samedi 3 novembre 2012

De l'émancipation des femmes

Dernière mise à jour, le 19-04-2018

I La pseudo émancipation
L’accès du désir féminin au marché des cigarettes



La façon dont Edward Bernays, le principal fondateur des techniques publicitaires au XXème siècle, appliquées aussi bien au domaine de la consommation de masse que de la politique, réussit dans les années 1920, aux Etats Unis, à conquérir le marché des cigarettes pour les femmes est significatif de toutes les ambiguïtés dont a été porteur le mouvement d’émancipation des femmes au XXème siècle. Pour les publicitaires comme Bernays, il s’agissait de détruire tous les tabous et interdits (ici le tabou interdisant aux femmes de fumer en public) liés à l’héritage de la famille patriarcale, la domination de l'homme sur la femme réduite aux tâches domestiques du foyer, pour faire accéder le désir féminin à l'achat de marchandises. Pour cela il était nécessaire d’associer dans l’imaginaire des américains, suivant un principe élémentaire de manipulation des foules qui est celui de l'association d'idées, le combat pour l’émancipation des femmes avec l’accès au marché économique des biens de consommation: d’où les cigarettes vendues comme des "torches de la liberté" et associées à la symbolique de la statue de la liberté. En réalité, c’était pour mieux les soumettre en tant que consommatrices de marchandises à la domination des grandes firmes capitalistes, et ouvrir à celles-ci une immense réserve de consommatrices qui allaient leur permettre de conquérir la moitié de l'humanité. Evidemment, maintenant que tout le monde est averti des effets profonds de dépendance et d'empoisonnement des cigarettes (ce qui était très loin d'être le cas à l'époque), cela peut prêter à sourire, si l'on ose dire, de les avoir vendu comme des symboles d'émancipation. Il n'empêche: la propagande publicitaire de Bernays a été d'une redoutable efficacité...
L’émancipation des femmes du cadre oppressant de la famille patriarcale a donc pu être encouragée et promue par le capitalisme moderneque pour mieux les faire tomber dans une autre forme de servitude, celle de la soumission aux valeurs masculines du marché économique qui n’est pas seulement celui des biens de consommation mais aussi celui du marché de l'emploi: sous ce dernier angle, la femme ne s'émancipera de la servitude des tâches domestiques que pour mieux retomber dans celle du salariat. Ici aussi, l’accès des femmes au régime du salariat, si elle les émancipe du foyer patriarcal, les soumet aux rapports d’exploitation et de domination inhérents à cette forme du travail. Quand, par exemple, une employée peut témoigner, dans l'excellent documentaire de Jean-Robert Viallet, La mise à mort du travail, partie 2) L'aliénation  ( qui montre, avec toute la clarté possible, à partir du cas de l'entreprise Carglass, le type du néo management capitaliste anti autoritaire qui a succédé à celui de l'ère fordiste, à partir des années 1970), que pour aller travailler elle a besoin de "mettre son cerveau entre parenthèses", il est bien évident que l'on est encore très loin d'une véritable émancipation. L'accès des femmes au marché de l'emploi a été une façon de dire, massivement:"nous aussi nous revendiquons le droit d’être exploitées, dominées, aliénées et prolétarisées." (ou de dominer et d’exploiter pour la petite minorité qui parvient aux postes de direction) L'accès au marché des biens de consommation, comme les cigarettes, n'est donc que l'autre face du même processus. Comme le formulait bien le philosophe américain Christopher Lasch, "L'industrie de la publicité encourage ainsi une pseudo-émancipation de la femme qu'elle flatte en lui rappelant insidieusement "Tu reviens de loin, ma belle", sur une marque de cigarettes, et déguise sa liberté de consommer en autonomie authentique [...] si [l’éducation des masses] émancipe femmes et enfants de l’autorité patriarcale, ce n’est que pour mieux les assujettir au nouveau paternalisme de la publicité, des grandes entreprises industrielles et de l’Etat." (La culture du narcissisme, pp. 110-111. Par où l‘on devine en passant que le mouvement pour l‘émancipation des femmes et celui de la jeunesse partagent les mêmes ambiguïtés!)
Dire que la soumission des femmes au marché économique des marchandises et de l'emploi  n’est qu’une autre forme de leur soumission aux valeurs masculines, c'est supposer que le système marchand est essentiellement une construction masculine qui s’oppose point par point à l’esprit du don dont les femmes ont été, depuis la nuit des temps, les vecteurs privilégiés de diffusion. C'est ce que nous nous proposons de montrer maintenant pour déterminer, à partir de là, le sens de ce que pourrait être une authentique émancipation, qui, au-delà du seul cas des femmes, devrait être, en même temps, celle de l'humanité toute entière.

