"Un rapport de la Société des Nations mentionne, avec l'horreur qui convient, l'apparition récente dans la brousse africaine de ce personnage inquiétant de la scène du XVIème siècle européen, l'"homme sans maître". A la fin du Moyen-Age, on ne le rencontrait que dans les interstices de la société." (Polanyi, GT, p. 236)
Ce qui suit voudra donc traiter du fond du problème que représente ce processus d'extraction par quoi on a prétendu faire du travail un élément clé à intégrer dans un marché économique.
La déculturation, non l'exploitation, est le fond du problème
En quel sens Polanyi pouvait dire que cette extraction menace l'existence humaine? Et quelle est la nature de cette menace? Car le travail n'est pas une marchandise qu'un individu peut aliéner, comme un objet quelconque, raison pour laquelle Polanyi en parlait à juste titre comme d'une marchandise fictive. En livrant son travail au marché c'est sa propre existence qu'il lui soumet. Or, ce qui obstrue l'accès au fond du problème, c'est de le poser en termes économiques en croyant qu'il s'agirait simplement de dénoncer l'exploitation ainsi faite du travailleur, qui est certes bien réelle et particulièrement intensive dans la forme qu'elle prend avec le capitalisme. Dans un monde qui conçoit tous les problèmes en termes économiques, il est très difficile d'y échapper. Pourtant, la nécessité se fera très probablement de plus en plus pressante d'être capable d'y parvenir. Car, ce n'est pas à ce niveau là que se situe ce qui menace véritablement l'existence humaine, mais sur le plan de la déculturation qu'implique un tel processus d'extraction de l'élément travail. Faute de l'apercevoir on en reste à une critique simplement économiciste du capitalisme, autrement dit, une critique qui s'alimente à son imaginaire et qui ne peut dans cette mesure que rester engluer en lui.
Pour en sortir, il va falloir examiner de plus près la nature de la destruction en jeu dans le processus par lequel a été extrait l'élément travail du corps de la société pour prétendre en former un marché. Elle se caractérise donc comme une déculturation qui affecte le caractère humain de l'existence. Pour le comprendre précisément, les enseignements de l'anthropologie sociale sont ici indispensables. Ce qu'on doit en retirer d'essentiel,c'est le fait que les individus, dans l'ensemble des cultures qu'elle a étudié, ont été incités à faire quelque chose de leur vie, non pas d'abord suivant des motivations économiques, mais suivant des stimulations d'ordre social. A partir du moment où se trouvent détruites les structures sociales dans lesquelles l'existence de l'individu s'insérait et où il puisait ses motivations pour vivre, c'est l'ensemble des ressorts de son existence qui vont se détendre. Pour bien l'apercevoir, il faut se débarasser d'un préjugé, partout répandu dans nos sociétés, tenu comme une évidence allant de soi, mesurant bien le degré d'imprégnation de l'idéologie du marché, qui pourtant ne soutient pas un examen des données de l'anthropologie sociale, celui qui consiste à croire que c'est le ressort de la faim qui a poussé de tout temps les individus à produire les richesses nécessaires à leur vie. Il n'en est rien.
