dimanche 17 octobre 2021

1) Vraies et fausses sociétés d'abondance: variations autour du texte de M. Sahlins, Age de pierre, âge d'abondance

A la mémoire de Marshall Sahlins, 1930-2021


 

Crise de l'abondance, abondance de la crise

Il s'agira dans cette série d'articles de réouvrir un dossier qui avait été certainement trop vite expédié, étant donné l'importance du sujet, dans un article déjà ancien qui en était venu à la question de  savoir ce qu'est une société d'abondance.

Remettons nous donc en chemin en commençant par dérouler le fil d'un lieu commun de notre civilisation, qui, aujourd'hui, est entrain de se fissurer de tout côté, qui consiste à croire que les sociétés industrielles modernes constitueraient les premières sociétés d'abondance de l'histoire; ainsi, l'humanité aurait vécu depuis ses origines avec des moyens de subsistance limités, et qui l'auraient été d'autant plus à mesure qu'on remonte dans le temps, jusqu'à l'époque présumée misérable de l'âge de pierre, pour finir par découvrir enfin le secret de la corne d'abondance à partir de l'exploitation des énergies fossiles (gaz, charbon, pétrole) au XIXème siècle, marquant l'avènement de la civilisation industrielle. Les évaluations faites à partir de savants calculs d'ingénieur, fondés dès le XIXème siècle par un certain C. Dupin (1), permettent de fixer au moins un ordre de grandeur qui semble donner une évidence mathématique définitive à ce récit: un français dispose aujourd'hui, en moyenne, de l'équivalent de 500 esclaves énergétiques à sa disposition pour faire fonctionner tout l'appareillage technique auquel il a accès. Si on rapporte ce chiffre à la cinquantaine de serviteurs que Louis XIV avait à sa disposition au XVIIème siècle, on mesure mieux le grand bond en avant que représente la Révolution industrielle pour l'élévation du niveau de vie des populations: un français dispose aujourd'hui, en moyenne, d'un approvisionnement énergétique de loin supérieur à celui du roi soleil. Il sera sans doute encore plus parlant de donner une illustration toute pratique de ces calculs, tirée du documentaire, Les sentiers de l'utopie, à 32'05, celui d'un squat en pleine nature, organisé avec l'idée de garantir son autonomie énergétique, où nous voyons un de ses habitants pédaler pour actionner une machine à laver le linge. Si nous devions employer de tels cyclistes ( juste pour une question d'efficacité: on extrait plus d'énergie des jambes que des bras) pour faire fonctionner tous les appareils dont nous nous servons aujourd'hui, il nous faudrait donc autour de 500 personnes en permanence à notre disposition pour pédaler. Présentées ainsi, ces données brutes ne semblent donc guère laisser de place au doute: les sociétés industrielles modernes constitueraient bien les premières sociétés d'abondance que l'humanité ait connu et feraient de nous les fleurons de l'évolution humaine, des sortes d'iron man équipés d'un exo-squelette surpuissant..

Et pourtant, à creuser un peu plus la chose, cette croyance est tout sauf évidente; car, s'il faut poursuivre sur le registre des calculs savants, ils nous montrent aussi par ailleurs que le modèle économique sur lequel s'est construite cette abondance énergétique repose sur des postulats qui la rendent au plus haut point suspecte. Et ils ont été formulé dès le début du XIXème siècle, à l'aube de la Révolution industrielle, avec toute la clarté nécessaire, par la science économique:"Les ressources naturelles sont inépuisables, car sans cela nous ne les obtiendrons pas gratuitement.Ne pouvant être ni multpliées ni épuisées, elles ne sont pas l'objet des sciences économiques." (J. B. Say, Traité d'économie politique, 1803) Nous avons exposés là, encore aujourd'hui, les axiomes de base de l'économie mondiale de marché, qui méritent d'être questionnés sur ces deux points essentiels, l'un qui définit l'objet de l'économie, et l'autre, qui place les ressources fournies par la nature hors de son champ:

