: c’est le cas par exemple d’un auto entrepreneur qui, pour être concurrentiel sur le marché, ce qui veut dire vendre ses marchandises à un prix compétitif, devra exploiter son propre travail peut être encore plus durement que ce serait le cas s’il était simple salarié; il en viendra ainsi à travailler suivant des impératifs de productivité que lui impose la concurrence et ses journées de travail s‘allongeront à n‘en plus finir. Son travail n’est certes plus soumis au commandement d’une hiérarchie, il n’en est pas moins totalement soumis à la dictature de la « valeur travail » et du temps abstrait qu’elle impose via "le marché de la libre concurrence" (voir les parties 3 b et c de ce sujet pour des développements sur le concept de temps abstrait)
La réalisation d’hommes libres dans ce contexte social paraît donc chimérique. Être libre, c’est pouvoir exercer une activité qui ne soit plus ressentie comme une contrainte mais qui soit de l’ordre d’une praxis= activité ayant en soi sa finalité. La condition préalable serait de sortir du mode de production capitaliste fondé sur la dictature du temps abstrait. Mais poser cette question, c’est s’interroger sur la possibilité d’une transformation révolutionnaire de la société; c’est ouvrir le champ de la réflexion politique. A partir du moment où nous mettons en question l‘ordre social établi pour imaginer des alternatives possibles, nous sommes rentrés dans le champ de la politique. C’est d’ailleurs sur ce plan, qu’a d’abord été expérimenté la liberté comme le soulignera H. Arendt: «Le champ où la liberté a toujours été connue, non comme un problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le domaine politique[…] Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l’homme libre, qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en actes et en paroles. »Il est vrai cependant qu’en disant cela Arendt se place dans la perspective de l’antiquité grecque où la condition de l’accès au domaine politique était, comme on a eu l'occasion de le voir, la libération préalable à l’égard du « ponos » confié aux esclaves et aux femmes; L’organisation sociale du travail n’était elle-même jamais une question digne d’être traitée politiquement et mise en question. Il nous faut certainement être plus radical que les grecs dans notre questionnement politique. L’organisation sociale du travail telle qu’on la trouve dans la forme salariat est incompatible avec l’accès au domaine politique de tous les citoyens: l’individu dont la vie est centré sur le dictature du temps abstrait que constitue le salariat n’a pas le loisir d’être un citoyen actif.
Il était ici possible d'envisager une institution comme celle du revenu inconditionnel pour montrer comment elle élargit les possibilités d'une activité librement consentie (cf. la formule: "on n'a plus un travail pour avoir un revenu mais on a un revenu pour pouvoir travailler")
4) L'individu politiquement libre
a)L’individu libre = citoyen d’un État démocratique.
Partons de cette définition que donne l’opinion commune.
Chaque terme de la définition mérite d’être questionné. Qu’entend-on par « citoyen »? Qu’entend-on par « démocratie »? La forme-État est-elle seulement compatible avec l’affirmation d’une liberté politique? Chaque terme de la définition est problématique.
(Un véritable travail de réflexion philosophique doit conduire à obscurcir ce qui semble de prime abord évident, c’est-à-dire, à révéler des pseudo évidences; le but de tout cela étant de parvenir à approfondir la compréhension de ce qu’on veut formuler). Je reprend, dans l'ordre, ces trois questions.
a)Qu’entend-on par « citoyen »?
L’homme libre est celui qui dispose de la citoyenneté; c’est ainsi que les grecs avait déterminé la liberté. Mais qu’est-ce que la citoyenneté? Il faut bien reconnaître que ce terme est aujourd’hui passablement galvaudé et confondu avec d’autres notions comme le civisme. Être citoyen, c’est être membre d’une communauté politique qui permet aux individus de participer au pouvoir politique sous ses trois formes, législative, judiciaire et gouvernementale: la liberté, pour les inventeurs de la démocratie dans l'antiquité grecque, c‘est essentiellement, la liberté de participer au pouvoir politique à titre d‘égaux. Or, il est aisé de montrer que dans les démocraties représentatives modernes, la citoyenneté est vidée de presque toute sa substance. Le rôle du citoyen est passif et se réduit, pour l’essentiel, à voter dans un isoloir une fois de temps en temps pour un candidat à qui il délègue son pouvoir. On pouvait aussi dégager cet appauvrissement du concept de citoyenneté en analysant de façon précise la notion de liberté d’expression. Liberté de penser et liberté d’expression sont indissociables. L’expérience totalitaire le montre en négatif: il n’y a que dans une société où la liberté d’expression est accordée , que les individus peuvent communiquer entre eux ce qui est la condition sine qua non pour éviter qu’un appareil de propagande formate la pensée des individus. Mais la liberté d’expression dont on se complaît à faire la marque distinctive de nos démocraties n’a de validité qu’en dehors des lieux institutionnels du pouvoir politique. Là où la parole a un poids politique, à l’Assemblée nationale, par exemple, elle est interdite au citoyen lambda. Le citoyen qui jouit aujourd'hui de la liberté d'expression est celui à qui on dit:"cause toujours!" comme le formulait Coluche.