C'est bien dans le tissu de leurs relations sociales qu'ils ont d'abord puisé aux sources de leur motivation. Détruisez le et ils finiront, le cas échéant, par se laisser mourir de faim en l'absence de toute ressort qui les inciterait à sortir de leur torpeur quand bien même ils auraient à portée de main les ressources nécessaires à la subsistance. L'anthropologue M. Mead en était ainsi arrivée à cette conclusion pour comprendre l'état de misère dans lequel avaient plongé un peu partout dans le monde les indigènes ayant subis la destruction de leur structure sociale:"Les objectifs pour lesquels
les individus travailleront sont déterminés culturellement et ne sont
pas une réponse de l'organisme à une situation extérieure sans
définition culturelle telle qu'une simple disette. Le processus qui
convertit un groupe de sauvages en mineurs dans une mine d'or, ou en
équipage d'un bateau, ou bien qui le dépouille simplement de tout
ressort et qui le laisse mourir dans l'indolence à côté de cours d'eau
qui regorgent toujours de poissons, peut sembler si bizarre, si étranger
à la nature de la société et à son fonctionnement normal qu'il en est
pathologique [...] c'est précisément ce qui arrivera à une population au
milieu d'un changement violent amené de l'extérieur..." (M. Mead cité par Polanyi, GT, p. 228-229) Le mieux est de s'en donner une illustration précise, tant la chose paraîtra déroutante pour la mentalité occidentale ordinaire, comme celle des grandes famines qui ont ravagées les campagnes de l'Inde dans la seconde moitié du XIXème siècle, du temps de l'occupation coloniale par l'empire britannique qui introduisait alors en elles les principes de l'économie de marché:"[...] les masses indiennes ne sont pas mortes de faim parce qu'elles étaient exploitées par le Lancashire; elles ont péri en grand nombre parce que les communautés villageoises indiennes avaient été détruites." (GT, p. 230) L'expression la plus adéquate pour décrire l'état de déchéance qu'on a observé dans un cas comme celui-ci aussi qu'aux quatre coins du monde est celle qu'employait l'anthropologue A. Goldenweiser lorsqu'il parlait de ces tribus d'Afrique noire vivant dans "un vide culturel". Et c'est fondamentalement de là que découlait leur misère économique, et absolument pas, comme l'idéologie racialiste aime encore à le faire croire de temps à autre aujourd'hui, suivant une inclination à la paresse inscrite dans le patrimoine génétique de l'indigène (on se demande bien, d'ailleurs, si c'était le cas, comment il aurait fait pour survivre jusque là?), mais pas non plus, en dernière analyse, de l'exploitation que le colonisateur lui fait subir, comme on l'entend d'ordinaire dans les discours tiers-mondistes. L'un comme l'autre de ces points de vue, naturaliste comme économiste, aussi opposés soient-ils par ailleurs, passent à côté du fond du problème.
Quels sont les stimulants que l'individu tirait de son milieu social pour être incité à faire quelque chose de sa vie? Là aussi, l'enquête anthropologique permet de s'en faire une idée précise, comme Polanyi l'avait récapitulé. Ils sont de quatre ordres, entrelacés les uns avec les autres:
-la réciprocité qui fait que l'incitation à produire biens et services dérive de circuits de dons et de contredons. Celui ou celle qui reconnaît avoir été l'objet d'un don se sent redevable socialement de donner quelque chose en retour sous peine de s'exclure de la communauté. Introduisez en lieu et place des principes d'échanges marchands, ce ressort se détendra.
-la rivalité. L'anecdote que rapportait M. Sahlins de cet instituteur, visiblement pas assez familiarisé avec la culture locale, sur l'île de Lau aux Fidjis est tout à fait révélatrice à ce sujet. Il était consterné de constater que ces élèves ne voulaient rien faire quand il leur avait donné la tâche pourtant de prime abord attrayante de rechercher du corail. C'est qu'il n'avait pris garde de tenir compte de la structure sociale symétrique dans laquelle s'inscrivent les activités des gens de Lau. En veillant cette fois à bien répartir la classe d'élèves en deux groupes, ceux du Sud et ceux du Nord, s'ensuivit une compétition pour la recherche de corail à tel point que les élèves, épuisés, supplièrent l'enseignant d'arrêter la course folle dans laquelle chacun était entraîné. Détruisez l'organisation symétrique de la société et les gens ne seront plus incités à rien faire, dussent-ils en mourir de faim.
-la reconnaissance. Ce qui pousse encore l'individu à faire des efforts, c'est l'obtention de la valeur que lui reconnaîtront les autres membres de la communauté. Par exemple, c'est sur ce ressort que jouent les sociétés primitives pour exploiter l'activité productrice de leurs chefs qui ne reçoivent ainsi que des désagréments économiques de leur statut social. C'est parce que la motivation sociale prend le pas sur les mobiles économiques que des chefferies de ce genre ont pu exister dans laquelle la question de l'exploitation se pose à l'envers, pour le coup, de la façon dont on a l'habitude de la traiter puisqu'ici c'est le chef qui se fait plumer par sa communauté (voir, la différence entre les chefferies primitives et archaïques).
-le souci du travail bien fait qui est indissociable des trois précédents. On ne voit pas comment quelqu'un qui dégueulasserait son travail pourrrait avoir une chance quelconque d'obtenir la reconnaissance des autres, ni être estimé le meilleur dans une relation de rivalité, pas d'avantage que d'être tenu de respecter les règles du jeu du don qui supposent toujours de donner de soi dans ce qu'on fait.
