Dernière mise à jour, le 23-06-20
C’est dans ce contexte de l’expropriation des paysans de leur terre et de la catastrophe sociale qui en découle que doit se comprendre la proposition de Thomas Paine exposée en 1797 et défendue devant le Gouvernement et l' Assemblée nationale français dans La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires. (1) Il s'agit d'une étape importante dans l’histoire de l’idée d’un revenu inconditionnel. Il est le premier à en former explicitement la notion, même si sa proposition entre fortement en résonance avec l'article 21 de la Constitution française de 1793, la plus démocratique de toutes celles qui ont été élaborées à cette époque, mais qui n'était déjà plus d'actualité au moment où Paine se présente devant l'Assemblée nationale:"Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler."
Paine avait répondu par avance à la question que posera Marx quelques décennies plus tard dans le
contexte de la dernière grande vague d‘enclosures des terres que connut l‘Angleterre: "Le peuple des campagnes a-t-il jamais obtenu un liard d’indemnité pour les 3 511 770 acres qu’on lui a arrachés de 1801 à 1831, et que les landlords se sont donnés les uns aux autres par des bills (lois) de clôture? " (Marx, Le capital, livre I, p. 733) On se situe au terme de cette période où la législation achève de légaliser l'appropriation privative des communaux:"entre 1700 et 1845, pas moins de 4 000 lois furent promulguées en Angleterre pour procéder à la clôture des terres et empêcher tout usage collectif de celles-ci." (Latouche, L'âge des limites, p. 65) C’est précisément sous la forme d’une indemnité réparant cette terrible injustice que Paine propose d’établir un revenu inconditionnel.
Ce qui le frappe d‘abord, c’est le paradoxe de la "civilisation" que l’homme blanc prétend apporter au monde par la colonisation. Nous le savons désormais comme Paine le savait: la première chose que l‘homme blanc a dû apprendre à l‘indigène de son propre pays comme à celui des colonies lointaines, c‘est le fléau de la faim: "On n’aperçoit chez [les Indiens du nord de l’Amérique] aucun vestige de la misère humaine, dont toutes les villes de l’Europe nous présentent le hideux spectacle. L’indigence est donc un des fruits qu’a produit la vie civilisée[…] il n’est que trop certains que dans tous les pays de l’Europe il y a des millions d’individus beaucoup plus misérables qu’ils ne l’auraient été […] s’ils étaient aujourd’hui parmi les Indiens du nord de l’Amérique. Il convient d’en expliquer la cause. "(Paine, La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires, p. 15-16) En réalité, comme l'analysera plus tard l'anthropologue américain Sahlins, "l'importance de la faim croît relativement avec le progrès culturel [...] L'évolution économique a donc été soumise à des mouvements contradictoires: mouvement d'enrichissement et dans le même temps, d'appauvrissement, d'appropriation au regard de la nature et d'expropriation au regard de l'homme." (Age de pierre, âge d'abondance, p. 79) C'est ce que relevait déjà Paine: l 'essor de la civilisation moderne a creusé toujours plus l'inégalité des statuts sociaux économiques: "la vie d'un indien comparé à celle d'un européen indigent est un jour de fête perpétuelle, et si on la compare à la vie de nos personnages opulents, elle paraît misérable." ( Paine, La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires, p. 13) La pauvreté est une notion relative qui ne voit le jour que dans un certain contexte social d'inégalités économiques flagrantes; c'est une notion relationnelle; on est, par définition, pauvre relativement à quelqu'un qui ne l'est pas:"Les peuples les plus primitifs du monde ont peu de biens, mais ils ne sont pas pauvres. Car la pauvreté ne consiste pas en une faible quantité de biens [...]; c'est avant tout une relation d'homme à homme, un statut social." (Sahlins, Age de pierre, âge d'abondance, p. 80)