L’accès à la liberté politique étant barré dans ce cadre oligarchique où la politique est devenue une affaire de professionnels, les individus ne trouveront plus refuge à leur liberté que dans leur sphère privée d’existence. On aboutit alors à la formule archi rebattue qui veut que « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres » dont les élèves, quand il la cite comme une évidence indiscutable, ne voient pas le présupposé qui est celui d’une société d’individus atomisés où liberté et propriété privée tendent à se confondre.(ma propriété privée finit là où commence celle d’un autre…). Or, s’il est vrai que la propriété privée des moyens de production et de la terre a pour origine le vol et l’expropriation alors ce qu‘on appelle ici liberté traduit la liberté des uns obtenus au prix de l‘asservissement des autres. Il y a derrière la formule,"ma liberté s'arrête là où commence celle des autres", professée aujourd'hui comme un catéchisme toute une anthropologie (=conception de l'humain) discutable. Comme l'avait analysé Marx dans La question juive, la formule "ma liberté s'arrête là où commence celle d'un autre" est celle du droit bourgeois; ici, "le droit humain de la liberté n'est pas fondé sur l'union de l'homme mais au contraire sur la séparation de l'homme d'avec l'homme. C'est le droit à cette séparation, le droit de l'individu borné et enfermé en lui-même[...] Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans préjudice pour autrui sont fixées par la loi, comme les limites de deux champs le sont par le piquet de clôture [...] Cette liberté individuelle laisse chaque homme trouver dans autrui non la réalisation mais plutôt la limite de sa propre liberté " Une telle société est complètement différente de ce que Spinoza, par exemple, appelait " libre République"; c'est une société où la puissance d'agir de chacun est augmentée par celle de tous et correspondrait à une formule du type:"ma liberté est augmentée par la liberté de tous".La composition des puissances d'agir augmente la puissance d'agir de chacun dans la démocratie telle que l'entend Spinoza. Il n'y a donc pas lieu d'opposer ici l'individu et la société. Dans ce contexte, autrui n'apparait plus comme une limite à ma liberté mais, au contraire, comme la condition de l'augmentation de ma propre puissance d'agir.
Dit autrement, l’autonomie collective présuppose l’autonomie individuelle et vice versa. Une société n’est en mesure de s’auto gouverner que pour autant qu’elle est constituée d’individus autonomes, c’est-à-dire, d’individus qui sont capables de faire usage de leur propre entendement et s’immuniser contre toute forme de manipulation ou de propagande. Une assemblée démocratique constituée d’individus hétéronomes sera une proie facile pour les beaux parleurs, démagogues de tout poil qui sauront user des ficelles du discours pour "fabriquer du consentement". C’est le sens de la critique que Platon adressait à la démocratie athénienne à une époque de son histoire où elle était sur le déclin. Mais, réciproquement, l’autonomie individuelle présuppose l’autonomie collective. Les individus ne poussent pas par génération spontanée dans la nature. Ils se forment par un processus de socialisation qui peut stimuler ou non leur aspiration à l’autonomie. Dans le contexte d’une société rigoureusement hiérarchisée, il n’est aucun besoin de former des individus autonomes. Tout au contraire, la première qualité attendue des individus sera leur soumission à l’autorité des dirigeants et à l’ordre hiérarchique établi. Qu’on leur donne, pour le reste, le minimum d’éducation civique pour qu’ils puissent accomplir leur fonction de citoyens passifs. La liberté, dans ce contexte, c’est de pouvoir choisir quelle marque de céréales on prendra pour le petit déjeuner. Une société autonome, au contraire, devra se donner pour tâche de se doter d'institutions qui favoriseront l'autonomie individuelle ( salaire à la qualification/rôle de l'instruction publique ouverte à tous, par exemple.)
b)Qu’entend-on par « démocratie »?
Ce qu’on appelle « démocratie » en le présentant comme le régime de la liberté est très loin d’être une notion aussi évidente qu’il y paraît. La distinction clef à poser et développer est celle entre démocratie directe/représentative. Mon but sera de montrer que la démocratie est directe ou n’est pas et que toute forme de démocratie représentative comme celles que nous connaissons aujourd’hui s’apparente d’avantage à une oligarchie=pouvoir détenu par une minorité de riches. Je peux le montrer avec Bourdieu qui décrit les mécanismes de la constitution d'une classe politique de représentants qui transforme ce qui est censé, en démocratie, être l'affaire de tous, en l'affaire de quelques uns, les membres de la classe politique.
La candidature à la candidature de Coluche en 1981 fournit un bon exemple à analyser car il expose au grand jour le présupposé fondamental de la vie politique des démocraties modernes qui reste caché en temps ordinaire. Tous les clivages entre partis politiques n'existent que sur le fond d'un accord premier entre ces mêmes partis qui consiste à poser que seuls les politiciens de métier ont compétence pour traiter de politique. Mais en faisant de la politique un métier on en a totalement subvertit le sens et privé les individus de l'essentiel de leurs droits politiques. Cf. par contraste, la fin du mythe de Prométhée qui introduit la politique telle que les grecs l'ont inventé par opposition au métier.
c) La forme-État est-elle seulement compatible avec l’affirmation d’une liberté politique?
Enfin, la forme-État est-elle seulement compatible avec l’existence d’hommes libres? On pourra le mettre en doute en se demandant si elle ne serait pas la manifestation de l’hétéronomie d’une société (vs autonomie).
La distinction à développer est celle de la société et de l'État. La société est constituée de classes aux intérêts contradictoires. L’intérêt de la classe des détenteurs du capital n’est pas la même que l’intérêt de la classe des travailleurs. La société est de fait constamment menacé de se désagréger sous la pression de conflits sociaux. C’est de là que naît la nécessité d’une institution, l'État, qui, s’élevant au dessus des intérêts particuliers, ou donnant l'illusion de le faire dans une optique marxiste, s'efforce de faire prévaloir l’intérêt général; l'intérêt de la classe dominante qui présente son intérêt particulier comme étant l'intérêt général de la société dans une grille d'analyse marxiste. Dans tous les cas, l'État en tant qu’il est une institution séparée de la société qui étend son pouvoir au dessus d’elle, traduit l’impuissance de cette société à s’auto organiser en réglant par elle-même les conflits qui la traverse. Par ailleurs, la prolifération de l'appareil bureaucratique d'État (cabinets ministériels, commissions d'experts etc) est le corollaire de la dépolitisation de la société: plus les citoyens désertent le champ politique plus l'appareil bureaucratique d'État va se développer pour investir ce champ.
Bilan: la conquête des droits politiques par les individus dans les démocraties modernes pour qu'ils soient des citoyens actifs reste d'avantage une perspective révolutionnaire qu'une réalité déjà effective.
Conclusion
a) Reformulons dès lors notre définition de l’homme libre.
