"Au fond, c'est une folie de chercher à savoir si on possède quelque chose par soi-même ou par les autres." (Goethe)
Précisons tout de suite ceci: ce dont Goethe semble ne parler ici que pour ce qui concerne notre avoir, prenait bien, pour lui, son sens premier, dans ce qui touche notre être. Il serait tout aussi fou de chercher à savoir si ce que nous sommes, nous le devons à nous-mêmes ou aux autres. Nous sommes maintenant en mesure d'appréhender la consistance de cette affirmation relative à la nature de notre individualité. L'étude du caractère néoténique de l'être humain nous a conduit à poser qu’il est l’être social par excellence. Etant inachevé, par nature, c’est donc seulement par la transmission d’une culture que les autres lui apporteront qu’il pourra se constituer en un sujet humain. Voilà qui conduit à envisager l'idée d'une origine sociale de l’individu que nous sommes.
La bizarrerie de l'anthropologie occidentale moderne
Pour l'Occidental type des sociétés actuelles, c'est pourtant une thèse très difficile à admettre, alors même que c'est quelque chose qui avait été toujours et partout communément admis, y compris chez nous, jusqu'à une époque assez récente. Il faut bien se rendre compte qu'il y a là une bizarrerie de la conception occidentale de l’individu, telle qu’elle s’est constituée à l’époque moderne, surtout à partir du XVIIème siècle, qui consiste, au contraire, à soutenir la notion d’un individu-substance, un individu qui aurait, en lui-même, une consistance propre, indépendamment de sa relation aux autres. Le sujet, tel que la modernité occidentale l'a d'abord pensé, c’est, au sens étymologique du terme, le sub-jectum, la substance qui possèderait une permanence, en deçà de ses apparences changeantes, et que la relation aux autres n'altèrerait pas fondamentalement. Le sub-jectum, au sens premier du terme, correspond à ce que Descartes recherche dans sa célèbre analyse du morceau de cire: voilà un objet qui a l’air d’avoir une consistance solide, doté d’une certaine forme; et pourtant, quand je l’approche d’une source de chaleur, il va la perdre et se liquéfier; Descartes suppose alors, qu’au-delà de ces apparences changeantes, il y a bien quelque chose qui doit se conserver et qui constitue la substance propre de l’objet, son sub-jectum, qu’il croira trouver dans son étendue. C’est sur ce modèle que l’anthropologie philosophique occidentale a conçu le sujet humain: une sub-stance déjà constituée avant même d'entrer dans le réseau des relations sociales, toujours identique à elle-même dans sa permanence, sous ses manifestations changeantes. Mieux, ou pire encore, les autres nous détourneraient de nous-mêmes, en nous obligeant à jouer des rôles sociaux qui ne correspondent pas à la substance que nous sommes; socialement, nous serions ainsi voués à rester des personas, au sens étymologique du terme, terme latin désignant les masques que les acteurs de théâtre portaient dans l'antiquité romaine.
En réalité, comme le montre F. Flahault, (voir, Pour une conception renouvelée du bien commun), les ferments de cette conception tout à fait inédite se trouvaient déjà dans la pensée augustienne de l'homme (de Saint Augustin, l'un des Pères fondateurs de l'Eglise de Rome au IVème siècle), qui inspirera les théologiens à partir de la fin du XIIIème siècle. Jusque là, l'orthodoxie religieuse admettait, comme un de ses plus éminents représentants, Saint Thomas d'Aquin, qui faisait lui-même fonds sur la conception aristotélicienne de l'antiquité, que l'humain a toujours vécu en société, avant même qu'il commette le péché originel. C'est alors que s'amorce une grande rupture avec cette idée que si l'homme n'avait pas succombé au mal, il n'aurait pas eu à vivre en société; à partir de là, celle-ci apparaît comme la manifestation de notre état de déchéance. Sont ainsi jetées les bases de ce qui deviendra la conception occidentale moderne du sujet humain et le hiatus fondamental sur laquelle elle repose entre l'individu et la société, les opposant l'un à l'autre dans un irréductible conflit. On devine bien ici les énormes implications politiques, déjà tirées dans l'augustinisme: il n'y aurait dès lors plus d'autre échappatoire que la constitution d'un pouvoir fort et autoritaire pour tenir en bride la nature foncièrement asociale des individus.
La pointe extrême de cette anthropologie se situe dans les versions de l'ultra-libéralisme actuel, concrétisées à travers le fameux mythe du Self made man, ainsi érigé en modèle de l'homme idéal; un individu parti de rien, qui se serait fait tout seul, et qui ne devrait donc rien à personne, l'individu véritablement libre, conforme à la définition de la liberté qu'avait donné l'un des pères fondateurs de l'économie néoclassique, au XIXème siècle, L. Walras:"être libre, c'est être quitte de tous les autres." (Cité par O. Orléan, L'empire de la valeur, p. 72) C'est bien là quelque chose qui relève purement et simplement de la mythologie. Si nous prenons les très rares cas de "self made men" qu'on peut trouver, ils n'auraient jamais pu réussir à gravir un à un tous les échelons de la société, en partant de tout en bas, sans bénéficier d'une certaine éducation qui apporte au moins le minimum de soin, de discipline et d'instruction indispensables à tout processus d'humanisation, en tirant profit de multiples rencontres, et généralement, en recueillant le legs d'un héritage social-historique remontant, s'il faut vraiment en tirer le fil jusqu'au bout, aux débuts du processus d'hominisation, vieux d'au moins trois millions d'années; comme le formulait A. Comte, un auteur du XIXème siècle, parmi ceux ayant évité de verser dans cette conception libérale, l'humanité est composée de bien plus de morts que de vivants, ces morts qui continuent, sous une certaine forme, à vivre en nous (le mythe du self made man a bien sûr aussi une fonction idéologique beaucoup plus prosaïque qui consistera à légitimer par son biais les hiérarchies sociales: si le pauvre reste pauvre toute sa vie, il ne pourra s'en prendre qu'à lui-même).
Toutefois, aujourd'hui, la pensée occidentale en est arrivée à un stade où elle a suffisamment mûri des formes d'autocritique, pour être en mesure de remettre radicalement en question l'anthropologie philosophique qu'elle a cru bon d'élaborer. La théorie de l'humain néoténique est, en ce sens, un élément de première importance, qui nous a conduit ici à ce retournement. Ce que nous retrouverons par ce biais, c'est ce que l'humanité, dans sa prodigieuse diversité, y compris la nôtre, en Occident, avait toujours admis, à savoir que l'individu humain ne peut se constituer comme tel qu'à partir de sa relation aux autres. C'est ici qu'il convient de préciser que lorsque nous parlons d'une conception occidentale moderne de l'homme ayant niée son origine sociale, nous renvoyons à ce qu'a été son courant dominant, au travers de penseurs comme Hobbes, Locke, Rousseau, et bien d'autres jusqu'à nos jours; ainsi, trouve-t-on chez ce dernier cette affirmation par quoi débute la seconde partie de son Discours sur l'origine de l'inégalité entre les hommes:"Le premier sentiment de l'homme fut celui de son existence": l'individu tel que le pense Rousseau semble pouvoir se constituer tout seul, dans un splendide isolement, sans rien devoir aux autres; ce concept d'un soi accédant immédiatement et par lui-même à soi repose, en réalité, sur l'occultation du fait que tout commence par la relation à d'autres que soi; il serait certainement plus réaliste de poser que "le premier sentiment de l'homme fut celui de son union avec sa mère" (dans le cas particulier de Rousseau, il est vrai que pour un misogyne comme lui, il aurait été très difficile de l'admettre). Mais, dès l'époque des Lumières, au XVIIIème siècle, un autre courant allant tout à fait dans ce sens essayait déjà de faire entendre une voix très différente, conforme à ce que nous redécouvrons aujourd'hui, celui qu'incarnent, tout spécialement, les Lumières écossaises; c'est particulièrement clair chez A. Ferguson:"Pour Ferguson, l'homme est un véritable animal social, mais au sens où sa nature se forme en société, non qu'elle y prédispose de manière innée ou qu'elle en soit responsable. L'individu pré-social n'existe pas; l'homme n'existe pas avant ou indépendamment de la société. Les hommes se constituent, pour le meilleur et pour le pire, dans la société, et prennent diverses formes dans des sociétés différentes." (M. Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 108) Ce n'est donc pas une découverte faramineuse de la philosophie: c'est ce que les humains, par delà leur infinie diversité, ont toujours cru, au moins implicitement, à la curieuse exception près qu'on trouve dans l'imaginaire occidental; et la façon peut-être bien la plus convaincante de faire ressortir cette universalité est de mettre à jour l'anthropologie qui est sous-entendue dans les cultures populaires des contes venant des quatre coins du monde.
Introduction à la culture des contes populaires
On prendra de préférence, comme fil conducteur, un conte archi-connu, celui de Cendrillon. Trois remarques préalables doivent être faites qui seraient également valables pour tous les autres contes de ce genre.
