jeudi 8 mai 2014

2) Toute morale est-elle contre nature?

Consolation chez les bonobos
                                            
2 Les bases naturelles de la morale
a) Reconceptualisation de la notion de darwinisme social (voir aussi, La gestion libérale de la superfluité humaine: la fable des chèvres et des chiens)
La confusion dans laquelle  tombent ces théories de l'évolution  mettant en avant la cruauté, la compétition et l'égoïsme comme traits dominants de la nature est ce que l'éthologue Frans de Waal appelle "l'erreur de Beethoven"; on sait que celui-ci composa ses oeuvres parmi les plus remarquables dans un taudis. L'erreur serait de croire que puisqu'il vivait dans un tel environnement, il n'a pu produire que des choses affreuses. Appliquée à la biologie, "l'erreur de Beethoven consiste à croire que, puisque la sélection naturelle est un processus d'élimination cruelle et sans pitié, elle n'a pu que produire des créatures elles-mêmes cruelles et sans pitié." ( F. de Waal, Primates et philosophes, p. 89) Tomber dans cette erreur, c'est se rendre aveugle au fait que la sélection naturelle a pu favoriser, dans certains contextes, des formes d'entraide, de coopération, d'altruisme et de bienveillance mutuelle comme facteur propice à la survie des espèces.
C'est l'erreur dans laquelle tombe les partisans d'une version ultra libérale du darwinisme social comme le sociologue américain Summer; selon lui, la civilisation devrait se fonder sur le principe de la sélection naturelle du plus apte à la survie en organisant la compétition généralisée de tous contre tous. En l'empêchant et en voulant garantir un filet de protection sociale aux moins aptes, on ne ferait que céder à la faiblesse d'un sentimentalisme moral qui détruit les fondements naturels de la civilisation. Poussée jusque dans ses ultimes conséquences cette version de la théorie de l'évolution conduit à penser que la morale humaine qui prétend s'opposer à l'égoïsme naturel ne peut conduire qu'à l'affaiblissement de l'espèce, et, à terme, à son extinction en favorisant la survie des plus faibles aux détriment des plus forts. C'est bien le sens de la version libérale du darwinisme social que donnait Summer:"Si nous n'aimons pas la survie du plus apte, nous n'avons qu'une seule solution possible: c'est la survie du moins apte. La première est la loi de la civilisation; l'autre est la loi de l'anti-civilisation [...] un troisième plan -le desideratum socialiste- un plan pour nourrir les moins aptes en faisant progresser la civilisation, jamais aucun homme ne pourra le trouver." (cité par Chanial dans, La délicate essence du socialisme, p. 71)
Cette application sociale du darwinisme et ses implications morales et politiques légitimant le règne actuel de la compétition de tous contre tous, à tous les échelons de la vie sociale, méritent évidemment d'être discutées pour une raison de fond. La théorie de l'évolution des espèces est parfaitement compatible avec des principes  de solidarité et d'entraide sur la base desquels les membres de l'espèce humaine ont développé des vertus de sociabilité. On peut même aller jusqu'à soutenir qu'ils s'accordent mieux avec elle. La lutte pour la vie, à bien des égards, a favorisé l'émergence, la survie et le développement des espèces dont les membres ont été capables de créer les formes les plus complexes de  collaboration entre eux. Déjà, au niveau végétal, nous trouvons ces formes de solidarité qui favorisent la survie des espèces lorsqu'elles se retrouvent confrontées à un milieu hostile qui menace leur existence (cf. l'entraide entre les plantes) C'est pourquoi aussi les biologistes russes  qui étayaient leurs observations à partir de l'étude d'espèces confrontées à un milieu particulièrement hostile comme en Sibérie furent moins tentés de succomber à l'erreur de Beethoven, par exemple, Kropotkin dont Eugène Fournière, un penseur des premiers socialismes, au XIXème sièce, résumait ainsi la position :"Ce ne sont pas les plus forts, mais les plus sociables qui durent et se développent." (cité par Chanial, La délicate essence du socialisme, pp. 94-95) A contrario, les biologistes occidentaux ont formulé leur théorie plutôt  à partir de d'observations faites dans des milieux tropicaux où l'abondance de sources de subsistance permettaient aux espèces de relâcher les liens de coopération.
 Partant de là, un autre socialiste des origines comme Benoît Malon pouvait légitimement soutenir que la morale socialiste fondée sur les vertus de sociabilité s'accorde mieux avec la théorie de l'évolution des espèces que le libéralisme débridé de gens comme Summer qui érige l'égoïsme en système. Pour Malon, à la "lutte pour la vie", il faut ajouter son complément nécessaire, "l'association pour la lutte". C'est encore de nos jours, avec les découvertes les plus récentes dans le domaine de la biologie, que nous verrons plus loin, qu'un militant de la gauche américaine, le linguiste G. Lakoff, veut voir réintroduire des valeurs de sociabilité et de solidarité dans la politique de son pays pour affronter au mieux une situation de crise qui désormais affecte l'ensemble des couches de l'humanité:"C'est de ces prémisses et de la constatation que les groupes parviennent à survivre mieux dans les situations critiques s'ils se comportent de façon non compétitive, mais collaborative [...] que découle sa proposition au Parti démocrate, et par extension à tous les partis "progressistes"." (Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p. 799)
Mais, observons chez les animaux sociaux eux-mêmes ces vertus de sociabilité à l'oeuvre. Exemple parmi tant d'autres, la pulsion pro sociale qui les porte à se soucier du bien être des autres de façon désintéressée est attestée par cette expérience faite sur des singes capucins.