Voilà en quel sens on peut dire que l'élément travail reste encastré dans la totalité sociale: ce sont des ressorts sociaux, non pas économiques, qui le soutiennent. Et il est à tel point encastré qu'on peut même se demander, comme certains l'ont fait (et certaines remarques de Polanyi lui-même vont dans ce sens lorsqu'il attirait l'attention sur le fait que, plus généralement, la notion même d'"économie" n'est pas formée dans de telles sociétés), s'il y a seulement encore un sens à parler de "travail" dans ce contexte. Le problème ressort bien du point de vue d'une analyse de la temporalité qui structure ces sociétés. Il apparaît alors que dans les communautés traditionnelles, il est impossible de rigoureusement disjoindre le temps de vivre du temps de travail. C'est ce qui fait d'ailleurs que les débats qui ont eu lieu autour de la mesure du temps de travail dans ces sociétés sont sujettes à caution, quand bien même, comme M. Sahlins, on en donnerait une estimation basse (deux à trois heures par jour. On peut toujours contester ces chiffres comme C. Darmangeat en prétendant qu'ils sous-estiment la charge de travail; on passe néanmoins à côté du fond du problème, là encore: peut-on indifféremment appliquer à ces sociétés un même concept du travail qui ne prend sens que dans des sociétés qui l'ont désencastrées de la totalité sociale?) A proprement parler, c'est donc la notion même de travail, si on entend par là une production séparée du reste des autres activités sociales, qui n'existe pas, ou, en tout cas, qui ne se prête pas à une mesure. P. Descola montrait par exemple que, dans les sociétés animistes, la chasse relève tout autant de l'activité nécessaire pour pourvoir aux besoins de la vie que du jeu de piste. Quelle est la part qui rélève du travail et du jeu là-dedans? Et y a-t-il seulement un sens que de vouloir les démêler? Manifestement non. Ce n'est ni tout à fait du travail, ni tout à fait du jeu, mais un alliage entre les deux pour lequel nous n'avons pas de terme adéquat dans notre langue: "On connaît même des populations australiennes, par exemple les Yir Yiront, qui ne font aucune différenciation linguistique entre le travail et le jeu." (Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 57) Ce que nous entendons par "travail" ne prend vraiment sens qu'à partir du moment où cet élément a été isolé du reste de la totalité sociale pour constituer désormais une sphère à part de l'activité humaine, organisée suivant les lois d'un marché. Et cela supposait donc la pulvérisation de la communauté dans laquelle il était pris. Tout comme il est impossible d'extraire le charbon sans détruire le milieu naturel dans lequel il est retenu, il l'est tout autant de retirer l'élément travail sans pulvériser le tissu social qui le retient prisonnier. Et on comprend bien, partant de là, la raison dernière de l'interdiction des syndicats de travailleurs promulguée partout en Europe, en France aussi bien qu'en Angleterre, au moment même où la force de travail était mobilisée dans le XVIIIème siècle finissant. Là encore on tomberait court à n'y voir que des motivations relevant de l'exploitation économique. Plus fondamentalement, il fallait prévenir le risque que ne cicatrise et se reconstitue le tissu vivant de la communauté humaine au sein des manufactures, cherchant à réabsorber ainsi en elle l'élément travail qu'on avait eu tant de mal à extraire. Et c'était d'autant plus nécessaire qu'il s'agissait là fort "naturellement", pour ainsi dire, du mouvement spontané de la vie humaine, ajouté au péril supplémentaire que cette reconstitution tendait à se faire sur une base égalitaire et non plus d'après la société d'ordres de la féodalité: autrement dit, il fallait conjurer le péril de la naissance de ce qui s'appellera un peu plus tard "le socialisme".
Maintenant, le point essentiel est de comprendre ce qui avait tenu encastré l'élément travail dans la totalité sociale. C'est un dispositif clé qui formera donc partout le verrou qu'il faudra faire sauter pour l'en extraire et en former un marché. Cet élément névralgique d'ordre institutionnel est celui qui, sous une forme ou une autre, garantira toujours à chacun inconditionnellement son droit de vivre. C'est en vertu de ce dispositif que le
mobile de la peur de la faim est neutralisé pour laisser le champ libre aux ressorts sociaux de l'activité humaine. Là aussi, l'imaginaire occidental a été à tel point colonisé par
l'économicisme que nous n'arrivons plus à concevoir comment un individu
serait encore inciter à faire quoique ce soit si la société lui
garantissait inconditionnellement son droit à l'existence. En vérité, si cette
croyance était fondée, il y a longtemps que l'humanité aurait disparu sous
l'effet de la pénurie puisque c'était donc la règle qui s'est appliquée
dans à peu près toutes les sociétés du passé.