La qualité d'homme libre est aussi bien à penser sur le plan de la pensée que de l'action humaine. Autrement dit, à la liberté de penser doit se joindre la liberté d’action. Au premier sens, la liberté est inséparable de l'exercice de la raison qui prémunit l'individu contre toute forme de manipulation/propagande. Au second sens, qui est complémentaire, elle met en jeu une réflexion d'ordre social sur le travail et politique sur le la citoyenneté et la démocratie; la question de la liberté devient alors celle des conditions pour exercer une activité qui ne soit plus subie par les individus mais qui soit, en termes spinozistes, l'expression de leur propre nature. Sur le plan de l'organisation sociale du travail la possibilité d’exercer une activité librement choisie qui ne soit pas soumise à la dictature du temps abstrait. Mais la liberté d'action ne concerne pas que la question du travail; elle concerne aussi la possibilité de mon insertion dans une communauté politique capable de s'auto gouverner.
b)La liberté des individus en chacune de ces dimensions reste d'avantage une conquête à poursuivre qu'une réalité de fait. Sur le plan intellectuel une expérience comme celle de Asch aussi bien que les contraintes importantes dont les MMC sont le vecteur montre la fragilité extrême de la liberté de penser. Sur le plan social, le salariat est vécu massivement sur la base d'affects tristes malgré les trésors d'ingéniosité déployés par le management. La centralité du travail dans l'existence s'accompagne, de façon indissociable, sur le plan politique, de la monopolisation du pouvoir par une élite qui maintient les individus dans un état de minorité contraire aux principes de la démocratie.
Démarche alternative. Pour tous le sujets qui ont la forme, « Qu’est-ce que…? », on peut structurer leur traitement suivant le plan tripartite:
1 Question de définition de la notion
Ici on définira l’homme libre à la fois par la liberté intérieure de penser et la liberté d’agir dans le monde.
2 question de réalité de la notion
Ici on s’interrogera sur la question de l’existence d’hommes libres. Autrement dit, existent-ils des hommes auxquels on peut appliquer la définition construite dans la 1ère partie?
Les conditions sociales qui sont celles d’une société de travailleurs aussi bien que la facilité avec laquelle on peut priver un individu de l'usage de son propre entendement, comme l'atteste l'expérience de Asch, peuvent permettre d’en douter.
3 Question de valeur de la notion
Si l’existence d’hommes libres reste problématique on peut alors se poser la question de la valeur de la liberté elle-même. Autrement dit, est-il bon de vouloir des hommes libres? On peut ici mobiliser tout l’appareil critique platonicien contre la démocratie. La grande masse du peuple étant incapable de s’auto gouverner, il ne peut rien lui arriver de mieux que d’être gouvernée par des dirigeants qui seront à leur égard comme un berger à l’égard de son troupeau, un père à l‘égard de ses enfants. Et plus encore, les hommes désirent-ils seulement la liberté? Autrement dit, la liberté fait-elle vraiment l'objet d'un investissement affectif par les individus qui en ferait une valeur pou eux? La fable suivante de La Fontaine permettait d’introduire excellemment cette question.
Le loup et le chien
Un loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli , qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers ,
Sire loup l'eût fait volontiers;
Mais il fallait livrer bataille,
Et la mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le loup donc, l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
«Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui répartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien:
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi? rien d'assuré; point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l'épée.
Suivez moi, vous aurez un bien meilleur destin.»
Le loup reprit: «Que me faudra-t-il faire?
-Presque rien, dit le chien: donner la chasse aux gens
Portants bâtons et mendiants;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire:
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons:
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse.»
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
"Qu'est-ce là? lui dit-il. - Rien. - Quoi? rien? -Peu de chose.
Mais encor? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché? dit le loup: vous ne courez donc pas
Où vous voulez? - Pas toujours; mais qu'importe? -
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor."
Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encor.
(Jean de la Fontaine)
Si cette question nous pose problème cela tient d’abord à la complexité de la notion de liberté et aux multiples dimensions de l’existence humaine qu’elle met en jeu. Les copies partent souvent de cette définition: l’homme libre est celui qui fait ce qu’il veut. Cette définition ne peut déboucher sur une réflexion philosophique que si je dégage tout ce qu’elle présuppose (= admet implicitement) pour le mettre en question. Par exemple:" faire ce que je veux" met en jeu une réflexion sur le sens de l'activité humaine; faire ce que je veux, c’est choisir moi-même l’activité que j'exerce; c’est le sens d’une activité librement consentie. Il est alors facile d’introduire la question du travail et de se demander s’il n’est pas le premier obstacle à la liberté; le travail n’est-il pas le type même de l’activité qu’on ne fait que contraint et forcé? D’autre part, comment se détermine ce que je veux? Ce que je veux ne peut-il pas être déterminé par des causes que j’ignore et que je subis? L’alcoolique qui boit sa dose d’alcool tout les jours est-il libre? L’électeur qui vote pour tel candidat sans connaître le contenu précis de son programme est-il libre? Suis-je libre quand je choisis entre la marque de lessive X ou Y? Une réflexion sur ce qu’est un homme libre ne peut ainsi se dispenser de s’interroger sur les motifs qui déterminent notre vouloir et qui constituent la base de nos actions. Nous voyons ainsi que la question de la liberté met en jeu une réflexion aussi bien sur la pensée que l’action l’humaine. C’est sur ces plans successifs que nous allons traiter la question.
Pour ces types de sujets qui n'appellent pas une réponse par oui/ non, le plan par analyse de niveaux marche bien, en général.
Ici je commencerai par distinguer un plan psychologique puis intellectuel où se pose la question qui mettent en jeu une réflexion sur le sens de la liberté de penser. Puis un plan social (le travail) et politique (la participation au pouvoir sous ses trois formes, exécutif, législatif et judiciaire) pour finir qui mettent en jeu une réflexion sur le sens de la liberté d'action.