On propose deux types de jetons au singe, l'un égoïste, l'autre pro social:"S'il choisissait le jeton égoïste, le singe recevait un petit morceau de pomme lorsqu'il le rendait, mais son partenaire n'obtenait rien. Le jeton prosocial, en revanche, valait une récompense égale aux deux singes en même temps." ( de Waal, L'âge de l'empathie, p. 169) Le jeton prosocial était massivement préféré et d'autant plus que la proximité sociale entre les deux singes était forte. Une expérience semblable sur les chimpanzés aboutissait à la même conclusion. Déjà, au niveau du comportement des animaux sociaux, nous voyons bien que le souci de venir en aide aux autres n'obéit pas à la logique du seul intérêt puisque "les choix prosociaux ne produisaient pas plus de récompenses que les choix égoïstes" (ibid., p. 172)  Par où l'on voit que, d'une certaine façon, déjà chez les animaux sociaux, on ne peut se contenter simplement de vivre en société mais qu'il faut aussi et surtout  faire société pour vivre, c'est-à-dire avoir des comportements qui préservent, nourrissent et reproduisent le lien social. Sans autre précision, ce que disait l'anthropologue Maurice Godelier néglige grandement ce qui rapproche les sociétés humaines et animales de ce point de vue:" l'humanité ne se contente pas de vivre en société, comme d'autres animaux sociaux, elle produit de la société pour vivre." (Godelier, au fondement des sociétés humaines, p. 127) Nous sommes ici, dès le stade animal d'évolution, dans quelque chose qui ressemble à un rapport de don dans lequel le comportement n'est pas dicté par l'obtention de biens mais se détermine au nom de liens d'affection dont il convient de prendre soin. Le plus remarquable est que "le choix ne pouvait s'expliquer par la peur d'une sanction, le singe dominant (celui qui avait le moins à craindre) se révéla être le plus prosocial." (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 170)  Observation troublante car il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec le mode de fonctionnement des sociétés humaines primitives dans lesquelles le statut de chef est également réservé aux membres qui témoignent du degré le plus élevé de sociabilité: la générosité est une des trois vertus cardinales pour aspirer à être reconnu comme tel, ainsi que l'anthropologue Pierre Clastres l'a montré: voir le paragraphe, Chefferie primitive vs chefferie archaïque, à propos de l'étude des sociétés archaïques, à partir desquelles, seulement, le statut de chef devient un privilège et non plus une charge. Le parallèle peut être poussé encore plus loin dans la mesure où dans les sociétés de chimpanzés comme dans les sociétés humaines primitives une autre fonction essentielle de la chefferie est d'être "faiseuse de paix" et d'apaiser les tensions sociales:" Les mâles eux-mêmes résolvent quantité de conflits. La tâche incombe aux mâles du sommet de la hiérarchie, qui interviennent lorsque les disputes dégénèrent." (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 58) C'est à tel point vrai que si l'on sépare les chefs du reste du clan celui-ci va très vite se désagréger en entraînant des conflits de plus en plus nombreux et violents. Il y a là une continuité remarquable qui ne s'interrompt qu'avec l'avènement des sociétés archaïques à Etat à partir desquelles l'égocentrisme devient le trait dominant de la chefferie.

b)Les trois dimensions de l’altruisme de l'animal à l'être humain
 La représentation occidentale de l’animalité caractérisée par la férocité, l’égoïsme et la cruauté est, dans une large mesure, un mythe qui s’accorde fort mal avec les données tirées d'une étude plus pointue des moeurs des animaux sociaux. L'altruisme, l'aide spontanée que nous accordons aux autres, n'est pas propre à l'espèce humaine. Pour le montrer, explorons ce champ suivant trois dimensions dans lesquelles le comportement altruiste se développe. On verra se réduire le fossé que nous avons tendance à dresser entre les espèces animales et l'être humain.