Partant de là, on comprend que partout où il s'agira de réaliser l'extraction de l'élément travail de la totalité sociale pour le mobiliser dans le régime du marché, il y aura un coup unique mais décisif à porter en faisant sauter ce verrou garantissant inconditionnellement à chacun son droit de vivre. Par exemple, l'introduction du jeu du marché dans les communautés villageoises de l'Inde a fait disparaître leur système de stockage et de redistribution de nourriture qui donnait à chacun de ses membres un toit protecteur contre la menace de la famine. Le désencastrement ainsi obtenu suppose que la force de travail sera désormais disponible pour le marché suivant des mobiles économiques et non plus sociaux, et plus spécifiquement, suivant celui de la peur de mourir de faim. Comprenons bien pourquoi il ne pouvait en aller autrement.
Philosophie et politique libérales de la faim
Grande famine irlandaise 1845-1852 |
Pourquoi donc le ressort de la faim a fini par
apparaître comme le seul possible sur lequel s'appuyer pour mobiliser la
force de travail dans le système de marché? C'est là un point essentiel
qui reste obstrué par l'obnubilation, comme à chaque fois, autour de la question de
l'exploitation des travailleurs, particulièrement prégnante dans les
milieux marxistes contaminés par le même économicisme que leurs frères
ennemis libéraux. Il faut introduire ici la question de la politique des salaires qu'a dû conduire la classe des propriétaires capitalistes des facteurs de production. On croit trop facilement que la politique des bas salaires se réduit
simplement à vouloir extorquer le maximum de profit sur le dos des
travailleurs. Ce faisant on ne voit pas la nécessité qui se joue à un
niveau plus fondamental qui n'a plus grand chose à voir avec la cupidité, mais tient à celle de pouvoir tout simplement faire fonctionner un système de marché:"pourquoi [les économistes classiques] estimaient-ils que seule
la sanction de la faim était capable de créer un marché du travail qui
fonctionne et non l'appât de gains élevés? Ici aussi, l'expérience
coloniale a confirmé celle des économicistes. Car, plus les salaires
sont élevés, plus faible est l'incitation à faire des efforts pour des
indigènes qui, à la différence des Blancs, ne sont pas contraints par
leurs critères culturels à gagner le plus d'argent possible. Cette
analogie est d'autant plus frappante que les ouvriers des premiers
temps, eux aussi, abhorraient l'usine où ils se sentaient dégradés et
torturés, comme l'indigène, qui, souvent, ne s'est résigné à travailler à
notre manière que sous la menace du châtiment corporel, si ce n'est de
mutilation physique. Les manufacturiers de Lyon du XVIIIème siècle
recommandaient les bas salaires essentiellement pour des raisons
sociales." (GT, p. 236-237) Donc pas d'abord pour des raisons
économiques liées à la soif du profit. Et c'est une nécessité qui s'impose dans nombre de régions du monde où la mentalité de marché doit encore chercher à s'implanter, comme le montre bien cette étude, rapportée par D. Pink, ancien conseiller du président
américain Clinton, faite sur une centaine de
salariés indiens divisés en trois groupes pour faire le même travail. Le
premier groupe était payé l'équivalent du salaire d'une journée, le
deuxième l'équivalent du salaire de deux semaines et le troisième, d'un
salaire de cinq mois. Les résultats montrent que le groupe le moins productif est le mieux payé. Là aussi, on sera donc amené à pratiquer une politique de bas salaires pour les mêmes raisons que celles qui poussaient à le faire les manufacturiers lyonnais du XVIIIème siècle. Justement, une des raisons majeures qui
explique que l'économie de marché ait eu toutes les peines du
monde à décoller à cette période, en Europe,
c'est qu'on avait d'abord voulu appliquer une politique de hausse des
salaires en croyant qu'on allait ainsi mobiliser la force de travail par
l'appât du gain. Il s'agissait par là de diffuser à l'ensemble de la
société ce qui était le mobile de la classe montante de la
bourgeoisie d'affaires: autrement dit, faire en sorte que l'univers mental de la classe économiquement dominante devienne l'univers mental dominant, un motif qui a donc passé au premier plan avant celui du profit. De l'échec complet de cette politique,
l'économie classique en a tiré la leçon pragmatique qu'il fallait
procéder à l'inverse, seule façon de contraindre l'ouvrier, agricole
aussi bien qu'industriel, à une vie passée à produire la richesse de la
société. Ainsi les deux ressorts anthropologiques qui doivent faire
fonctionner l'économie de marché, la peur de la faim d'une part, l'appât
du gain de l'autre, sont destinés, à ce stade, à rester cloisonner chacun dans
les deux grandes classes sociales antagonistes: celle de la
classe laborieuse qu'on ne peut faire autrement qu'affamer pour la mobiliser, et celle des propriétaires des facteurs de
production (la terre, le travail et la monnaie), partition qui pourra
être présentée par J. Townsend, dans La fable des chèvres et des chiens,
comme le fondement naturel de toute société.