1)L'individu libre psychologiquement
On pouvait commencer par traiter la question sur un plan proprement psychologique; j'indique rapidement le squelette du raisonnement
a) L'individu libre est celui qui est maître de soi
Un ivrogne, un intempérant, un bavard qui ne peut s'empêcher de parler ne sont pas libres. La liberté, au sens philosophique du terme, à toujours été pensé dans les termes d'un idéal de la maîtrise de soi; est libre non pas l'individu qui domine d'autres individus mais l'individu qui se domine lui-même. "Quelle expérience de vivre dans la peur! Voilà ce que c'est que d'être un esclave", comme l'avait découvert le "réplicant" de Blade Runner:
b)L'inconscient psychique
Mais l'humain est déterminé par des forces inconscientes qu'il subit. L'idéal philosophique de maîtrise de soi semble alors illusoire.
c) l'illusion conscientialiste
Est sur le chemin de la liberté celui qui a reconnu l'illusion conscientialiste et sa racine psychique, le phantasme de toute puissance ; la liberté, selon la formule spinoziste, c'est, non pas l'absence de nécessité, mais la conscience et la compréhension de la nécessité qui nous gouverne. voir partie 3c de ce sujet pour des développements sur le concept de libre nécessité
2)L'individu libre intellectuellement
On pouvait s'y prendre de deux façons au moins: soit par a), soit par b)
a)la pensée libre et ses contraintes
Il fallait ici penser à l'œuvre choisie: B. Russell, Pensée libre et propagande officielle. Est libre la pensée de l'individu qui ne subit pas de contraintes. Celles-ci peuvent être de deux ordres: les contraintes visibles, à savoir les pénalités légales qui font que les lois d'un État peuvent interdire l'expression de certaines opinions. En ce sens, je ne suis pas libre de soutenir des opinions négationnistes touchant le génocide nazi en France comme a pu le faire Faurisson; ce genre de lois posent problème entre autre car elle revient à accorder à l'État le pouvoir de décider ce qu'il faut ou non considérer comme une vérité ce qui est du ressort, en dernière instance, des institutions dédiées à la recherche de la vérité comme l'Université; autrement, pouvoir et vérité n'ont jamais fait bon ménage.
Néanmoins, ces contraintes légales ne sont pas les plus importantes dans les sociétés occidentales. Les contraintes invisibles que constituent les pénalités économiques et la dénaturation des témoignages sont de loin les principaux obstacles qui entravent la pensée libre: il y a pénalité économique à partir du moment où l'expression de certaines opinions me barrera l'accès, à certaines fonctions sociales, en particulier, les plus proches du pouvoir. Il était ici recommandable d'étudier un peu la façon dont ces pénalités économiques s'exercent, en particulier, dans la sphère des MMC (Mass Média Communication); voir, la série de textes consacrés à cette question sur ce blog. Ces pénalités économiques conditionnent elles-mêmes une dénaturation des témoignages qui constitue la deuxième grande entrave invisible à la pensée libre; il y a dénaturation des témoignages à partir du moment où dans l'espace public d'une société, il y aura toujours une perspective unilatérale qui sera mise en avant au détriment d'autres perspectives qui ne pourront pas ou très mal faire entendre leur voix (penser à l'histoire du mouton ici pour illustrer). Ici aussi je me servirai du modèle de propagande Chomsky/Herman pour montrer la considérable dénaturation des témoignages dont les MMC sont le vecteur
b)Autre façon de procéder:L'expérience de Asch
Je commence par expliquer le principe de l’expérience pour en tirer ensuite un travail philosophique de définition de la liberté au sens de l’autonomie individuelle.
Asch en 1951 met au point une expérience qui deviendra un classique de la méthode expérimentale en psychologie. J’explique en quoi consiste cette expérience (Il vous faut bien intégrer le fait que vous vous adressez toujours à un correcteur qui joue à l’ignorant et à qui il faut tout expliquer; il faut faire comme si vous vous adressiez à un élève qui n‘aurait jamais entendu parler de l‘expérience de Asch). On teste la capacité de résistance d’un individu à la pression qu’un groupe peut exercer sur lui; pour cela, on lui demande de comparer deux images: l’une qui comporte une droite avec une autre qui comporte trois droites de longueurs inégales, le but étant qu’il dise laquelle des trois correspond à la longueur de la droite figurant sur l’autre image. On recrute des complices qui vont avoir pour tâche à partir du troisième test de commencer à donner exprès de mauvaises réponses et on observe comment l’individu testé va réagir. Les résultats sont éloquents: en moyenne, deux fois sur trois, l’individu testé va abandonner son propre jugement pour se plier à l’avis du groupe
Je construis à partir des données de cette expérience un travail de définition de l’autonomie individuelle. L’analyse de l’expérience de Asch permettait de dessiner en creux ce qu’est la véritable liberté individuelle, soit ce que contient la devise des Lumières, « Penser par soi-même ».
L’homme libre, dans le contexte de l’expérience de Asch, c’est celui qui va maintenir ses propres jugements sans céder à la pression du groupe. A contrario, j’ai cessé d’être libre quand je ne suis plus capable de me fier à mon propre entendement; quand je préfère me fier à une autorité à laquelle j’accorde plus de crédit qu’à mes propres expériences pour être le socle de mes opinions. Cette autorité peut être celle du groupe; elle peut aussi être celle d’un individu ou d’une clique à laquelle je reconnais une légitimité (cf. par exemple l’expérience de Lorge qui teste la façon dont les individus jugeront un même énoncé, « une révolte de temps en temps, c‘est bénéfique pour la société » suivant qu’ils croient qu’il vient de Jefferson, un des Pères fondateurs des Etats-Unis, ou de Lénine, un affreux communiste: dans le premier cas, il l'approuve à une large majorité, dans l'autre cas il le rejette ). A cessé d’être libre, l’individu qui a été privé de l’usage de son propre entendement, celui qui ne sait plus penser par lui-même. La figure de « l’intellectuel ordinaire » qu’on trouve dans l’œuvre de Orwell permettait d’incarner concrètement la figure de l’homme libre. Je l’oppose à l’intellectuel de pouvoir. Il est ordinaire non pas au sens où on le trouverait à tous les coins de rue, bien au contraire. En ce sens, c’est plutôt une denrée rare! Il est ordinaire en ce sens qu’il fera de sa propre expérience du réel et non pas de constructions théoriques le socle indestructible de ses propres jugements. Concrètement, c’est l’exemple de Bertrand Russell à qui il suffira de six semaines de voyage en Russie en 1920 pour comprendre la nature terrifiante du régime qui se mettait en place quand d’autres intellectuels sont restés prisonniers pendant des décennies d’un appareil de propagande qui leur a totalement faussé le jugement.
