mardi 17 septembre 2019

2) Notes de lecture, P. Clastres, Archéologie de la violence, la guerre dans les sociétés primitives (suite et fin)

Si la critique que fait Clastres des courants principaux de l'anthropologie est assez facile à présenter, la thèse qu'il propose, en lieu et place, est par contre beaucoup plus délicate à aborder et problématique à bien des égards.

Pour commencer, elle n'ira pas sans heurter de front un certain nombre de représentations courantes que l'on se fait de la guerre. En particulier, deux énoncés impliqués dans la thèse que soutient Clastres risquent de faire sauter au plafond. L'un, qui contredit frontalement un lieu commun de notre époque, qui consiste à dire que la guerre, c'est le mal qui porte la mort et la destruction. Dans la logique des sociétés primitives, il faudrait au contraire affirmer que la guerre, parce qu'elle s'inscrit dans une logique de différenciation, par quoi l'être fondamental de la société primitive s'affirme, est une force de vie. Ensuite, il y a cette idée chère aux libertaires que "la guerre c'est la santé de l'Etat", pour reprendre la formule de R. Bourne. Là encore, à suivre Clastres, ce n'est pas du tout ainsi que se présentent les choses dans la perspective des sociétés primitives et il faudrait plutôt dire que, de leur point de vue, la guerre, c'est "le meilleur ennemi de l'Etat". (p. 66)
Reste donc à voir comment ces propositions peuvent se justifier si on veut bien se replacer dans le contexte des sociétés primitives. A suivre Clastres, une fois écartées les hypothèses naturaliste, économiste et échangiste, prévalant en anthropologie, la finalité de la guerre dans ces sociétés apparaîtrait fondamentalement d'ordre politique:"La guerre primitive est le moyen d'une fin politique" (p. 35), laquelle, comme le laisse penser ce qui précède, est d'empêcher que ne se constitue un Etat qui scinderait la société en gouvernants et gouvernés, en maîtres et sujets. Si la guerre appartient de façon essentielle à l'être de la société primitive, c'est parce qu'elle lui permettrait de conserver intacte cette structure indivisée. Autrement dit, la guerre constituerait l'orientation fondamentale de politique extérieure de ce type de société qui ne prend son sens que d'après les objectifs premiers d'une politique intérieure qui consiste en un "conservatisme intransigeant" (p. 60).

La totalité-unité des sociétés primitives
Pourquoi la guerre aurait cette vertu de permettre aux sociétés primitives de reproduire leur structure égalitaire? Cernons déjà plus précisément ce qu'il s'agit de conserver pour elles par ce biais et que cerne au mieux le concept de totalité-unité (p. 41): toute société primitive constitue une totalité structurée suivant un idéal d'autarcie en vue de préserver l'unité d'une société qui refuse sa division interne en dominants et dominés, exploiteurs et exploités, riches et pauvres.