1-La version qui nous est familière est celle qui a été commercialisée par les studios de Walt Disney; ils n'ont pourtant rien inventé, puisqu'ils l'ont adapté plus ou moins librement en le reprenant des oeuvres des frères Grimm en Allemagne, de C. Perrault en France et de G. Basile en Italie, qui, eux-mêmes, n'ont fait que puiser dans les traditions orales et très anciennes des cultures populaires pour leur donner une forme écrite. On voit tout de suite l'illustration parfaite de la maxime goethéenne mise ici en exergue: ce serait folie de savoir si ce que Walt Disney possède, il le tient de lui-même ou des autres! Ce qu'il faut alors relever, ce sont les implications considérables qui en découlent touchant la question du droit de propriété. Walt Disney peut-il ainsi s'approprier de façon exclusive, via les droits de propriété intellectuelle (le copyright), comme s'il ne s'agissait que du fruit de son propre travail, et fonder ainsi un empire commercial, ce qu'il doit d'abord à la créativité d'une très longue chaîne de générations dans le temps? On voit bien ici que ces questions d'anthropologie philosophique ne sont pas de simples querelles oiseuses d'intellectuels mais qu'elles mettent en jeu ce qui touche, de façon très pratique, à l'institution juridico-économique de la société toute entière.
2-Aujourd'hui, ce genre de contes est réservé aux enfants, principalement pour les aider à s'endormir le soir. Or, il faut savoir qu'autrefois ils s'adressaient à la communauté entière, aux enfants aussi bien qu'aux adultes, et c'est dans l'institution de la veillée, au cours des longues soirées d'hiver, autour du feu, qu'ils se transmettaient ainsi, de génération en génération: on admettait alors que ces contes renferment une sagesse pratique qui devait édifier tout le monde. C'est là une évolution qui a une portée très générale, qu'on retrouve tout aussi bien, par exemple, dans celle du Carnaval. Les cultures populaires, sous les effets de ce qu'on a appelé "la modernisation" ou le "Progrès", ont fait l'objet d'un processus massif d'infantilisation qui fait que l'on n'en retrouve aujourd'hui plus que des versions très affaiblies qu'il est devenu bien compliqué de prendre au sérieux. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que la veillée était une institution centrale des communautés villageoises d'autrefois, jouant un rôle clé dans la socialisation et l'éducation:"on y apprenait la sagesse traditionnelle. La discussion regorgeant d'allusions au passé [...] La culture orale se perpétuait sous forme de contes, de légendes pieuses, d'enseignements sur le royaume du surnaturel, d'explications sur la nature et la vie [...] la veillée avait un but particulier d'éducation, les assemblées d'hiver se tenaient autour des contes traditionnels, des fables -et sur les commentaires qu'ils provoquaient inévitablement-, en somme une sorte de réflexion publique sur l'expérience, la tradition, et une communion avec le passé. Ces vieilles institutions villageoises fonctionnaient encore dans les années 1880. Le développement de l'industrie, l'arrivée d'ouvriers venant d'ailleurs, l'affluence de nouveautés matérielles dans les campagnes, ainsi que les écoles bien sûr, contribuèrent à les faire disparaître." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 493)
Ce n'est donc pas une coïncidence fortuite si le déclin de l'institution de la veillée correspond avec l'essor de l'école républicaine moderne. On est typiquement en présence ici de ce que la sociologie a appelé un "transfert de fonctions" qui fait que les tâches de socialisation et d'éducation autrefois prises en charge par la société elle-même se sont vues, de plus en plus, reportées sur un appareil spécialisé d'Etat, entre les mains d'armées de professionnels salariés, ce qui ne va pas sans soulever d'immenses problèmes donnant lieu à d'interminables débats traitant de "la crise de l'éducation" ou celle de la socialisation, manifestement impossibles à solutionner dans ce cadre de transfert de fonctions, en courrant de réforme en réforme.
3- Enfin, un conte comme celui de Cendrillon a une dimension universelle concrète. Si nous ne connaissons, le plus souvent, que la version européenne, il faut savoir qu'il en existe de nombreuses autres variantes, un peu partout dans le monde, en Amérique, en Afrique, en Océanie aussi bien qu'en Asie, qui porteront, à chaque fois, l'emprunte de la culture locale; c'est en ce sens là, que la culture des contes relève d'un universel concret: il s'agit d'un patrimoine commun à l'humanité qui se spécifie, à chaque fois, de façon particulière, suivant le lieu où il a été réinventé. Voilà qui nous amène justement à préciser notre grille de lecture de ces contes, et celui de Cendrillon, en particulier. Il s'agira de faire ressortir avant tout leur universalité, c'est-à-dire, les invariants anthropologiques qu'on retrouvera, toujours et partout, montrant que c'est bien une même conception bien déterminée de ce qui constitue notre individualité humaine, qui est en jeu. La quintessence de celle-ci peut se ramasser dans les trois points fondamentaux suivants...
Identité relationnelle des individus, don et reconnaissance
Précisons tout de suite ceci: ce dont Goethe semble ne parler ici que pour ce qui concerne notre avoir, prenait bien, pour lui, son sens premier, dans ce qui touche notre être. Il serait tout aussi fou de chercher à savoir si ce que nous sommes, nous le devons à nous-mêmes ou aux autres. Nous sommes maintenant en mesure d'appréhender la consistance de cette affirmation relative à la nature de notre individualité. L'étude du caractère néoténique de l'être humain nous a conduit à poser qu’il est l’être social par excellence. Etant inachevé, par nature, c’est donc seulement par la transmission d’une culture que les autres lui apporteront qu’il pourra se constituer en un sujet humain. Voilà qui conduit à envisager l'idée d'une origine sociale de l’individu que nous sommes.
La bizarrerie de l'anthropologie occidentale moderne
Pour l'Occidental type des sociétés actuelles, c'est pourtant une thèse très difficile à admettre, alors même que c'est quelque chose qui avait été toujours et partout communément admis, y compris chez nous, jusqu'à une époque assez récente. Il faut bien se rendre compte qu'il y a là une bizarrerie de la conception occidentale de l’individu, telle qu’elle s’est constituée à l’époque moderne, surtout à partir du XVIIème siècle, qui consiste, au contraire, à soutenir la notion d’un individu-substance, un individu qui aurait, en lui-même, une consistance propre, indépendamment de sa relation aux autres. Le sujet, tel que la modernité occidentale l'a d'abord pensé, c’est, au sens étymologique du terme, le sub-jectum, la substance qui possèderait une permanence, en deçà de ses apparences changeantes, et que la relation aux autres n'altèrerait pas fondamentalement. Le sub-jectum, au sens premier du terme, correspond à ce que Descartes recherche dans sa célèbre analyse du morceau de cire: voilà un objet qui a l’air d’avoir une consistance solide, doté d’une certaine forme; et pourtant, quand je l’approche d’une source de chaleur, il va la perdre et se liquéfier; Descartes suppose alors, qu’au-delà de ces apparences changeantes, il y a bien quelque chose qui doit se conserver et qui constitue la substance propre de l’objet, son sub-jectum, qu’il croira trouver dans son étendue. C’est sur ce modèle que l’anthropologie philosophique occidentale a conçu le sujet humain: une sub-stance déjà constituée avant même d'entrer dans le réseau des relations sociales, toujours identique à elle-même dans sa permanence, sous ses manifestations changeantes. Mieux, ou pire encore, les autres nous détourneraient de nous-mêmes, en nous obligeant à jouer des rôles sociaux qui ne correspondent pas à la substance que nous sommes; socialement, nous serions ainsi voués à rester des personas, au sens étymologique du terme, terme latin désignant les masques que les acteurs de théâtre portaient dans l'antiquité romaine.
En réalité, comme le montre F. Flahault, (voir, Pour une conception renouvelée du bien commun), les ferments de cette conception tout à fait inédite se trouvaient déjà dans la pensée augustienne de l'homme (de Saint Augustin, l'un des Pères fondateurs de l'Eglise de Rome au IVème siècle), qui inspirera les théologiens à partir de la fin du XIIIème siècle. Jusque là, l'orthodoxie religieuse admettait, comme un de ses plus éminents représentants, Saint Thomas d'Aquin, qui faisait lui-même fonds sur la conception aristotélicienne de l'antiquité, que l'humain a toujours vécu en société, avant même qu'il commette le péché originel. C'est alors que s'amorce une grande rupture avec cette idée que si l'homme n'avait pas succombé au mal, il n'aurait pas eu à vivre en société; à partir de là, celle-ci apparaît comme la manifestation de notre état de déchéance. Sont ainsi jetées les bases de ce qui deviendra la conception occidentale moderne du sujet humain et le hiatus fondamental sur laquelle elle repose entre l'individu et la société, les opposant l'un à l'autre dans un irréductible conflit. On devine bien ici les énormes implications politiques, déjà tirées dans l'augustinisme: il n'y aurait dès lors plus d'autre échappatoire que la constitution d'un pouvoir fort et autoritaire pour tenir en bride la nature foncièrement asociale des individus.