C’est pourquoi, la tradition philosophique a soutenu l’idée qu’il ne saurait y avoir de liberté pour un individu qui ne s’accompagne en même temps d’un sain usage de la raison. Paradoxalement, les intellectuels ne sont pas nécessairement les mieux placés pour faire valoir ce sain usage de la raison. Il y a chez eux une tendance qui vient d’une déformation professionnelle à faire passer les idées avant les faits, à accréditer plutôt ce que les gens peuvent dire plutôt que ce qu’ils font, travers dont se moquait Marx dans L’idéologie allemande. C’est d’ailleurs aussi ce qu’avance Chomsky lorsqu’il dit que les couches cultivées de la société sont finalement plus influençables par les appareils de propagande dans les sociétés modernes que les classes populaires.
c) L’autonomie individuelle suppose des conditions sociales et politiques.
Ce moment de mon argumentation va me permettre d’articuler logiquement cette première partie de mon devoir avec le reste de ce qui va suivre.
Est libre l’individu qui juge par lui-même et qui dispose de l’usage de son propre entendement, fort bien. Mais pour celui qui grandirait dans un État totalitaire, la notion d’autonomie individuelle aurait-elle seulement encore un sens? Et plus largement, Une société rigoureusement hiérarchisée est-elle compatible avec l’émergence d’individus autonomes? Peut-on attendre d’une société qui a fait de l’obéissance à une hiérarchie le principe structurant de son organisation sociale qu’elle forme des individus autonomes? N’est-ce pas sur ce principe que repose, par exemple, notre institution scolaire? Répéter ce que dit le maître pas plus, pas moins…On peut opposer cela à l'idée de Chomsky consistant à dire qu'une des premières tâches d'une instruction publique devrait consister à donner aux individus des "cours d'auto défense intellectuelle" qui les forment à la réflexion critique et les arment intellectuellement à penser par eux-mêmes. On voit donc que la question de l’autonomie individuelle est inséparable des conditions sociales aussi bien que politiques de sa réalisation.
Par ailleurs, la liberté ne peut se réduire simplement à la liberté de penser . Elle suppose, de surcroît, la liberté d’action. L’homme libre, ce n’est pas seulement celui qui sait faire usage de son propre entendement; c' est aussi, de façon complémentaire, celui dont l’activité est librement consentie. Avant d'être un être pensant, l'homme est d'abord un être agissant.
Se pose alors la question du travail dans son rapport avec celle de la liberté. On voit le problème: le travail semble être tout le contraire d’une activité librement consentie alors même qu'il est devenu, dans les sociétés modernes, l'activité centrale de l'existence. La liberté des individus peut-elle s’accommoder d’une forme de socialisation reposant sur le primat du travail? L’homme libre , n’est-ce pas d’abord celui qui a cessé d’être soumis à la nécessité du travail? Mais que doit-on entendre ici
par « travail »?
3)L'individu socialement libre
a) Travail et servitude.
On pouvait partir de la vision classique, celle qui oppose de façon abrupte travail et liberté. Ce qu’on entend par « travail » ici correspond au ponos grec: l'activité liée au cycle de la nécessité vitale auquel tout être vivant est astreint, besoin-travail-consommation. Le ponos, c‘est l‘ensemble de ces tâches domestiques répétitives et donc monotones car liées au cycle biologique de la vie et à l’entretien du foyer, tâches auxquelles on cantonnait les esclaves mais aussi bien les femmes: la devise du patriarcat, « la femme au foyer », signifie dans l‘imaginaire grec, la femme livré aux tâches du ponos et asservie à la nécessité naturelle. L’homme, pour être libre, doit être débarrassé de la nécessité du travail d‘où l‘institution de l‘esclavage dans l‘antiquité grecque: le seul moyen d‘être libéré du travail , c‘est d‘en faire travailler d‘autres à sa place.
Il ne faut cependant pas confondre libération et liberté. La libération est la condition négative de la liberté; négative car être libéré c’est un « ne plus avoir à travailler.» Positivement, la liberté supposait encore autre chose pour l'antiquité grecque, à savoir, la constitution d’une polis= un espace politiquement organisé où chaque citoyen puisse participer au pouvoir politique dans sa triple dimension législative, judiciaire, gouvernementale ce qui nous conduira , dans une dernière partie, à la détermination politique de ce qu’est un homme libre.
b)La conquête de la liberté par le travail.
La dialectique hégélienne du maître et du serviteur pouvait ici servir de support à la réflexion.
La liberté du citoyen de la cité antique n’est pas encore la véritable liberté car, en réalité, le maître dépend autant de l’esclave que l’esclave du maître; le maître n’est le maître que parce que l’esclave le reconnait comme tel: le pouvoir du maître dépend donc du serviteur qui peut très bien ne plus finir par le reconnaître comme tel. La véritable maîtrise est celle que l’esclave va conquérir par son travail. Seul le travail a la double vertu de rendre le travailleur à la fois maître de la nature et maître de sa propre nature, soit, un maître absolu.
Maître de la nature= édification du monde technique par l’activité productrice, monde technique à l’intérieur duquel les hommes apprennent à dominer les forces de la nature au lieu de les subir.
Maître de sa propre nature= le travail au service d’un autre va apprendre au travailleur à dominer sa propre nature. Il lui faut travailler conformément aux ordres reçus même si la faim et la fatigue l’envahissent; il apprend de ce fait à dominer le besoin qui est en lui au contraire du maître dont un simple claquement de doigt suffit à exaucer les désirs. Il pourra ainsi découvrir le secret de la véritable liberté: être libre, ce n’est pas dominer d’autres hommes, c’est se dominer de soi-même. Précisément, seul est apte à gouverner celui qui sait se gouverner lui-même comme le disait déjà le vieux Platon.
