mardi 30 novembre 2010

Le capitalisme

Castoriadis prétendait que la civilisation occidentale est porteuse de deux significations majeures: d’une part, le projet politique d’autonomie hérité de la civilisation grecque et de l’invention de la démocratie: cette signification porte en elle l’espérance d’une société d’hommes libres. Mais d’autre part, elle est aussi porteuse d’un projet qui noue avec le précédent des relations complexes, projet qui est celui du capitalisme: complexes, car en même temps qu'ils sont profondément contradictoires dans leurs principes respectifs, ils n'ont pourtant cessé de se contaminer l'un et l'autre. On peut, de ce fait, se risquer à définir les sociétés occidentales comme des formes de compromis instables et problématiques entre ces deux grands projets fondateurs de notre être social-historique.


1) Nature du capitalisme
Un schéma qu’on retrouve dans la pensée de Marx permet de comprendre la logique du capitalisme par opposition aux modes non-capitalistes de production.

Economie non capitaliste = M-A-M

Economie capitaliste = A-M-A+.

M= marchandise
A= Argent.
A+= plus d'Argent

Le schéma M-A-M est celui d’une économie non-capitaliste. Dans cette logique, l’argent n’est qu’un moyen ou intermédiaire pour échanger des biens. La finalité de l’échange est la satisfaction des besoins humains; autrement dit, dans les termes de la science économique, c’est ici la valeur d’usage des choses qui prime sur la valeur d’échange. Tout ce que l’homme produit a une double valeur, soit, par exemple, une paire de chaussures: leur valeur d’usage correspond au besoin de la vie humaine que leur production permet de combler; ici pouvoir marcher à son aise. Mais elles ont aussi une valeur d’échange qui les rend échangeable contre une somme d’ argent ou une autre marchandise de valeur équivalente; un problème se pose ici: comment déterminer la valeur d’échange d’une marchandise? Comment peut-on, par exemple, dire que 10 kilos de pain= 1 paire de chaussure de telle sorte qu’on puisse échanger l’un contre l’autre? Du point de vue concret, cette égalité est une absurdité: il n’y a rien de comparable entre du pain et des chaussures: ils sont faits de matériaux et répondent à des besoins complètement différents ; ce qui va permettre de les égaliser sur le marché économique des échanges, c’est de faire totalement abstraction de leur qualité concrète pour ne retenir que le temps qui a été nécessaire à leur production respective, ce qu’on peut appeler la quantité de travail; c’est parce que 10 kilos de pain et une paire de chaussures renferme la même quantité de travail qu’ils peuvent être égalisés dans le circuit économique de l‘échange. Marx appellera « travail abstrait » ce qui détermine la valeur d’échange des marchandises; « abstrait » car la condition pour qu’une marchandise acquiert la propriété d’être échangeable, c’est de faire totalement abstraction de son contenu concret pour ne retenir que le temps moyen socialement nécessaire à sa production.