La pointe extrême de cette anthropologie se situe dans les versions de l'ultra-libéralisme actuel, concrétisées à travers le fameux mythe du Self made man, ainsi érigé en modèle de l'homme idéal; un individu parti de rien, qui se serait fait tout seul, et qui ne devrait donc rien à personne, l'individu véritablement libre, conforme à la définition de la liberté qu'avait donné l'un des pères fondateurs de l'économie néoclassique, au XIXème siècle, L. Walras:"être libre, c'est être quitte de tous les autres." (Cité par O. Orléan, L'empire de la valeur, p. 72) C'est bien là quelque chose qui relève purement et simplement de la mythologie. Si nous prenons les très rares cas de "self made men" qu'on peut trouver, ils n'auraient jamais pu réussir à gravir un à un tous les échelons de la société, en partant de tout en bas, sans bénéficier d'une certaine éducation qui apporte au moins le minimum de soin, de discipline et d'instruction indispensables à tout processus d'humanisation, en tirant profit de multiples rencontres, et généralement, en recueillant le legs d'un héritage social-historique remontant, s'il faut vraiment en tirer le fil jusqu'au bout, aux débuts du processus d'hominisation, vieux d'au moins trois millions d'années; comme le formulait A. Comte, un auteur du XIXème siècle, parmi ceux ayant évité de verser dans cette conception libérale, l'humanité est composée de bien plus de morts que de vivants, ces morts qui continuent, sous une certaine forme, à vivre en nous (le mythe du self made man a bien sûr aussi une fonction idéologique beaucoup plus prosaïque qui consistera à légitimer par son biais les hiérarchies sociales: si le pauvre reste pauvre toute sa vie, il ne pourra s'en prendre qu'à lui-même).
Toutefois, aujourd'hui, la pensée occidentale en est arrivée à un stade où elle a suffisamment mûri des formes d'autocritique, pour être en mesure de remettre radicalement en question l'anthropologie philosophique qu'elle a cru bon d'élaborer. La théorie de l'humain néoténique est, en ce sens, un élément de première importance, qui nous a conduit ici à ce retournement. Ce que nous retrouverons par ce biais, c'est ce que l'humanité, dans sa prodigieuse diversité, y compris la nôtre, en Occident, avait toujours admis, à savoir que l'individu humain ne peut se constituer comme tel qu'à partir de sa relation aux autres. C'est ici qu'il convient de préciser que lorsque nous parlons d'une conception occidentale moderne de l'homme ayant niée son origine sociale, nous renvoyons à ce qu'a été son courant dominant, au travers de penseurs comme Hobbes, Locke, Rousseau, et bien d'autres jusqu'à nos jours; ainsi, trouve-t-on chez ce dernier cette affirmation par quoi débute la seconde partie de son Discours sur l'origine de l'inégalité entre les hommes:"Le premier sentiment de l'homme fut celui de son existence": l'individu tel que le pense Rousseau semble pouvoir se constituer tout seul, dans un splendide isolement, sans rien devoir aux autres; ce concept d'un soi accédant immédiatement et par lui-même à soi repose, en réalité, sur l'occultation du fait que tout commence par la relation à d'autres que soi; il serait certainement plus réaliste de poser que "le premier sentiment de l'homme fut celui de son union avec sa mère" (dans le cas particulier de Rousseau, il est vrai que pour un misogyne comme lui, il aurait été très difficile de l'admettre). Mais, dès l'époque des Lumières, au XVIIIème siècle, un autre courant allant tout à fait dans ce sens essayait déjà de faire entendre une voix très différente, conforme à ce que nous redécouvrons aujourd'hui, celui qu'incarnent, tout spécialement, les Lumières écossaises; c'est particulièrement clair chez A. Ferguson:"Pour Ferguson, l'homme est un véritable animal social, mais au sens où sa nature se forme en société, non qu'elle y prédispose de manière innée ou qu'elle en soit responsable. L'individu pré-social n'existe pas; l'homme n'existe pas avant ou indépendamment de la société. Les hommes se constituent, pour le meilleur et pour le pire, dans la société, et prennent diverses formes dans des sociétés différentes." (M. Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 108) Ce n'est donc pas une découverte faramineuse de la philosophie: c'est ce que les humains, par delà leur infinie diversité, ont toujours cru, au moins implicitement, à la curieuse exception près qu'on trouve dans l'imaginaire occidental; et la façon peut-être bien la plus convaincante de faire ressortir cette universalité est de mettre à jour l'anthropologie qui est sous-entendue dans les cultures populaires des contes venant des quatre coins du monde.
Introduction à la culture des contes populaires
On prendra de préférence, comme fil conducteur, un conte archi-connu, celui de Cendrillon. Trois remarques préalables doivent être faites qui seraient également valables pour tous les autres contes de ce genre.
1-La version qui nous est familière est celle qui a été commercialisée par les studios de Walt Disney; ils n'ont pourtant rien inventé, puisqu'ils l'ont adapté plus ou moins librement en le reprenant des oeuvres des frères Grimm en Allemagne, de C. Perrault en France et de G. Basile en Italie, qui, eux-mêmes, n'ont fait que puiser dans les traditions orales et très anciennes des cultures populaires pour leur donner une forme écrite. On voit tout de suite l'illustration parfaite de la maxime goethéenne mise ici en exergue: ce serait folie de savoir si ce que Walt Disney possède, il le tient de lui-même ou des autres! Ce qu'il faut alors relever, ce sont les implications considérables qui en découlent touchant la question du droit de propriété. Walt Disney peut-il ainsi s'approprier de façon exclusive, via les droits de propriété intellectuelle (le copyright), comme s'il ne s'agissait que du fruit de son propre travail, et fonder ainsi un empire commercial, ce qu'il doit d'abord à la créativité d'une très longue chaîne de générations dans le temps? On voit bien ici que ces questions d'anthropologie philosophique ne sont pas de simples querelles oiseuses d'intellectuels mais qu'elles mettent en jeu ce qui touche, de façon très pratique, à l'institution juridico-économique de la société toute entière.
2-Aujourd'hui, ce genre de contes est réservé aux enfants, principalement pour les aider à s'endormir le soir. Or, il faut savoir qu'autrefois ils s'adressaient à la communauté entière, aux enfants aussi bien qu'aux adultes, et c'est dans l'institution de la veillée, au cours des longues soirées d'hiver, autour du feu, qu'ils se transmettaient ainsi, de génération en génération: on admettait alors que ces contes renferment une sagesse pratique qui devait édifier tout le monde. C'est là une évolution qui a une portée très générale, qu'on retrouve tout aussi bien, par exemple, dans celle du Carnaval. Les cultures populaires, sous les effets de ce qu'on a appelé "la modernisation" ou le "Progrès", ont fait l'objet d'un processus massif d'infantilisation qui fait que l'on n'en retrouve aujourd'hui plus que des versions très affaiblies qu'il est devenu bien compliqué de prendre au sérieux. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que la veillée était une institution centrale des communautés villageoises d'autrefois, jouant un rôle clé dans la socialisation et l'éducation:"on y apprenait la sagesse traditionnelle. La discussion regorgeant d'allusions au passé [...] La culture orale se perpétuait sous forme de contes, de légendes pieuses, d'enseignements sur le royaume du surnaturel, d'explications sur la nature et la vie [...] la veillée avait un but particulier d'éducation, les assemblées d'hiver se tenaient autour des contes traditionnels, des fables -et sur les commentaires qu'ils provoquaient inévitablement-, en somme une sorte de réflexion publique sur l'expérience, la tradition, et une communion avec le passé. Ces vieilles institutions villageoises fonctionnaient encore dans les années 1880. Le développement de l'industrie, l'arrivée d'ouvriers venant d'ailleurs, l'affluence de nouveautés matérielles dans les campagnes, ainsi que les écoles bien sûr, contribuèrent à les faire disparaître." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 493)
Veillée |
3- Enfin, un conte comme celui de Cendrillon a une dimension universelle concrète. Si nous ne connaissons, le plus souvent, que la version européenne, il faut savoir qu'il en existe de nombreuses autres variantes, un peu partout dans le monde, en Amérique, en Afrique, en Océanie aussi bien qu'en Asie, qui porteront, à chaque fois, l'emprunte de la culture locale; c'est en ce sens là, que la culture des contes relève d'un universel concret: il s'agit d'un patrimoine commun à l'humanité qui se spécifie, à chaque fois, de façon particulière, suivant le lieu où il a été réinventé. Voilà qui nous amène justement à préciser notre grille de lecture de ces contes, et celui de Cendrillon, en particulier. Il s'agira de faire ressortir avant tout leur universalité, c'est-à-dire, les invariants anthropologiques qu'on retrouvera, toujours et partout, montrant que c'est bien une même conception bien déterminée de ce qui constitue notre individualité humaine, qui est en jeu. La quintessence de celle-ci peut se ramasser dans les trois points fondamentaux suivants...
Identité relationnelle des individus, don et reconnaissance
1- Aux antipodes de la conception occidentale moderne de l'individu-substance, dans les contes, l’identité des individus est toujours de nature relationnelle: c’est ce qui explique qu’elle va se métamorphoser au gré des relations, amicales ou hostiles, qui se nouent entre eux. Donnons en un simple exemple, pour commencer, qu’on pourrait multiplier à l’infini, celui bien connu du conte de la Belle et la Bête. La Bête retrouvera son identité humaine au moment où la Belle aura su passer outre son aspect repoussant pour lui donner le baiser qui lui fera retrouver sa forme humaine. Cette nature relationnelle de l'individu se retrouve exactement dans le jeu de go, tout à fait dans l'esprit de la culture chinoise: ce qui le caractérise, c'est que les pièces n'ont pas une identité définie par avance, mais qu'elles en acquièrent une, qui ira en se transformant, suivant leur changement de position au sein du réseau de relations avec les autres pièces du jeu. Le jeu d'échec est, par contraste, typique de la conception occidentale de l'identité: là, les pièces ont des caractéristiques substantielles, définies par avance, qui ne se modifieront pas suivant leur déplacement.