 II La véritable émancipation: la femme est l’avenir de l‘homme
Pandora, la première femme de l’humanité dans la mythologie grecque signifie littéralement "celle qui donne tout."
De la même façon, les trois figures féminines de la Grâce, Euphrosyne, Thalis et Aglae,  symbolisent les trois moments du cycle du don réciproque, celui qui libère en créant les liens de solidarité au sein des collectivités humaines (donner, recevoir, rendre) depuis les temps immémoriaux de la préhistoire.


 Faut-il voir dans cette assimilation des femmes à l'esprit du don le simple héritage d'une société patriarcale dont la modernité nous libère? Le don féminin ne serait-il donc rien d'autre qu'une forme de sacrifice par quoi les femmes se sont soumises aux hommes depuis toujours, comme nous l'apprend l'anthropologie et l'histoire? Nous soutiendrons, au contraire, que c'est en puisant dans les gisements anthropologiques de l'esprit du don  et en veillant avec le plus grand soin à leur renouvellement que les femmes sauront le mieux contester les valeurs patriarcales de la société marchande et oeuvrer à l'édification d'un avenir pour l'humanité au-delà des grandes menaces qui pèsent aujourd'hui sur elle.
Si la femme est intimement liée à l'esprit du don, c'est déjà pour cette raison élémentaire que sa fonction procréatrice en fait celle qui donne la vie. C'est pourquoi, "la naissance est le don par excellence, dans toutes les sociétés." (Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 305)  L'acte de donner la vie contient toutes les propriétés singulières du don qui échappent totalement à la logique marchande de l'intérêt égoïste. En premier lieu, parce que donner la vie, c'est ne rien perdre. La mère qui donne la vie à son enfant ne perd pas sa vie (sauf accident!) Non seulement , donner, ici, c'est ne rien perdre mais c'est gagner énormément! Celle qui donne la vie reçoit dans le même acte la gratification de devenir mère. On tient ici une étrange propriété du don, totalement incompréhensible dans la logique de l'intérêt marchand du donnant-donnant, qui fait que les actes de donner et recevoir n'appartiennent pas à deux séquences distinctes mais s'effectuent dans un seul et même geste. C'est ce qui explique que " souvent, dans les sociétés archaïques, des notions comme celles d'achat et de vente étaient désignées par un même terme." ( ibid., p. 241). La logique de l'échange marchand consistera à scinder ces deux composantes de la même séquence et à réduire la polyvalence des termes; donner est réduit au seul fait de perdre quelque chose; donner sans un strict équivalent en contrepartie, c'est nécessairement se faire avoir dans la logique marchande. Au contraire, dans la logique du don, donner c'est, dans le même geste, recevoir:"La gratuité s'explique par la réalité du plaisir du don, par le fait établi de toutes ces personnes qui affirment recevoir plus qu'elles ne donnent dans le geste même de donner." (ibid., p. 260) Ce n'est pas seulement la gratification que reçoit la femme qui donne la vie, c'est aussi la personne qui s'occupe bénévolement de gens en situation de détresse, de celle qui fait un don d'organe etc.
Les femmes et l'institution des cadeaux
Le don a pris trois formes essentielles qui se retrouvent partout et toujours dans toutes les sociétés humaines: les biens offerts, les services rendus et l'hospitalité. C'est donc la première forme qui va retenir notre attention ici. Il est facile de montrer ici que l’institution des cadeaux qui condense tout l’esprit du don est encore dans les sociétés modernes l’affaire privilégiée des femmes. Pour le choix des cadeaux "les femmes [les] prennent en charge et sont à l’aise dans cet univers. Les hommes sont patauds, gênés, souvent ridicules,, comprennent mal les règles du jeu, manquent de subtilité, font des gaffes…" (ibid.)