La cause de la misère que génère le projet "civilisateur" de l’homme blanc est donc toute trouvée: elle se situe, en premier lieu, dans l’appropriation privative de la terre par le mouvement des enclosures: "Chez toutes les nations [les possesseurs de la terre] ont dépouillé une grande moitié des habitants de leur héritage naturel, sans songer à les indemniser d’une spoliation qui a entraîné un excès d’indigence et de misère dont il n’y avait pas eu jusque là d’exemple." (Paine, La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires, p. 19) La cause de la misère qu’apporte la vie « civilisée » (terme impropre, comme ne manque pas de le signaler Paine: "Le système qu’on a nommé mal à propos la civilisation." p. 33) vient, fondamentalement de là: de la destruction du lien qui attachait indéfectiblement l’être humain à la terre par la transformation de celle-ci en une marchandise qui peut s’aliéner, se vendre et s'acheter sur un marché que certains peuvent s'approprier de façon exclusive pour en barrer l'accès aux autres. La justice agraire que propose Paine est la réponse faite à un ordre social qui n’a pu s’établir que par l’injustice en privant par des artifices juridiques et par la force de l'appareil répressif d'Etat, des masses d’êtres humains de leur milieu naturel avec lequel ils assuraient leur subsistance: "La faute est inhérente au système, et elle s’est établie dans le monde au moyen de la loi agraire et de l’épée, c’est-à-dire, par la loi du plus fort." (ibid., pp. 20-21)
Personne ne pouvait prétendre, sauf à verser dans l'injustice, s'adjuger la propriété exclusive de la terre pour cette raison élémentaire, à suivre Paine, que la terre n'est pas l'oeuvre de l'humain, mais ce que j'appelle, quant à moi, un don de la nature. Ce qui est le produit de l'artifice humain peut donner lieu à des inégalités car tous n' y contribuent pas également et le fruit du labeur de chacun doit lui revenir en proportion de ses efforts selon Paine. Ici s'applique un principe d'égalité géométrique = égalité de rapports = à chacun selon sa contribution. Mais, ce qui n'est pas l'oeuvre de l'humain, les dons de la nature, ne saurait donner lieu à une répartition inégalitaire que certains s'approprient au détriment d'autres; dans ce domaine s'applique un principe d'égalité arithmétique = tout homme en vaut un autre:"Il y a deux sortes de propriété. Premièrement, la propriété naturelle ou celle qui nous vient du créateur de l'univers; comme la terre, l'air et l'eau. Secondement, la propriété artificielle ou acquise, c'est-à-dire, celle qui est de l'invention des hommes. Pour celle-ci l'égalité est impossible." (ibid., p. 6-7) Sous entendue, l'égalité arithmétique; ce sont les dons de la nature pour lesquels doit s'appliquer un principe d'égalité arithmétique:"La terre n’est point l’ouvrage de l’homme, et quoiqu’il eut naturellement le droit de l’occuper, il n’avait pas le droit d’en affermer une partie comme une propriété à lui appartenante exclusivement et pour toujours." (ibid., p. 17) Comme le développe encore l'anthropologue français du XXème siècle Godelier, dans toutes les sociétés primitives telles que celles des Indiens d'Amérique, il n’y a que deux types de rapports par lesquels l'être humain habite la terre. Dans tous les cas, elle ne doit jamais être transformée en un bien qui pourrait s’aliéner par l’achat et la vente. Soit, elle « fait partie des biens communs inaliénables qu’on doit garder et qu’on ne peut donner. » (L'énigme du don, p. 131) Soit, « dans d’autres sociétés, la terre elle-même est […] un bien inaliénable dont on garde la propriété […] mais dont on peut céder l’usage. » (Ibid., p. 131) C’est le sens de la distinction entre les choses sacrées qui ne peuvent d’aucune façon circuler et les choses précieuses qui peuvent circuler mais dont on n’aliène jamais la propriété: une tribu peut céder, par exemple, un droit d'usage à une autre tribu sur un puits dans le désert mais ne peut jamais lui vendre. Le statut de la terre est toujours celui ou d’une chose sacrée ou d’une chose précieuse.
Si l'on reprend ces catégories de l'anthropologie de Godelier, on pourra dire que la situation qui résulte de l’appropriation individuelle de la terre, pour Paine, ne peut correspondre, en toute justice, qu' à la circulation d'une chose précieuse. Si l’humanité peut céder la possession et l'usage de la terre à un de ses membres elle ne peut et ne doit jamais, en revanche, en céder la propriété.