2- Le baiser que donne la Belle à la Bête qui fait muter son identité conduit directement au deuxième point qui complète donc le premier. Pour être bien appréhendée, l’anthropologie des contes doit se lire comme une anthropologie du don: les personnages passent ainsi leur temps à se donner des choses les uns aux autres, à se rendre service ou à offrir l'hospitalité, soit les trois formes sous lesquelles le don s'est toujours spécifié. Il n’y a rien de surprenant dans cette très étroite proximité entre la question du don et celle de l'identité dès lors qu'on comprend les rudiments de la nature du don. Pour la saisir, il est toujours fructueux de l'approcher par contraste avec ce qui se joue dans les rapports de type marchand. Le propre de ceux-ci est de neutraliser la qualité personnelle des échangistes, pour que rien ne circule d’elle dans le circuit des marchandises: quand j'en achète une, je n'ai que faire de la qualité personnelle de celui qui me la cède; au contraire, quand je reçois un cadeau, au bien offert s'attache la mémoire du donateur; un don véritable engage toujours quelque chose de soi-même ce qui se résume par la formule, "Donner, c’est donner de soi". Ainsi que le formulait bien cette dame à propos d'un objet qui lui avait été légué par héritage:"Le vase c'est ma tante". De cette façon, on peut commencer à comprendre pourquoi les dons, dans les contes, ont cette propriété d'altérer l'identité des personnages. A ce sujet, il faut préciser que l'anthropologie du don, qui s'est développée aujourd'hui dans le champ des sciences sociales, nous apprend que ce n'est pas seulement l'identité de celui qui reçoit qui est affectée par le don, mais aussi celle du donateur, alors même que les contes mettent généralement l'accent surtout sur le premier aspect; c'est dans le don d'organes que le phénomène a été particulièrement bien observé:"pour tous ceux qui ont donné un rein, ce geste s'est révélé comme
l'expérience la plus significative de leur vie. Cette transformation
s'exprime par des phrases comme: "J'ai le sentiment d'être devenu
meilleur [...] J'ai fait quelque chose de ma vie. Maintenant, je suis
capable de faire n'importe quoi."[...] Les donneurs sont transformés par
le don au point que leurs témoignages ne sont pas sans rappeler les
textes décrivant les rites d'initiation, de "nouvelle naissance" [dans
les sociétés archaïques]." (Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 131)
3-Ce que le don met en jeu dans le genre de conte auquel appartient celui de Cendrillon, c'est fondamentalement la question de la reconnaissance. Pour accéder à soi, il faut d'abord que d'autres me reconnaissent comme un soi. C'est parce que la Belle reconnaît la Bête comme un prince que celui-ci retrouvera son identité de prince. En ce sens, le premier philosophe de l'époque moderne a avoir véritablement remis la question de la reconnaissance au coeur de la formation de l'identité humaine, c'est Hegel, via ses célèbres développements à partir du thème de la lutte à mort pour la reconnaissance, qui fournissait, pour lui, la trame de l'histoire humaine. Donnons une illustration actuelle exhibant bien le lien intime entre la question du don et celle de la reconnaissance, celle se rapportant à la façon dont ont été instituées les communautés Emmaüs de l'abbé Pierre. D'après le récit qu'il en a fait, leur naissance a reçu une impulsion décisive le jour où il a rencontré, dans la rue, un homme abandonné de tous, tout juste sorti de prison, qui était au bord du suicide. La charité chrétienne aurait voulu simplement qu'il l'assiste. Ce n'est pourtant pas ainsi que l'abbé Pierre a procédé; il l'a d'abord invité à venir l'aider pour reloger des personnes dans le besoin et il s'en est suivi ceci:"Cette personne est devenue son plus proche collaborateur et a contribué à la naissance du mouvement [...]"Sans réflexion, sans calcul, j'ai fait, pour ainsi dire, le contraire de la bienfaisance", écrit l'abbé Pierre en commentant cette épisode." (J. Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 206) Voilà typiquement la façon dont la relation à l'autre peut métamorphoser l'identité des individus, comme on le retrouvera partout dans les contes. Ici, précisément, c'est en reconnaissant celui dont on pourrait croire qu'il a avant tout besoin de recevoir de l'aide, comme un sujet ayant plutôt besoin qu'on le reconnaisse d'abord comme un sujet capable de donner, qu'on a transformé du tout au tout son identité.
Voyons maintenant la façon dont ces trois lignes de développement se retrouvent dans le conte de Cendrillon: l'identité relationnelle des individus, le don et la reconnaissance.
3-Ce que le don met en jeu dans le genre de conte auquel appartient celui de Cendrillon, c'est fondamentalement la question de la reconnaissance. Pour accéder à soi, il faut d'abord que d'autres me reconnaissent comme un soi. C'est parce que la Belle reconnaît la Bête comme un prince que celui-ci retrouvera son identité de prince. En ce sens, le premier philosophe de l'époque moderne a avoir véritablement remis la question de la reconnaissance au coeur de la formation de l'identité humaine, c'est Hegel, via ses célèbres développements à partir du thème de la lutte à mort pour la reconnaissance, qui fournissait, pour lui, la trame de l'histoire humaine. Donnons une illustration actuelle exhibant bien le lien intime entre la question du don et celle de la reconnaissance, celle se rapportant à la façon dont ont été instituées les communautés Emmaüs de l'abbé Pierre. D'après le récit qu'il en a fait, leur naissance a reçu une impulsion décisive le jour où il a rencontré, dans la rue, un homme abandonné de tous, tout juste sorti de prison, qui était au bord du suicide. La charité chrétienne aurait voulu simplement qu'il l'assiste. Ce n'est pourtant pas ainsi que l'abbé Pierre a procédé; il l'a d'abord invité à venir l'aider pour reloger des personnes dans le besoin et il s'en est suivi ceci:"Cette personne est devenue son plus proche collaborateur et a contribué à la naissance du mouvement [...]"Sans réflexion, sans calcul, j'ai fait, pour ainsi dire, le contraire de la bienfaisance", écrit l'abbé Pierre en commentant cette épisode." (J. Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 206) Voilà typiquement la façon dont la relation à l'autre peut métamorphoser l'identité des individus, comme on le retrouvera partout dans les contes. Ici, précisément, c'est en reconnaissant celui dont on pourrait croire qu'il a avant tout besoin de recevoir de l'aide, comme un sujet ayant plutôt besoin qu'on le reconnaisse d'abord comme un sujet capable de donner, qu'on a transformé du tout au tout son identité.
Voyons maintenant la façon dont ces trois lignes de développement se retrouvent dans le conte de Cendrillon: l'identité relationnelle des individus, le don et la reconnaissance.
Il faut commencer par distinguer deux niveaux d’analyse: le premier qui met en jeu les relations inter-générationnels entre les aînés et la fille; le second qui concerne les relations intra-générationnels entre la fille et ses pairs. On voit alors immédiatement que Cendrillon ne pourra accéder au deuxième niveau que par ce qui s’est d’abord joué au premier niveau. Pour espérer obtenir la reconnaissance du prince (niveau intra-générationnel), il lui faudra d'abord obtenir la reconnaissance d'un ou d'une aînée (niveau inter-générationnel). C'est donc de là qu'il faut partir. Ce qui saute alors tout de suite aux yeux, ce sont les deux figures radicalement opposées des aînés que le conte met en scène: la marâtre qui retient Cendrillon prisonnière chez elle et l'empêche ainsi d'accéder au deuxième niveau; et la marraine qui lui permettra, au contraire, d'accéder à son identité de jeune femme. Il faut, à ce sujet, faire remarquer que rarement, dans la vie réelle, les choses prendront une tournure aussi contrastée. Le plus souvent, les mêmes parents doivent endosser, à tour de rôle, les deux figures: ils sont aussi bien ceux qui apportent la gratification pour l'enfant, en lui donnant les soins qu'il réclame, que ceux qui lui apportent la frustration, en le grondant, en le punissant ou en lui refusant ce qu'il désire. Les deux aspects sont évidemment aussi nécessaires l'un que l'autre à son développement. Or, les contes sont remplis de figures paternelles aussi bien que maternelles qui dissocient complètement ces deux aspects, pour incarner, soit des êtres tout à fait maléfiques, soit des personnages foncièrement bienveillants: en ce sens, on peut dire qu'ils ont bien un trait enfantin, puisqu'il s'agit là d'un mécanisme typique de défense de l'enfant contre ce caractère ambivalent sous lequel lui apparaissent ses parents:"[...] les fantasmes de l'enfant dissocient les aspects frustrants des aspects satisfaisants des adultes qui prennent soin de lui. Dans ses fantasmes, l'enfant refuse d'admettre que plaisir et frustration ont la même source. Il s'invente ainsi des images idéalisées du sein, qu'il fait cohabiter avec des images d'autorité maternelle ou paternelle omnipotente, menaçante et destructrice..." (C. Lasch, Le moi assiégé, p. 172-173) L'enfant se protège ainsi car, en percevant la même source comme étant tour à tour gratifiante ou menaçante, c'est le plaisir même qu'il retire du premier aspect qui finit par se gâter, en lui interdisant d'en jouir pleinement, sans la crainte qui lui est associée fatalement dans ce cadre. Or, il faut bien admettre que c'est là quelque chose qui aura fortement tendance à persister dans la vie adulte et qui conduira plus tard à vouloir envisager le monde suivant un ordre binaire où se rangent, d'un côté, les forces du Bien, et, de l'autre côté, les forces du Mal, dont les contenus pourront varier suivant les présupposés idéologiques qu'on aura fait sien. C'est évidemment d'abord dans les formations religieuses qu'ont perduré cette stratégie infantile, mais on la retrouverait aussi facilement dans bon nombre de phénomènes de la vie sociale et politique.