Commençons par le caractère de totalité. Elle se constitue à deux niveaux. Au premier, n'importe quelle société, avec ou sans Etat, forme une totalité qui ne s'institue comme telle qu'à partir du moment où elle peut revendiquer pour elle-même un territoire aux limites bien définies. Godelier attirait l'attention sur le fait qu'une société, comme celle des Baruya (Nouvelle-Guinée) n'est devenue telle qu'à partir du moment où elle a pu affirmer sa maîtrise sur un territoire bien délimité: c'est à ce point précis que naît la société Baruya, distincte de ses voisines. Mais on pourrait en dire autant de la société française où de n'importe quelle autre, aussi différente soit-elle par ailleurs. Ce qui spécifie le type de la société primitive en tant que totalité, c'est, au deuxième niveau, la façon dont cette maîtrise territoriale s'affirme suivant la tendance lourde à l'autarcie; elle se manifeste par des forces centrifuges menant à la dispersion des communautés; et cela passe, au premier niveau, par la maîtrise d'un territoire donné au sein duquel la communauté trouvera tout ce dont elle a besoin pour assurer, autant que faire se peut, son autosubsistance.  En ce sens, la société primitive est anticommerciale au possible. A suivre Clastres (mais c'est un point essentiel qui méritera d'être débattu), la voie de l'échange de tout entre tous, celle de Lévi-Strauss mais aussi celle de Mauss, est impraticable pour elle. En s'engageant aussi bien dans des circuits d'échange marchand que dans des réseaux de réciprocité des dons avec les sociétés voisines, c'est son être même qui se retrouverait détruit en diluant son identité dans un tout plus vaste. C'est un point qui mène à des conclusions qui sembleront facilement choquantes car il faut dire que la voie maussienne de l'amitié généralisée est une voie de mort pour les sociétés primitives, suivant une logique d'"identification de tous avec tous" (p. 46). Sa vie s'affirme, au contraire, suivant une logique de la différenciation, par la guerre. La réciprocité, si elle doit exister en tant qu'élément d'une politique extérieure, recouvre entièrement les réseaux d'alliance qu'il est nécessaire de se constituer en vue de cet objectif. L'Autre se divise ainsi en deux grandes catégories: les ennemis ou les alliés potentiels. Pour autant, si les voies de l'échange de tout entre tous sont fermées, la voie de la guerre de tous contre tous mènerait elle aussi dans une impasse. Ici, l'argument consiste à soutenir qu'un état de guerre permanent devrait avoir comme conclusion inéluctable l'apparition de vainqueurs et de vaincus et par ce biais l'introduction dans la société du virus de la division entre dominants et dominés. On pourrait trouver cela contestable: Hobbes voyait la fiction de la guerre de tous contre tous comme un état permanent du fait de la relative égalité des forces en présence qui fait qu'aucune n'est capable d'établir durablement les conditions d'une paix dictée par les vainqueurs. En fait, l'argument de Clastres est recevable si on distingue bien, comme il le fait d'ailleurs, entre une disposition permanente à la guerre et son actualisation qui reste épisodique. Les sociétés primitives ne sont pas constamment sur le pied de guerre, mais on peut dire qu'il existe en elles une disposition permanente à y entrer, un habitus, en langage aristotélicien; c'est d'ailleurs ainsi que Hobbes lui-même définissait son concept d'état de guerre de tous contre tous.
C'est un premier facteur à prendre en compte pour comprendre pourquoi ce genre de société se voue à un mode de vie guerrier, quand le commerce mondialisé de notre époque a, au contraire, véhiculé un idéal de paix qui nous semble aller de soi aujourd'hui. En revendiquant farouchement son indépendance, la société primitive se place d'emblée dans un rapport d'exclusion relativement aux autres  sociétés environnantes. Cet aspect ne suffirait pourtant pas à rendre compte de l'importance de la guerre car à lui seul il ne devrait conduire qu'à des conflits occasionnels, de nature essentiellement défensive, quand le territoire est menacé par un envahisseur. La vie économique tournée vers l'autosubsistance devrait plutôt mener à une dispersion des communautés s'ignorant plus ou moins complètement les unes les autres, empêchant ainsi la formation d'un état de guerre permanent entre elles. Dans la fiction de l'état de nature imaginée par Rousseau, c'est d'ailleurs l'argument invoqué pour en faire, aux antipodes de Hobbes, un univers pacifique. Or, c'est justement ce que l'on ne constate pas: en dépit de cette tendance à la dispersion suivant les forces centrifuges du MPD (Mode de Production Domestique), la guerre est le plus souvent offensive, déclenchée au moindre prétexte, comme si la communauté primitive avait besoin de se constituer la figure de l'Ennemi suivant le principe voulant que si la guerre n'existait pas il faudrait l'inventer (p. 62).