Avec la naissance du capitalisme va se produire une inversion complète du rapport valeur d’usage/ valeur d’échange qui fait que désormais la production ne sera plus d’abord orientée dans le but de produire des valeurs d’usage, des biens utiles à la vie, mais de la valeur d’échange; autrement dit, le capitalisme représente une inversion complète des priorités de l’existence où ce qui n’était initialement que moyen devient finalité. Il faut bien prendre la mesure d’une telle inversion qui va totalement subvertir le sens de l'activité humaine. Une scène du film des Monty Python  Le Jabberwocky illustre bien le sens du passage d’une économie non-capitaliste à une économie capitaliste et la logique inversée qui va désormais être celle de ce tout nouvel univers: il s’agit de l’histoire du fils d’un tonnelier qui va reprendre l’entreprise familiale pour la transformer en une entreprise capitaliste: dans le monde du père, c’est la logique de la valeur d’usage qui commande la production (schéma M-A-M); à savoir: le but du travail est d’abord de réaliser des objets qui réalisent bien leur valeur d’usage ce qui veut dire: faire des tonneaux de bonne qualité destinés à durer; l’amour du travail bien fait est-ce qui oriente l’activité du tonnelier. Le fils indigne va totalement transformer la logique de la production et nous fait rentrer dans l’univers capitaliste (A-M-A+): désormais, ce qui va commander la production, ce n’est plus la valeur d’usage mais la valeur d’échange; le moyen s’inverse en finalité: le but de la production devient ainsi de produire un maximum de tonneaux dans le minimum de temps pour générer la plus grande quantité de valeur d’échange possible; le contenu concret de ce qui est produit devient totalement indifférent. C’est en ce sens qu’on peut dire que l’axiome de base d’une société modelée par le capitalisme s’exprime au travers du dicton populaire hérité de B. Franklin: « le temps c’est de l’argent ». Ceci est rigoureusement vrai dans le cadre du mode de production capitaliste: la valeur d’échange d’un bien n’est constituée par rien d’autre que par le temps de travail qu’il contient; plus il en contient, plus sa valeur d’échange est élevée. Il s'agit là d'une création  propre au capitalisme; dans aucune autre société on n'avait songé à mesurer la valeur de la richesse produite par le temps de travail. C'est en ce sens que Marx parlait de la "valeur-travail": cela ne veut pas dire que le travail a de la valeur mais que le travail, et plus précisément, le temps de travail, est devenu la mesure universelle de toute valeur. Par exemple,  dans la société précapitaliste du Moyen-âge, il aurait paru absurde de juger de la valeur d'un bien par le temps de travail qu'il renferme; on l'évaluait à partir de toute autre chose, par exemple, la beauté de l'oeuvre, la capacité d'un objet d'accomplir au mieux la finalité pour laquelle il a été réalisé,  la puissance qu'une construction peut donner à la cité,  au pouvoir religieux, etc. Autrement dit, la production  en régime capitaliste devient production de marchandises= un bien/service  dont la valeur est mesurée en fonction  du temps de travail qu'il contient. Le mode de production capitaliste soumet ainsi les individus, pour la première fois dans l'histoire à la dictature du temps, d'un temps abstrait que mesure les horloges de précision  qu'invente, à la même époque, la science galiléenne. Dans le Jabberwocky, les tonneaux que produit le père deviendront des marchandises dans le nouveau mode de production qu'inaugurera le fils; c'est la même différence que celle qui sépare, par exemple, des tomates produites par un retraité dans son potager et celles vendues en supermarché. Qu'est-ce qui fait de ces dernières, et seulement d'elles, des marchandises? C'est qu' elles ont été produites sous la dictature du temps et que pour elles, ce qui importe avant tout, c'est la valeur d'échange qu'elles contiennent. Leur valeur d'usage, leur qualité nutritionnelle par ex., devient tout à fait secondaire: c'est le sens de la dénaturation des produits en marchandises.