Cela dit, il reste bien une vérité de ces figures du conte: en chaque parent, dominera, généralement, et suivant une variété infinie de degrés, allant d'un extrême à l'autre, soit la tendance incarnée par la marâtre, celle qui maintiendra l'enfant dans son état de dépendance, soit celle qui prendra la forme de la marraine, celle qui permettra à l'enfant de grandir et accéder à son statut d'adulte. Qu'est-ce qui distingue plus précisément les bons des mauvais parents? La marâtre n'est telle que parce qu'elle refuse de reconnaître l'enfant comme un adulte en devenir et l'exploite à son service. C'est la figure de la mère castratrice qui conserve absorbée en soi son enfant et refuse obstinément de rompre le lien fusionnel qui les unit. La marraine incarne au contraire la bonne mère (qui n'a pas nécessairement à être la mère biologique comme le conte le signale) et il est essentiel d'observer comment elle le fait dans le conte: c'est par le triple don du carrosse, de la robe et des souliers de verre qu'elle va permettre de transformer les cendres de Cendrillon en une jeune femme capable d'être reconnue et aimée par un de ses pairs, le prince. Le don qui lui est fait est donc celui de son individualité, ce qui est symbolisé par le soulier de verre: il est ainsi fait qu'il ne peut être ajusté qu'à son pied, ce qui permettra au prince de la reconnaître ultérieurement: c'est donc bien la manifestation de ce qui constitue son identité singulière. Le conte de Peau d'âne fonctionne de façon tout à fait similaire, à la différence que le rôle de donatrice de la marraine est cette fois endossé par le père. Ainsi, une leçon fondamentale du conte consiste à dire que ce qui est à la base de notre individualité ressort fondamentalement du registre du don qui doit ainsi se transmettre de génération en génération:"le pouvoir de devenir femme ne vient pas de soi, on le reçoit de la génération précédente (comme le dit justement Peter Sloterdijk, "l'histoire du soi est avant tout une histoire de la transmission du soi).""(F. Flahault, Be yourself, Au delà de la conception occidentale de l'individu, p. 154-155). On peut préciser la nature exacte de ce don: il est celui de la reconnaissance inconditionnelle dont doit pouvoir bénéficier l'enfant pour accéder à son statut d'individu adulte: il ne doit avoir à remplir aucune condition pour être reconnu. Nous sommes ici typiquement dans le registre d'un rapport de don, puisque, ce qui le distingue de l'échange de type marchand réside dans le fait que le donateur ne peut rien exiger en retour de ce qu'il donne dont l'absence pourrait être sanctionné par un recours au droit et à une procédure judiciaire. Partant de là, on voit tout le problème que pose la relation de ces parents québecois à leur enfant adoptif: "Un couple a adopté un bébé coréen il y a quelques années. Ils veulent maintenant le "retourner" parce que l'enfant a mauvais caractère."(Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 59) A ce compte, on pourrait aussi imaginer que se produise un jour la réciproque, un enfant qui voudrait changer de parents car ils ne lui conviennent finalement pas. La reconnaissance est ici conditionnelle: je te reconnais comme mon enfant à condition que tu ais bon caractère. De tels parents incarnent parfaitement la figure de la marâtre du conte. C'est tout à fait conforme à l'emprise de plus en plus envahissante de la logique de l'échange marchand: on paye, et en retour, le client veut être satisfait ou remboursé, comme le veut la formule publicitaire bien connue. Voilà le genre de posture dont il est à craindre qu'elle soit appelée à prendre de l'ampleur avec l'essor du marché des mères porteuses combiné aux progrès des techniques de manipulation génétique: avec le DPI (Diagnostic Pré-Implantatoire), il est déjà techniquement possible de choisir son enfant suivant les caractéristiques physiques qu'on préfère, à la façon dont on choisit un modèle de voiture. Il reste à espérer que la figure de la marraine saura résister énergiquement; elles est encore, fort heureusement, bien présente, comme le montre cette autre nouvelle, parue dans le même journal, à quelques jours d'intervalle:"Dans un hôpital, un bébé a le sida. Des centaines de personnes s'offrent pour l'adopter." (ibid., p. 59) Il est clair que nous nous situons ici aux antipodes de ces logiques techno-économiques, dans le registre de la reconnaissance inconditionnelle: tu seras mon enfant quelque soit le mal dont tu souffres (la question des limites d'une telle inconditionnalité se pose toutefois: qui voudrait, par exemple, adopter de la même façon un enfant diagnostiqué comme psychotique?) C'est la base absolument fondamentale de l'accès à soi pour tout enfant: il ne doit avoir à remplir aucune condition pour bénéficier de la reconnaissance des aînés.
Il y a encore quelque chose d'essentielle à comprendre touchant cet ordre premier de reconnaissance. Ne rien exiger en retour de ce que l'on donne suppose toujours d'admettre ses propres limites. Autrement dit, donner implique nécessairement l'acceptation d'avoir à perdre quelque chose. De quoi s'agit-il exactement dans le don qui est fait du soi à l'enfant? Une version du conte de Cendrillon, parmi les nombreuses autres qu'on trouve dans le monde, nous venant de Grèce, fournit la réponse:"La mère de Cendrillon s'est changée en vache. Le père se remarie et finit par égorger la vache. Mais la jeune fille ramasse les os et les enterre. Après une période de deuil, celle-ci trouvera à leur place une belle robe, des escarpins rouges et un cheval blanc." (F. Flahault, Be yourself, p. 154) Ici, très clairement, l'accès de la fille à son statut de jeune femme suppose le sacrifice de la mère, ce qui laisse entendre l'acceptation de sa mortalité, donc, de sa finitude:"le don de vie, paradoxalement, procède de l'acceptation de la mort." (ibid., p. 157) A la lumière de ce paradoxe, on comprend alors mieux la signification du mauvais parent dans les contes:"La marâtre garde la vie pour elle, ce qui en fait une source de mort." (ibid., p. 169) C'est là un thème qu'on retrouvera partout et toujours dans la culture orale des contes,"un motif qui, étant donné son immense aire de diffusion, s'est vraisemblablement formé au cours de la préhistoire." (ibid., p. 170) Un exemple parmi d'autres, dans la tradition malgache (Madagascar), met aussi en scène la figure de la vache-mère sacrifiée dont la jeune fille enterre les os et verra pousser sur le lieu de sa tombe un arbre qui lui donnera des fruits d'argent et des perles. Voilà précisément pourquoi il est légitime de soutenir que le fantasme qui anime aujourd'hui le projet transhumaniste de conquérir l'immortalité, via les progrès mirobolants que font miroiter les bio-technologies (plus exactement, les NBIC, le projet de faire converger ensemble les Nanotechnologies, les Biotechnologies, l'Informatique et les sciences Cognitives) est, au fond, un projet de mort qui rend caduque les conditions de transmission du don de la vie qui est donc identiquement le don du soi, de génération en génération: on est donc conduit à retourner ce projet contre-lui-même lorsqu'il prétend vaincre la mort. Cela dit, on pourrait tenter de retracer l'origine de ce fantasme d'immortalité qui a parcouru, depuis la nuit des temps, l'histoire de l'humanité si on se rappelle que dans la première partie, on avait précisé qu'il fallait comprendre le néotène humain comme un être qui conserve toute sa vie durant des traits de sa jeunesse. Quand on a goûté à la Fontaine de Jouvence, il sera très tentant de vouloir s'en enivrer au-delà de toute limite et il sera en même temps très difficile d'admettre sa mortalité, alors même que c'est quelque chose d'indispensable pour garantir à chaque génération nouvelle qu'elle pourra elle aussi en goûter.