C'est l'aspect d'unité de la société primitive qui doit permettre d'élucider, en dernière analyse, la nécessité de la guerre: elle est le moyen fondamental de préserver l'indivision de la société. C'est la thèse centrale  de Clastres. En quoi d'abord consiste cette unité? C'est essentiellement le refus de la division de la société en dominants et dominés, exploiteurs et exploités, autrement dit, c'est le refus de se constituer en société à Etat. Voyons la chose sous l'angle de l'exploitation. Dans l'organisation des sociétés primitives, elle serait rigoureusement dépourvue de sens. Etant donné l'absence de division du travail (hors celle reposant sur la différence des sexes), chaque individu est polyvalent et sait faire ce que tous les autres savent aussi faire; dans ce cadre, il ne peut y avoir d'individu placé en situation d'infériorité qui offrirait une prise à son exploitation; et même à supposer que cela soit le cas, la parenté de la victime aurait tôt fait d'y mettre un terme. Le seul cas envisageable relèverait de l'auto-exploitation d'un individu prêt à s'enrichir par ses seuls efforts. Et même dans ce cas là, le surplus qu'il produit finirait immanquablement par être consommé par la communauté, réduisant à néant ses efforts d'accumulation de la richesse (c'est d'ailleurs bien, même si Clastres ne le précise pas dans ce texte, la situation générale des "chefs" dans ces sociétés, qui constituent, de ce fait, les seules personnes à offrir une prise à leur exploitation par la communauté en échange de la reconnaissance sociale dont elles bénéficient; de cette façon, ces sociétés conjurent la question, non résolue pour nous, de l'appétit de pouvoir). D'où les compte rendus des premiers observateurs européens qui convergeaient tous pour s'étonner de l'indifférence des sauvages à l'égard de leur possession, de l'absence de toute vélléité d'enrichissement de leur part: l'organisation politico-économique des sociétés primitives rendrait dépourvue de sens de tels comportements, qui, pour nos sociétés, constituent la norme.
Ainsi, sous l'angle de l'analyse économique, la société primitive constitue bien une unité refusant la division en riches et pauvres. Politiquement, sous l'angle de la partition gouvernants-gouvernés, on constaterait le même refus de scinder la société: voir à ce sujet, chefferie primitive vs chefferie archaïque. C'est cette unité politico-économique qu'une politique extérieure fondée sur la guerre aurait donc pour vocation de reproduire. La question n'en demeure pas moins. Pourquoi ces sociétés ont-elles absolument besoin de la guerre pour conjurer la menace d'une scission interne en classes hiérarchisées suivant des rapports de pouvoir? C'est d'autant plus problématique que dans un autre texte de l'auteur, La société contre l'Etat, il montre clairement que, dans ce genre de société, une telle division n'est acceptée qu'à titre provisoire, lorsqu'on va à la guerre justement. Geronimo, le dernier grand chef de guerre indien en ait le parfait contre-exemple: il s'est vu abandonné de tous quand il a voulu étendre ses prérogatives de chef une fois la trêve déclarée; on eut vite fait de le remettre à sa place, comme c'est l'usage dans ces cas là. Pourquoi donc avoir besoin d'un type d'activité, la guerre, qui admet, ne serait-ce que temporairement, la division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, justement en vue d'éviter que cette division ne se forme au sein de la société? C'est là une curieuse dialectique, de prime abord: il faut accepter temporairement cette division, dans le cadre de la politique extérieure, pour pouvoir d'autant mieux la refuser, aux fins d'une politique intérieure. La remarque finale de Clastres pourrait nous aider à avancer; il clôturait sa réflexion en précisant que la guerre pourrait renfermer un ferment de division de la société entre dominants et dominés s'il venait à se constituer une classe particulière d'hommes d'armes se consacrant spécialement à elle: la classe guerrière serait alors en mesure d'imposer son pouvoir sur le reste de la société: historiquement, c'est effectivement ce qui s'est souvent produit; que l'on songe simplement au fait que dans le Moyen-Age européen, il y avait trois classes bien distinctes de la société, ceux qui prient, ceux qui font la guerre et ceux qui travaillent (les laborans), reproduisant la structure hiérarchique de la société féodale. Et même, pourrait-on dire, les choses se sont aggravées à l'époque moderne avec la constitution d'armées professionnelles à partir de l'invention de la poudre à canon.  A ce point, nous basculons dans un univers où la guerre acquiert une signification entièrement opposée: elle ne peut plus être  le signe de l'indivision de la société, mais, au contraire, la manifestation exemplaire de sa structure hiérarchique. La thèse clastrienne pourrait donc éventuellement être valable dans les strictes limites d'une société où le service des armes n'est pas devenu une affaire de spécialistes et où, par conséquent, il est possible de dire pour n'importe qui: "Dans ma tribu il n'y a pas de guerrier, tout le monde s'adonne à la guerre", comme il est loisible de dire qu'il n'y a pas de poète car tout le monde s'exprime en poèmes.