Mais, ce qu’on appelle travail ici correspond d’avantage à la poïesis grecque: une activité qui fait appel à des facultés supérieures comme la réflexion et l’imagination et qui laisse une œuvre durable dans laquelle l’individu peut expérimenter une forme de réalisation de soi-même: cela correspond à la figure de l'artisan producteur qui produit des objets d'usage destinés à lui survivre et qui constituent, pour partie, le monde proprement humain s'élevant au dessus de la nécessité naturelle: c'est la distinction ponos/poïesis ou encore travail/œuvre dans la terminologie d'Arendt. Mais ce que nous appelons aujourd’hui travailler est très différent; l’activité créatrice, autonome et épanouissante est réservée à une infime minorité; l’écrasante majorité est soumise, elle, au diktat de la « valeur-travail ».
c) Le travail salarié
La forme que prend le travail dans l’organisation sociale des sociétés capitalistes est incompatible avec les principes d’autonomie et de réalisation de soi au travers de la réalisation d’une œuvre. Il y a deux niveaux d’analyse à distinguer ici.
-Le travail salarié repose sur l’aliénation de ma force de travail à autrui. Je cède ma force de travail en échange d’un salaire; dès lors, je suis dépossédé de ma propre activité; c’est un autre que moi qui décidera de ce que je dois produire, comment je dois le produire, suivant quel rythme et quel emploi du temps, etc. Le travail sera alors vécu comme une contrainte; la vraie vie commençant après le travail. Le contenu concret de ma propre activité me devient indifférent et, au pire, je la subis comme un fardeau; seul importe le salaire qu’on me verse chaque mois. Je suis ainsi pris dans des rapports d’exploitation car le but de celui qui loue ma force de travail consistera à dégager le maximum de temps de surtravail= partie de ma journée de travail qui ne m’est pas rémunérée et qui permet de valoriser le capital de celui qui a loué ma force de travail. L'exploitation du temps de travail pour dégager un temps de surtravail toujours plus conséquent se traduit par la nécessité d'obtenir des gains de productivité toujours plus élevés toute chose qui pressure l'individu au travail comme un citron!
- A un niveau plus fondamental, le travail sous la forme que lui donne le capitalisme soumet les individus à la dictature de la "valeur-travail "= à la dictature du temps de travail. La "valeur travail " = mode spécifique au capitalisme d’évaluation de la richesse par le temps de travail que contiennent les marchandises. A ce niveau, les rapports de domination ne concernent plus l’exploitation d’hommes par d’autres hommes mais la soumission de l’ensemble des classes sociales à des structures que génère le mode de production capitaliste. Raison, pour laquelle on peut être un parfait auto entrepreneur et être totalement dominé par ces structures sociales: c’est le cas par exemple d’un auto entrepreneur qui, pour être concurrentiel sur le marché, ce qui veut dire vendre ses marchandises à un prix compétitif, devra exploiter son propre travail peut être encore plus durement que ce serait le cas s’il était simple salarié; il en viendra ainsi à travailler suivant des impératifs de productivité que lui impose la concurrence et ses journées de travail s‘allongeront à n‘en plus finir. Son travail n’est certes plus soumis au commandement d’une hiérarchie, il n’en est pas moins totalement soumis à la dictature de la « valeur travail » et du temps abstrait qu’elle impose via "le marché de la libre concurrence" (voir les parties 3 b et c de ce sujet pour des développements sur le concept de temps abstrait)
La réalisation d’hommes libres dans ce contexte social paraît donc chimérique. Être libre, c’est pouvoir exercer une activité qui ne soit plus ressentie comme une contrainte mais qui soit de l’ordre d’une praxis= activité ayant en soi sa finalité. La condition préalable serait de sortir du mode de production capitaliste fondé sur la dictature du temps abstrait. Mais poser cette question, c’est s’interroger sur la possibilité d’une transformation révolutionnaire de la société; c’est ouvrir le champ de la réflexion politique. A partir du moment où nous mettons en question l‘ordre social établi pour imaginer des alternatives possibles, nous sommes rentrés dans le champ de la politique. C’est d’ailleurs sur ce plan, qu’a d’abord été expérimenté la liberté comme le soulignera H. Arendt: «Le champ où la liberté a toujours été connue, non comme un problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le domaine politique[…] Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l’homme libre, qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en actes et en paroles. »Il est vrai cependant qu’en disant cela Arendt se place dans la perspective de l’antiquité grecque où la condition de l’accès au domaine politique était, comme on a eu l'occasion de le voir, la libération préalable à l’égard du « ponos » confié aux esclaves et aux femmes; L’organisation sociale du travail n’était elle-même jamais une question digne d’être traitée politiquement et mise en question. Il nous faut certainement être plus radical que les grecs dans notre questionnement politique. L’organisation sociale du travail telle qu’on la trouve dans la forme salariat est incompatible avec l’accès au domaine politique de tous les citoyens: l’individu dont la vie est centré sur le dictature du temps abstrait que constitue le salariat n’a pas le loisir d’être un citoyen actif.
Il était ici possible d'envisager une institution comme celle du revenu inconditionnel pour montrer comment elle élargit les possibilités d'une activité librement consentie (cf. la formule: "on n'a plus un travail pour avoir un revenu mais on a un revenu pour pouvoir travailler")
4) L'individu politiquement libre
a)L’individu libre = citoyen d’un État démocratique.
Partons de cette définition que donne l’opinion commune.
Chaque terme de la définition mérite d’être questionné. Qu’entend-on par « citoyen »? Qu’entend-on par « démocratie »? La forme-État est-elle seulement compatible avec l’affirmation d’une liberté politique? Chaque terme de la définition est problématique.
(Un véritable travail de réflexion philosophique doit conduire à obscurcir ce qui semble de prime abord évident, c’est-à-dire, à révéler des pseudo évidences; le but de tout cela étant de parvenir à approfondir la compréhension de ce qu’on veut formuler). Je reprend, dans l'ordre, ces trois questions.
a)Qu’entend-on par « citoyen »?