La transmission du soi grâce à la reconnaissance inconditionnelle de l'enfant, qui suppose la reconnaissance de ses propres limites, est la condition sine qua non lui ouvrant l'accès à la vie adulte, là où il pourra chercher la reconnaissance conditionnelle de ses pairs, ici, celle de Cendrillon par le prince: c'est symbolisé, dans le conte, par le don de la citrouille transformée en carrosse, qui constitue ainsi le véhicule par quoi se fait le passage du monde de l'enfance à celui de l'âge adulte. A ce niveau, la question de la reconnaissance se dédouble. Etre reconnu par le prince, ou par qui que ce soit d'autre, signifie toujours simultanément deux choses: pouvoir séduire l'autre pour qu'il nous reconnaisse une valeur et pouvoir être identifié par lui. Le don du soulier de verre symbolise ce dernier aspect de la reconnaissance; celui de la robe le premier aspect. Ce qui est remarquable dans le conte de Cendrillon, c'est de mettre sagement en garde contre la tentation de vouloir réduire la recherche de reconnaissance auprès de l'autre à la seule question de la séduction, en oubliant de se montrer à lui dans ce qui fait notre identité:"Cendrillon, en perdant dans la fuite sa pantoufle de verre, évite sagement de tomber dans le piège du désir de séduire. Elle amène ainsi le prince qui a ramassé sa chaussure à la reconnaître dans sa singularité." (ibid., p. 159) Par une faute finalement bienheureuse, le conte nous avertit d'éviter les pièges de la séduction à tout prix qui dissimulerait à l'autre qui nous sommes véritablement:"Aime moi d'abord pour ce que je suis." Là aussi, on retrouve dans le conte de Peau d'âne la même sagesse pratique: ce n'est finalement pas par la magnificience de ses robes couleurs de lune et de soleil que la jeune femme trouvera la reconnaissance du prince, mais, par la bague qu'elle aura glissé dans le gâteau, qui seule est adaptée à son doigt (notons ici, en passant, que l'obligation faite à Cendrillon de rentrer avant minuit est forcément une invention relativement tardive, puisque l'heure de minuit renvoie à la naissance d'une nouvelle mesure du temps, annonçant l'avènement de la temporalité moderne:"C‘est l‘établissement de cette heure zéro abstraite qui a achevé la création de ce que Bilfinger appelle "le jour bourgeois."" Postone, Temps travail et domination sociale, p. 315. Il faudrait en tirer que la version qui nous est familière est donc quelque peu embourgeoisée; dans la temporalité paysanne des anciens temps, un nouveau jour ne commençait pas à minuit, ce qui n'aurait rien voulu dire, mais au soleil levant. Il faudrait ici faire une recherche plus fouillée pour retrouver la trace des plus anciennes versions du conte de Cendrillon, pour voir comment les choses étaient formulées avant l'existence de l'heure de minuit...)
Dépasser la fausse opposition entre l'individu et la société
Pour finir, nous sommes maintenant équipés pour nous attaquer à ce mythe évoqué au début que véhicule la conception occidentale moderne qui découle directement de sa façon de penser l'individu: celui-ci ne se constituerait dans son authenticité et son originalité que par opposition avec la société. Selon cette façon de penser, on est amené à croire que l'individu des temps anciens, pris dans un réseau serré de relations sociales n'aurait jamais pu véritablement s'affirmer et aurait toujours été plus ou moins étouffé par la collectivité; c'est seulement à l'époque moderne que l'être humain aurait pu s'en affranchir pour avoir enfin la possibilité de "devenir lui-même" et non plus ce que notre milieu social nous impose d'être. Le célèbre slogan, typique de la culture libérale américaine, "Be yourself" (Sois toi-même), en donne l'injonction: pour être soi-même, il faudrait se libérer de ce que les autres nous imposent d'être. C'est une vue tout à fait fallacieuse. Le contre-exemple parfait qui démonte cette croyance se trouve dans ce qu'a été la culture grecque de l'antiquité, surtout, à l'époque de son apogée, au moment où les cités démocratiques connaissaient leur efflorescence, entre le VIIIème et le Vème siècle avant J.-C. Castoriadis notait, parmi l'ensemble des points de comparaison qu’il listait à l’avantage de la démocratie antique sur la démocratie moderne, le point 7, "Compréhension de l’origine sociale de l’individu contre le leurre d’un individu-substance aux sources du contractualisme moderne." Le contractualisme moderne, c'est-à-dire, la théorie qui pense trouver l'origine de la société dans un contrat que les humains auraient passé entre eux pour sortir de leur état de nature, découle fort logiquement de la conception de l'individu-substance. Comme Hegel l'avait montré (avec cette réserve importante à faire qu'il assimile purement et simplement, conformément à un autre lieu commun de la philosophie occidentale, la vie en société à la vie dans un Etat, confusion que l'anthropologie a amplement démêlé depuis), elle est pourtant tout à fait inconsistante puisqu'elle présuppose l'existence de ce dont elle veut expliquer l'origine: passer contrat implique nécessairement l'existence d'une société déjà constituée puisqu'on ne pourrait le faire sans une langue donnée au préalable pour s'entendre sur les termes du contrat, et même avant cela, pour déjà former ne serait-ce que l'idée d'un contrat, langue dont il est impossible de concevoir l'existence en dehors d'une collectivité déjà formée, le langage étant le phénomène social par excellence (voir, la partie 1a, de ce sujet, Quel est le pouvoir des mots, pour des développements). La société ne peut donc avoir été créée de cette façon. Il faut ici repartir de cette donnée initiale que le contractualisme oublie trop vite: on ne choisit pas de naître ou non dans une société déterminée, pas plus que dans telle ou telle famille, comme on peut choisir de passer ou non contrat. C'est précisément cela qui paraît insupportable pour la mentalité à la base du contractualisme moderne: devoir admettre qu'il y a des liens que nous ne choisissons pas, à partir desquels se constitue originellement notre individualité: on choisit ses amis, on ne choisit pas sa famille, d'où la formule célèbre d'A. Gide, qui condense tout l'esprit animant le contractualisme moderne,"Famille je vous hais", ce qui n'empêchera pourtant pas Gide de fonder à son tour une famille! et encore: je peux dire "Tu n'es plus mon ami", mais il m'est impossible de dire, par exemple, "Tu n'es plus ma soeur". Ces sortes de liens qui nous constituent ne peuvent être rompues, quoi qu'on fasse. Au contraire, le modèle du contractualisme, c'est celui du marché, qui se caractérise, comme l'avait formulé l'économiste A. Hirschmann, par l'exit, la possibilité qu'il laisse ouverte de pouvoir en sortir si on le décide: choisir, par exemple, de changer de concessionnaire automobile. Mais, il est strictement impossible de comprendre sur ce modèle la co-appartenance de l'individu avec la société. En outre, la liberté qu'est censée offrir la voie marchande de l'exit, en nous émancipant des liens étouffants que nous ne choisissons pas, reste pour le moins suspecte. Comme on a pu l'objecter à Hirschmann, du temps de l'Italie fasciste de Mussolini, les gens avaient égalemment la possibilité de pouvoir en sortir ou non, en décidant de migrer dans un autre pays, alors même qu' il serait pour le moins osé de faire de l'Italie de cette époque un modèle de liberté. Il faut en tirer que l'exit que garantirait le cadre du marché est un concept qui reste notoirement insuffisant pour penser une liberté substantielle.
Tentons de pousser jusqu'au bout la voie de l'exit pour faire ressortir d'autant mieux ses limites. Même l'ermite qui ira vivre reclus dans une forêt emportera avec lui tout ce par quoi son être se sera formé au sein d'un milieu social; et, de toute façon, les cas concrets de ce genre qu'on connaît montrent qu'eux-mêmes ne se coupent jamais totalement du monde. Il faudrait déjà imaginer le cas limite d'un Robinson Crusoé échoué sur une île déserte, au milieu de nulle part: dans la version qu'en a fait M. Tournier, ce qui le sauve in extremis de sombrer dans la démence, c'est sa rencontre providentielle avec un autre que lui, Vendredi. La société est bien la condition fondamentale de l'existence de tout individu, ce qui signale son origine sociale et cette compréhension n'a donc rien de spécifique à la culture grecque de l'antiquité, comme on l'a assez largement montré. Or, loin d'avoir été pour elle une entrave au développement de l'originalité, cette reconnaissance de l'origine sociale de l'individu, s'est, tout au contraire, accompagnée d'une formidable profusion de la créativité individuelle, sur tous les plans, poétique, artistique, philosophique, scientifique. Ecouter ce que dit Castoriadis, à ce sujet, dans l'entretien avec C. Marker, L'héritage de la chouette, de 1 h 06' à 1 h 07' 45:
Pour abonder dans le même sens, si on en revient à Goethe, le moins que l'on puisse dire à son sujet, c'est qu'il ne souffrait certainement pas d'un manque de créativité et d'originalité, ce qui ne l'empêchait nullement de reconnaître l'entrelac inextricable que chacun forme avec les autres. De même, dans l'anthropologie des contes, comme celui de Cendrillon, ainsi qu'on l'a vu, la nature relationnelle de l'individu ne s'oppose en rien à la reconnaissance de son identité singulière: bien au contraire, elle est clairement affichée. Réaffirmons le:"Au fond, nous sommes tous des êtres collectifs, malgré que nous en ayons (...) Nous devons tous recevoir et apprendre, aussi bien de ceux qui nous ont précédés que nos contemporains. Le plus grand génie lui-même n'irait pas loin s'il prétendait s'en remettre à ses propres moyens. Pourtant bien des braves gens ne veulent pas le comprendre et passent la moitié de leur vie à tâtonner dans le noir avec leurs rêves d'originalité." (Goethe, Conversations avec Eckermann, p. 623)Cela dit, il reste bien une vérité de ces figures du conte: en chaque parent, dominera, généralement, et suivant une variété infinie de degrés, allant d'un extrême à l'autre, soit la tendance incarnée par la marâtre, celle qui maintiendra l'enfant dans son état de dépendance, soit celle qui prendra la forme de la marraine, celle qui permettra à l'enfant de grandir et accéder à son statut d'adulte. Qu'est-ce qui distingue plus précisément les bons des mauvais parents? La marâtre n'est telle que parce qu'elle refuse de reconnaître l'enfant comme un adulte en devenir et l'exploite à son service. C'est la figure de la mère castratrice qui conserve absorbée en soi son enfant et refuse obstinément de rompre le lien fusionnel qui les unit. La marraine incarne au contraire la bonne mère (qui n'a pas nécessairement à être la mère biologique comme le conte le signale) et il est essentiel d'observer comment elle le fait dans le conte: c'est par le triple don du carrosse, de la robe et des souliers de verre qu'elle va permettre de transformer les cendres de Cendrillon en une jeune femme capable d'être reconnue et aimée par un de ses pairs, le prince. Le don qui lui est fait est donc celui de son individualité, ce qui est symbolisé par le soulier de verre: il est ainsi fait qu'il ne peut être ajusté qu'à son pied, ce qui permettra au prince de la reconnaître ultérieurement: c'est donc bien la manifestation de ce qui constitue son identité singulière. Le conte de Peau d'âne fonctionne de façon tout à fait similaire, à la différence que le rôle de donatrice de la marraine est cette fois endossé par le père. Ainsi, une leçon fondamentale du conte consiste à dire que ce qui est à la base de notre individualité ressort fondamentalement du registre du don qui doit ainsi se transmettre de génération en génération:"le pouvoir de devenir femme ne vient pas de soi, on le reçoit de la génération précédente (comme le dit justement Peter Sloterdijk, "l'histoire du soi est avant tout une histoire de la transmission du soi).""(F. Flahault, Be yourself, Au delà de la conception occidentale de l'individu, p. 154-155). On peut préciser la nature exacte de ce don: il est celui de la reconnaissance inconditionnelle dont doit pouvoir bénéficier l'enfant pour accéder à son statut d'individu adulte: il ne doit avoir à remplir aucune condition pour être reconnu. Nous sommes ici typiquement dans le registre d'un rapport de don, puisque, ce qui le distingue de l'échange de type marchand réside dans le fait que le donateur ne peut rien exiger en retour de ce qu'il donne dont l'absence pourrait être sanctionné par un recours au droit et à une procédure judiciaire. Partant de là, on voit tout le problème que pose la relation de ces parents québecois à leur enfant adoptif: "Un couple a adopté un bébé coréen il y a quelques années. Ils veulent maintenant le "retourner" parce que l'enfant a mauvais caractère."(Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 59) A ce compte, on pourrait aussi imaginer que se produise un jour la réciproque, un enfant qui voudrait changer de parents car ils ne lui conviennent finalement pas. La reconnaissance est ici conditionnelle: je te reconnais comme mon enfant à condition que tu ais bon caractère. De tels parents incarnent parfaitement la figure de la marâtre du conte. C'est tout à fait conforme à l'emprise de plus en plus envahissante de la logique de l'échange marchand: on paye, et en retour, le client veut être satisfait ou remboursé, comme le veut la formule publicitaire bien connue. Voilà le genre de posture dont il est à craindre qu'elle soit appelée à prendre de l'ampleur avec l'essor du marché des mères porteuses combiné aux progrès des techniques de manipulation génétique: avec le DPI (Diagnostic Pré-Implantatoire), il est déjà techniquement possible de choisir son enfant suivant les caractéristiques physiques qu'on préfère, à la façon dont on choisit un modèle de voiture. Il reste à espérer que la figure de la marraine saura résister énergiquement; elles est encore, fort heureusement, bien présente, comme le montre cette autre nouvelle, parue dans le même journal, à quelques jours d'intervalle:"Dans un hôpital, un bébé a le sida. Des centaines de personnes s'offrent pour l'adopter." (ibid., p. 59) Il est clair que nous nous situons ici aux antipodes de ces logiques techno-économiques, dans le registre de la reconnaissance inconditionnelle: tu seras mon enfant quelque soit le mal dont tu souffres (la question des limites d'une telle inconditionnalité se pose toutefois: qui voudrait, par exemple, adopter de la même façon un enfant diagnostiqué comme psychotique?) C'est la base absolument fondamentale de l'accès à soi pour tout enfant: il ne doit avoir à remplir aucune condition pour bénéficier de la reconnaissance des aînés.
Il y a encore quelque chose d'essentielle à comprendre touchant cet ordre premier de reconnaissance. Ne rien exiger en retour de ce que l'on donne suppose toujours d'admettre ses propres limites. Autrement dit, donner implique nécessairement l'acceptation d'avoir à perdre quelque chose. De quoi s'agit-il exactement dans le don qui est fait du soi à l'enfant? Une version du conte de Cendrillon, parmi les nombreuses autres qu'on trouve dans le monde, nous venant de Grèce, fournit la réponse:"La mère de Cendrillon s'est changée en vache. Le père se remarie et finit par égorger la vache. Mais la jeune fille ramasse les os et les enterre. Après une période de deuil, celle-ci trouvera à leur place une belle robe, des escarpins rouges et un cheval blanc." (F. Flahault, Be yourself, p. 154) Ici, très clairement, l'accès de la fille à son statut de jeune femme suppose le sacrifice de la mère, ce qui laisse entendre l'acceptation de sa mortalité, donc, de sa finitude:"le don de vie, paradoxalement, procède de l'acceptation de la mort." (ibid., p. 157) A la lumière de ce paradoxe, on comprend alors mieux la signification du mauvais parent dans les contes:"La marâtre garde la vie pour elle, ce qui en fait une source de mort." (ibid., p. 169) C'est là un thème qu'on retrouvera partout et toujours dans la culture orale des contes,"un motif qui, étant donné son immense aire de diffusion, s'est vraisemblablement formé au cours de la préhistoire." (ibid., p. 170) Un exemple parmi d'autres, dans la tradition malgache (Madagascar), met aussi en scène la figure de la vache-mère sacrifiée dont la jeune fille enterre les os et verra pousser sur le lieu de sa tombe un arbre qui lui donnera des fruits d'argent et des perles. Voilà précisément pourquoi il est légitime de soutenir que le fantasme qui anime aujourd'hui le projet transhumaniste de conquérir l'immortalité, via les progrès mirobolants que font miroiter les bio-technologies (plus exactement, les NBIC, le projet de faire converger ensemble les Nanotechnologies, les Biotechnologies, l'Informatique et les sciences Cognitives) est, au fond, un projet de mort qui rend caduque les conditions de transmission du don de la vie qui est donc identiquement le don du soi, de génération en génération: on est donc conduit à retourner ce projet contre-lui-même lorsqu'il prétend vaincre la mort. Cela dit, on pourrait tenter de retracer l'origine de ce fantasme d'immortalité qui a parcouru, depuis la nuit des temps, l'histoire de l'humanité si on se rappelle que dans la première partie, on avait précisé qu'il fallait comprendre le néotène humain comme un être qui conserve toute sa vie durant des traits de sa jeunesse. Quand on a goûté à la Fontaine de Jouvence, il sera très tentant de vouloir s'en enivrer au-delà de toute limite et il sera en même temps très difficile d'admettre sa mortalité, alors même que c'est quelque chose d'indispensable pour garantir à chaque génération nouvelle qu'elle pourra elle aussi en goûter.
La transmission du soi grâce à la reconnaissance inconditionnelle de l'enfant, qui suppose la reconnaissance de ses propres limites, est la condition sine qua non lui ouvrant l'accès à la vie adulte, là où il pourra chercher la reconnaissance conditionnelle de ses pairs, ici, celle de Cendrillon par le prince: c'est symbolisé, dans le conte, par le don de la citrouille transformée en carrosse, qui constitue ainsi le véhicule par quoi se fait le passage du monde de l'enfance à celui de l'âge adulte. A ce niveau, la question de la reconnaissance se dédouble. Etre reconnu par le prince, ou par qui que ce soit d'autre, signifie toujours simultanément deux choses: pouvoir séduire l'autre pour qu'il nous reconnaisse une valeur et pouvoir être identifié par lui. Le don du soulier de verre symbolise ce dernier aspect de la reconnaissance; celui de la robe le premier aspect. Ce qui est remarquable dans le conte de Cendrillon, c'est de mettre sagement en garde contre la tentation de vouloir réduire la recherche de reconnaissance auprès de l'autre à la seule question de la séduction, en oubliant de se montrer à lui dans ce qui fait notre identité:"Cendrillon, en perdant dans la fuite sa pantoufle de verre, évite sagement de tomber dans le piège du désir de séduire. Elle amène ainsi le prince qui a ramassé sa chaussure à la reconnaître dans sa singularité." (ibid., p. 159) Par une faute finalement bienheureuse, le conte nous avertit d'éviter les pièges de la séduction à tout prix qui dissimulerait à l'autre qui nous sommes véritablement:"Aime moi d'abord pour ce que je suis." Là aussi, on retrouve dans le conte de Peau d'âne la même sagesse pratique: ce n'est finalement pas par la magnificience de ses robes couleurs de lune et de soleil que la jeune femme trouvera la reconnaissance du prince, mais, par la bague qu'elle aura glissé dans le gâteau, qui seule est adaptée à son doigt (notons ici, en passant, que l'obligation faite à Cendrillon de rentrer avant minuit est forcément une invention relativement tardive, puisque l'heure de minuit renvoie à la naissance d'une nouvelle mesure du temps, annonçant l'avènement de la temporalité moderne:"C‘est l‘établissement de cette heure zéro abstraite qui a achevé la création de ce que Bilfinger appelle "le jour bourgeois."" Postone, Temps travail et domination sociale, p. 315. Il faudrait en tirer que la version qui nous est familière est donc quelque peu embourgeoisée; dans la temporalité paysanne des anciens temps, un nouveau jour ne commençait pas à minuit, ce qui n'aurait rien voulu dire, mais au soleil levant. Il faudrait ici faire une recherche plus fouillée pour retrouver la trace des plus anciennes versions du conte de Cendrillon, pour voir comment les choses étaient formulées avant l'existence de l'heure de minuit...)