Un avatar des sociétés primitives: le cas athénien
Tenant compte de cette condition essentielle d'une non-spécialisation du service des armes, on peut essayer de comprendre ce qui permet d'articuler le besoin d'entrer en guerre avec le refus de la division de la société suivant des rapports de domination. Sortons un moment du texte de Clastres, limité au cadre des seules sociétés primitives pour voir, plus près de nous, comment cette connexion étroite s'est reproduite dans un contexte social-historique très différent. On sait que pour les promoteurs de l'idéal républicain, au début de l'époque moderne, le droit de porter les armes constituait le fondement de la citoyenneté: l'idéal d'une société autogouvernée, reposant sur l'égale participation de tous aux affaires publiques, était alors indissociable des vertus héroïques attachées au type anthropologique du citoyen-guerrier. Le cas de l'Athènes démocratique de l'antiquité est sans doute le plus significatif de tous. On trouvera peu de sociétés dans l'histoire, hormis les primitives justement, qui ont été aussi belliqueuses qu'elle: ce n'est pas pour rien qu'Athéna, la déesse protectrice de la cité, était aussi la déesse de la guerre.
Athéna Prochamos

Ce qui frappe dans le tableau d'ensemble qu'offre Athènes, c'est le caractère de totalité-unité qui se retrouve pleinement chez elle. Son aspect de totalité est, par exemple, théorisé dans l'oeuvre tardive d'Aristote pour qui l'idéal économique de la cité est bien celui de l'autarcie garante de l'autonomie politique de la cité:"L'association composée de plusieurs bourgades forme dès lors une cité parfaite, possédant tous les moyens de se suffire à elle-même et ayant atteint, pour ainsi dire, le but." (Aristote, Politique, Livre I, chap. II) C'est pourquoi on observe des forces centrifuges à l'oeuvre dans l'essaimage des colonies à partir de la cité-mère: quand on estimait que le nombre d'habitants de la cité avait dépassé un point critique, la solution invariable était d'aller en fonder une nouvelle ailleurs. En s'inspirant de la théorie aristotélicienne, on pourrait dire qu il existe un optimum, entre une taille trop réduite qui ne permettrait pas de garantir l'autosuffisance, et une taille trop grande qui mettrait en danger l'équilibre de la société. Conformément à cette logique centrifuge de la dispersion, on observe l'existence de la même politique délibérée dans les sociétés primitives pour résoudre leur problème de taille. Quand on estime qu'elle devient critique, on assiste à ce processus de scissiparité qui fait que le trop-plein s'en va fonder ailleurs un nouveau village, de la même façon qu'une cellule en engendre une autre dans les processus de croissance organique. De façon générale, il est significatif de relever que le penseur italien du XVIème siècle, G.Botero, relevait l'opposition complète entre ce qu'avait été la pensée directrice des fondateurs des cités, conforme à la sagesse villageoise primitive, et la politique urbaine de la Rome impériale. Partout se retrouvait l'idée chez les premiers qu'une cité, pour conserver son équilibre, ne devait jamais dépasser un certain nombre d'habitants. Tout au contraire, à Rome on estima que plus une cité est étendue et plus s'affirme sa grandeur. Inutile de préciser que l'époque moderne s'est engouffrée, tête baissée, dans la voie impériale romaine, les limites techniques en moins qui avaient pondéré autrefois, par la force des choses, l'excroissance démesurée qui en découle.