Que l’acte d’emballer le cadeau soit aussi l'affaire privilégiée des femmes n'est pas non plus innocent. La signification de l’emballage ressort d’autant mieux si on l’oppose à l’emballage commercial du système marchand de l’échange. Dans le cas du cadeau, l’emballage présente deux caractères typiques qui le lie à l’esprit du don: il est anti utilitaire; le cadeau déballé, il finit généralement droit à la poubelle! D'autre part, il cache le bien qu’on donne, ce qui est une façon d’indiquer que ce qui importe n’est pas tant le bien offert que l’acte de donner, suivant la formule de la sagesse populaire: "ce qui compte c’est le geste." Nous tenons là un autre trait essentiel qui anime tout le circuit du don: le bien est au service du lien. Ainsi s'explique , par exemple, la coutume japonaise qui interdit de déballer le cadeau en présence du donateur. Cela  serait vécu comme un manque élémentaire de savoir-vivre, une façon de signifier à l'autre, par l'empressement manifesté à déballer le présent,  que ce qui importe c'est le bien avant le lien.
L’emballage commercial présente les traits de caractère diamétralement opposés: il est utilitaire; il sert à la conservation de la marchandise, et, il laisse transparaître son contenu; on doit voir ce qu’on achète. A l’inverse du circuit du don, le lien est ici au service de l'obtention du bien.(1) L’emballagemarchand n’a plus vocation de lier les personnes dans le circuit du donner-recevoir-rendre mais tout au contraire de séparer de façon complète celui qui a produit la marchandise et celui qui va l’acheter pour qu’ils n’aient rien à faire l’un avec l’autre: éviter, par exemple, que le producteur ne transmette ses microbes au consommateur. Si l’emballage du cadeau nourrit le lien, l’emballage commercial a pour vocation de séparer les individus.
La chose fondamentale à saisir pour comprendre un aspect majeur de la crise anthropologique des sociétés modernes réside dans l’effet dissolvant de l’échange de type marchand sur les liens sociaux: il agit ainsi à la manière d’un acide qui ronge le tissu des liens sociaux. La perspective d’un marché auto régulé où l’ensemble des biens et services auraient été transformé en marchandise, soit quelque chose qui se vend et s’achète, doit produire inévitablement, si nous avons bien intégré le sens des données anthropologiques qui président à l’esprit marchand, un état que Hobbes avait décrit au XVIIème siècle, comme "l’état de guerre de tous contre tous" soit la fin de toute forme de vie civilisée. C'est pour cela que le philosophe français Jean-Claude Michéa peut soutenir qu'une "société capitaliste" , soit une société qui aurait intégrée au sein du marché la totalité des dimensions de la vie humaine, est, à proprement parler, une "impossibilité anthropologique".(L'enseignement de l'ignorance, p. 27)
Si la femme doit être l’avenir de l’homme, dans le sens le plus positif du terme, c’est à condition de savoir être la gardienne, la conservatrice, la dépositaire privilégiée de l’esprit du don et de constituer ainsi le front de la résistance au déchaînement des échanges de type marchand à l’ensemble des biens et des services. Ce témoignage d'une femme ordinaire expliquant pourquoi elle a choisi le bénévolat dans une association caritative plutôt que de retourner dans le régime oppressant du salariat, après avoir élevé ses quatre enfants, nous semble aller dans ce sens: "Nous nous privons d'un autre revenu, nous voyageons moins, mais mon mari l'accepte, et je préfère faire ce que j'aime plutôt que de dépendre d'un patron. Je me sens plus libre."
( cité par Godbout et Caillé, L'esprit du don)
C'est le  sens que nous donnerons à la formule du poète: elle traduit l' espoir qu’une majorité de femmes sauront donner un avenir à l’humanité en étant les gardiennes farouches ( terme choisi à dessein pour montrer que la préservation de l’esprit du don est d’abord une lutte qui implique certaines vertus combattantes et guerrières que les femmes ont su régulièrement manifester au cours de l‘histoire récente!) de l’esprit du don. Par où l’on voit, au passage, comment l’état d'esprit authentiquement révolutionnaire suppose comme sa condition préalable, une composante conservatrice qui recueille certains legs du passé sans lesquels il n’y a pas d’avenir possible pour la civilisation.