Dépasser la fausse opposition entre l'individu et la société
Pour finir, nous sommes maintenant équipés pour nous attaquer à ce mythe évoqué au début que véhicule la conception occidentale moderne qui découle directement de sa façon de penser l'individu: celui-ci ne se constituerait dans son authenticité et son originalité que par opposition avec la société. Selon cette façon de penser, on est amené à croire que l'individu des temps anciens, pris dans un réseau serré de relations sociales n'aurait jamais pu véritablement s'affirmer et aurait toujours été plus ou moins étouffé par la collectivité; c'est seulement à l'époque moderne que l'être humain aurait pu s'en affranchir pour avoir enfin la possibilité de "devenir lui-même" et non plus ce que notre milieu social nous impose d'être. Le célèbre slogan, typique de la culture libérale américaine, "Be yourself" (Sois toi-même), en donne l'injonction: pour être soi-même, il faudrait se libérer de ce que les autres nous imposent d'être. C'est une vue tout à fait fallacieuse. Le contre-exemple parfait qui démonte cette croyance se trouve dans ce qu'a été la culture grecque de l'antiquité, surtout, à l'époque de son apogée, au moment où les cités démocratiques connaissaient leur efflorescence, entre le VIIIème et le Vème siècle avant J.-C. Castoriadis notait, parmi l'ensemble des points de comparaison qu’il listait à l’avantage de la démocratie antique sur la démocratie moderne, le point 7, "Compréhension de l’origine sociale de l’individu contre le leurre d’un individu-substance aux sources du contractualisme moderne." Le contractualisme moderne, c'est-à-dire, la théorie qui pense trouver l'origine de la société dans un contrat que les humains auraient passé entre eux pour sortir de leur état de nature, découle fort logiquement de la conception de l'individu-substance. Comme Hegel l'avait montré (avec cette réserve importante à faire qu'il assimile purement et simplement, conformément à un autre lieu commun de la philosophie occidentale, la vie en société à la vie dans un Etat, confusion que l'anthropologie a amplement démêlé depuis), elle est pourtant tout à fait inconsistante puisqu'elle présuppose l'existence de ce dont elle veut expliquer l'origine: passer contrat implique nécessairement l'existence d'une société déjà constituée puisqu'on ne pourrait le faire sans une langue donnée au préalable pour s'entendre sur les termes du contrat, et même avant cela, pour déjà former ne serait-ce que l'idée d'un contrat, langue dont il est impossible de concevoir l'existence en dehors d'une collectivité déjà formée, le langage étant le phénomène social par excellence (voir, la partie 1a, de ce sujet, Quel est le pouvoir des mots, pour des développements). La société ne peut donc avoir été créée de cette façon. Il faut ici repartir de cette donnée initiale que le contractualisme oublie trop vite: on ne choisit pas de naître ou non dans une société déterminée, pas plus que dans telle ou telle famille, comme on peut choisir de passer ou non contrat. C'est précisément cela qui paraît insupportable pour la mentalité à la base du contractualisme moderne: devoir admettre qu'il y a des liens que nous ne choisissons pas, à partir desquels se constitue originellement notre individualité: on choisit ses amis, on ne choisit pas sa famille, d'où la formule célèbre d'A. Gide, qui condense tout l'esprit animant le contractualisme moderne,"Famille je vous hais", ce qui n'empêchera pourtant pas Gide de fonder à son tour une famille! et encore: je peux dire "Tu n'es plus mon ami", mais il m'est impossible de dire, par exemple, "Tu n'es plus ma soeur". Ces sortes de liens qui nous constituent ne peuvent être rompues, quoi qu'on fasse. Au contraire, le modèle du contractualisme, c'est celui du marché, qui se caractérise, comme l'avait formulé l'économiste A. Hirschmann, par l'exit, la possibilité qu'il laisse ouverte de pouvoir en sortir si on le décide: choisir, par exemple, de changer de concessionnaire automobile. Mais, il est strictement impossible de comprendre sur ce modèle la co-appartenance de l'individu avec la société. En outre, la liberté qu'est censée offrir la voie marchande de l'exit, en nous émancipant des liens étouffants que nous ne choisissons pas, reste pour le moins suspecte. Comme on a pu l'objecter à Hirschmann, du temps de l'Italie fasciste de Mussolini, les gens avaient égalemment la possibilité de pouvoir en sortir ou non, en décidant de migrer dans un autre pays, alors même qu' il serait pour le moins osé de faire de l'Italie de cette époque un modèle de liberté. Il faut en tirer que l'exit que garantirait le cadre du marché est un concept qui reste notoirement insuffisant pour penser une liberté substantielle.
Tentons de pousser jusqu'au bout la voie de l'exit pour faire ressortir d'autant mieux ses limites. Même l'ermite qui ira vivre reclus dans une forêt emportera avec lui tout ce par quoi son être se sera formé au sein d'un milieu social; et, de toute façon, les cas concrets de ce genre qu'on connaît montrent qu'eux-mêmes ne se coupent jamais totalement du monde. Il faudrait déjà imaginer le cas limite d'un Robinson Crusoé échoué sur une île déserte, au milieu de nulle part: dans la version qu'en a fait M. Tournier, ce qui le sauve in extremis de sombrer dans la démence, c'est sa rencontre providentielle avec un autre que lui, Vendredi. La société est bien la condition fondamentale de l'existence de tout individu, ce qui signale son origine sociale et cette compréhension n'a donc rien de spécifique à la culture grecque de l'antiquité, comme on l'a assez largement montré. Or, loin d'avoir été pour elle une entrave au développement de l'originalité, cette reconnaissance de l'origine sociale de l'individu, s'est, tout au contraire, accompagnée d'une formidable profusion de la créativité individuelle, sur tous les plans, poétique, artistique, philosophique, scientifique. Ecouter ce que dit Castoriadis, à ce sujet, dans l'entretien avec C. Marker, L'héritage de la chouette, de 1 h 06' à 1 h 07' 45:
Cependant, toutes les sociétés du passé n'ont pas connu cette affirmation de l'individualité, au même degré que les Grecs anciens par exemple. En contraste, Castoriadis faisait remarquer qu'on ne pourrait pas en dire autant de la civilisation de l'Egypte pharaonique: cela transparaît clairement dans le fait qu'à la différence de l'art grec, les oeuvres qui nous sont restées d'elle ne sont pas rattachables à des individus bien déterminés, mais, au mieux, à des périodes de cette civilisation. Ce qui peut rendre raison de cette différence ne tient donc absolument pas au fait que dans la culture grecque de l'antiquité l'individu se serait affirmé en opposition à la société; il faut plutôt la chercher, comme le suggérait déjà A. Ferguson, dans des types bien précis d'institutions au sein desquelles ont pu se former des hommes d'un genre différent, institutions qui nous renverront à ce qu'a été le projet grec de la démocratie, à savoir, d'abord, un projet de liberté: voir, sur ce point précis, Castoriadis, dans le même entretien, de 33'35 à 37'. Mais, nos propres sociétés n'ont-elles pas la prétention d'être aussi des démocraties? Si c'est le cas, c'est en un sens fort différent qui correspond à d'autres types d'institutions qui ne seront pas nécessairement plus propices à la formation de libres individualités. En réalité, il faut aller plus loin ici jusqu'à retourner contre elle-même la conception occidentale moderne de l'individu. Ce qu'on constate dans nos sociétés qui se nourrissent de la croyance en une opposition de l'individu à la société, c'est, paradoxalement, un degré très élevé de conformisme, qui découle pourtant tout naturellement de leur développement sous la forme d'une culture de masse, avec les moyens de communication qui vont avec:"[...] il est ridicule de parler d'individualisme quand tous les soirs à huit heures vingt millions de foyers appuient sur le même bouton et voient le même programme." (C. Castoriadis, Une société à la dérive, p. 250-251) On pourra alors parler d'une "sur-socialisation", ou de ce qu'E. Fromm nommait une "pathologie de la normalité", autant de concepts renvoyant à un affaiblissement de l'individualité, qu'on retrouve aussi bien, sous des formes ou d'autres, dans le camp des gens de droite que de ceux de gauche, en dépit de ce qu'affirment parfois de façon péremptoire les premiers.
Il faut donc tirer de ces analyses que l'être humain n'est pas le produit d'une nature immuable mais qu'il est façonné, avant tout, par les institutions de sa société qui peuvent être extrêmement diverses suivant l'espace et le temps d'où la variété des types anthropologiques que nous rencontrerons. L'être humain n'existe pas d'abord suivant une nature fixée une fois pour toute, mais suivant un projet qu'il se donne, qui fait sens et trouve à se réaliser au travers d"institutions qui sont son oeuvre propre:"les institutions sont les incarnations d'un sens et d'un projet humains." (Karl Polanyi, La grande transformation, p. 343) Cela nous conduit droit, finalement, au coeur des implications pratiques de la néoténie humaine...
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