-l'institutionnalisation de la rareté. C'est le premier point sur lequel nous nous sommes illusionnés, celui de croire vivre dans une économie d'abondance, alors que son principe fondateur pose, une fois pour toute, la rareté des moyens à notre disposition. L'axiome de l'économie de marché, sous-entendu dans le propos de J. B. Say, et ressassé à l'envie jusqu'à nos jours, revient à dire que n'a de valeur économique que ce qui est disponible en quantité limitée, donc relativement rare, et le marché est censé opérer comme un mécanisme permettant d'allouer de façon optimale, entre tous, ces moyens rares, du moins en théorie. Si on devait pousser le raisonnement à la limite, il faudrait alors conclure que le règne de l'abondance signifierait en même temps l'effondrement intégral de l'économie, ainsi que le laisse entendre P. Samuelson: "Si les ressources étaient illimitées [...], il n'existerait pas de biens économiques, c'est-à-dire de biens relativement rares, et il n'y aurait plus guère lieu d'étudier l'économie (...] Tous les biens seraient des biens gratuits." (Cité par A. Orléan , L'empire de la valeur, p. 136) Ce qu'il importe par dessus tout d'intégrer pour bien comprendre ce dont il s'agit ici, c'est que la rareté telle qu'elle est institutionnalisée dans une économie de marché fait de l'abondance une malédiction pour le producteur et un leurre pour le consommateur.

-Une malédiction pour le producteur, comme on pouvait s'en rendre compte dans les campagnes françaises, en pleine dépression économique dans les années 1930, qui auraient semblé florissantes pour n'importe quel voyageur les traversant, tellement les champs étaient productifs, et où pourtant  les paysans en étaient réduits à se lamenter de leurs excédents de blé qui faisaient dramatiquement chuter leurs revenus, ainsi que le rapporte J. Duboin dans son essai  Kou l'Ahuri, La misère dans l'abondance: "Si j'ai trop de blé il ne va pas se vendre et moi je n'aurai rien donc il faut détruire du blé pour que j'ai de l'argent." Ce paysan avait effectivement bien intégré le jeu d'une économie de marché, aussi étrange qu'il ait pu lui paraître au regard de ce qu'était autrefois l'économie domestique des campagnes. Et Duboin d'en tirer la conclusion qui s'impose nous obligeant à reconsidérer de fond en comble l'abondance à laquelle nous croyons être parvenus avec la Révolution industrielle:"Au prix d'efforts surhumains, les hommes ont obligé l'énergie qui dort dans la nature à faire naître l'abondance et ils n'ont rien eu de plus pressé que de lui déclarer la guerre afin de ressusciter cette bienfaisante rareté qui permet de gagner de l'argent." Et dans tous les secteurs de la production où l'abondance menace de faire s'effondrer la valeur économique des biens, il faudra procéder ainsi, en rétablissant artificiellement la rareté. C'est aujourd'hui ce qui se passe dans un domaine comme celui de l'informatique, comme on s'en est expliqué dans un article traitant de la critique du capitalisme cognitif.

-Un leurre pour le consommateur, car plus la gamme des produits à sa disposition s'élargit à mesure que croît la richesse de la nation et plus grande sera  la quantité de biens auxquels il devra renoncer pour celui qu'il acquiert:"La consommation est, à double titre une tragédie: ce qui commence dans l'insuffisance se termine dans la privation. En suscitant une division internationale du travail, le marché a rendu accessible une foule de produits, une quantité inouïe de Bonnes Choses étalées devant l'homme, à portée de sa main - mais qu'il ne pourra jamais saisir toutes à la fois. Et pire encore, dans ce jeu du libre choix, toute acquisition est simultanément une privation, car dans le même temps qu'il achète un objet donné, le consommateur renonce à un autre qu'il aurait pu se procurer en lieu et place, lequel n'est généralement moins désirable que par certains aspects et l'est plus par d'autres. (Si vous achetez une voiture, une Plymouth, par exemple, vous ne pouvez pas avoir aussi une Ford... et il me semble, à en juger par les programmes publicitaires de la télévision américaine, que les frustrations encourues ne sont pas seulement d'ordre matériel.)" (Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 41) Ainsi, le moteur qui alimente en permance la machine productive, c'est le sentiment de manque du consommateur, dont la frustration doit resurgir après chaque achat, tel le phénix renaissant sempiternellement de ses cendres, via le matraquage publicitaire (2).