Indissociable de son aspect de totalité, on retrouve à Athènes, ici encore, le même caractère d'unité propre aux sociétés contre l'Etat. Dans le cas des sociétés primitives, c'est très clair. Le cas athénien a par contre souvent prêté à confusion du fait qu'on a rendu le terme grec de "polis" (cité) par "Etat" (c'est particulièrement le cas des allemands d'ailleurs avec "Staat"). C'est Castoriadis qui a bien montré que c'est là un contresens complet, qui a pu conduire aux pires perversions (2). La structure politique de la cité athénienne est, vue sous cet angle, semblable à celle des sociétés primitives, toute entière construite sur le refus de la partition entre gouvernants et gouvernés, quoique la chose apparaisse ici sous une forme institutionnelle nouvelle: par le principe de la rotation rapide des charges couplée au tirage au sort, il s'agit de faire en sorte que chacun puisse être, tour à tour, gouvernant et gouverné, brouillant de cette façon la frontière entre les deux: le bon citoyen est celui qui sait conjointement bien gouverner et bien obéir. Et, ici encore, comme pour les sociétés primitives, une des seules entorses que les Athéniens faisaient au principe de l'égalitarisme politique, c'était pour choisir les chefs de guerre: dans cas précis, on abandonnait la règle égalitaire du tirage au sort, en usage presque partout ailleurs, pour recourir au principe aristocratique de l'élection donnant le pouvoir à ceux estimés les meilleurs (les aristoï) dans l'art de la guerre. A Athènes aussi, il fallait introduire la hiérarchie dans la politique extérieure pour mieux la refuser dans la politique intérieure.


"La guerre c'est la santé de l'Etat" vs "La guerre c'est le meilleur ennemi de l'Etat"
Les communautés primitives, au même titre que les cités démocratiques grecques, sont donc guidées par un idéal d'autarcie conduisant à la dispersion en contrepoint de la logique centripète des sociétés à Etat. C'est à ce point que les analyses de Clastres semblent diverger complètement de ce qui a été un lieu commun chez les penseurs libertaires d'associer intiment l'Etat à la guerre, conformément à la formule de R. Bourne, "La guerre, c'est la santé de l'Etat". Ici, les choses apparaissent sous un tout autre jour, qui n'ira pas sans les mettre dans l'embarras. Il faut plutôt poser que la guerre, dans les conditions sociales primitives, est "le meilleur ennemi de l'Etat". (p. 66) L'Etat, c'est la division de la société en gouvernants et gouvernés: c'est ce que refusent de toute leur force ces sociétés et la guerre constituerait le dispositif parfait pour éviter ce péril qui serait mortel pour leur être. De fait, que constatons-nous? La voie que suit le développement d'une société à Etat, suivant une logique centripète, est celle de l'intégration de communautés éclatées sur une base qui tend à s'élargir toujours plus, jusqu'à la constitution de sa forme achevée, l'Empire. Or, ce processus s'accompagne toujours, en même temps, d'une politique de pacification des territoires conquis. Historiquement, il n'y a qu'à faire faire défiler la galerie des grands empires qui ont existé. L'Empire inca avait fondé la pax incaïa et il est justement significatif de remarquer qu'une des grandes difficultés que reconnaissaient les autorités elles-mêmes était de pouvoir pacifier ses frontières, tenant compte de l'existence de ces  "sauvages constamment en état de guerre" qui la bordaient (p. 70).  L'Empire romain, sous l'égide de la pax romana, eût le même problème avec les tribus barbares s'agitant à sa marge. A l'époque actuelle, la même logique de pacification s'est faite suivant la pax britannica, puis, aujourd'hui, la pax americana. Partout où l'Etat atteint sa pleine puissance, on constate une pacification certes "forcée", des populations conquises, une sorte de guerre menée à la guerre. On peut donc donner raison à Hobbes qui jugeait incompatible la guerre et l'Etat, son grand tort restant d'avoir cru qu'une société persistant dans la guerre n'est pas une société (p. 66). La totalité-unité que constitue une société primitive se manifeste par ces deux aspects complémentaires que la guerre doit permettre d'articuler parfaitement: au morcellement externe des communautés suivant des forces centrifuges répond l'indivision interne de la société.

Critique
En dehors de la question du statut des femmes que Clastres laisse complètement de côté, et qui conduirait pourtant déjà à modifier sérieusement sa perspective (voir la note 1), on peut encore émettre deux réserves principales à son propos.

Le develop-man comme alternative à la guerre
Ici, ce qu'on peut contester à Clastres, c'est l'idée qu'une société non-divisée est fatalement vouée à se décomposer en s'ouvrant aux voies du commerce avec l'étranger. La série des contre-exemples parfaits, ce sont toutes ces sociétés indigènes qui se rangent aujourd'hui sous le mot d'ordre du develop-man pour faire des richesses étrangères acquises par le commerce le pollen alimentant le développement de leur propre conception locale de l'existence. Ces stratégies contredisent tout à fait la thèse clastrienne d'une dilution fatale de l'identité de ces sociétés par les voies de l'échange commercial. Loin de là, elles ont plutôt conduit à renforcer leur identité en stimulant une nouvelle efflorescence de leur culture.Typiquement, Clastres semble s'être laisser enfermer dans l'alternative traditionnelle entre misérabilisme (ce qui leur manque) ou populisme (ce à quoi ils échappent) touchant la façon dont il fallait envisager les contacts entre les sociétés indigènes et le commerce européen mondialisé. Le develop-man montre que, face à l'étranger, il n'y a pas lieu de s'enfermer systématiquement dans l'alternative: ou la guerre ou la dilution de son être. D'ailleurs, le lecteur pourrait facilement avoir l'impression trompeuse, face au texte de Clastres, que l'hostilité est systématique face à l'étranger; or, ce n'est pas le cas: les premiers observateurs européens ont par exemple insisté sur l'accueil amical que réservaient les habitants des Caraïbes ou de Polynésie sans que l'on puisse dire qu'il s'agissait là de stratégies pour nouer des alliances en vue de la guerre.

"L'Etat avant la lettre" des sociétés primitives
Autre réserve qui porte non pas tant cette fois sur la guerre que sur la structure interne des sociétés primitives. Clastres développe insuffissament son concept d'autonomie lorsqu'il parle de ces sociétés comme de sociétés autonomes. Tout dépend du plan sur lequel on se situe. En un premier sens, les sociétés primitives peuvent être dites autonomes en ce qu'elles ne veulent obéir qu'à la Loi de leur être qui est de refuser de se scinder en maîtres et en sujets, autonomie garantie par leur mode vie tourné vers l'autosubistance.  Mais, sur un second plan, plus fondamental, elles restent bien des sociétés hétéronomes. La Loi est donnée à la société, non par le collectif vivant de la société elle-même, mais par la médiation d'une autorité transcendante qui ne se discute pas. Le chef n'est alors que le porte-parole d'une Loi qui a été héritée d'un ancêtre, d'un héros mythique ou d'un dieu, en tout cas, d'un être situé en surplomb de la communauté auquel elle doit une obéissance inconditionnelle. En ce sens, l'autonomie de la société primitive, le fait de ne vouloir obéir qu'à sa propre loi, reconduit à une hétéronomie plus fondamentale: la Loi n'est jamais, à proprement parler, la Loi posée par le Nous de la communauté mais celle qu'est venue apporter, en un temps indéterminé, un législateur qui lui reste extérieur et la domine finalement à la manière d'un gouvernement invisible. C'est pour cette raison de fond qu'il y a lieu de relativiser considérablement l'égalitarisme primitif et de considérer sous un jour nouveau l'origine de l'Etat qui doit bien quelque chose à