Paine ne fait qu'exprimer dans ses termes à lui le statut de chose précieuse que la terre a eu dans les sociétés humaines primitives. Elle doit rester la propriété commune de l’humanité, même si celle-ci peut en céder la possession pour la faire fructifier et la cultiver, à des individus. Mais, à partir de là, ceux-ci doivent une rente à l’humanité: "Tout possesseur de terre doit par conséquent à la communauté ou société une rente foncière." ( Paine, La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires p. 16) Elle prendra la forme d’un revenu inconditionnel que Paine formule ainsi: « créer un fond national pour payer à tous les individus qui auront atteint l’âge de vingt et un ans, la somme de quinze livres sterlings, à titre d’indemnité du droit naturel, dont le système des propriétés territoriales les a dépouillés. Et pour payer annuellement la somme de dix livres sterlings, durant leur vie, à tous les individus qui ont atteint l’âge de cinquante ans, et aux autres, à mesure qu’ils arriveront audit âge. » (ibid., pp. 19-20)
Ce que propose Paine correspond assez bien au concept de"réforme révolutionnaire" que Gorz élaborera deux siècles plus tard, pour soutenir, lui aussi, d'une autre façon, le principe d'un revenu inconditionnel. En effet, on est frappé, quand on lit le texte de Paine, par une sorte de double discours: il affirme tantôt la nécessité d’une démarche révolutionnaire qui suppose une transformation radicale de l’ordre social. Il dit ainsi que « la civilisation dans la situation présente est aussi odieuse qu’injuste. Elle est absolument l’opposé de ce qu’elle devrait être, et il est nécessaire que s’y fasse une révolution. » (ibid., p. 30) Mais, il insiste aussi, en d’autres endroits, sur le caractère conservatoire de sa proposition qui serait dans l‘intérêt des classes possédantes elles-mêmes. A l'entendre, son application serait de nature à les mettre à l’abri d’un danger de soulèvement des pauvres: "la situation des propriétés devient critique et précaire; et ce n’est qu’au moyen d’un système équitable que le possesseur peut établir sa sûreté. Pour écarter le danger, il faut faire cesser les antipathies, et ceci ne peut s‘opérer qu‘en faisant produire aux propriétés quelque avantage qui s‘étende à tous les individus." (ibid., p. 39) Il est vrai qu'il faut sans doute ici contextualiser le propos de Paine: en 1797, la France est sous le régime de ce qu'on a appelé de façon évocatrice la "République des possédants"; la période révolutionnaire touche alors à sa fin et il semble assez évident que Paine ne voulait trop effaroucher le parterre de grands bourgeois qu'il avait face à lui en abordant de façon brutale la question du droit de propriété.
Dans la philosophie de Paine, il est de toute façon impossible que l'histoire fasse marche arrière (ce qui, au cas par cas, est discutable, en témoigne la réinstitution communale de la terre chez certaines tribus indiennes de l'Amérique du Nord qui leur ont permis de faire renaître leur culture au XXème siècle) et que l'on exproprie les grands propriétaires fonciers pour redonner la terre en libre accès à tous. D'où le principe d'une indemnité qui prendra la forme d'un revenu inconditionnel. Cependant, l'absence d'une telle réparation peut rendre d'autant plus légitimes des formes illégales d'action qui redonnent l'usage de la terre à ceux qui en sont dépossédés. C'est l'invention propre aux Temps modernes du squattage :« terme officiel proposé pour "squat", occupation illégale de terrain ou de lieu » Il est facile de comprendre pourquoi le processus d’enclosure des terres « au moyen de la loi agraire et de l’épée » rend possible, à partir de là, la création typiquement moderne de la figure du squatter. Il a incarné, une forme importante de résistance de la société pour se protéger contre le processus de marchandisation de la terre, notamment, à travers le mouvement des Diggers, en Angleterre, mené par G. Winstanley:« Le Dimanche 1er Avril 1649, deux mois après l’exécution du roi Charles I, un petit groupe d’individus visiblement fort pauvres prend possession des friches de la colline Saint Georges dans le Surrey, près de Londres. Ces terres dépendant du Manoir local, leur entreprise est manifestement illégale. D’autant plus qu’ils entendent en faire le point de départ d’une immense opération de réappropriation collective des communaux d’Angleterre de la part du "commun peuple". L’expérience durera tout juste un an. » ( F. Matheron, Winstanley et les Diggers ) Dans les textes que Winstanley nous a laissé, il donnait à entendre l’importance de cette lutte: "Le différent opposant les Seigneurs des Manoirs et les pauvres au sujet des communaux est la plus grande controverse soulevée ces six cents dernières années. […] Que les riches travaillent seuls de leur côté, et que les pauvres travaillent ensemble du leur, les riches dans les enclosures, disant "ceci est à moi" et les pauvres dans leurs communaux, disant, "ceci est à nous.""(cité par F. Matheron, ibid.) Dans la perspective chrétienne de Winstanley, comme pour Paine, la terre est un don fait à l'humain dont le donateur, Dieu, reste le propriétaire: "Au commencement du temps le grand créateur destina la terre à être un trésor commun." (ibid.) Aucun homme ne pouvait prétendre se l‘approprier pour lui seul de façon exclusive, sauf à commettre un acte sacrilège. Peu importe, au fond, le contexte religieux dans lequel se situe Winstanley; dans tous les cas, comme le rappelait Paine, "la terre n'est point l'ouvrage de l'homme"; elle n'a pas été créée par l'industrie humaine en vue de la vente ou de l'achat comme le dira plus tard Polanyi; elle ne doit pas être considérée comme une marchandise. Les squatters actuels qui font valoir un droit d'usage sur la terre (ce qui exclut évidemment des formes de squat qui s'apparentent à du saccage), partout dans le monde, où la terre a été transformée en "marchandise fictive" sont les héritiers directs de ces Diggers qui luttaient contre le démembrement des terres communales. On peut renvoyer ici au documentaire tiré de l'ouvrage de Fremeaux et Jordan, Les sentiers de l'utopie, à partir de 30'30, le squat de Can Masdeu en Espagne et à partir de 50', celui d'un hameau à l'abandon dans les Cévennes, pour en donner deux exemples parmi tant d'autres, de notre époque.