-suivant son intensité et sa portée.
un acte altruiste n'a évidemment pas la même portée et intensité suivant qu'il s'agisse de ramasser le sac qu'une personne âgée a fait tomber ou qu'il s'agisse de risquer sa vie pour sauver quelqu'un d'une noyade; suivant que je sois prêt à donner un peu de moi ou à donner tout jusqu'à ma vie entière. Déjà ici, l'idée que soutenait J. Kagan "que les animaux ne prennent jamais de risques graves pour secourir autrui" (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 348) est démentie par une multitude de faits. Un chimpanzé , par exemple, ne sait pas nager, et se noiera très vite:"Malgré cela on a vu des individus déployer des efforts héroïques pour empêcher un compagnon de se noyer [...] Un mâle adulte en particulier perdit la vie en sauvant celle d'un petit tombé dans l'eau par la faute de sa mère." (J. Goodall cité par de Waal, Primates et philosophes, p. 59) Il n'y a là rien d'exceptionnel comme le relève de Waal qui a passé sa vie a étudié les comportements des animaux sociaux:"cet héroïsme est courant dans la vie sociale des chimpanzés." (L'âge de l'empathie, p. 161) Chez eux, comme chez l'être humain, semble exister un élan spontané qui nous pousse, sans réflexion, à offrir notre vie pour celui que nous voyons en détresse:"W. Autrey, ouvrier du bâtiment de 50 ans, a sauvé un homme qui était tombé sur les voies du métro new-yorkais alors qu'une rame entrait dans la station. N'ayant pas le temps de mettre l'homme en sécurité [il] le plaqua au sol et s'aplatit sur lui pendant que les wagons passaient au-dessus de leur tête. Il minimisa son geste héroïque:" Je n'ai rien fait d'exceptionnel."" (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 335; nous ne faisons ici que mettre en évidence la strate naturelle du don qui pousse à donner sa vie) Ainsi, de ce chien qui secoure son compagnon dans la détresse:

Des exemples de ce genre peuvent être multipliés en abondance:"Jet, un labrador noir, sauta devant son ami, le jeune K. Haskell âgé de 6 ans, que menaçait un serpent à sonnette. Le chien reçut le venin."  (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 335) Ou encore, chez les grands singes:"Les zoos installent souvent leurs grands singes dans des îlots entourés d'un fossé rempli d'eau, et on en a bien vu essayer de sauver des compagnons, tentatives qui ont parfois entraîné une issue fatale pour le sauveteur comme pour la victime. " (ibid., pp.160-161)

-suivant son extension
On objectera que seul  l'être humain serait capable de donner sa vie pour des inconnus. Le comportement altruiste chez l'animal a-t-il une telle extension ou se limite-t-il  à venir en aide à des proches? Les partisans de l’anthropodéni soutenant qu’il n’y a rien d’humain dans l’animal et qu'un abîme insurmontable sépare l’espèce humaine du reste de la nature, ont souvent été enclin à concéder que s’il existe bien des formes de comportement altruiste chez certaines espèces, elles se limitaient aux liens de sang:"ils se sont empressés de faire une croix sur la coopération chez les chimpanzés en y voyant le produit de la parenté génétique, la rangeant ainsi dans la même catégorie que la vie communautaire des abeilles et des fourmis. Seuls les humains, soutiennent-ils, s’engagent dans une coopération à grande échelle avec des individus non apparentés." (F. de Waal,  L’âge de l’empathie, p. 264) Il existe pourtant de nombreux témoignages d’actions altruistes dans le règne animal qui vont même jusqu’à se jouer de la barrière entre les espèces. Ainsi "lorsqu’un vieux chien tombé dans le fleuve et à peine capable de tenir la tête hors de l’eau fut ramené à coup de museau par un phoque jusqu’à la rive[…] Sans lui, le chien n’aurait pas survécu […] on ne compte plus les exemples de nageurs humains sauvés par des baleines ou des dauphins, parfois protégés des requins ou hissés à la surface avec les mêmes techniques d’entraide que pour un semblable. » (ibid., p. 192) Un autre exemple typique de la capacité des grands singes d'accéder à des formes élaborées d'empathie imaginative se jouant de la barrière des espèces est le cas de cette femelle bonobo qui recueillit un étourneau qui s'était  pris au piège dans son enclos:"[elle] grimpa au sommet de l'arbre le plus haut des environs, en serrant le tronc de ses jambes pour avoir les deux mains libres. Ensuite, elle déplia soigneusement les ailes de l'oiseau, les ouvrit toute grandes, avant de le projeter aussi fort qu'elle put au-delà des limites de l'enclos." (De Waal, Primates et philosophes, p. 57) Comment rendre compte encore de l'étrange comportement de cet hippopotame:


-suivant sa compétence
Suivant cette dimension, le comportement altruiste requiert certaines capacités imaginatives qui nous rendent capables de nous mettre à la place de l'autre, d'adopter sa propre perspective, pour comprendre ses besoins et lui apporter l'aide adéquate. Je ne peux venir, de la même façon,  en aide à un oiseau dans la détresse, ou, à un cétacé. Il faut être capable de s'abstraire de soi-même et adopter la perspective d'un tout autre que soi ce qui suppose certaines  facultés supérieures. Ici encore, il ne faudrait pas exagérer la supériorité de l’homme. La capacité à pouvoir répondre aux besoins des autres est « manifeste chez les grands singes, de même que chez les dauphins et les éléphants. » (ibid., p. 210) C'est ce dont témoigne le comportement de la femelle bonobo qui apporte son secours à un oiseau en détresse; elle montre qu'elle possède des capacités imaginatives qui lui permettent de se mettre à la place d'un être entièrement différent d'elle et de lui apporter l'aide appropriée. Mais, cette capacité n'est pas partout présente. Le degré de son développement sera à mettre en corrélation avec le degré de développement de l'intelligence d'une espèce. Ceci nous amène à distinguer deux strates fondamentales de l'empathie dont nous soutiendrons qu'elle constituent les deux premiers étages de l'édifice de la morale déjà substantiellement édifiés dans la nature...

c) l’empathie émotionnelle
C’est la strate la plus primitive du sentiment moral qu’on retrouvera dans l’aire la plus étendue du règne animal. Le terme allemand d'"einfühlung" que traduit la notion d'empathie est encore plus parlant; il signifie littéralement "sentir dedans au sens d'entrer à l'intérieur de de ce que ressent autrui." (de Waal, Primates et philosophes, p. 65) Ce que ressent l'autre ne nous est pas inaccessible. Plus encore, les mécanismes d’identification affective se jouent à niveau tellement profond qu’ils se font en nous sans que nous l’apercevions:"quand nous croisons une personne âgée ou quand nous entendons des mots tels que « vieux » et « grand-père », le cerveau « diminue automatiquement la vitesse de déplacement »." (cf. M. Desmurget, TV lobotomie, p. 149) C'est, pour ainsi dire, malgré nous, que nous sommes voués à l'empathie:"L'empathie est ainsi un processus routinier involontaire, comme l'ont montré les études électromyographiques des contractions invisibles de muscles du visage chez des personnes auxquelles on présente des photos d'expressions faciales humaines. Ces réactions sont de nature totalement automatique et se produisent même lorsque les personnes soumises à l'expérience ne sont pas conscientes de ce qu'elles ont vu." (de Waal, Primates et philosophes, pp. 65-66)
Au niveau de cette strate inconsciente de l'activité cérébrale, tout se passe comme si la distinction entre le Moi et le non Moi n'était pas entièrement élaboré: voir souffrir quelqu'un c'est en même temps toujours aussi souffrir soi-même. Nous commençons à comprendre au  niveau neurologique  comment cela peut fonctionner avec la découverte des neurones miroirs: ces cellules ont la particularité de s’activer aussi bien lorsque nous voyons quelqu’un lever un bras que lorsque nous le faisons nous-mêmes. Qu'ils aient été découvert sur des singes macaques confortent l'idée que la capacité à l'empathie est loin d'être une exclusivité humaine mais s'enracine dans des couches beaucoup plus primitives de l'évolution de la vie:"Ces neurones se caractérisent par l'absence de distinction entre "le singe voit" et "le singe fait". Ils effacent la démarcation entre soi et l'autre, et laissent entrevoir la façon  dont le cerveau aide un organisme à refléter les émotions et le comportement de son entourage [...]La découverte des neurones miroirs a été saluée comme ayant la même importance monumentale pour la psychologie que celle de l'ADN pour la biologie. Que cette découverte majeure se soit produite chez les singes n'a évidemment pas conforté la cause de l'empathie vue comme le propre des hommes."  (de Waal, L'âge de l'empathie, pp. 122-123)  Tout comme un miroir, ces neurones font que "notre système moteur devient tout à fait actif comme si nous étions en train d'exécuter cette action que nous sommes en train d'observer[...] percevoir une action équivaut à la simuler intérieurement." (Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p. 194) Il y a sans doute eu un avantage sélectif dans l'évolution que l'on peut soupçonner à deux niveaux, éducatif et social, qui a contribué à l'émergence et au développement de ces neurones prosociaux permettant d'étayer sur une  base biologique cette "politique empathique" que le linguiste américain G. Lakoff appelle de ses voeux, même si nous en sommes au tout début des découvertes en ce domaine:" nous constatons que les structures biologiques qu'il a assumées comme étant la preuve de la nature innée de l'empathie et de la solidarité sont des structures qui ne sont pas encore bien connues et qui apparaissent objectivement comme ayant la fonction, notamment, de permettre aux petits d'imiter et et d'apprendre des comportements des adultes [...] il est aussi possible que ce mécanisme soit relié au fait que la vision d'une autre personne qui souffre, qui est blessée ou qui vomit, suscite en nous des sensations de compassion, d'horreur et de nausée [...] Aussi, est-il possible que ces structures aient un rôle dans l'inhibition  de comportements qui causeraient de la souffrance à autrui et dans la création d'une cohésion sociale [...] Alors depuis la naissance l'homme est susceptible de contagion émotionnelle (dans les maternités, on observe que si un bébé se met pleurer, les autres l'imitent)." (Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, pp. 801-802) La pression de la sélection naturelle a certainement favorisé la transmission d'un patrimoine génétique favorable au développement des capacités d'empathie:"Pendant deux cents millions d'années d'évolution des mammifères, les femelles sensibles à leur progéniture se reproduisirent d'avantage que les femelles froides et distantes.. Quand les chiots, les louveteaux, les veaux ou les bébés ont froid, faim ou sont en danger, leur mère doit réagir instantanément. il s'est sûrement exercé une incroyable pression de cette sélection sur cette sensibilité. Les femelles qui ne réagissaient pas ne propagèrent jamais leurs gènes." (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 105)
 L’intériorité d’autrui ne nous est donc pas inaccessible. Notre esprit ne constitue pas un monde clos refermé sur-lui-même; nous pouvons avoir accès aux états mentaux d’autrui via ces mécanismes d’identification émotionnelle. C'est ce à quoi renvoie le concept d'empathie. En ce sens, le sentiment moral nous est bien naturel: il n' y a pas à se forcer pour éprouver de la compassion; elle naît spontanément en nous en vertu de mécanismes qui échappent complètement à notre contrôle conscient. Ce qui serait contre nature serait plutôt de vouloir lutter contre cet élan spontané qui nous porte à compatir quand , par exemple, nous recevons un ordre nous commandant d'infliger une souffrance à quelqu'un. La répugnance que nous éprouvons à voir souffrir autrui s’explique, à son niveau le plus élémentaire, par le fait que, en vertu de mécanismes mimétiques se jouant au niveau le plus inconscient de notre activité cérébrale,  nous sommes nous-mêmes enclin  à reproduire la souffrance que nous percevons chez autrui. Le concept d’altruisme auto protecteur  permet alors de dépasser l’alternative égoïsme ou altruisme: "Rien mieux que l’empathie ne comblerait l’écart entre l’égoïsme et l’altruisme, puisqu’elle a la propriété de transformer l’infortune d’une autre personne en un sentiment de détresse personnelle." (M. Hoffman cité de Waal, L’âge de l’empathie, p. 129)
Un faisceau imposant d'expériences permet de retrouver cette capacité à l'empathie émotionnelle chez un grand nombre d'espèces. Par exemple, les rats ou les singes rhésus, préfèrent se laisser affamer plutôt que de faire souffrir leurs congénères. Le protocole expérimental mis au point en 1959 par R. Church  consistait à apprendre aux rats à obtenir de la nourriture en exerçant une pression sur un levier qui pouvait, par la même occasion, envoyer un choc électrique à un autre rat. Quand il l'aperçut, il cessait d'exercer la pression:" C'est un fait remarquable. Pourquoi le rat ne continuait-il pas tout bonnement de se gaver en ne tenant aucun compte de son compagnon, qui dansait de douleur sur une grille électrifiée?" (ibid., p. 109) Les choses allaient encore plus loin avec le même protocole expérimental testé sur des macaques rhésus:

"Un singe cessa de réagir pendant cinq jours, et un autre pendant douze jours, après qu'ils eurent été témoins de l'effet de leur comportement sur un compagnon. Ces singes se laissaient volontairement affamés pour éviter d'infliger une souffrance à un autre." (ibid., p. 117) Mais, si cette disposition à la contagion émotionnelle est la condition de toute morale, elle n’autorise pas encore à elle seule , à parler de comportement moral.  En elle-même, elle ne saurait générer des comportements qui ne pourraient pas aller plus loin que le fait, par exemple, pour un petit singe qui voit son compagnon souffrir d’aller chercher du réconfort chez sa mère.  Le comportement altruiste commence à poindre à partir du moment où l'individu  aura l’idée d’aller consoler celui qui souffre. Il témoigne alors que ce n’est pas simplement son propre état mental qui le concerne mais aussi celui de son prochain. Ceci suppose le développement de capacités supérieures d'empathie plus seulement émotionnelle mais imaginatives. nous passons alors à l'étage supérieur de l'empathie.

d) l’ empathie imaginative et l'hypothèse de la coémergence
C’est sur cette base émotionnelle que s’étayent et se développent des facultés intellectuelles toujours plus complexes qui nous permettent d’adopter la perspective d’autrui pour répondre à ses  besoins et lui venir en aide de façon adéquate. La corrélation qu’on peut établir entre le degré de conscience de soi et le degré de développement des capacités d'empathie semble particulièrement significatif. Cette corrélation entre conscience de soi et capacité à l'empathie est ce qui a poussé G. Gallup à formuler l'hypothèse de la coémergence: "Une aide ciblée en réaction à des situations particulières, parfois nouvelles, nécessiterait de faire la différence entre soi et l'autre de sorte à séparer la situation de l'autre de la sienne propre tout en maintenant le lien émotionnel qui motive l'assistance [...]C'est à partir de ces hypothèses que G. Gallup (1982) a le premier envisagé l'existence d'un lien entre empathie cognitive et conscience de soi telle que révélée par le test du miroir. Sa thèse est étayée à la fois en termes de développement par la corrélation entre l'émergence de la capacité à se reconnaître dans un miroir chez les jeunes enfants et leurs tendances à porter assistance à autrui [...], et en termes phylogénétiques par la présence de phénomènes complexes d'aide et de consolation chez les hominoïdes (c'est-à-dire les humains et les grands singes) mais pas chez les singes. Les hominoïdes sont en outre les seuls primates à réussir le test du miroir." (De Waal, Primates et philosophes, p. 59) Cette corrélation peut donc être mise en évidence à un double niveau, ontogénique (dans le développement psychologique de l'enfant) et phylogénique (dans l'évolution des espèces).
-Au niveau ontogénique
On sait qu’un enfant ne reconnait pas son propre reflet dans un miroir avant l’âge approximatif de deux ans. Le moment où il y parvient constitue la sortie de son état narcissique dans lequel il ne se distingue pas encore du monde environnant. Il marque l’avènement de la conscience de soi.