L’homme libre est celui qui dispose de la citoyenneté; c’est ainsi que les grecs avait déterminé la liberté. Mais qu’est-ce que la citoyenneté? Il faut bien reconnaître que ce terme est aujourd’hui passablement galvaudé et confondu avec d’autres notions comme le civisme. Être citoyen, c’est être membre d’une communauté politique qui permet aux individus de participer au pouvoir politique sous ses trois formes, législative, judiciaire et gouvernementale: la liberté, pour les inventeurs de la démocratie dans l'antiquité grecque, c‘est essentiellement, la liberté de participer au pouvoir politique à titre d‘égaux. Or, il est aisé de montrer que dans les démocraties représentatives modernes, la citoyenneté est vidée de presque toute sa substance. Le rôle du citoyen est passif et se réduit, pour l’essentiel, à voter dans un isoloir une fois de temps en temps pour un candidat à qui il délègue son pouvoir. On pouvait aussi dégager cet appauvrissement du concept de citoyenneté en analysant de façon précise la notion de liberté d’expression. Liberté de penser et liberté d’expression sont indissociables. L’expérience totalitaire le montre en négatif: il n’y a que dans une société où la liberté d’expression est accordée , que les individus peuvent communiquer entre eux ce qui est la condition sine qua non pour éviter qu’un appareil de propagande formate la pensée des individus. Mais la liberté d’expression dont on se complaît à faire la marque distinctive de nos démocraties n’a de validité qu’en dehors des lieux institutionnels du pouvoir politique. Là où la parole a un poids politique, à l’Assemblée nationale, par exemple, elle est interdite au citoyen lambda. Le citoyen qui jouit aujourd'hui de la liberté d'expression est celui à qui on dit:"cause toujours!" comme le formulait Coluche.
L’accès à la liberté politique étant barré dans ce cadre oligarchique où la politique est devenue une affaire de professionnels, les individus ne trouveront plus refuge à leur liberté que dans leur sphère privée d’existence. On aboutit alors à la formule archi rebattue qui veut que « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres » dont les élèves, quand il la cite comme une évidence indiscutable, ne voient pas le présupposé qui est celui d’une société d’individus atomisés où liberté et propriété privée tendent à se confondre.(ma propriété privée finit là où commence celle d’un autre…). Or, s’il est vrai que la propriété privée des moyens de production et de la terre a pour origine le vol et l’expropriation alors ce qu‘on appelle ici liberté traduit la liberté des uns obtenus au prix de l‘asservissement des autres. Il y a derrière la formule,"ma liberté s'arrête là où commence celle des autres", professée aujourd'hui comme un catéchisme toute une anthropologie (=conception de l'humain) discutable. Comme l'avait analysé Marx dans La question juive, la formule "ma liberté s'arrête là où commence celle d'un autre" est celle du droit bourgeois; ici, "le droit humain de la liberté n'est pas fondé sur l'union de l'homme mais au contraire sur la séparation de l'homme d'avec l'homme. C'est le droit à cette séparation, le droit de l'individu borné et enfermé en lui-même[...] Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans préjudice pour autrui sont fixées par la loi, comme les limites de deux champs le sont par le piquet de clôture [...] Cette liberté individuelle laisse chaque homme trouver dans autrui non la réalisation mais plutôt la limite de sa propre liberté " Une telle société est complètement différente de ce que Spinoza, par exemple, appelait " libre République"; c'est une société où la puissance d'agir de chacun est augmentée par celle de tous et correspondrait à une formule du type:"ma liberté est augmentée par la liberté de tous".La composition des puissances d'agir augmente la puissance d'agir de chacun dans la démocratie telle que l'entend Spinoza. Il n'y a donc pas lieu d'opposer ici l'individu et la société. Dans ce contexte, autrui n'apparait plus comme une limite à ma liberté mais, au contraire, comme la condition de l'augmentation de ma propre puissance d'agir.
Dit autrement, l’autonomie collective présuppose l’autonomie individuelle et vice versa. Une société n’est en mesure de s’auto gouverner que pour autant qu’elle est constituée d’individus autonomes, c’est-à-dire, d’individus qui sont capables de faire usage de leur propre entendement et s’immuniser contre toute forme de manipulation ou de propagande. Une assemblée démocratique constituée d’individus hétéronomes sera une proie facile pour les beaux parleurs, démagogues de tout poil qui sauront user des ficelles du discours pour "fabriquer du consentement". C’est le sens de la critique que Platon adressait à la démocratie athénienne à une époque de son histoire où elle était sur le déclin. Mais, réciproquement, l’autonomie individuelle présuppose l’autonomie collective. Les individus ne poussent pas par génération spontanée dans la nature. Ils se forment par un processus de socialisation qui peut stimuler ou non leur aspiration à l’autonomie. Dans le contexte d’une société rigoureusement hiérarchisée, il n’est aucun besoin de former des individus autonomes. Tout au contraire, la première qualité attendue des individus sera leur soumission à l’autorité des dirigeants et à l’ordre hiérarchique établi. Qu’on leur donne, pour le reste, le minimum d’éducation civique pour qu’ils puissent accomplir leur fonction de citoyens passifs. La liberté, dans ce contexte, c’est de pouvoir choisir quelle marque de céréales on prendra pour le petit déjeuner. Une société autonome, au contraire, devra se donner pour tâche de se doter d'institutions qui favoriseront l'autonomie individuelle ( salaire à la qualification/rôle de l'instruction publique ouverte à tous, par exemple.)
b)Qu’entend-on par « démocratie »?
Ce qu’on appelle « démocratie » en le présentant comme le régime de la liberté est très loin d’être une notion aussi évidente qu’il y paraît. La distinction clef à poser et développer est celle entre démocratie directe/représentative. Mon but sera de montrer que la démocratie est directe ou n’est pas et que toute forme de démocratie représentative comme celles que nous connaissons aujourd’hui s’apparente d’avantage à une oligarchie=pouvoir détenu par une minorité de riches. Je peux le montrer avec Bourdieu qui décrit les mécanismes de la constitution d'une classe politique de représentants qui transforme ce qui est censé, en démocratie, être l'affaire de tous, en l'affaire de quelques uns, les membres de la classe politique.
La candidature à la candidature de Coluche en 1981 fournit un bon exemple à analyser car il expose au grand jour le présupposé fondamental de la vie politique des démocraties modernes qui reste caché en temps ordinaire. Tous les clivages entre partis politiques n'existent que sur le fond d'un accord premier entre ces mêmes partis qui consiste à poser que seuls les politiciens de métier ont compétence pour traiter de politique. Mais en faisant de la politique un métier on en a totalement subvertit le sens et privé les individus de l'essentiel de leurs droits politiques. Cf. par contraste, la fin du mythe de Prométhée qui introduit la politique telle que les grecs l'ont inventé par opposition au métier.
c) La forme-État est-elle seulement compatible avec l’affirmation d’une liberté politique?
Enfin, la forme-État est-elle seulement compatible avec l’existence d’hommes libres? On pourra le mettre en doute en se demandant si elle ne serait pas la manifestation de l’hétéronomie d’une société (vs autonomie).
La distinction à développer est celle de la société et de l'État. La société est constituée de classes aux intérêts contradictoires. L’intérêt de la classe des détenteurs du capital n’est pas la même que l’intérêt de la classe des travailleurs. La société est de fait constamment menacé de se désagréger sous la pression de conflits sociaux. C’est de là que naît la nécessité d’une institution, l'État, qui, s’élevant au dessus des intérêts particuliers, ou donnant l'illusion de le faire dans une optique marxiste, s'efforce de faire prévaloir l’intérêt général; l'intérêt de la classe dominante qui présente son intérêt particulier comme étant l'intérêt général de la société dans une grille d'analyse marxiste. Dans tous les cas, l'État en tant qu’il est une institution séparée de la société qui étend son pouvoir au dessus d’elle, traduit l’impuissance de cette société à s’auto organiser en réglant par elle-même les conflits qui la traverse. Par ailleurs, la prolifération de l'appareil bureaucratique d'État (cabinets ministériels, commissions d'experts etc) est le corollaire de la dépolitisation de la société: plus les citoyens désertent le champ politique plus l'appareil bureaucratique d'État va se développer pour investir ce champ.
Bilan: la conquête des droits politiques par les individus dans les démocraties modernes pour qu'ils soient des citoyens actifs reste d'avantage une perspective révolutionnaire qu'une réalité déjà effective.
Conclusion
a) Reformulons dès lors notre définition de l’homme libre.
La qualité d'homme libre est aussi bien à penser sur le plan de la pensée que de l'action humaine. Autrement dit, à la liberté de penser doit se joindre la liberté d’action. Au premier sens, la liberté est inséparable de l'exercice de la raison qui prémunit l'individu contre toute forme de manipulation/propagande. Au second sens, qui est complémentaire, elle met en jeu une réflexion d'ordre social sur le travail et politique sur le la citoyenneté et la démocratie; la question de la liberté devient alors celle des conditions pour exercer une activité qui ne soit plus subie par les individus mais qui soit, en termes spinozistes, l'expression de leur propre nature. Sur le plan de l'organisation sociale du travail la possibilité d’exercer une activité librement choisie qui ne soit pas soumise à la dictature du temps abstrait. Mais la liberté d'action ne concerne pas que la question du travail; elle concerne aussi la possibilité de mon insertion dans une communauté politique capable de s'auto gouverner.
b)La liberté des individus en chacune de ces dimensions reste d'avantage une conquête à poursuivre qu'une réalité de fait. Sur le plan intellectuel une expérience comme celle de Asch aussi bien que les contraintes importantes dont les MMC sont le vecteur montre la fragilité extrême de la liberté de penser. Sur le plan social, le salariat est vécu massivement sur la base d'affects tristes malgré les trésors d'ingéniosité déployés par le management. La centralité du travail dans l'existence s'accompagne, de façon indissociable, sur le plan politique, de la monopolisation du pouvoir par une élite qui maintient les individus dans un état de minorité contraire aux principes de la démocratie.
Démarche alternative. Pour tous le sujets qui ont la forme, « Qu’est-ce que…? », on peut structurer leur traitement suivant le plan tripartite:
1 Question de définition de la notion
Ici on définira l’homme libre à la fois par la liberté intérieure de penser et la liberté d’agir dans le monde.
2 question de réalité de la notion
Ici on s’interrogera sur la question de l’existence d’hommes libres. Autrement dit, existent-ils des hommes auxquels on peut appliquer la définition construite dans la 1ère partie?
Les conditions sociales qui sont celles d’une société de travailleurs aussi bien que la facilité avec laquelle on peut priver un individu de l'usage de son propre entendement, comme l'atteste l'expérience de Asch, peuvent permettre d’en douter.
3 Question de valeur de la notion
Si l’existence d’hommes libres reste problématique on peut alors se poser la question de la valeur de la liberté elle-même. Autrement dit, est-il bon de vouloir des hommes libres? On peut ici mobiliser tout l’appareil critique platonicien contre la démocratie. La grande masse du peuple étant incapable de s’auto gouverner, il ne peut rien lui arriver de mieux que d’être gouvernée par des dirigeants qui seront à leur égard comme un berger à l’égard de son troupeau, un père à l‘égard de ses enfants. Et plus encore, les hommes désirent-ils seulement la liberté? Autrement dit, la liberté fait-elle vraiment l'objet d'un investissement affectif par les individus qui en ferait une valeur pou eux? La fable suivante de La Fontaine permettait d’introduire excellemment cette question.
Le loup et le chien
Un loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli , qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers ,
Sire loup l'eût fait volontiers;
Mais il fallait livrer bataille,
Et la mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le loup donc, l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
«Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui répartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien:
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi? rien d'assuré; point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l'épée.
Suivez moi, vous aurez un bien meilleur destin.»
Le loup reprit: «Que me faudra-t-il faire?
-Presque rien, dit le chien: donner la chasse aux gens
Portants bâtons et mendiants;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire:
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons:
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse.»
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
"Qu'est-ce là? lui dit-il. - Rien. - Quoi? rien? -Peu de chose.
Mais encor? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché? dit le loup: vous ne courez donc pas
Où vous voulez? - Pas toujours; mais qu'importe? -
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor."
Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encor.
(Jean de la Fontaine)
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