Paine n'en appelle pas cependant à ces formes illégales d'action mais à une réforme de la loi. Il pense le revenu inconditionnel sur le registre du droit qu’il oppose au don. Il s’agit de réparer une injustice et non pas de faire la charité aux pauvres: "ce n’est point une charité que je demande, mais un droit que je réclame; ce n’est point un don mais une justice." (ibid., p. 30) Il faut bien admettre que le propos de Paine, sur ce point, contient une faiblesse qui vient de ce qu’il réduit purement et simplement le don à la seule charité. Or, le don possède une extension plus bien plus grande que la seule forme charitable qu'il a pris dans la société féodale. En un certain sens, la terre, comme Paine l'admet par ailleurs, est bien un don qui est fait à chaque membre de l‘espèce humaine. Il ne lui à rien coûté de pouvoir l'habiter avec toutes les richesses (comme l'eau ou la biodiversité) qu’elle contient, produits de millions d’années d’une évolution naturelle ne devant rien à l'humain. Celui qui en a été injustement privé doit recevoir un substitut de ce don premier, substitut qui est le revenu inconditionnel...
(1) C'est ici l'occasion de se demander comment il se fait qu'un anglais, qui ira se réfugier aux Etats-Unis, avait le statut de député à l'Assemblée législative française, pour être en mesure de proposer ce genre de projet de loi, qui n'avait, notons le quand même, aucune chance d'être ratifié à ce moment- là? C'est un point qui soulève des questions tout à fait fondamentales touchant les notions de citoyenneté, de nationalité et de patrie. Ce qu'il faut savoir, c'est que pendant la période révolutionnaire, de 1789 à 1799, la citoyenneté française n'était pas fondée d'abord sur des critères culturels ou territoriaux mais politiques, conception qu'on retrouvera encore à l'oeuvre au moment de la Commune de Paris de 1871, qui explique que des individus venus des quatre coins de l'Europe, s'y étaient rendus pour défendre, les armes à la main, la République des rouges (voir, le paragraphe consacré à la Commune dans l'article, La tripartition du champ politique au XIXème siècle). T. Paine avait obtenu la citoyenneté française simplement parce qu'il avait pris fait et cause pour la Révolution et les idéaux républicains qui la sous-tendaient. Evidemment, nous nous sommes aujourd'hui bien éloignés de cette conception, puisque désormais, l'appartenance à la République française est garantie automatiquement par le fait de naître sur le territoire national (le droit du sol), sans qu'il ne soit plus nécessaire d'acter de son adhésion à ses principes; c'est, en fait, la conception allemande de la nation qui s'est d'une certaine façon immixée à la conception française: dès le XVIIIème siècle, elle pensait l'appartenance à une nation sur la base d'un héritage culturel et historique, et non à partir de critères politiques impliquant une adhésion consciente et délibérée à certaines valeurs bien définies. Quand on parle aujourd'hui de la question de l'identité nationale et de déterminer ce qui fait de nous un citoyen français, c'est quelque chose qu'il ne faudrait jamais oublier pour situer historiquement ce débat; on voit bien ici les implications très concrètes, politiques de ce qui est en jeu: en particulier, peut-on, sans problème, reconnaître la citoyenneté française à des individus, fussent-ils nés sur le sol français, qui militeraient ouvertement pour la négation des idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité, censés servir de guide à la République? Et, tout aussi bien, peut-on, là aussi sans problème, se voir attribuer automatiquement la citoyenneté française, quelque soit son milieu socio-culturel d'origine, sans s'être jamais sérieusement instruit, questionné et positionné relativement à ce que peuvent bien signifier de tels idéaux?