Cette inversion qui fait que désormais l’ensemble de la production est commandé par l’impératif de produire de la valeur d’échange et non plus des valeurs d’usage, bouleverse complètement la nature du travail lié à la production: désormais, les impératifs de rendement et de productivité se substituent à l’amour du travail bien fait. La marchandisation actuelle du monde signifie que désormais c'est l'ensemble des activités humaines qui tendent à s'exercer suivant cette dictature du temps et à dégrader tout bien/service en marchandise: ainsi, par exemple, quand on demande aux policiers des quotas d'amendes/d'arrestations de sans-papier, aux professeurs tel quota de bacheliers, aux médecins des quotas de médicaments à prescrire etc., on a transformé un service qui obéissait à une déontologie en une marchandise.
Le schéma capitaliste A-M-A+ représente la logique d’accumulation du capital qui n’a pas de fin car nous sommes dans la logique d’accroissement d’une quantité abstraite; comme la série des nombres , la logique d’accumulation de la valeur d’échange est infinie; c’est la démesure propre à cette logique d’auto développement du capital. Avec mon capital de départ , A, ( qui peut être l’héritage familial le plus souvent ou bien une fraction de mon salaire si je gagne bien ma vie), j’achète une marchandise, M, marchandise que je revendrai à une valeur supérieure au prix qu’il m’en a coûté pour me la procurer , A+; la différence A+/ A mesure le profit ou la plus value; ce nouveau capital plus important qu’initialement va pouvoir être réinvesti : A+-M-A++ et ainsi à l’infini. Le mode de production capitaliste s'annonce ainsi comme une accumulation sans fin de marchandises, comme Marx l'énonçait au tout début de son ouvrage, Le Capital.
Maintenant, le point essentiel à saisir, c’est de voir que la marchandise que le capitaliste se procure et qu’il va pouvoir revendre à une valeur supérieure à son prix d’achat, la marchandise qui rend possible la logique du développement illimité du capital, est une marchandise extraordinaire; en ce sens que c’est tout sauf une marchandise; en réalité, Marx le montrera, c’est le travail des hommes eux-mêmes que le capitaliste se procure sur le « marché de l'emploi ». Pourquoi le travail ne peut être réellement une marchandise? Une marchandise est un objet dont je peux me séparer pour l’échanger contre autre chose ( un stylo, un meuble ou n‘importe quoi d‘autre) ; or, c’est justement ce qu’il est impossible de faire avec ma force de travail: je ne peux pas me séparer de ma force de travail qui se confond entièrement avec ma propre existence; raison pour laquelle, lorsque le travailleur doit céder sa force de travail en échange d’un salaire, c’est lui-même qu’il cède.
Si le travail est, en réalité, tout sauf une marchandise, il est considéré comme tel dans la logique de la production capitaliste; sur la marché économique des échanges, parmi toutes les marchandises à échanger, se rencontre aussi le travail qu’on peut se procurer sous la forme d’un salaire; le travail est une marchandise extraordinaire encore en ce sens que lui seul a la vertu de produire une valeur supérieure à sa propre valeur marchande, ce que traduit A-M-A+. Pour le comprendre, il faut analyser en quoi consiste la journée de travail d'un individu dans le salariat moderne.