En tout et pour tout, par quelque bout qu'on prenne l'économie de marché, elle nous ramène toujours à son point de départ, sa pierre angulaire, qui doit être la rareté des moyens à notre disposition:"Le marché institue la rareté d'une façon sans précédent et à un degré nulle part ailleurs atteint. Là où la production et la distribution sont réglées par le mouvement des prix et où tous les moyens de subsistance sont liés au gain et à la dépense, l'insuffisance des moyens matériels devient le point de départ explicite, chiffrable, de toute activité économique. [...] C'est nous, et nous seuls, qui avons été condamnés aux travaux forcés à perpétuité. La rareté est la sentence portée par notre économie, et c'est aussi l'axiome de notre économie politique." (Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 40-41) Sur ce premier point déjà, il est clair que les sociétés industrielles modernes, organisées suivant le jeu du  marché, constituent de fausses sociétés d'abondance, des sociétés qui nous font miroiter l'abondance à la façon d'un mirage qui se dissipe chaque fois qu'on croit l'atteindre:"La rareté n'est jamais réduite elle est perpétuellement reconduite." (P. Dumouchel cité par A. Orléan, L'empire de la valeur, p.138) Aussi bien, considéré sous cet angle, le Progrès a valeur de mythe fondateur des sociétés modernes, entraînant chacun dans une course harassante et perdue d'avance pour accéder au paradis de l'abondance:"[...] il en va du progrès comme du sentiment mythologique: chaque fois que le voyageur avance d'un pas, sa destination s'éloigne de deux." (Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 79) Le démographe A. Sauvy en avait donné une confirmation expérimentale. Dans les années 1960, il avait pris un échantillon de la population française en lui demandant de combien de revenus supplémentaires, il aurait besoin pour être véritablement satisfait et la réponse tournait autour d'un tiers. Croissance aidant, quelques années plus tard, ce gain avait été obtenu, et Sauvy reprenant la même question posée au même échantillon obtenait alors toujours la même réponse, encore un tiers de plus l'amenant à conclure que "l'homme moderne est un marcheur qui n'atteint jamais l'horizon". 

-Et cette illusion qui fait de l'abondance un miroir aux alouettes est redoublée par une autre qui nous reconduit à la prémisse du propos de J. B. Say: "Les ressources naturelles sont inépuisables, car sans cela nous ne les obtiendrons pas gratuitement." Le second postulat examiné ici  tient donc dans cette croyance qu'on peut situer les ressources que fournit la nature tout à fait en dehors du champ de l'économie en posant qu'elles sont inépuisables; elles constitueraient un stock dans lequel on peut piocher sans fin et autant qu'on veut. S'il faut reconnaître un mérite à des ingénieurs actuels comme J. M. Jancovici, quelque soit les réserves qu'on peut faire par ailleurs, c'est bien de montrer par le menu détail, en rendant ses démonstrations accessibles pour quiconque veut les entendre, qu'on risque bien de s'être fourré le doigt dans l'oeil jusqu'au coude en construisant nos modèles économiques sur ce postulat d'une mère-nature prodigue à l'infini, que ce soit en termes de stocks d'énergie exploitable autant que de capacités de charge de la Terre pour encaisser les transformations que nous lui imposons, dans des conditions qui assurent la reproduction d'une vie humaine (3). A vrai dire, on s'en doutait déjà depuis un certain temps, et plutôt que le rapport du Club de Rome sur Les limites de la croissance, on préfèrera invoquer ici  un film paru un an plus tard, en 1973, coïncidence remarquable, l'année même du choc pétrolier, qui a donné le premier signal d'alerte sérieux, et resté fameux dans la série des dystopies, Soleil vert. Le film dépeint un monde où les ressources qu'offrait la nature ont fini par s'épuiser, et l'extrait qui retiendra ici notre attention nous ramène à notre cycliste amené à pédaler pour produire l'énergie dont il a besoin, dans ce cas, pour simplement alimenter l'ampoule éclairant sa vétuste habitation:

Nul besoin impérieux donc d'imaginer un hypothétique retour à l'âge de la bougie sorti de l'ère industrielle. Qui pourrait cependant, dans un tel monde, se payer le luxe d'avoir 500 esclaves à sa disposition, et même autour de 1000, si on prend comme étalon le niveau de vie moyen d'un américain, pour maintenir à flot son approvisionnement énergétique? L'abondance promise promet finalement de se retourner dans son contraire, un régime de rareté s'accentuant et obligeant à revoir sérieusement à la baisse le niveau de vie des sociétés industrielles. Il est bien sûr extrêmement compliqué d'avoir une perspective positive des choses à venir dans un scénario de ce type, le plus probable, où ces sociétés devront faire face à une contraction de leur approvisionnement énergétique: un terme comme "sobriété heureuse" semble presque aussi oxymoresque que celui, symétriquement, de "croissance verte". Il nous place devant le modèle impossible à réaliser de la pâte de dentifrice sortie de son tube qu'il faudrait essayer de réintroduire dedans. Présenté autrement, le problème est que si le doublement de la richesse produite depuis un demi-siècle n'a pas augmenté sensiblement le sentiment subjectif de bien-être des populations (voir à ce sujet l'économiste hétérodoxe J. Gadrey, Le bonheur est-il dans le PIB?), faire le chemin en sens inverse aura par contre toutes les chances d'être vécu comme une catastrophe.