III Luttes anticapitalistes et  luttes contre le patriarcat
Nous intégrons bien  dans notre réflexion  la critique que Nancy  Fraser adressait à un penseur comme Polanyi quand elle lui reprochait de décrire de façon trop « sombre » les formes d’aliénation qu’engendre le capitalisme moderne et de passer trop sous silence les formes indigènes d’oppression des sociétés non économiques, en particulier celle du patriarcat (un exemple parmi tant d‘autres est celui que Godelier analyse longuement chez les Baruya de Mélanésie dans L‘énigme du don: cf. en particulier p. 175 et suite). La protection sociale dont elles pouvaient bénéficier dans ces sociétés se payaient au prix très lourd de leur asservissement aux hommes:"La critique féministe de la protection hiérarchique est présente à toutes les époques de l’histoire racontée par Polanyi, même s’il n’en fait jamais mention[...] Pendant la période du laisser-faire, les féministes exigeaient une égalité d’accès au marché."(Nancy Fraser, Marchandisation, protection sociale, émancipation, p. 55 dans Socio économie  et démocratie, l’actualité de Polanyi) Mais, Fraser doit bien admettre qu’il s’agissait là de « liaisons dangereuses » entre le  règne du marché et le combat pour l ‘émancipation des femmes, ce qui a conduit finalement à massivement renforcer la précarisation de l'existence, et, celle des femmes en particulier:"Au bout du compte, la critique émancipatrice de la protection oppressive a convergé avec la critique néolibérale de la protection elle-même. Dans le champ de bataille […] l’émancipation s’est alliée avec la marchandisation pour faire barrage à la protection sociale." (ibid., p. 61) C’est pourquoi, fondamentalement, la lutte féministe, si elle veut faire valoir sa vocation émancipatrice, ne devrait jamais dissocier son combat contre la société patriarcale de la lutte anti capitaliste. Parmi les neuf thèses que donnent B. de Sousa Santos et C. Rodriquez Garavito pour définir un ensemble de conditions nécessaires pour que soient  viables des alternatives émancipatrices au modèle dominant de la production capitaliste, c’est la sixième qui nous retient ici: "Les luttes pour la production alternative et celles contre la société patriarcale entretiennent des liens étroits." (dans l’ouvrage collectif, Socio économie et démocratie, l’actualité de Polanyi, p. 142) Cette thèse s’appuie sur l’observation d’expériences menées en ce sens un peu partout dans le monde:"Les femmes ne sont pas seulement soumises à [l’oppression de la société patriarcale]. Elles sont également les principales victimes de l’exploitation et de la marginalisation économique. La réflexion et l’action en matière d’économies alternatives ne peuvent progresser sans mettre les femmes au cœur de l’action. D’ailleurs, ce sont souvent des groupes de femmes qui lancent des initiatives dans ce sens. C’est le cas des coopératives de chiffonnières à Calcutta étudiées par Bhowmik. De même, le vaste réseau de coopératives associées à l’Union générale des coopératives du Mozambique, étudié par Cruz e Silva, est composé essentiellement de femmes en situation de pauvreté." (ibid., p. 143)(2) (à suivre...)


(1) Soit dit en passant, on peut se faire une bonne idée de l'érosion que fait subir l'univers de la marchandise à une institution comme celle des cadeaux via les nouveaux dispositifs technologiques de l'Internet : l'extension du marché de la revente des cadeaux sur eBay illustre bien le fait que le cadeau est de moins en moins reçu comme un don mais comme une marchandise qui peut se revendre. C'est une façon de dire que ce qui importe ce n'est pas le lien mais le bien. Une institution dévolue à la promotion de l'esprit du don est ainsi pervertie et colonisée par l'univers de la marchandise ce qui est un autre triste symptôme du terrain qu'il  gagne chaque jour toujours plus...  

(2) Dans le prolongement de cette réflexion, on peut partir à la découverte de ce courant du combat féministe pour une éthique et une politique du "care" (le soin, l'attention portée à quelqu'un ou quelque chose, qui va bien au-delà du seul métier d'infirmière, mais constitue une des bases fondamentales de toute vie humaine) qui conditionne son combat pour l'égalité à une remise en question des principes d'intégration économique dominants dans le cadre du capitalisme moderne. Ce courant du féminisme prend en compte le fait que "promouvoir  "l'égalité" dans le contexte actuel sans autre précision ne peut que signifier que l'on accepte les critères de réussite qui y règnent: compétition scolaire et professionnelle, expertise technique et spécialisation étroite, opportunisme, discipline managériale etc." (Sortir de l'économie, n°5, 2013, p. 175) Voir, par exemple, l'ouvrage fondateur de  Carol Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care. Ou, Les ouvrages collectifs, Le souci des autres ou Femmes économie et développement, de la résistance à la justice sociale etc.


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