Pouvoir se mettre à place  de l’autre, adopter sa perspective pour répondre aux besoins qui lui sont spécifiques, ce qui est la forme la plus développée d’empathie qu’on ne trouve que chez l’homme et chez les mammifères les plus évolués, suppose la dissociation entre soi et son environnement; elle suppose d’avoir intégré l’altérité d’autrui, ce que je fais par exemple, lorsque je sais offrir un cadeau, que je sais l’offrir sur la base des goûts d’autrui et non sur celle des miens. L'attitude donatrice de l'enfant serait la voie évolutive par laquelle il parvient à surmonter le sentiment angoissant de la séparation qui intervient dès lors qu'il a appris à se distinguer de son environnement, ce qu'exprime symboliquement la mort de Narcisse quand il apprend que c'est son propre reflet qu'il contemple:"Souvent, le jeune enfant (2-3 ans) établit ou rétablit le contact avec les autres [...] par un comportement d'offrande." (H. Montagner, l'enfant et la communication cité par Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 353) Ce qui autorise Dumont à conclure que "[le don] ne serait pas l'expression de la plus ou moins haute moralité des donateurs, mais de la capacité psychologique à supporter la séparation et à trouver le plaisir du lien dans la différenciation." (cité par Godbout, ibid., p. 353) Donner implique d'avoir accepté et intégré la séparation; et, de renouer le lien par l'offrande: "Contrairement à l'idée reçue, l'enfant commence très jeune à aimer transmettre ce qu'il a reçu. Ainsi, des psychologues observant des enfants constatent, dès l'âge de 18 mois, l'apparition de l'offrande: un jouet ayant été offert à B par A, B l'offre ensuite à C par une sorte d'imitation. On relève également que les enfants les plus "offreurs" tendent plus tard à devenir des leaders. Ce sont les plus "attractifs" et les plus sociables. Les auteurs les distinguent des "dominateurs" agressifs et solitaires." (Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 60) Ici aussi, il est impossible de ne pas faire le rapprochement avec les formes primitives de chefferie dans lesquelles les vertus de sociabilité et de générosité  doivent être de mise pour bénéficier de l'autorité. Comme nous l'avions déjà évoqué plus haut avec Sahlins (voir 1.a.), c'est une particularité typiquement occidentale de s'imaginer que l'éducation de l'enfant nécessite avant tout de lutter contre ses penchants asociaux en devant le dresser par le système de conditionnement opérant du bâton ou de la carotte:"Les psychologues du développement ont longtemps cru que l'enfant apprenait ses premières distinctions morales par peur du châtiment et désir de louanges. Comme les tenants de la théorie du vernis, ils voyaient la morale comme un phénomène extérieur imposé par les adultes à un enfant passif et naturellement égoïste [...] De nombreux manuels de pédiatrie continuent à décrire les enfants comme des monstres d'égocentrisme, alors que nous savons désormais que, dès l'âge d'un an, ils vont spontanément réconforter quelqu'un en détresse et que leurs interactions avec d'autres membres de leur espèce leur permettent peu après de développer une perspective morale." (de Waal, Primates et philosophes, p. 88) Toute autre est la perspective que l'on trouve dans les aires culturelles les plus diverses: "de nombreuses sociétés dans le monde opposent à notre biologisme une forme de culturalisme. Car pour elles, les enfants sont l'humanité en devenir, alors que pour nous, ils sont l'animalité à dominer." (Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 102) La sociabilité est innée dans toutes ces sociétés, qu'elles soient africaines, nord-américaines, eurasiennes où l'on pense que les enfants sont "des réincarnations des parents défunts [...] les nouveaux-nés sont censés posséder les dons, la connaissance, le caractère et les traits des parents défunts qui les ont animés." (ibid., p. 100) Les données empiriques attestant la sociabilité précoce de l'enfant  devraient nous préserver de regarder tout cela comme de simples superstitions dont nous ont libéré les lumières de la raison.

-Au niveau phylogénique ( à l'échelle de l'évolution des espèces)
Ce sont chez les membres des espèces ayant passés avec succès le test du miroir qu’on constate les formes les plus élaborées d’empathie. Plus la conscience de soi est développée et plus la capacité de s'élever vers des degrés élevés d'empathie serait prononcée. Le développement de la conscience va donc de pair avec celui de la sociabilité. Les animaux échouant au test du miroir sont aussi ceux dont les capacités d'empathie imaginative sont les plus limitées.