C’est dans ce contexte de l’expropriation des paysans de leur terre et de la catastrophe sociale qui en découle que doit se comprendre la proposition de Thomas Paine exposée en 1797 et défendue devant le Gouvernement et l' Assemblée nationale français dans La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires. (1) Il s'agit d'une étape importante dans l’histoire de l’idée d’un revenu inconditionnel. Il est le premier à en former explicitement la notion, même si sa proposition entre fortement en résonance avec l'article 21 de la Constitution française de 1793, la plus démocratique de toutes celles qui ont été élaborées à cette époque, mais qui n'était déjà plus d'actualité au moment où Paine se présente devant l'Assemblée nationale:"Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler."
Paine avait répondu par avance à la question que posera Marx quelques décennies plus tard dans le
contexte de la dernière grande vague d‘enclosures des terres que connut l‘Angleterre: "Le peuple des campagnes a-t-il jamais obtenu un liard d’indemnité pour les 3 511 770 acres qu’on lui a arrachés de 1801 à 1831, et que les landlords se sont donnés les uns aux autres par des bills (lois) de clôture? " (Marx, Le capital, livre I, p. 733) On se situe au terme de cette période où la législation achève de légaliser l'appropriation privative des communaux:"entre 1700 et 1845, pas moins de 4 000 lois furent promulguées en Angleterre pour procéder à la clôture des terres et empêcher tout usage collectif de celles-ci." (Latouche, L'âge des limites, p. 65) C’est précisément sous la forme d’une indemnité réparant cette terrible injustice que Paine propose d’établir un revenu inconditionnel.
Ce qui le frappe d‘abord, c’est le paradoxe de la "civilisation" que l’homme blanc prétend apporter au monde par la colonisation. Nous le savons désormais comme Paine le savait: la première chose que l‘homme blanc a dû apprendre à l‘indigène de son propre pays comme à celui des colonies lointaines, c‘est le fléau de la faim: "On n’aperçoit chez [les Indiens du nord de l’Amérique] aucun vestige de la misère humaine, dont toutes les villes de l’Europe nous présentent le hideux spectacle. L’indigence est donc un des fruits qu’a produit la vie civilisée[…] il n’est que trop certains que dans tous les pays de l’Europe il y a des millions d’individus beaucoup plus misérables qu’ils ne l’auraient été […] s’ils étaient aujourd’hui parmi les Indiens du nord de l’Amérique. Il convient d’en expliquer la cause. "(Paine, La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires, p. 15-16) En réalité, comme l'analysera plus tard l'anthropologue américain Sahlins, "l'importance de la faim croît relativement avec le progrès culturel [...] L'évolution économique a donc été soumise à des mouvements contradictoires: mouvement d'enrichissement et dans le même temps, d'appauvrissement, d'appropriation au regard de la nature et d'expropriation au regard de l'homme." (Age de pierre, âge d'abondance, p. 79) C'est ce que relevait déjà Paine: l 'essor de la civilisation moderne a creusé toujours plus l'inégalité des statuts sociaux économiques: "la vie d'un indien comparé à celle d'un européen indigent est un jour de fête perpétuelle, et si on la compare à la vie de nos personnages opulents, elle paraît misérable." ( Paine, La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires, p. 13) La pauvreté est une notion relative qui ne voit le jour que dans un certain contexte social d'inégalités économiques flagrantes; c'est une notion relationnelle; on est, par définition, pauvre relativement à quelqu'un qui ne l'est pas:"Les peuples les plus primitifs du monde ont peu de biens, mais ils ne sont pas pauvres. Car la pauvreté ne consiste pas en une faible quantité de biens [...]; c'est avant tout une relation d'homme à homme, un statut social." (Sahlins, Age de pierre, âge d'abondance, p. 80)