           Journée entière de travail

/__________________//_______________________/

Travail nécessaire               Surtravail

Si on veut comprendre en quoi consiste la journée de travail d’un salarié, il faut la décomposer en deux parties.
Temps de travail nécessaire= temps que met le salarié à produire l’équivalent de son salaire= partie de la journée de travail qui lui est rémunérée.
Temps de surtravail= partie de la journée de travail qui n’est plus rémunérée = source de la plus value dans l’économie capitaliste; plus le temps de surtravail est important plus le profit réalisé par le capitaliste sera important.
C’est ainsi que fonctionne le schéma capitaliste A-M-A+: avec son capital (A), le capitaliste se procure de la main d’œuvre en échange d’un salaire (M); ce travail va produire plus de valeur que ce que ça lui a coûté de se la procurer (A+).
La forme salariée du travail est-ce qui caractérise le capitalisme moderne; elle constitue la forme la plus aboutie de l’exploitation des hommes sur d’autres hommes car elle parvient à se dissimuler sous l‘apparence d‘un rapport d‘égalité; L’égalité juridique du contrat de travail cache une double inégalité qui fait que l’échange travail/salaire n’est, au fond, pas un véritable échange mais bien un rapport d’exploitation et de domination.
Premièrement, faites la comparaison avec l’exploitation du travail sous la forme du servage: la journée d’un serf peut aussi se décomposer en temps de surtravail/travail nécessaire; une partie de la journée, le serf travaille sur la portion de terre que lui a alloué le seigneur pour ses propres besoins: cela correspond au temps de travail nécessaire; l’autre partie, de l'aube au soleil de midi, il va travailler sur les terres du seigneur= temps de surtravail, ce qui s’appelait, dans le système féodal, la corvée ; la différence, c’est que le serf a très exactement conscience du rapport d’exploitation dans lequel il est engagé; il sait très bien quand finit son temps de travail nécessaire et quand commence son temps de surtravail; ce n’est plus le cas du salarié moderne: la forme salaire permet de brouiller les cartes ce qui fait que le salarié peut avoir l’illusion que le salaire lui paie sa journée entière de travail.
Deuxièmement, ce que le capitaliste reçoit en échange d’une valeur fixe, le salaire, ce n’est pas une autre valeur fixe mais la source créatrice de valeur, la force humaine de travail; ce que peut créer comme valeur cette force de travail dépendra de sa productivité qui n’est pas donnée une fois pour toute. Il ne peut donc y avoir égalité entre deux termes qui sont de nature totalement différentes et qui ne situent pas sur le même plan (valeur fixe=salaire et source créatrice de la valeur=travail). Là encore, nous voyons comment le travail est une marchandise extraordinaire; Comme le dit Castoriadis:"Lorsque le capitaliste a acheté une tonne de charbon, il sait combien de calories il peut en extraire, l'affaire est pour lui terminée. Lorsqu'il a acheté une journée de travail, l'affaire ne fait que commencer. Ce qu'il va pouvoir en extraire comme rendement effectif sera l'enjeu d'une lutte qui ne s'arrêtera pas une seconde pendant la journée de travail. Ni l'état de la technique, ni des "lois économiques" ne suffisent pour déterminer ce qu'est une heure de travail, la consistance réelle de cette abstraction: sa détermination n'est achevée chaque fois - et de façon constamment changeante- que par la lutte entre capitalistes et ouvriers, donc par l'activité des ouvriers." (La question de l'histoire du mouvement ouvrier, p. 45C'est ici qu'apparaît le fait que le salaire n'est pas le produit des lois éternelles de l'économie comme celle de l'offre et de la demande, mais la résultante d'un rapport de force entre les salariés et les employeurs. Qu'est-ce qui serait "la juste rétribution du travail? Cela est éminemment variable et est impossible à définir objectivement car cela dépend d'abord de l'action des hommes et de leur capacité à se mobiliser collectivement pour faire valoir ce qu'ils estiment leur revenir de droit. L'évolution historique sur les trente dernières années de la part respective dans le P.I.B qui va  aux salaires et aux actionnaires montre de façon éclatante que ce qui revient aux salaires est déterminé, dans une très large mesure, par le niveau et l'intensité des luttes au sein du monde du travail pour faire valoir ses droits; plus cette intensité décroît et plus la part salariale tendra à diminuer; ainsi 9,3 points du PIB ont été perdu par les salaires, ce qui représente 180 milliards par an.
A quoi correspond exactement le salaire pour un entrepreneur capitaliste? Comme pour n'importe quelle marchandise, la valeur d'échange de la force de travail est mesurée par le temps socialement nécessaire à sa reproduction jour après jour=le temps que met le travailleur à produire l'équivalent de tout ce qui lui est nécessaire pour vivre. D'où le fait qu'emploi et pouvoir d'achat constituent le pile/face d'une seule et même pièce . Le pouvoir d'achat qu'octroie le salaire est ce qui doit permettre au travailleur d'entretenir sa force de travail, jour après jour, par la satisfaction de ses besoins.
Ainsi, sous l'apparence d'égalité en droit du "contrat de travail" se cache, en réalité, un rapport fondamentalement asymétrique d'exploitation de l'homme sur l'homme. C'est ce qui fait qu'à son niveau le plus fondamental, Marx définissait le capital comme un rapport social entre les travailleurs qui n'ont rien d'autre à vendre sur le marché que leur propre force de travail et les détenteurs des moyens de production. La domination sera le fait de la classe sociale qui pourra attendre le plus longtemps en se passant de l'autre et à ce jeu, la classe qui détient les moyens de production est gagnante à tout coup par le simple fait que le travailleur doit remplir son estomac tous les jours pour ne serait-ce que survivre tandis que la capital peut tranquillement attendre que la valeur du travail baisse suffisament pour l'employer.