Illustrons la chose par la différence entre le comportement de grand singes qui savent se reconnaître dans un miroir et qui sont, corrélativement, doués d'empathie imaginative  comme les chimpanzés et ceux qui en sont dépourvus comme les babouins:" ainsi ces témoignages[...] d'observateurs de babouins du delta d'Okavango, au Botswana, sur des adultes qui se moquent éperdument de la peur des jeunes lorsqu'il faut franchir un plan d'eau. Figés par la panique sur le bord, les jeunes babouins risquent de se faire tuer par des prédateurs, or les mères rebroussent rarement chemin pour les sortir d'embarras [...] Non qu'une mère babouin soit totalement de pierre: elle paraît sincèrement perturbée par ses cris affolés. Mais c'est à croire qu'elle ne comprend pas la cause de cet affolement. Elle se comporte comme si elle partait du principe que si elle peut traverser le gué, tout le monde en est capable." (De Waal, ibid. p. 208) C'est pour la même raison que dans un parc au Japon, on empêche les mères  de se baigner:"Apparemment, [elles] ne prennent pas la mesure de la situation du bébé accroché à leur ventre, pensant peut-être que si leur tête à elles reste au-dessus de la surface, personne n'aura d'ennuis." (De Waal, p. 210) De la même façon, "une jeune femelle macaque dont le bras cassé pendait, inerte, suivait partout sa mère sans que celle-ci change le moins du monde ses façons de faire pour répondre aux besoins de sa fille handicapée." (ibid.; p. 210)  Autrement dit, la strate de l'empathie imaginative ne parvient pas à s'étayer sur la strate de l'empathie émotionnelle. Le contraste est flagrant avec le comportement qu'on observe chez les grands singes qui nous rapproche de ce que nous estimons être la norme d'un comportement humain, comme cette mère chimpanzé "qui réagissait au moindre souhait de son fils juvénile, lequel s'était cassé le poignet, au point de le laisser téter alors qu'il était sevré depuis des années. Tant que son bras ne fut pas guéri, elle le fit passer avant son frère cadet." (ibid., p. 210) Caractéristique de cette capacité des grands singes  à donner une aide ciblée qui parvient à deviner les intentions d'autrui, cette autre anecdote concernant des chimpanzés qui donne, au passage, une idée de la façon dont des circuits de don semblent se tisser dans les sociétés animales:"L'hiver, au zoo d'Arnhem [...] les gardiens passent au jet d'eau  tous les pneus de l'enceinte et les suspendent un a un sur une barre horizontale qui dépasse de la pyramide de rondins. Un jour, un pneu encore rempli d'eau attira l'attention de Krom. Malheureusement, le pneu en question se trouvait en bout de rangée, coinçé derrière au moins six autres pneus. Krom tenta vainement de tirer dessus pour le détacher [...] Ces tentatives durèrent dix bonnes minutes sans que personne n'y prête attention, sauf Jakie, un mâle de sept ans dont Krom s'était occupée quand il était petit. Krom n'avait pas plutôt abandonné la partie que Jakie s'approcha des pneus. Sans hésiter, il les décrocha un à un [...] quand il parvint au pneu convoité, il le retira de la barre en prenant soin de ne pas faire tomber l'eau, le porta directement à sa tante et le posa à la verticale devant elle." (de Waal, Primates et philosophes, p. 58)  A suivre P. Kitcher, discutant les thèses de de Waal sur les bases naturelles de la morale, c'est l'exemple le plus significatif que celui-ci donne d'une forme d'altruisme animal:"Sa description montre bien que le jeune, Jakie, a modifié ses souhaits et intentions [...] qu'il a opéré cette modification en réaction à ce qu'il percevait des souhaits de Krom, et que cette modification visait expressément à satisfaire le désir de Krom tel qu'il le percevait." (Primates et philosophes, p. 168) On commence ici aussi à  découvrir les ressorts neuro physiologiques qui permettent d'étayer la thèse de la coémergence par la mise en évidence des neurones Von economo ou cellules VEN chez l'être humain aussi bien que chez les grands singes, les cétacés (dauphins et baleines) et les éléphants; ces cellules, particulièrement abondantes dans l'espèce humaine, "occupent une région du cerveau qui joue un rôle décisif dans les traits que nous jugeons "humains". Cette région présente des lésions dans un type particulier de démence, qui se traduit par la perte de la prise de perspective, de l'empathie, de l'embarras, de l'humour et de l'orientation vers le futur. Surtout, les patients qui en sont atteints manquent de conscience de soi." (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 205)
 Il est vrai qu'on pourra  apporter cette restriction: si nous avons là indéniablement certaines conditions nécessaires à l'apparition de  la morale montrant qu'elle a bien des bases naturelles, elles ne seraient pas encore suffisante pour constituer, au plein sens du terme, le comportement moral tel que nous pouvons l'attendre de l' être humain. Ce qui manquerait  aux animaux sociaux même les plus évolués, c'est un étage encore plus élevé de l"édifice des facultés morales que nous allons maintenant examiner et dont il faudra évaluer la portée...




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