 Or, pour être équipé mentalement face à un tel scénario, il ne serait sans doute pas superflu de reconsidérer complètement l'histoire économique de l'humanité, à la lumière de ce que nous apprend l'anthropologie. Dans le sillage de M. Sahlins, elle nous conduit à remettre radicalement en question le scénario évolutioniste, admis comme une évidence allant de soi par des gens que tout peut opposer par ailleurs idéologiquement, d'un marxiste orthodoxe au tocquevillien J. M. Jancovici en passant par toute la gamme des libéraux, qui consiste à croire que l'histoire de  l'humanité est celle d'un laborieux mouvement conduisant de la misère des temps primitifs, limités par un développement technique rudimentaire, jusqu'à l'abondance des sociétés industrielles grâce à l'invention des machines alimentées aux énergies fossiles. Tout au contraire, à partir d'une démonstration solidement documentée sur laquelle on s'appuyera ici, M. Sahlins a soutenu que les premières sociétés d'abondance, et même, à ce jour, les seules, comme on peut se risquer de le suggérer à ce stade, sont celles primitives de l'âge de pierre. Voilà, à n'en pas douter, une assertion qui fera se dresser les cheveux sur la tête de plus d'un, comme étant grotesque, le poussant à glousser suivant les poncifs habituels à ce sujet, rabâchés depuis des générations comme des faits établis, et pourtant... La chose importante que nous enseignera ici leur étude, c'est que ces sociétés dites "primitives" ont su conjuguer un niveau de vie que nous estimerions très bas, d'après nos propres critères économiques (un historien comme I. Morris s'est ainsi risqué à un calcul pour le moins douteux évaluant le niveau de vie des sociétés du paléolithique à 1,10 dollars/jour), avec un régime d'abondance, au sens où, dans leur fonctionnement normal, les besoins de tous sont couverts avec un miminum de peine, le tout sans menacer de mettre en péril les équilibres écosystémiques. Il faudra simplement, pour lever sa perplexité, se donner la peine de se dépayser radicalement pour comprendre précisément comment ont pu fonctionner, de façon complètement différente des lois qu'impose aujourd'hui l'économie marchande, les sociétés primitives, ce à quoi on va s'atteler dans les parties suivantes...

 

(1) Comme points de départ de ses calculs, Dupin comptait pour 1/4 le travail d'un enfant, 1/2 le travail d'une femme et 1 le travail d'un homme, une précision instructive quant au régime d'exploitation qui prévalait à son époque, comme on en a un aperçu avec ce texte de C. Dupin lui-même

(2) Il est entendu qu'invoquer simplement une question de redistribution pour mieux répartir les richesses marchandes tomberait à côté du sujet et ne résoudrait en rien le problème de fond de la rareté tel qu'il se pose ici sur le plan institutionnel.

(3) Cherchant à colmater les fissures qui lézardent de tout côté le navire de l'économie marchande, les tenants du modèle en vigueur n'ont d'autre option que de placer toutes leurs billes dans l'innovation technique pour perpétuer ce modèle d'une croissance sans limite. Mais restons sérieux: en dehors de récits de science-fiction dignes de Star trek, ils n'ont rien de réaliste à proposer en l'état alors même que l'urgence des problèmes à traiter se fait chaque jour plus pressante. Parler dans ce cadre de "conquête spatiale" est déjà symptomatique d'une mégalomanie délirante sachant le quasi-rien que représente l'humanité à cette échelle. Posons simplement la question de savoir pourquoi les promoteurs d'une telle entreprise ne songent jamais à parler le langage,  qui serait infiniment plus enchanteur et raisonnable en même temps, d'"exploration spatiale" pour comprendre que les motivations qui les animent relèvent avant tout d'un appétit maladif de pouvoir.




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