C'est partir de là qu'on peut comprendre tout le naturalisme biologique
qui hante la pensée économique de Townsend à Spencer en passant par
Malthus, dont Summer a donné la formule la plus concise qui soit: la
pauvreté c'est la survivance de la nature au sein de la société. Une
fois qu'a été démoli le tissu institutionnel où
l'individu puisait ses motivations, il ne restera plus que
le simple ressort biologique de la faim pour le pousser à travailler.
L'individu en est ainsi réduit à ce qu'il y a de non-humain en lui, le
simple besoin biologique de remplir l'estomac. Il faudrait donc mieux s'exprimer que Summer en disant plutôt que la pauvreté, c'est la résurgence de la nature dans une société, par n'importe laquelle, mais celle qui prétend se réinstituer sur la base d'un marché économique. Et encore faudrait-il
s'entendre sur le sens de cette nature appelée à répparaître au sein de la
société sous la forme de l'indigence. Elle se situe à un niveau qui est à
chercher en-deça de nos plus proches parents simiesques. Ainsi que le
relate le primatologue F. de Waal, déjà dans les communautés de
chimpanzés on s'aperçoit que les stimulants d'ordre sociaux ont la
prééminence sur ceux économiques quand il s'agit pour les jeunes
d'apprendre à casser des noix. Il est clair que le ressort de cet
apprentissage n'est pas la faim puisqu'il leur faut trois ans avant d'en
retirer les premiers bénéfices. S'ils persévèrent malgré tout, c'est
donc essentiellement par souci d'intégration dans la communauté en
imitant le modèle qu'offrent les aînés: déjà ici, la motivation sociale prime sur le besoin économique.
La prospérité de la société doit croître avec la pauvreté
Cette nécessité de constituer un marché du travail en s'appuyant sur le ressort biologique de la faim permet de rendre compte d'un paradoxe qui avait d'abord
semblé une aberration à un fondateur de l'économie politique comme A.
Smith. En même temps qu'on assistait dans la décennie des années 1780 au
"grand décollage" (le "take off", selon l'usage dans les
milieux économistes) qui marque véritablement les débuts de la
Révolution industrielle, avec la vertigineuse augmentation de la
production, on voyait de partout se multiplier la plus noire misère dans
le petit peuple. A. Smith ne pouvait encore y croire; comme il le
soutenait, "il est impossible que la société devienne de plus en plus riche et le peuple de plus en plus pauvre."
(GT, p. 185) Il pensait, conformément à un mythe appelé à jouer un
grand rôle, qu'il devait nécessairement se produire un ruissellement qui
ferait couler toute cette profusion de richesse vers le bas de la
société pour le bénéfice de tous. Or, tel n'était visiblement pas la pente que suivait le cours des choses aux yeux de tous. Et là encore il faut se débarasser du cadre économiste de référence pour
trouver la source du paradoxe. Il ne suffit pas de dire que c'est
simplement la classe des capitalistes cupides qui surexploitent le
peuple et s'accaparent de cette façon l'essentiel de la richesse. Certes, comme Marx l'a bien mis en évidence, la surexploitation s'intensifie considérablement sous le capitalisme en prenant, non plus la forme de l'extraction de valeurs d'usage au travailleur, mais de valeur d'échange, dont l'appétit tend à devenir, dans cette mesure, illimité. Mais le paradoxe prend sa source ultime encore en amont. L'extraction de valeur en présuppose une autre, celle de la force de travail de son milieu socio-naturel. Si
l'abondance de la société industrielle doit avoir nécessairement pour
contrepartie une misère grandissante, c'est fondamentalement parce que
seul l'aiguillon de la faim peut fournir l'incitation nécessaire au
travailleur pour être amené à louer sa force de travail sur le marché, mettre ses bras au service de l'appareil industriel et
faire ainsi décoller la production. En son absence, nulle
abondance possible. Ainsi, très vite, ce qui était une incongruité pour
A. Smith, devint pour ses successeurs une loi aussi implacable que celle
de la gravité, dans les termes que lui donnait par exemple, D.