ces premières sociétés censées s'être constituées contre lui, d'après Clastres:"Quand il n'y a pas de chefs sur terre, il y a des rois dans les cieux [...] En comparaison, le développement tardif de l'Etat politique humain semble en être une bien pâle imitation." (M. Sahlins, Un manifeste anthropologique. Les origines de l'Etat, Des sciences sociales à la science sociale, p. 48-49) Voilà qui amène une fois de plus, dès que nous entrons de plein-pied sur la scène des sociétés primitives, à devoir tout inverser: comme ce n'est pas l'humain qui descend de l'animal mais l'animal qui descend de l'humain, il est conforme à la séquence des données ethnographiques de soutenir, de façon similaire, que ce ne sont pas les dieux qui descendent des rois mais plutôt les rois qui descendent des dieux; ou, dit autrement, ce sont les rois qui sont des copies des dieux plutôt que les dieux qui seraient des copies des rois:"C’est pourquoi aussi les rois sont plus des imitations des dieux que les dieux des rois —en dépit de l’idée répandue que le divin est une projection du social." (Graeber et Sahlins, Sur les rois) Il en découle donc surtout que quand Clastres parle des sociétés primitives comme de sociétés contre l'Etat, c'est à relativiser: ces sociétés ont bien connu une sorte d'"Etat avant la lettre" (Sahlins), gouverné par des puissances invisibles. L'implication pratique qui en ressort de façon essentielle, c'est qu'il devient encore beaucoup plus compliqué qu'on ne pouvait l'imaginer d'envisager la perspective libertaire d'une véritable société sans Etat, libérée de toute forme de domination, s'il est vrai que la figure d'un gouvernement, céleste ou terrestre, a été la matrice de l'imaginaire de toute société humaine. Du moins, on ne peut plus invoquer aussi facilement l'héritage de l'égalitarisme primitif et l'antithèse qui a tenu de lieu commun à la philosophie occidentale voulant qu'il ne peut exister de société sans Etat retrouve ici, de façon inattendue, une seconde jeunesse.
Pourtant, plutôt que se résigner à devoir renoncer aux aspirations libertaires tenues pour des chimères, il semble plutôt falloir penser les choses de façon dialectique: la royauté, qu'elle soit divine ou humaine, contient bien, en germe, la société égalitaire. En effet, de la monarchie absolue à la démocratie radicale, la différence tient, au fond, à peu de chose:"Comme le philosophe des Lumières écossaises Henry Home (Lord Kames) a peut-être été le premier à le relever, la différence entre le despotisme absolu, où tous sont égaux sauf un, et la démocratie absolue, n’est que d’un homme." (ibid.) Cependant, il ne faudrait pas en conclure que le passage puisse se faire si facilement de l'un à l'autre, car, en passant du régime primitif de la royauté des dieux à celle des monarques humains, le fossé qui nous sépare d'une société libertaire s'est grandement creusé entre-temps si l'on considère l'alourdissement de la hiérarchie qui s'en est suivi: "La différence, c’est qu’un Roi-Soleil en chair et en os a besoin d’un appareil de gouvernement (qui devient presque toujours le premier objet de la haine de ses sujets) ; mais si c’est le soleil lui-même qui est roi, alors les êtres humains sont tous égaux devant lui. Les premiers idéaux de l’égalité politique — notamment le refus de donner et de recevoir des ordres entre adultes, si bien documenté chez tant de sociétés avec des pouvoirs cosmiques particulièrement terrifiants —sont eux-mêmes un effet du régime cosmique qu’habitent ces hommes et ces femmes." (ibid.)

Remarque finale pour notre temps
Comment se fait-il que ne pouvons-nous plus poser la question de l'institution d'une société d'égaux dans les termes guerriers des sociétés primitives, pour peu qu'on est encore quelque espoir dans l'idéal démocratique de l'époque moderne? On proposera, pour finir, cette hypothèse: c'est en 1871, suite à la Semaine sanglante, le massacre du petit peuple parisien, que les portes de la violence se sont définitivement refermées pour faire valoir ce genre de projet de société qu'on a appelé aussi, à l'origine, "socialisme". Il est essentiel d'observer que, jusque là, le fondement de la citoyenneté était, pour le mouvement ouvrier, le droit de porter les armes. S'opposaient ainsi une logique bourgeoise de la représentation débouchant sur la revendication du suffrage universel à une logique de participation reposant sur le droit d'être armé. On voit bien comment on peut situer cette conception de la citoyenneté dans le droit fil de l'héritage des sociétés primitives contre l'Etat, conformément à la thèse clastrienne: le recours aux armes, jusqu'à cette date fatidique, pouvaient encore être appréhendé comme le meilleur antidote contre l'Etat et la base de l'exercice effectif du pouvoir par le peuple lui-même, au lieu de le remettre entre les mains de représentants. Toute la question est alors de savoir s'il peut nous rester autre chose que la représentation politique, dont la crise est pourtant entrain de nous éclater à la figure, une fois fermée les voies de la violence et de la guerre?
On en terminera de ce sujet de la violence, certainement central pour le destin de l'humanité, en proposant d'écouter la synthèse qu'en fait le préhistorien P. Depaepe, dans cette conférence, Modernité de l'homme préhistorique, de 1h 05' à 1 h 09' 10", tenant compte, aussi bien des données de la plus lointaine préhistoire que de l'anthropologie. Il nous semble, avec raison, beaucoup plus prudent que P. Clastres:
-en évitant soigneusement toute explication définitive des origines de la violence.
-en laissant ouvert un champ ouvert et multi-factoriel d'explications possibles qui doivent probablement pouvoir se combiner pour rendre compte de la difficulté qu'a notre espèce d'abaisser à un niveau suffisamment bas son degré de violence, et garantir ainsi sa pérennité, à l'heure où les moyens de destruction sont devenus d'une puissance et sophistication telles, qu'il deviendra de plus en plus problématique de se payer "le luxe" de conduire des guerres...



(1) Il faut evidemment tout de suite apporter cette première restriction de taille à l'égalitarisme primitif, que Clastres n'intègre absolument pas dans son analyse, touchant la question du statut des femmes. Très souvent, les sociétés primitives ont été de type patriarcal, et justement, le point clé de la domination masculine se situe dans le monopole exercé par les hommes sur la politique extérieure et, inévitablement associé, celui sur le maniement des armes les plus létales. Vue sous ce jour, la guerre se présente d'emblée comme l'activité, par excellence, qui permet de reproduire la division de la société fondée sur la suprématie masculine, ce qui ne va pas sans poser un premier problème sérieux à la thèse que proposera Clastres.

(2) . Castoriadis montrait en ce sens la façon dont les nazis ont récupéré, en le pervertissant complètement, l'héritage politique grec de l'antiquité. Dans la célèbre Oraison funèbre de Périclès, il suffisait de rendre partout le terme grec de "polis" (cité) par celui d'"Etat" (Staat), pour transformer un éloge de la démocratie en un discours intégralement fasciste. Là où Périclès pensait avec le terme de "polis" le corps constitué des citoyens en un Nous décidant collectivement de ses lois et de son destin, les nazis faisaient l'apologie d'un appareil d'Etat ultra-hiérarchisé, dirigé par des chefs et des sous-chefs.


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