La cause de la misère que génère le projet "civilisateur" de l’homme blanc est donc toute trouvée: elle se situe, en premier lieu, dans l’appropriation privative de la terre par le mouvement des enclosures: "Chez toutes les nations [les possesseurs de la terre] ont dépouillé une grande moitié des habitants de leur héritage naturel, sans songer à les indemniser d’une spoliation qui a entraîné un excès d’indigence et de misère dont il n’y avait pas eu jusque là d’exemple." (Paine, La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires, p. 19) La cause de la misère qu’apporte la vie « civilisée » (terme impropre, comme ne manque pas de le signaler Paine: "Le système qu’on a nommé mal à propos la civilisation." p. 33) vient, fondamentalement de là: de la destruction du lien qui attachait indéfectiblement l’être humain à la terre par la transformation de celle-ci en une marchandise qui peut s’aliéner, se vendre et s'acheter sur un marché que certains peuvent s'approprier de façon exclusive pour en barrer l'accès aux autres. La justice agraire que propose Paine est la réponse faite à un ordre social qui n’a pu s’établir que par l’injustice en privant par des artifices juridiques et par la force de l'appareil répressif d'Etat, des masses d’êtres humains de leur milieu naturel avec lequel ils assuraient leur subsistance: "La faute est inhérente au système, et elle s’est établie dans le monde au moyen de la loi agraire et de l’épée, c’est-à-dire, par la loi du plus fort." (ibid., pp. 20-21)
Personne ne pouvait prétendre, sauf à verser dans l'injustice, s'adjuger la propriété exclusive de la terre pour cette raison élémentaire, à suivre Paine, que la terre n'est pas l'oeuvre de l'humain, mais ce que j'appelle, quant à moi, un don de la nature. Ce qui est le produit de l'artifice humain peut donner lieu à des inégalités car tous n' y contribuent pas également et le fruit du labeur de chacun doit lui revenir en proportion de ses efforts selon Paine. Ici s'applique un principe d'égalité géométrique = égalité de rapports = à chacun selon sa contribution. Mais, ce qui n'est pas l'oeuvre de l'humain, les dons de la nature, ne saurait donner lieu à une répartition inégalitaire que certains s'approprient au détriment d'autres; dans ce domaine s'applique un principe d'égalité arithmétique = tout homme en vaut un autre:"Il y a deux sortes de propriété. Premièrement, la propriété naturelle ou celle qui nous vient du créateur de l'univers; comme la terre, l'air et l'eau. Secondement, la propriété artificielle ou acquise, c'est-à-dire, celle qui est de l'invention des hommes. Pour celle-ci l'égalité est impossible." (ibid., p. 6-7) Sous entendue, l'égalité arithmétique; ce sont les dons de la nature pour lesquels doit s'appliquer un principe d'égalité arithmétique:"La terre n’est point l’ouvrage de l’homme, et quoiqu’il eut naturellement le droit de l’occuper, il n’avait pas le droit d’en affermer une partie comme une propriété à lui appartenante exclusivement et pour toujours." (ibid., p. 17) Comme le développe encore l'anthropologue français du XXème siècle Godelier, dans toutes les sociétés primitives telles que celles des Indiens d'Amérique, il n’y a que deux types de rapports par lesquels l'être humain habite la terre. Dans tous les cas, elle ne doit jamais être transformée en un bien qui pourrait s’aliéner par l’achat et la vente. Soit, elle « fait partie des biens communs inaliénables qu’on doit garder et qu’on ne peut donner. » (L'énigme du don, p. 131) Soit, « dans d’autres sociétés, la terre elle-même est […] un bien inaliénable dont on garde la propriété […] mais dont on peut céder l’usage. » (Ibid., p. 131) C’est le sens de la distinction entre les choses sacrées qui ne peuvent d’aucune façon circuler et les choses précieuses qui peuvent circuler mais dont on n’aliène jamais la propriété: une tribu peut céder, par exemple, un droit d'usage à une autre tribu sur un puits dans le désert mais ne peut jamais lui vendre. Le statut de la terre est toujours celui ou d’une chose sacrée ou d’une chose précieuse.
Si l'on reprend ces catégories de l'anthropologie de Godelier, on pourra dire que la situation qui résulte de l’appropriation individuelle de la terre, pour Paine, ne peut correspondre, en toute justice, qu' à la circulation d'une chose précieuse. Si l’humanité peut céder la possession et l'usage de la terre à un de ses membres elle ne peut et ne doit jamais, en revanche, en céder la propriété.