Ricardo:"plus une société progresse et plus il sera difficile de se procurer de la nourriture." (GT, p. 185). Aussi bien J. Bentham en faisait un impératif auquel il fallait se résoudre:"Dans
l'état de prospérité sociale le plus élevé, la grande masse des
citoyens possèdera probablement peu de ressources en dehors du travail
journalier et par conséquent elle sera toujours proche de l'indigence.
[Il faut] donc accepter le fait qu'une quasi-indigence de la masse des citoyens est le prix à payer pour atteindre l'état le plus élevé de prospérité." (GT,
p. 177-178) Et c'était là un accord qui a fini par faire la
quasi-unanimité chez tous les penseurs qui se sont mêlés d'économie
politique, à cette époque, quelque soit leurs orientations idéologiques
par ailleurs très diverses, des plus conservateurs jusqu'aux plus progressistes:"paupérisme et progrès sont inséparables." (GT, p. 160) Là réside le pouvoir qu'a eu le libéralisme économique de refaçonner le monde en ralliant à son suffrage des bords politiques aussi bien de droite que de gauche:"Ce qui a fait du libéralisme économique une force irrésistible, c'est cette convergence d'opinion entre des perspectives diamétralement opposées, car ce qu'approuvent également l'ultra-réformateur Bentham et l'ultra-traditionaliste Burke a pris automatiquement le caractère d'une évidence." (GT, p. 189)
C'est
la cruelle ironie de l'économie de marché: c'est au moment même où se
forme la promesse d'un accroissement illimité de la richesse que la
nécessité de la pauvreté est posée avec toute la rigueur d'une loi implacable de la
nature. La seule façon envisageable d'atténuer sa dureté était d'espérer une élévation
du niveau des besoins de base des pauvres de telle sorte que leurs
revenus ne puissent pas descendre en dessous d'un certain plancher:"La loi d'arain des salaires comporte une clause de
sauvegarde bien connue, selon laquelle le niveau de subsistance
au-dessous duquel la loi d'airain elle-même ne peut faire tomber les
salaires est d'autant plus haut que les besoins courants de la classe
ouvrière sont plus élevés." (GT, p. 188) Ainsi, D. Ricardo,
anticipant sur la société de consommation du XXème siècle, appelait de
ses voeux une stimulation de l'appétit pour le confort matériel au sein
des classes laborieuses. C'est ce que l'économie de marché peut laisser
espérer de mieux pour la masse des pauvres destinés à le rester en vertu
de sa loi d'airain et c'est effectivement ce que le troisième quart du
XXème siècle a accompli dans une large mesure avec l'avènement du consumérisme de
masse:"Ironie: pour échapper à la loi de la nature, les hommes sont invités à relever leur propre niveau de famine." (GT, p. 188)
A ce point, il est permis de mieux préciser ce qu'a de suspect la liberté promue à travers la figure du "travailleur libre". Pour les apologistes de l'économie de marché, sa formation équivaut à la non-ingérence de la société dans la liberté de contracter entre employeurs et salariés. Pour ses critiques, comme K. Polanyi, cette non-ingérence reconduit en réalité à une ingérence première, celle consistant à s'introduire au coeur de la société, à l'insu des individus et contre leur volonté, pour liquider toutes les relations non-contractuelles dans lesquelles leurs vies étaient traditionnellement enchâssées, relevant du métier, de la religion, de la parenté, aussi bien que du voisinage. Et on ne peut comprendre la gravité de cette atteinte tant qu'on ne voit pas l'origine sociale des motivations humaines. Privé d'elle, l'individu se retrouve sans ressort, ce qui rend compte fondamentalement de ces populations transformées en loques humaines, dont les régions du Sud offrent aujourd'hui le plus gros des bataillons (à suivre...)
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