C'est ici qu'on peut pointer la contradiction majeure qui parcourt la civilisation occidentale moderne entre les deux grands projets dont elle est porteuse. Le projet démocratique d'un égale participation de tous aux affaires communes et la forme salariat que porte le capitalisme qui implique que seuls ceux détenant les moyens de production sont en position de décider et d'imposer leur volonté. Il faut bien voir que le salariat qui nous semble aujourd'hui "naturel" a d'abord été vécu comme une aliénation de sa liberté ce que ne manque pas de rappeler Chomsky dans le cas des U.S.A: "Il fut un temps aux Etats-Unis, au milieu du XIXème siècle, où le travail salarié n'était pas tenu pour très différent de l'esclavage...C'était le slogan du parti républicain, la bannière sous laquelle les travailleurs du Nord ont combattu pendant la guerre de Sécession: nous sommes opposés à l'esclavage, que ce soit celui des hommes ou celui des salaires. Les hommes libres ne se louent pas aux autres...Il a fallu longtemps pour persuader les gens qu'il est légitime de se louer. Aujourd'hui, hélas, c'est assez largement accepté. Quiconque pense qu'il est légitime d'être un journalier intériorise l'oppression d'une manière qui eût semblé intolérable aux gens des moulins il y a 150 ans. Voilà encore un exemple d'oppression intériorisée, et c'est une réussite." ( De la propagande p. 247) Il y a ainsi une contradiction béante entre le projet capitaliste et le projet d'autonomie que porte la démocratie: à partir du moment, avec l'invention du salariat, où un homme a la possibilité aussi bien technique que juridique de louer la force de travail d'un autre homme, la société s'édifie sur des rapports de domination qu'il est chimérique de vouloir concilier avec le principe démocratique d'une égale participation de tous aux affaires communes. De ce point de vue, Chomsky voudra montrer que la pensée libéraleclassique du XVIIIème siècle est à distinguer rigoureusement du néo-libéralisme qui va se développer à partir du XIXème siècle et plus encore, qu'il y a contradiction entre les deux. La pensée libérale classique est de type précapitaliste. Au contraire, le libéralisme qui se développe à partir du XIXème siècle et qui accompagne la révolution industrielle est de type capitaliste en ce sens qu'il identifie liberté et propriété privée des moyens de production. Citons encore Chomsky:" Contrairement à sa version contemporaine, le libéralisme classique s'attachait principalement au droit des individus à contrôler leur propre travail et à la nécessité d'un travail créatif libre sous son propre contrôle, le droit à la liberté et à la créativité humaine. Pour un libéral classique, le travail salarié capitaliste aurait paru totalement immoral parce qu'il entrave le besoin fondamental des gens de contrôler leur propre travail: vous êtes l'esclave de quelqu'un d'autre. En fait, il n'existe pas de points de vue plus antithétiques que libéralisme classique et capitalisme; si vous prenez les principes de base du libéralisme classique et que vous les appliquez à la période moderne, je pense que vous vous approchez d'assez près des principes qui animaient la Barcelone révolutionnaire de la fin des années 1930, ce qu'on appelle "l'anarcho-syndicalisme". Je crois que c'est le niveau le plus élevé auquel les humains sont arrivés dans leur tentative d'appliquer des principes libertaires qui sont, selon moi, les plus justes." Il y a ici un énorme travail de récupération idéologique qui a été entrepris par les intellectuels de pouvoir au service du capitalisme qu'il est crucial de voir si on veut s'armer intellectuellement contre l'idéologie néo libérale actuelle; il a consisté à récupéré les principes du libéralisme pour leur faire dire tout le contraire de ce qu'ils signifiaient à l'origine. Le cadre social et politique au sein duquel ont pu se concrétiser les principes du libéralisme classique dans la période récente (l'anarcho-syndicalisme de la Barcelone révolutionnaire mais aussi les conseils ouvriers de la Révolution hongroise, cf. H. Arendt, oeuvre choisie, et bien d'autres tentatives, toutes réprimées dans le sang...) pourra être alors dénoncé par ce néo libéralisme sous l'appellation de "communisme", soit une forme de société qui a abolie les libertés individuelles. A contrario, c'est ce qui explique aussi pourquoi un penseur comme Russell a pu évolué politiquement en finissant (à l'occasion de la Première guerre mondiale que les dits "libéraux" ont ardemment soutenu) par se rallier à l'idée que c'est dans le cadre politique d'un socialisme anti autoritaire que les principes du libéralisme classique devraient trouver le cadre adéquat où ils pourront se réaliser et non pas dans le cadre des sociétés actuelles dites "libérales".