Paine ne fait qu'exprimer dans ses termes à lui le statut de chose précieuse que la terre a eu dans les sociétés humaines primitives. Elle doit rester la propriété commune de l’humanité, même si celle-ci peut en céder la possession pour la faire fructifier et la cultiver, à des individus. Mais, à partir de là, ceux-ci doivent une rente à l’humanité: "Tout possesseur de terre doit par conséquent à la communauté ou société une rente foncière." ( Paine, La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires p. 16) Elle prendra la forme d’un revenu inconditionnel que Paine formule ainsi: « créer un fond national pour payer à tous les individus qui auront atteint l’âge de vingt et un ans, la somme de quinze livres sterlings, à titre d’indemnité du droit naturel, dont le système des propriétés territoriales les a dépouillés. Et pour payer annuellement la somme de dix livres sterlings, durant leur vie, à tous les individus qui ont atteint l’âge de cinquante ans, et aux autres, à mesure qu’ils arriveront audit âge. » (ibid., pp. 19-20)
Ce que propose Paine correspond assez bien au concept de"réforme révolutionnaire" que Gorz élaborera deux siècles plus tard, pour soutenir, lui aussi, d'une autre façon, le principe d'un revenu inconditionnel. En effet, on est frappé, quand on lit le texte de Paine, par une sorte de double discours: il affirme tantôt la nécessité d’une démarche révolutionnaire qui suppose une transformation radicale de l’ordre social. Il dit ainsi que « la civilisation dans la situation présente est aussi odieuse qu’injuste. Elle est absolument l’opposé de ce qu’elle devrait être, et il est nécessaire que s’y fasse une révolution. » (ibid., p. 30) Mais, il insiste aussi, en d’autres endroits, sur le caractère conservatoire de sa proposition qui serait dans l‘intérêt des classes possédantes elles-mêmes. A l'entendre, son application serait de nature à les mettre à l’abri d’un danger de soulèvement des pauvres: "la situation des propriétés devient critique et précaire; et ce n’est qu’au moyen d’un système équitable que le possesseur peut établir sa sûreté. Pour écarter le danger, il faut faire cesser les antipathies, et ceci ne peut s‘opérer qu‘en faisant produire aux propriétés quelque avantage qui s‘étende à tous les individus." (ibid., p. 39) Il est vrai qu'il faut sans doute ici contextualiser le propos de Paine: en 1797, la France est sous le régime de ce qu'on a appelé de façon évocatrice la "République des possédants"; la période révolutionnaire touche alors à sa fin et il semble assez évident que Paine ne voulait trop effaroucher le parterre de grands bourgeois qu'il avait face à lui en abordant de façon brutale la question du droit de propriété.
Dans la philosophie de Paine, il est de toute façon impossible que l'histoire fasse marche arrière (ce qui, au cas par cas, est discutable, en témoigne la réinstitution communale de la terre chez certaines tribus indiennes de l'Amérique du Nord qui leur ont permis de faire renaître leur culture au XXème siècle) et que l'on exproprie les grands propriétaires fonciers pour redonner la terre en libre accès à tous. D'où le principe d'une indemnité qui prendra la forme d'un revenu inconditionnel. Cependant, l'absence d'une telle réparation peut rendre d'autant plus légitimes des formes illégales d'action qui redonnent l'usage de la terre à ceux qui en sont dépossédés. C'est l'invention propre aux Temps modernes du squattage :« terme officiel proposé pour "squat", occupation illégale de terrain ou de lieu » Il est facile de comprendre pourquoi le processus d’enclosure des terres « au moyen de la loi agraire et de l’épée » rend possible, à partir de là, la création typiquement moderne de la figure du squatter. Il a incarné, une forme importante de résistance de la société pour se protéger contre le processus de marchandisation de la terre, notamment, à travers le mouvement des Diggers, en Angleterre, mené par G. Winstanley:« Le Dimanche 1er Avril 1649, deux mois après l’exécution du roi Charles I, un petit groupe d’individus visiblement fort pauvres prend possession des friches de la colline Saint Georges dans le Surrey, près de Londres. Ces terres dépendant du Manoir local, leur entreprise est manifestement illégale. D’autant plus qu’ils entendent en faire le point de départ d’une immense opération de réappropriation collective des communaux d’Angleterre de la part du "commun peuple". L’expérience durera tout juste un an. » ( F. Matheron, Winstanley et les Diggers ) Dans les textes que Winstanley nous a laissé, il donnait à entendre l’importance de cette lutte: "Le différent opposant les Seigneurs des Manoirs et les pauvres au sujet des communaux est la plus grande controverse soulevée ces six cents dernières années. […] Que les riches travaillent seuls de leur côté, et que les pauvres travaillent ensemble du leur, les riches dans les enclosures, disant "ceci est à moi" et les pauvres dans leurs communaux, disant, "ceci est à nous.""(cité par F. Matheron, ibid.) Dans la perspective chrétienne de Winstanley, comme pour Paine, la terre est un don fait à l'humain dont le donateur, Dieu, reste le propriétaire: "Au commencement du temps le grand créateur destina la terre à être un trésor commun." (ibid.) Aucun homme ne pouvait prétendre se l‘approprier pour lui seul de façon exclusive, sauf à commettre un acte sacrilège. Peu importe, au fond, le contexte religieux dans lequel se situe Winstanley; dans tous les cas, comme le rappelait Paine, "la terre n'est point l'ouvrage de l'homme"; elle n'a pas été créée par l'industrie humaine en vue de la vente ou de l'achat comme le dira plus tard Polanyi; elle ne doit pas être considérée comme une marchandise. Les squatters actuels qui font valoir un droit d'usage sur la terre (ce qui exclut évidemment des formes de squat qui s'apparentent à du saccage), partout dans le monde, où la terre a été transformée en "marchandise fictive" sont les héritiers directs de ces Diggers qui luttaient contre le démembrement des terres communales. On peut renvoyer ici au documentaire tiré de l'ouvrage de Fremeaux et Jordan, Les sentiers de l'utopie, à partir de 30'30, le squat de Can Masdeu en Espagne et à partir de 50', celui d'un hameau à l'abandon dans les Cévennes, pour en donner deux exemples parmi tant d'autres, de notre époque.
Paine n'en appelle pas cependant à ces formes illégales d'action mais à une réforme de la loi. Il pense le revenu inconditionnel sur le registre du droit qu’il oppose au don. Il s’agit de réparer une injustice et non pas de faire la charité aux pauvres: "ce n’est point une charité que je demande, mais un droit que je réclame; ce n’est point un don mais une justice." (ibid., p. 30) Il faut bien admettre que le propos de Paine, sur ce point, contient une faiblesse qui vient de ce qu’il réduit purement et simplement le don à la seule charité. Or, le don possède une extension plus bien plus grande que la seule forme charitable qu'il a pris dans la société féodale. En un certain sens, la terre, comme Paine l'admet par ailleurs, est bien un don qui est fait à chaque membre de l‘espèce humaine. Il ne lui à rien coûté de pouvoir l'habiter avec toutes les richesses (comme l'eau ou la biodiversité) qu’elle contient, produits de millions d’années d’une évolution naturelle ne devant rien à l'humain. Celui qui en a été injustement privé doit recevoir un substitut de ce don premier, substitut qui est le revenu inconditionnel...
(1) C'est ici l'occasion de se demander comment il se fait qu'un anglais, qui ira se réfugier aux Etats-Unis, avait le statut de député à l'Assemblée législative française, pour être en mesure de proposer ce genre de projet de loi, qui n'avait, notons le quand même, aucune chance d'être ratifié à ce moment- là? C'est un point qui soulève des questions tout à fait fondamentales touchant les notions de citoyenneté, de nationalité et de patrie. Ce qu'il faut savoir, c'est que pendant la période révolutionnaire, de 1789 à 1799, la citoyenneté française n'était pas fondée d'abord sur des critères culturels ou territoriaux mais politiques, conception qu'on retrouvera encore à l'oeuvre au moment de la Commune de Paris de 1871, qui explique que des individus venus des quatre coins de l'Europe, s'y étaient rendus pour défendre, les armes à la main, la République des rouges (voir, le paragraphe consacré à la Commune dans l'article, La tripartition du champ politique au XIXème siècle). T. Paine avait obtenu la citoyenneté française simplement parce qu'il avait pris fait et cause pour la Révolution et les idéaux républicains qui la sous-tendaient. Evidemment, nous nous sommes aujourd'hui bien éloignés de cette conception, puisque désormais, l'appartenance à la République française est garantie automatiquement par le fait de naître sur le territoire national (le droit du sol), sans qu'il ne soit plus nécessaire d'acter de son adhésion à ses principes; c'est, en fait, la conception allemande de la nation qui s'est d'une certaine façon immixée à la conception française: dès le XVIIIème siècle, elle pensait l'appartenance à une nation sur la base d'un héritage culturel et historique, et non à partir de critères politiques impliquant une adhésion consciente et délibérée à certaines valeurs bien définies. Quand on parle aujourd'hui de la question de l'identité nationale et de déterminer ce qui fait de nous un citoyen français, c'est quelque chose qu'il ne faudrait jamais oublier pour situer historiquement ce débat; on voit bien ici les implications très concrètes, politiques de ce qui est en jeu: en particulier, peut-on, sans problème, reconnaître la citoyenneté française à des individus, fussent-ils nés sur le sol français, qui militeraient ouvertement pour la négation des idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité, censés servir de guide à la République? Et, tout aussi bien, peut-on, là aussi sans problème, se voir attribuer automatiquement la citoyenneté française, quelque soit son milieu socio-culturel d'origine, sans s'être jamais sérieusement instruit, questionné et positionné relativement à ce que peuvent bien signifier de tels idéaux?
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