L’invention du travail sous la forme du salariat est donc ce qui caractérise les Temps modernes; elle inaugure la séparation du travailleur et de sa force de travail; cette séparation a une signification ambivalente positive et négative. Positivement, elle implique que ce qui est achetable , ce ne sont plus les hommes eux-mêmes mais seulement leur force de travail; ceci rend caduques les formes d’exploitation fondées sur l’esclavage ou le servage à l’intérieur desquelles on est propriétaire du travailleur lui-même. En ce sens, et Marx lui même le souligne, le capitalisme a joué un rôle émancipateur tout à fait fondamental pour les hommes et il pu se trouver, par ce côté là, en phase avec le projet politique porteur de la démocratie. Le capitalisme, à ce stade de son développement, libère les hommes des rapports de dépendance personnelle dans lesquels la société féodale les engageait: on était destiné à devenir pêcheur car c'était le statut social des parents, serf si on était enfant de serf etc. On est désormais propriétaire d'une force de travail impersonnelle qu'on peut louer à qui bon nous semble et que l'on peut employer dans l'activité de son choix personnel.
Mais, négativement, cette séparation signifie que désormais le travail ne fait plus partie de la vie du travailleur lui-même, qu’il lui devient étranger dès lors qu‘il l‘a loué à un tiers. Dans l’ancien mode de production, au contraire, la figure typique est celle du travailleur à domicile, artisan travaillant à son compte, pour lequel son travail faisait partie intégrante de son existence et qui n’était pas astreint à des impératifs de productivité suivant la dictature du temps abstrait des horologes mécaniques. « Ça prendra le temps que ça doit prendre »: telle est la formule qui résume la façon dont le travailleur à domicile appréhendait son travail. André Gorz (philosophe du XXème siècle) résume très bien le passage de l’ancien au nouveau mode de production: « Ce fut une révolution, une subversion du mode de vie, des valeurs, des rapports sociaux et à la nature, l’invention au plein sens du terme de quelque chose qui n’avait encore jamais existé. L’activité productrice était coupée de son sens, de ses motivations et de son objet pour devenir le simple moyen de gagner un salaire. Elle cessait de faire partie de la vie pour devenir le moyen de gagner sa vie. Le temps de travail et le temps de vivre étaient disjoints; le travail, ses outils, ses produits acquéraient une réalité séparée de celle du travailleur et relevaient de décisions étrangères. La satisfaction d’œuvrer en commun et le plaisir de faire étaient supprimés au profit des seules satisfactions que peut acheter l’argent. Autrement dit, le travail concret n’a pu être transformé en ce que Marx appellera le travail abstrait qu’en faisant naître à la place de l’ouvrier-producteur le travailleur-consommateur; c’est-à-dire l’individu social qui ne produit rien de ce qu’il consomme et ne consomme rien de ce qu’il produit… »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire