Mise à jour, 15-04-2020
Introduction.
Formulation du problème. L’histoire et l'anthropologie nous enseignent que quasiment toutes les sociétés ont eu tendance à se poser comme étant supérieures aux autres sociétés: c’est ce qu’on appellera le préjugé ethnocentriste qui est la pente naturelle que suivent les sociétés humaines. Notre propre société n’en est certainement pas exempte: lorsque nous construisons des indicateurs de développement économique comme le P.I.B. (Produit Intérieur Brut) qui nous conduisent à distinguer les sociétés développées ,dans laquelle nous nous rangeons évidemment, et des sociétés sous-développées, n’est-ce pas une façon de succomber à ce préjugé? Mais, refuser ce préjugé ethnocentriste doit-il pour autant nous condamner à soutenir le relativisme culturel le plus complet? Si nous posons que toutes les sociétés se valent, au nom de quoi pourrions-nous encore condamner une société où le meurtre, l’esclavage, l’asservissement des femmes aux mâles, le travail des enfants, etc., sont légalisés? Le problème est donc le suivant: comment échapper au préjugé ethnocentriste d’une hiérarchisation arbitraire des sociétés humaines sans pour autant tomber dans le relativisme culturel, qui, en égalisant toutes les valeurs, se condamne à tout justifier même l’injustifiable?
Démarche pour traiter le problème:
- montrer pourquoi c'est avec l'invention grecque de la démocratie que semble apparaître pour la première fois dans l'histoire une attitude qui rompt avec le préjugé ethnocentriste.
-mais la démocratie peut être contestée dans sa prétention à constituer la forme supérieure de société notamment chez Platon. Nous verrons comment répondre à ses objections.
- pour enfin déterminer sous quelles conditions il est possible d'échapper au préjugé ethnocentriste sans tomber dans le relativisme culturel.
I Le paradoxe de la démocratie.
L'idée ici sera la suivante: c’est avec l’invention grecque de la démocratie qu‘apparaît une attitude tout à fait nouvelle dans l’histoire humaine qui va consister à dépasser le préjugé ethnocentriste pour considérer de façon égale sa propre société et les sociétés étrangères. Il y a là un paradoxe car il nous est difficile d’échapper à l’implication qui veut qu’une société qui proclame l’égalité de toutes les sociétés vaut mieux qu’une société ethnocentriste incapable de se mettre en question en se considérant "naturellement" supérieure aux autres!
Je construis logiquement mon argumentation pour développer cette idée.
a) L’ethnocentrisme, attitude quasiment universelle des sociétés humaines.
Commencer par un travail de définition; ethnocentrisme= attitude qui conduit à survaloriser les mœurs/coutumes/valeurs/croyances/règles/institutions de sa propre société et rejeter comme étant inférieures, barbares, non-humains tout ce qui s’en éloigne.
Montrer ensuite les motifs profondément ancrés dans le fonctionnement des sociétés qui rendent l’ethnocentrisme si difficile à surmonter. Pour cela poser que trois attitudes seulement sont concevables à l’égard d’une société autre que la sienne:
-soit on la tient pour inférieure
-soit on la tient pour égale
-soit on la tient pour supérieure.
Seule la première attitude semble permettre à une société de se légitimer et d’emporter l’adhésion de ses propres membres. Les deux dernières devraient conduire logiquement une société à sa propre négation. Montrons le en passant en revue ces deux possibilités.
-soit on la tient pour égale: mais alors cela veut dire, par exemple, que si je suis dans une société musulmane, je reconnais qu’il est égal de manger du porc ou de ne pas manger du porc/ qu’il est égal de croire dans les vérités du Coran ou dans celles de l’athéisme ou de la Bible; dès lors qu’est-ce qui peut encore justifier mon attachement aux valeurs de ma société? Une société qui pose comme égales des valeurs différentes des siennes est une société qui ne peut plus adhérer à ses propres valeurs et les légitimer.
-soit on la tient pour supérieure. Ce qui vaut pour le cas précédent vaut, a fortiori, pour ce cas. Tenir une société étrangère pour supérieure à la sienne, ce serait par exemple reconnaitre pour un musulman qu’il vaut mieux manger du porc que s’abstenir d’en manger, que ce que raconte la Bible vaut mieux que se raconte le Coran; admettre cela c’est cessé d’être musulman.
C.Q.F.D: une société pour exister et perdurer a besoin de l’adhésion de ses membres à ses valeurs et cela passe nécessairement par le fait d’intérioriser chez ses membres la croyance en la supériorité de ses propres valeurs- cela semble être le but de toute éducation. C'est là un trait qui semble constant dans l'histoire des sociétés humaines comme le met en scène le choc culturel né de la rencontre entre les Indiens d'Amérique et les Européens blancs. Chacun se demandait à propos de l'autre s'il était véritablement humain:"Dans les grandes Antilles, quelques années après la découverte de l'Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d'enquête pour rechercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s'employaient à immerger les blancs prisonniers afin de vérifier, par une surveillance prolongée, si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction."
(Claude Lévi-Strauss, Race et histoire) Il est vrai que l'anthropologue précisait, qu'en général, si les Blancs en arrivaient à la conclusion que lesIindigènes n'étaient que des animaux qu'on pouvait réduire en esclavage ou exterminer, les "Sauvages", eux, en tiraient plutôt que les Blancs devaient être des dieux: "A ignorance égale, le dernier procédé était certainement plus digne d'hommes." (ibid.) De façon similaire, les Chinois, au moment des premiers contacts entre l'Europe et l'Asie, au début de l'époque moderne, étaient très étonnés d'apprendre que leurs visiteurs anglais avaient des moeurs qui semblaient civilisés:"Ils étaient toujours surpris, pour ne pas dire stupéfaits, d'apprendre que nous avions des noms de famille et que nous comprenions les distinctions familiales entre père, frère, femme, soeur, etc.; en bref, que nous vivions autrement que comme un troupeau de bétail." (Meadows cité par Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 228) Et réciproquement, evidemment, l'Anglais, convaincu de la supériorité de sa propre société, s'imaginait, à tort, lui aussi, que les Chinois, émerveillés par leur ingéniosité, iraient se ruer sur l'achat de marchandises de son pays. Pour rendre compte de cette étrangeté des sociétés humaines les unes par rapport aux autres, les éthologistes ont formé la notion de pseudo-spécification, c'est-à-dire le fait de finir par considérer comme une espèce étrangère un groupe appartenant à sa propre espèce. Et pourtant, ce que la paléo-anthropologie nous apprend, c'est que la diversité humaine n'a jamais été aussi réduite depuis les débuts du processus d'hominisation il y a quelques trois à quatre millions d'années (à l'exception peut-être de la période de l'homo erectus autour de deux millions d'années): nous sommes aujourd'hui dans une situation exceptionnelle où n'existe plus qu'une seule espèce du genre Homo vivant sur terre, Homo sapiens; mais, tel n'était pas le cas il y a encore quelques dizaines de milliers d'années, alors que coexistaient différentes espèces d'humanité. Il y a, par exemple, une distance bien plus grande, biologiquement parlant, entre l'homme de Néenderthal et l'Homo sapiens qu'entre un New Yorkais du XXIème siècle et un Papou vivant dans sa forêt tropicale.
b)L'ethnocentrisme de l'Occident
La civilisation occidentale n'échappe donc pas à la règle du penchant ethnocentriste des sociétés humaines. On peut le montrer très précisément à travers ce que fut le processus de colonisation dans les divers régions du monde. On pouvait ici abondamment exploiter l' Eloge de l'analphabétisme de Hans Magnus Enzensberger. Le terme même d'analphabétisme est inventé à la fin du XIXème siècle et coïncide, ce n'est pas un hasard, avec l'extension maximale du colonialisme occidental. Le terme servira à connoter péjorativement l'indigène qu'il faut dominer en le présentant comme un arriéré qu'il s'agit de civiliser. On parvient ainsi à totalement occulter le fait que l'indigène en question est porteur d'une culture bien différente de celle du colon blanc en ceci déjà qu'elle n'est pas une culture de l'écrit mais de l'oral. Le terme d'analphabétisme permet ainsi d'opérer une réduction métonymique qui fait que, dans le discours du dominant, la culture de l'humanité ne finit plus que par désigner une partie de celle-ci, celle qu'il apportera dans ses bagages sous la forme de la lecture et de l'écriture et au nom de laquelle il se présentera comme un bienfaiteur qui massacrera à volonté pour le bien du genre humain.
En réalité, l'indigène qu'on prétend civiliser est porteur d'une culture, qui, par bien des aspects, pourrait être regardée comme supérieure à celle du mâle blanc fortuné. Pensez ici à la réplique de cet Indien de l'Oklahoma quand on lui remit un prix à l'école pour ses talents de poète: "Dans ma tribu, les poètes n’existent pas. Tout le monde s’exprime en poèmes. " (cité par Howad Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p. 600) Ce qui évoque irrésistiblement l'utopie marxienne d'une société ayant surmonté la division mutilante du travail dans le capitalisme industriel et où il n'y aura plus de peintres mais des individus exerçant, entre autres, la peinture. En une économie maximale de mots notre Indien Oklahoma pulvérise tout complexe de supériorité du colon blanc qui pourrait justifier sa domination. Il en irait de même de la culture de l'Indien Cherokee comme le note encore Howard Zinn:"La langue cherokee- profondément poétique, métaphorique, merveilleusement expressive et scandée par la danse, le spectacle et les rituels- reposait depuis toujours sur le mélange de l'oral et du gestuel." (ibid., p. 163)
Voyons la chose d'encore plus près. Si nous prenons, par exemple, la question de l'égalité hommes/femmes et si nous sommes d'accord pour dire qu'une société qui proclame et applique cette égalité vaut mieux qu'une société où un sexe domine sans partage l'autre, alors, tenant compte de données anthropologiques difficilement contestables, il faut bien dire que les sociétés amérindiennes pouvaient être estimées, dans l'ensemble, supérieures à celle du colon blanc: elles "semblent avoir traité les femmes de façon plus équitable que les sociétés blanches qui allaient plus tard les envahir et leur apporter, avec la "civilisation", la notion de propriété privée." (Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p.124) Par exemple, "chez les tribus zunis du Sud Ouest américain [...] les femmes étaient censées posséder les maisons et les terres appartenant aux clans. Les femmes et les hommes avaient un droit égal sur les biens produits et la situation de la femme était mieux assurée puisqu'elle vivait dans sa propre famille et était autorisée à "divorcer" dès qu'elle le souhaitait, tout en conservant ses biens." (Howard Zinn, ibid., p.124) De la même façon, chez les tribus des plaines du Midwest, chez les Sioux, les Cherokees, les Iroquois a à propos desquels Gary B. Nash dans son ouvrage, Reds, Blacks and Whites: "Le pouvoir était donc bien l'affaire des deux sexes, et l'idée européenne d'une domination masculine et d'une sujétion féminine en toutes choses était remarquablement étrangère à la société iroquoise." (cité par Howard Zinn, ibid., p.27). Dans ces sociétés, la femme était respectée et occupait une position sociale importante. Même si, comme le souligne Zinn, il ne faudrait pas en conclure à une stricte égalité homme/femme, on était néanmoins très loin de la domination sans partage du mâle dans les sociétés occidentales comme le résume à sa façon ce texte de loi anglais de 1632 à propos du mariage:"Il est vrai que le mari et la femme sont une seule et même personne. Mais il faut bien comprendre en quel sens. Lorsqu'un ruisseau ou une rivière rejoignent le Rhône, la Tamise [...] le mince filet d'eau perd son nom[...] Aussitôt qu'une femme est mariée on dit qu'elle est covert [...] c'est-à-dire comme "voilée" [...] Je pourrais, pour mieux me faire comprendre, déclarer à la femme que son nouveau "soi" est son supérieur, son compagnon, son maître." (cité par Zinn, ibid., p.127) Par où l'on voit que le thème de la femme voilée n'a pas été dans l'histoire une singularité du seul Islam.
Sous l'angle des valeurs d'égalité et de fraternité, la prétendue supériorité de la civilisation occidentale est ici aussi sujette à caution: ce que le colon blanc apportait avec lui, c'était une société divisée entre des très riches et des très pauvres qui tranchait de façon remarquable avec une société comme celle des Iroquois où, comme le notait un père jésuite en 1650, il n'y avait "nul besoin d'hospices [...] car ils ne connaissaient pas plus la mendicité que la pauvreté [...] Leur gentillesse, leur humanité et leur courtoisie les rendent non seulement libéraux en ce qui concerne leurs possessions mais font qu'ils ne possèdent pratiquement rien qui n'appartienne également aux autres." (cité par H. Zinn, ibid., p. 27) Tempérons quand même ce compte-rendu; il est aussi établi que ces mêmes Iroquois, s'ils étaient extrêmement sociables entre eux, constituaient par ailleurs une société guerrière, comme c'est très souvent le cas dans ce type de société, qui pratiquaient l'esclavage, le cannibalisme et la torture sur leurs prisonniers. Le contraste est malgré tout même saisissant entre le degré très élevé de sociabilité qu'on trouvait dans ces sociétés dites "primitives" et la glaciation des rapports sociaux des sociétés occidentales modernes où la devise est "de s'enrichir sans se préoccuper des autres.", comme l'aurait résumé un bon libéral comme Guizot :" Si une tribu d'Iroquois affamés en rencontre une autre dont les provisions ne sont pas complètement épuisées, ces derniers partagent avec les nouveaux venus le peu qu'il leur reste sans attendre qu'on leur demande, même si, ce faisant, ils s'exposent au même danger de mourir de faim que ceux auxquels ils portent secours."(J-F Lafitan, cité in R. Lee, Reflections on primitive communism, cité par C. Harman, Une histoire populaire de l'humanité, p. 29-30) De la même façon, dans une peuplade d'Afrique noire comme les Nuers:"On peut dire d'une manière générale qu'on ne meurt de faim dans un village nuer que si tout le monde meurt de faim."(C. Harman, ibid., p. 30) Dans les sociétés régies par des formes traditionnelles de solidarité, nul n’a à craindre la faim tant que la communauté dans son ensemble n’affronte pas la famine. Seule une calamité naturelle qui dévasterait le toit protecteur de la société a pu produire ce genre de situation. Ce qu'ignorent totalement ces sociétés qui les rendaient infiniment plus égalitaires que les sociétés occidentales,et épargnées par la misère sociale, c'est la notion de propriété privée de la terre. Traiter comme une marchandise que certains pourraient s'accaparer pour eux-mêmes en en privant les autres, la terre sacralisée sous la figure de la Terre-Mère, était, pour l'Indien, la pire des barbaries qui se pouvait concevoir. A l'aune des propres principes d'un libéral comme Rawls pour lequel la valeur d'une société est fonction du niveau de vie de ses plus pauvres, il ne peut faire de doute que les sociétés amérindiennes étaient plus justes que celle du colon blanc.
Enchassés dans ce type d'organisation sociale, les principes en fonction desquels était rendue la justice étaient bien plus libéraux et cléments dans ces sociétés colonisées. Basil Davidson, dans son livre, The African slave Trade, comparait ainsi le code pénal en vigueur au Congo avec celui de l'Angleterre ou du Portugal au début du XVIème siècle:"En Angleterre, jusqu'en 1740, un enfant pouvait être pendu pour avoir dérobé un chiffon de coton. En revanche, l'idée de propriété privée paraissait totalement étrangère au Congo, où la vie communautaire subsistait. Les voleurs étaient généralement condamnés à payer une amende ou à subir divers degrés de servitude. Une personnalité congolaise à qui l'on décrivait la législation portugaise demanda ironiquement à son interlocuteur: "Et comment punit-on, au Portugal, celui qui pose les pieds par terre?" (Zinn, ibid., p. 36) Dans des sociétés comme celles des Indiens d'Amérique, quand un meurtre était commis, il ne s'agissait pas de punir le coupable, mais de faire payer à son clan une amende en guise de réparation. Ce principe libéral de justice qui socialise la peine a pu bien fonctionner puisqu'il conduisait chaque clan à modérer le comportement des siens, sans avoir à terroriser les individus devant la menace de châtiments extrêmes.
Même l'esclavage qui existait aussi dans ces sociétés prenait des formes moins barbares que celles que créa le colonialisme blanc comme le reconnaissait lui-même un marchand blancd'esclaves, John Newton:"L'état d'esclave, chez ce peuple que nous jugeons sauvage et barbare, est bien plus doux que dans nos colonies. En effet, on ne peut pas y pratiquer la culture intensive comme dans nos plantations des Indes occidentales [les Antilles] et, en conséquence, le labeur excessif et continuel qui épuise nos esclaves n'y est pas nécessaire. D'autre part, aucun homme n'a le droit dans ces contrées de verser le sang d'un autre, fût-il esclave." (cité par Zinn, ibid., p. 36) Il y a une raison simple à cette forme extrême d'esclavage qui ne tient pas forcément à ce que le Blanc serait congénitalement plus méchant. Elle est d'ordre institutionnel. Tant que l'exploitation de l'esclave ne sert qu'à lui sous-tirer des valeurs d'usage, des biens répondant à des besoins de la vie humaine, comme manger ou se vêtir, elle reste limitée car ces besoins le sont eux-mêmes; par exemple, on ne peut pas indéfiniment se remplir la panse sans tomber malade! C'est ce type d'exploitation de l'esclave que l'on rencontrait dans ces peuplades africaines. Par contre, comme Marx l'avait fait remarquer dès le XIXème siècle, quand se fait jour une exploitation de type capitaliste, comme cela fût le cas avec le colonialisme occidental, il n'y pas plus guère de limite pour pressurer la force de travail: ce qui commande la production, ce ne sont plus des valeurs d'usage obéissant à des besoins limités mais de la valeur d'échange, produire toujours plus d'argent, et à ce jeu là, le besoin devient insatiable et commande une exploitation maximale de la force de travail.
Il est d'ailleurs établi qu'il y avait, au cours des premiers siècles de la colonisation des Amériques, une assymétrie marquée entre le comportement des indiens capturés par les colons blancs et celui des blancs qui l'avaient été par les indiens: tandis que les premiers ont presque toujours cherché à s'enfuir pour retourner chez les leurs, les seconds se souvent très bien accommodés de leur nouveau mode de vie et, au bout d'un certain temps, n'avaient plus aucune envie de revenir à la "vie civilisée". Difficile de ne pas en tirer que la vie était estimée généralement meilleure chez les "sauvages". En dernier recours, la seule supériorité dont pouvait incontestablement se prévaloir le colon blanc était d'ordre militaire, grâce au fer et à la poudre à canon; c'est celle qui lui permis d'écraser l'indigène et de pouvoir écrire l'histoire à sa guise, en se donnant le beau rôle, comme c'est toujours le privilège des vainqueurs. Comme le résume Chris Harman parlant de la conquête de l'Empire inca par les conquistadores espagnols: "Une civilisation de l'âge de bronze, aussi raffinée fût-elle, ne pouvait résister à une représentante de l'âge de fer, même frustre." (op. cit., p.196) Mais, ce que l'Occident colonialiste a ainsi trahi c'est son héritage grec qui aurait du le porter à voir dans l'indigène autre chose qu'un arriéré à civiliser.
c) La singularité de la Grèce antique et l’invention de la démocratie.
En effet, la Grèce antique fait exception sur cette pente naturelle de toute société humaine vers l’ethnocentrisme. Avec Homère (VIIIème siècle avant J.-C.) ou Hérodote (Vème siècle avant J.-C.) apparaît une attitude tout à fait nouvelle qui consiste à poser sur un pied d’égalité la société étrangère et sa propre société. Homère le grec accorde la même dignité aux Grecs et aux Troyens dans son Iliade. Un fin connaisseur de cette civilisation, Castoriadis, prétendait même que le véritable héros du chef-oeuvre homérique est un troyen en la personne d'Hector: si Achille le Grec triomphe de lui ce n'est pas parce qu'il est plus fort mais parce qu'il bénéficie du soutien de la déesse Athéna qui triche en se faisant passer pour un guerrier troyen, de la même façon que la victoire finale des Grecs est obtenu par une ruse déloyale, le fameux cheval de Troie. Plutarque reprochera même à Hérodote, le fondateur de l'enquête historique, de donner la part trop belle aux barbares perses au détriment des Grecs dans son récit des guerres médiques! Les Perses apprennent trois choses à leurs enfants: monter à cheval, tirer à l'arc et dire toujours la vérité: c'est l'éducation idéale dit Hérodote (dans la bouche des Grecs, le terme « barbare » n’a pas la connotation péjorative qu’il acquerra plus tard; il désigne simplement celui qui parle une langue étrangère et incompréhensible). Ainsi encore, dans la grande tragédie, comme celle d'Eschyle, les Perses sont aussi présentés sous un jour favorable (on signale, par exemple, leur bravoure), et chose encore plus remarquable, les Athéniens n'avaient aucun problème à jouer ce genre de pièce au moment même où ils étaient en guerre contre eux. Pour donner une comparaison, on aurait bien du mal à imaginer les Français jouant des pièces de théâtre tressant des louanges aux "boches" durant la guerre de 1914-18 (pour tout ceci, voir Castoriadis, L'héritage de la chouette, à partir de 40').
L'acte de naissance de l'anthropologie (dans les années 1860 précisément), en tant que discipline née en Occident prétendant étudier la variété des cultures de par le monde, sans rien préjuger de la supériorité de l'une sur l'autre, ne serait pas compréhensible sans ce legs de l'antiquité grecque. C'est encore dans l'oeuvre d'Hérodote que l'on en trouve des prémisses lorsqu'il met en scène la rencontre entre le roi des Perses, Darius, et les représentants d'une tribu indigène. Au roi qui demande ce qu'ils font de leurs morts, ils répondent, comme si la chose allait de soi, qu'ils les mangent (l'anthropologie actuelle a montré que chez les Fore de Nouvelle Guinée, manger les morts est une preuve d'amour); le roi fait alors venir des Grecs pour leur poser la même question et ces derniers répondent qu'ils les brûlent; et lorsque le roi leur suggère de plutôt les manger, comme font les autres, ce sont évidemment des réactions outragées. On a déjà ici la pleine conscience de la relativité des cultures qui conduit à ne pas surévaluer la sienne propre en la naturalisant indûment.
Vous avez dû déranger la lune
On ne peut comprendre cette attitude entièrement nouvelle et de prime abord étrange qui naît dans la civilisation grecque de l'antiquité que si on voit le lien qui la relie à l’invention de la démocratie et à la première ébauche historique de l’institution d’une société autonome si 'on suit la thèse du philosophe Cornelius Castoriadis (qui peut éventuellement être discutée sur le dernier point). Ce qui a rendu les grecs capables de considérer sur un pied d égalité une société étrangère et leur propre société, c’est la reconnaissance de l’origine purement sociale de leurs propres lois/valeurs/croyances/coutumes (caractère purement artificiel du NOMOS par opposition à la PHUSYS, cf., Le germe grec de la démocratie). Ainsi, les Athéniens ne prétendaient pas avoir des lois supérieures à celles des autres sociétés puisqu'ils étaient bien conscients qu'elles ne ne leur avaient pas été apporté par un être surnaturel, héros mythique ou dieu, mais qu'elles étaient leur libre création, toujours susceptibles d'être amendées (modifiées). Dès lors, celles-ci peuvent faire l’objet d’une mise en question et d’un débat sur la nécessité ou non de les modifier: c’est-ce qu’on peut appeler l’invention de la politique qui se confond avec celle de la démocratie= régime de l‘AUTO-NOMIE=LIBERTE (= la collectivité se donne à elle-même, de façon lucide et réfléchie, les lois qui vont l‘organiser).
Seule une société démocratique, telle que l'antiquité grecque l'invente, peut parvenir à surmonter le préjugé ethnocentriste qui croit, de façon illusoire, à l’origine extra-sociale de ses valeurs =régime de l‘HETERO-NOMIE(origine divine, mythique, extra sociale en tous les cas des lois). S'il est aujourd'hui possible à un blanc comme moi de dévoiler le discours du colon blanc présentant l'indigène comme un arriéré pour ce qu'il est, à savoir une supercherie, c'est grâce à ce héritage social historique sans lequel la chose ne serait même pas pensable.
Et, d'une certaine façon, si nous regardons les choses sous un autre angle, on verra que les rapports qui se sont noués entre les Indiens d'Amérique et la civilisation occidentale ne peuvent simplement se résumer à un processus de conquête et de destruction à sens unique. On peut même suggérer, suivant la thèse de l'anthropologue D. Graeber, que l'esprit subversif des Lumières, en Europe, s'est formé, au XVIIème et XVIIIème siècles, en se nourrissant des compte-rendus des premiers missionnaires en Amérique. De fait, la critique de la société d'Ancien Régime, qu'ont développé les philosophes des Lumières, au nom d'idéaux de liberté et d'égalité, fait tout à fait écho à celle que les Indigènes avaient déjà formulé eux-mêmes, préalablement, des sociétés occidentales, quand on les leur décrivait. Ce qui les frappait, c'était justement l'absence de liberté, d'égalité et de fraternité en leur sein. On en a donné quelques aperçus pour ce qui est de l'égalité et de la fraternité. Pour la liberté, il en allait de même, comme le rapportait ce jésuite: "Du début du monde jusqu’à l’arrivée des Français, les sauvages n’ont jamais su ce qu’il était si solennel d’interdire quoi que ce soit à leur peuple, sous aucune peine, même minime. Ce sont des gens libres, dont chacun se considère aussi important que les autres, et ils ne se soumettent à leurs chefs que dans la mesure où cela leur plaît." (Lallemant cité par D. Graber, La sagesse de Kondiaronk) Par comparaison, les Indiens ne manquaient pas de dénoncer le peu de liberté dont jouissait l'individu occidental et se moquaient de la crainte que lui inspirait ses chefs. Bien entendu, pour un jésuite comme Lallemant, de tels comportements étaient proprement scandaleux et contraire aux normes élémentaires de toute vie civilisée: il fallait christianiser ses êtres perdus en leur apprenant à se soumettre à la volonté de Dieu et de ses représentants sur terre. Mais, pour des philosophes en quête d'une pensée critique de leur propre société, comme Locke, Rousseau ou Voltaire (dont on sait qu'ils ont lu des compte rendus des missionnaires), cela n'a pu manquer d'alimenter leur réflexion, préparant ainsi le terrain aux grandes révolutions modernes en Occident.
d)Le paradoxe auquel cette réflexion nous conduit.
En tant que nous nous voulons les héritiers de ce legs de la civilisation grecque, il nous faut tenir ensemble deux choses qui, pourtant, se contredisent. Nous affirmons d’un côté, l’égalité de toutes les sociétés humaines car nous savons que nos propres institutions comme les institutions de toute société humaine peuvent être mises en question et débattues et qu‘elles n‘ont rien de sacré mais ont une origine purement sociale et humaine. Mais, en même temps, il nous est difficile de ne pas admettre qu’une société qui proclame l’égalité de toutes les sociétés vaut mieux qu’une société ethnocentriste incapable de mettre en question ses propres institutions et qui considérera l'étranger comme un être n'appartenant pa véritablement à une humanité réduite à l'horizon étroit de sa propre société (ainsi, dans bon nombre de langues anciennes, l'humain désigne purement et simplement les seuls membres de sa propre collectivité). Telle est la contradiction: il nous faut tout à la fois admettre que toutes les sociétés se valent et que toutes les sociétés ne se valent pas. Cette contradiction se retrouve au cœur de cette citation de Lévi Strauss qu’on a l’habitude de donner sans en apercevoir le caractère éminement problématique: « Le barbare c’est celui qui croit en la barbarie.» Dire cela c’est poser deux choses difficilement conciliables. D’un côté, c’est prétendre que la barbarie n’existe pas, qu’elle n’est qu’une croyance, un préjugé reposant sur une vision ethnocentriste du monde. Mais, en même temps, c’est affirmer qu’il existe des barbares, qu’une société qui ne croit pas en la barbarie est plus civilisée qu’une société qui croit que les autres sont barbares simplement parce qu’ils ont des moeurs différents des nôtres. Ce que nous avons admis implicitement jusque là et qu’il faut mettre en question c’est la démocratie en tant qu’idéal de société.
2) Objections à la démocratie comme idéal de société.
a) L’idéal aristocratique et antidémocratique de société.
Platon condamne la démocratie et nous conduit à une hiérarchisation des sociétés humaines tout à fait différentes. La démocratie c’est le règne de la grande masse du peuple qui est ignorante et gouvernée par les appétits irrationnels de la partie inférieure de l’âme, l'épithumia. C’est la tyrannie que la majorité des médiocres exerce sur la petite minorité des sages, sans défense; exemple emblématique: la condamnation à mort de Socrate par le tribunal démocratique d’Athènes. La valeur des sociétés humaines se mesurent à partir de leur degré d’éloignement par rapport à l’idéal de la société aristocratique gouvernée par une élite de sages: timocratie-oligarchie-démocratie-tyrannie.(Pour des développements sur le sens de ces concepts, voir partie II du cours, Platon et la tradition aristocratique et antidémocratique)
Réponse à l’objection
L’ignorance du peuple n’a rien de naturel mais est un produit des institutions de la société qui le maintiennent dans l’ignorance. Il faut déjà noter, comme Castoriadis l'a bien fait observer, que Platon vit à une époque (le IVème siècle avant J.-C.) où la démocratie athénienne est déjà rentrée en crise ce qui fausse toute la représentation qu'il va s'en faire. Un siècle auparavant, à l'époque de son âge d'or, les critiques de Platon n'auraient pas eu leur place.
Si nous reformulons les termes du problème de façon moderne, on pourra dire que le projet démocratique est inséparable de la reconnaissance du rôle essentiel que doit jouer l’instruction publique (et non pas l'éducation nationale!) pour permettre à chacun de se former des opinions éclairées sur les choix politiques qu’une société doit faire ( exemple: faut-il ou non augmenter les impôts? Et si oui, suivant quelles modalités? Et pour quoi faire? Construire des porte-avions nucléaires? Des écoles? Et pour y enseigner quoi? Des mathématiques financières? De l'histoire? Et l'histoire tel que l'Etat en garde la mémoire? Ou l'histoire tel que peut l'établir, à un stade donné de l'évolution des connaissances, le collectif des historiens? Sur ces questions, il n’y a pas de science que détiendrait des experts qui permettrait de trancher; le juste/injuste, les notions centrales du débat politique, sont de l’ordre de la doxa (opinion) et non de l'épistémè (la science) comme l'aurait voulu Platon.
D'autre part, et encore plus fondamentalement, l'ignorance est un produit des institutions politiques. Comme on apprend à nager en nageant, on apprend à gouverner en gouvernant, on apprend à faire et à discuter la loi en la faisant et en la discutant. Si le citoyen ordinaire de l'Athènes démocratique avait, à l'époque de son âge d'or, comme le reconnaissait un grand penseur libéral du XIXème siècle, "un niveau intellectuel [...] bien au-dessus de ce qu'on a jamais atteint dans aucune autre agglomération d'hommes, antique ou moderne" (J. S. Mill, Considérations sur le gouvernement représentatif), c'est parce qu'il existait des lieux sociaux et politiques où il pouvait apprendre tout cela: discussions informelles dans les lieux tiers comme la place (agora), la forge, la rue, etc., institutions publiques des dicasteria (jurys populaires) pour rendre la justice, de l'ekklésia (assemblée du peuple) où décider des lois, toutes choses dans lesquelles baignait en permanence un citoyen d'Athènes dès son plus jeune âge. Rien ne peut remplacer cette forme d'apprentissage informel qui suppose une société instituée sur une base authentiquement démocratique et surtout pas l'éducation à la citoyenneté que peut dispenser une éducation nationale qui serait comme vouloir attendre que l'enfant ait appris à nager au bord du bassin avant de le jeter dans l'eau; l'éternité n'y suffirait pas! On ne sera d'ailleurs pas étonné de constater que les remarques de J. S. Mill sur la formation à la citoyenneté dans l'Athènes démocratique de l'antiquité font écho à la surprise qui avait été celle des missionnaires chrétiens quand ils découvrirent que les "sauvages" d'Amérique avaient une capacité à conduire une discussion argumentée bien plus développée que ce qu'ils avaient pu soupçonner au départ, et peut-être même d'avantage que ce qu'on pouvait trouver à la même époque dans les sociétés occidentales; et, ici aussi, la chose s'expliquait facilement par l'existence d'institutions démocratiques qui permettaient à chacun d'exercer quotidiennement cet art, comme devait l'admettre un jésuite comme Lejeune:"Il n’y en a presque aucun qui soit incapable de converser ou de raisonner très bien, et en bons termes, sur des sujets dont ils ont connaissance. Les conseils, qui se tiennent presque tous les jours dans les Villages, et sur presque tous les sujets, améliorent leur capacité de dialogue." (Cité par D. Graeber, La sagesse de Kandiaronk) Ici aussi, en matière de culture démocratique, les dits "sauvages" auraient pu nous en remontrer...
b) On ne peut universaliser les valeurs de la démocratie sans succomber à l’ethnocentrisme.
D'autre part, ce qui a souvent été reproché à l’Occident en voulant imposer le modèle de la démocratie à toute la planète, c’est d’universaliser de façon injustifiée les valeurs d’une société particulière. Faire cela s’apparenterait à une forme de colonialisme et traduirait, secrètement, une volonté impérialiste de domination à l’échelle du monde. Par exemple, les valeurs de la démocratie ne pourraient convenir à un pays comme la Chine dont les valeurs d’obéissance et de soumission à l’autorité sont au cœur de son identité.
Réponse à l’objection
Les remarques précédentes sur les institutions politiques démocratiques des sociétés d'indiens d'Amérique devraient cependant inciter à la prudence quand il s'agit de faire de la démocratie une particularité occidentale. Castoriadis le notait bien: les valeurs de la démocratie ne sont pas le monopole d’une aire géographique de l’humanité (l’Europe et l’Amérique du nord) ni d’un ensemble déterminé de sociétés: l’aspiration à la démocratie se retrouve aussi bien en Chine lors, par exemple, des manifestations de la place Tien-Ân-Men de 1989, que dans les mouvements de luttes populaires des Indiens zapatistes au Mexique ou au Rojava chez les Kurdes qui sont , à bien des égards, beaucoup plus radicaux et fidèles à l’esprit du projet d’autonomie issu de la civilisation gréco-occidentale que les pays européens gagnés par l’apathie politique depuis des décennies. On se demande d'ailleurs, s'il est vrai que les Chinois sont congénitalement inaptes à la démocratie, pourquoi le grand philosophe et homme de science Bertrand Russell pouvait se permettre de dire en 1922:"Ces deux obstacles [les pénalités économiques et la dénaturation des témoignages, je précise] existent dans tous les pays que je connais, sauf en Chine, qui est (ou a été) le dernier refuge de la liberté." (cf. Pensée libre et propagande officielle, p.160, dans Essais sceptiques)
On peut donc raisonnablement soutenir que la création de la démocratie n'est pas spécifique à l'Occident via la Grèce antique et qu'on peut tout aussi bien en trouver des germes semblables, par exemple, dans la société des Indiens Cherokees. Un auteur comme Van Every attire ainsi l'attention sur le caractère anarchisant de leur organisation sociale, comme de la plupart de ces sociétés, qui ne reposait pas sur l'antagonisme gouvernants/gouvernés:"Le principe fondateur du gouvernement indien avait toujours été le rejet de tout gouvernement. La liberté de l'individu était considérée par pratiquement tous les indiens au nord du Mexique comme un attribut infiniment plus précieux que les devoirs de l'individu à l'égard de sa communauté ou de sa nation. Cette attitude de type anarchiste induisait tous leurs comportements, à commencer par la plus petite unité sociale, la famille. Les parents indiens éprouvaient une réticence instinctive à discipliner les enfants. Toute expression de libre choix et de volonté de la part de ces derniers était reçue comme un signe positif du développement de leur personnalité."(cité par H. Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p.163) Cependant, à suivre Castoriadis, l'égalité politique est une condition nécessaire mais non suffisante de l'institution d'une démocratie. Encore faut-il que cette communauté d'égaux ait reconnu de façon lucide l'origine purement immanente (intérieure) de ses institutions et qu'elle soit, par voie de fait, capable de les mettre en question pour éventuellement les transformer. Dans quelle mesure cela pouvait être le cas dans une société comme celle des Cherokees, cela resterait à déterminer. Certes, le pouvoir exécutif et judiciaire étaient structurés de façon infiniment plus démocratique que cela peut être le cas dans n'importe quelle société occidentale actuelle, du seul fait que les décisions prises dans les conseils ne s'imposaient qu'avec l'accord de tous. Mais, la capacité à poser et discuter la loi, le pouvoir législatif, autrement dit, restait profondément dépendant d'une tradition qu'il était problématique de mettre en question; il est vrai que cette tradition avait pour elle d'avoir soutenu l'existence d'une société où a pu régner une paix civile durable: pourquoi changer ce qui est bon? C'est, du moins, le tableau qui ressort de cette description que faisait un pasteur de l'Eglise morave de la société Cherokee et qui en fait une synthèse harmonieuse d'aristocratie de type platonicienne et de démocratie: "C'est ainsi que s'est maintenu à travers les âges, sans convulsions et sans discordes civiles, ce gouvernement traditionnel dont le monde n'offre peut-être pas d'autre exemple. Un gouvernement dans lequel il n'existe pas, à proprement parler, de lois mais seulement des us et coutumes établis depuis longtemps; ni code ni jurisprudence mais l'expérience née du passé; pas de magistrats non plus mais des conseillers auxquels, néanmoins, le peuple voue une obéissance implicite mais volontaire; un gouvernement, enfin, dans lequel l'âge confère le rang, la sagesse, le pouvoir, la rectitude morale et l'assurance du respect général." (cité par Zinn, ibid., p.163)
CQFD: s'il y a bien une universalisation possible du projet démocratique c'est à condition de voir qu’aucune société donnée ne peut prétendre en être le dépositaire unique. On peut d'ailleurs généraliser la portée de l'argument et soutenir, à la lumière de nos connaissances sur le plus lointain passé de l'humanité, qu'aucune société ne peut revendiquer le titre de dépositaire unique de l'essor de la civilisation; comme le relève Chris Harman, "[...] les processus menant à la formation des villes et des métropoles, et souvent à l'invention de l'écriture, commencèrent indépendamment les uns des autres dans plusieurs lieux distincts [...]. Ce qui montre bien à quel point il est absurde de proclamer qu'un peuple serait "supérieur" à un autre parce qu'il serait parvenu à la civilisation le premier." (Une histoire populaire de l'humanité, p. 38) C’est encore absurde par le fait qu’en général, l’identité d’une culture ne se constitue que par un processus d’intégration d’éléments venant des horizons les plus divers du patrimoine de l‘humanité. Par exemple, l’américain convaincu de la supériorité de sa façon de vivre devrait y réfléchir à deux fois en se souvenant "de la routine indigène quotidienne de l’Américain moyen décrite il y a quelques décennies par Ralph Linton. Après le petit déjeuner, notre brave homme s’installe pour lire les nouvelles du jour imprimés en caractères inventés par les anciens Sémites, sur un matériau inventé en Chine, par un procédé inventé en Allemagne. En dévorant les comptes rendus des troubles extérieurs, s’il est un bon citoyen conservateur, il remerciera un dieu hébreu dans un langage indo européen d’avoir fait de lui un américain cent pour cent." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 321) Quant à lui, le français se considérant "pure souche" et hanté par la phobie de l'immigration sera désagréablement surpris d'apprendre, comme le montre le lexicologue J. Pruvost, qu'il il y a plus de mots arabes que gaulois dans la langue française, égratignant sérieusement, au passage, le mythe de "Nos ancêtres les gaulois". Et, finalement, comme nous l'avions suggéré, il est tout à fait plausible de soutenir que ce que nous considérons aujourd'hui comme une création spécifique de l'Occident, les droits de l'homme à la liberté et à l'égalité, doit une part non négligeable à l'influence des critiques indigènes de nos propres sociétés.
3)Conditions sous lesquelles il est possible d’échapper au relativisme culturel sans tomber dans le piège de l’ethnocentrisme
a) Ne pas verser dans le néo-colonialisme
De ce point de vue là, commençons par balayer notre nid avant de prétendre nettoyer celui des d'autres.
L'article 2 de la constitution de la Vème République française est déjà, à lui seul, une plaisanterie qui aurait interloqué quelqu'un comme Rousseau lorsqu'il prétend: "La devise de la République est " Liberté, Egalité, Fraternité". Son principe est: "gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. " soit, effectivement, la formule de la démocratie. Dans la réalité effective, le pouvoir politique est anti constitutionnel puisqu'il est, dans le meilleur des cas, "le gouvernement du peuple par des représentants du peuple pour le peuple"( à bien des égards, il est légitime de se demander si la formule réelle n'est pas plutôt: "gouvernement du peuple par des représentants du peuple pour une fraction du peuple", celle possédant l'essentiel de la richesse ) Rien que la distance qui sépare un régime où le peuple gouverne par lui-même ou par ses représentants est déjà immense; cela Rousseau, père de la pensée démocratique à l'époque moderne le savait parfaitement: "La démocratie signifiait en effet le gouvernement du peuple par le peuple, et non par ses représentants, pas plus que par une bureaucratie. La représentation tout autant que la bureaucratie étaient considérées comme l'antithèse de la démocratie. Rousseau, père de toute pensée moderne reposant sur l'idée de souveraineté populaire, s'en tenait toujours à ce principe." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 263) C'est pourquoi, les pères fondateurs des Etats républicains modernes (anglais, américain et français, par ordre chronologique) qui savaient encore employer le vrai sens des mots, ne pensaient pas du tout fonder des démocraties mais ce qu'ils appelaient des "gouvernements représentatifs" qu'ils opposaient très consciemment au projet d'une démocratie. Il y a un abîme, comme le savaient parfaitement Siéyès au moment de la Révolution française de 1789 ou Madison lors de la Révolution américaine de 1776, entre décider qui va décider et décider soi-même.
Dès lors, faire la leçon au monde entier sur le thème de la "promotion de la démocratie" au nom de valeurs qu’on ne cherche pas d’abord à appliquer à soi-même cela porte un nom: c’est du néo-colonialisme, c‘est-à-dire ni plus ni moins qu‘une nouvelle forme de domination que l‘Occident cherche à imposer au monde en se voilant derrière des alibis humanistes.
b) L'effondrement interne de l'Occident et la prolifération d'une culture du gadget
La position à laquelle m’a conduit le traitement du sujet est aussi celle que défendait Castoriadis lorsqu’il formulait ce jugement: "Moi, je ne suis pas pour l’imposition, par la force, d’une démocratie quelconque, d’une révolution quelconque, dans les pays islamiques ou dans les autres. Je suis pour la défense de ces valeurs, pour leur propagation par l’exemple, et je crois - mais ça, c’est une autre question - que si actuellement ce... disons rayonnement a beaucoup perdu de son intensité [...], c’est en grande partie à cause de cette espèce d’effondrement interne de l’Occident. La renaissance de l’intégrisme, le fondamentalisme islamique, ou même aux Indes d’ailleurs où il y a des phénomènes analogues chez les hindouistes, sont en grande partie dus à ce qu’il faut bel et bien appeler la faillite spirituelle de l’Occident. Actuellement, la culture occidentale apparaît pour ce qu’elle est, hélas ! de plus en plus : comme une culture de gadgets ! " (Castoriadis, Politique, démocratie et valeurs occidentales) Ce que Castoriadis appelle une « culture du gadget » traduit un effondrement interne de l’Occident, en particulier, de ses valeurs démocratiques inséparables du développement de l'esprit critique et de la fondation d'un espace public des raisons où chacun doit pouvoir venir débattre de ce qu'il en est du juste/injuste au profit du développement illimité du projet capitaliste pour lequel le sens de la vie n’est plus de produire des valeurs d’usage, des biens et services utiles à la vie humaine, mais de l’argent, toujours plus d’argent, le contenu concret de ce qui est produit devenant secondaire.(1)
Conclusion.
a) Le problème était de parvenir à éviter le double écueil du relativisme culturel et de l’ethnocentrisme pour parvenir à fonder en raison des jugements de valeur nous permettant de décider qu’une société est meilleure qu’une autre.
b) Nous avons voulu montrer que ces jugements doivent d’abord s’appuyer sur les valeurs politiques dont le projet de la démocratie est porteur avant toute autre considération.
c) Que nulle société existante ne peut prétendre détenir le monopole de ces valeurs car elles ont été jusqu‘à présent, dans des proportions variables, très imparfaitement réalisées dans l’histoire humaine. On aimerait, de ce point de vue, pouvoir souscrire à l'optimisme qui caractérisait Marcel Mauss lorsqu'il entrevoyait une possibilité pour l'humanité d'évoluer vers des formes supérieures de société capables de se nourrir de l'apport du meilleur des différentes civilisations:"Les meilleurs traits des civilisations deviendront la propriété commune de groupes sociaux de plus en plus nombreux."
Pour une autre version très différente du traitement du même sujet, centrée cette fois autour de la critique du P.I.B. comme indicateur de richesse d'une société voir ici.
(1) "Quelles priorités pour le monde ?
Education pour tous : 6
Achats de cosmétiques aux Etats-Unis : 8
Accès à l’eau et à l’assainissement pour tous : 9
Achats de crèmes glacées en Europe : 11
Consommation de parfum en Europe : 12
Satisfaction des besoins nutritionnels et sanitaires de base : 13
Achats d’aliments pour animaux en Europe et aux Etats-Unis : 17
Consommation de cigarettes en Europe : 50
Achats de boissons alcoolisées en Europe : 105
Consommation de stupéfiants dans le monde : 400
Dépense militaire dans le monde : 780 "
Dépenses annuelles en milliards de dollars Source: Patrick Viveret , Reconsidérer la richesse, 2005, Editions de l’aube.
Ily a une raison simple qui peut expliquer cette curieuse façon de hiérarchiser les valeurs, permettant d'égratigner au passage le concept cher aux libéraux de démocratie de marché: à les suivre, la démocratie, c'est avoir le choix entre Coca ou Pepsi, LCI ou BFMTV, SFR ou Orange, Trump ou Clinton, etc. Mais dans une économie de marché comme la nôtre, ce qu'ils omettent de dire, c'est que le vote pour décider de ce qui va être produit réside dans le pouvoir d'achat de chacun et dans cette mesure le marché est tout sauf égalitaire mais constitue plutôt une fantastique machine à orienter la production suivant les souhaits des plus riches. Ce ne sont pas d'abord les besoins non solvables du pauvre en nourriture en logement ou en éducation, qui vont orienter la production, mais ceux de clientèles fortunées (un jet privé, une villa sur la Côte d'azur, etc.) Un tel système de marché est forcément censitaire et donc antidémocratique: les plus pauvres n'y ont tout simplement aucun droit de vote sur ce qui doit être produit.
Introduction.
Formulation du problème. L’histoire et l'anthropologie nous enseignent que quasiment toutes les sociétés ont eu tendance à se poser comme étant supérieures aux autres sociétés: c’est ce qu’on appellera le préjugé ethnocentriste qui est la pente naturelle que suivent les sociétés humaines. Notre propre société n’en est certainement pas exempte: lorsque nous construisons des indicateurs de développement économique comme le P.I.B. (Produit Intérieur Brut) qui nous conduisent à distinguer les sociétés développées ,dans laquelle nous nous rangeons évidemment, et des sociétés sous-développées, n’est-ce pas une façon de succomber à ce préjugé? Mais, refuser ce préjugé ethnocentriste doit-il pour autant nous condamner à soutenir le relativisme culturel le plus complet? Si nous posons que toutes les sociétés se valent, au nom de quoi pourrions-nous encore condamner une société où le meurtre, l’esclavage, l’asservissement des femmes aux mâles, le travail des enfants, etc., sont légalisés? Le problème est donc le suivant: comment échapper au préjugé ethnocentriste d’une hiérarchisation arbitraire des sociétés humaines sans pour autant tomber dans le relativisme culturel, qui, en égalisant toutes les valeurs, se condamne à tout justifier même l’injustifiable?
Démarche pour traiter le problème:
- montrer pourquoi c'est avec l'invention grecque de la démocratie que semble apparaître pour la première fois dans l'histoire une attitude qui rompt avec le préjugé ethnocentriste.
-mais la démocratie peut être contestée dans sa prétention à constituer la forme supérieure de société notamment chez Platon. Nous verrons comment répondre à ses objections.
- pour enfin déterminer sous quelles conditions il est possible d'échapper au préjugé ethnocentriste sans tomber dans le relativisme culturel.
I Le paradoxe de la démocratie.
L'idée ici sera la suivante: c’est avec l’invention grecque de la démocratie qu‘apparaît une attitude tout à fait nouvelle dans l’histoire humaine qui va consister à dépasser le préjugé ethnocentriste pour considérer de façon égale sa propre société et les sociétés étrangères. Il y a là un paradoxe car il nous est difficile d’échapper à l’implication qui veut qu’une société qui proclame l’égalité de toutes les sociétés vaut mieux qu’une société ethnocentriste incapable de se mettre en question en se considérant "naturellement" supérieure aux autres!
Je construis logiquement mon argumentation pour développer cette idée.
a) L’ethnocentrisme, attitude quasiment universelle des sociétés humaines.
Commencer par un travail de définition; ethnocentrisme= attitude qui conduit à survaloriser les mœurs/coutumes/valeurs/croyances/règles/institutions de sa propre société et rejeter comme étant inférieures, barbares, non-humains tout ce qui s’en éloigne.
Montrer ensuite les motifs profondément ancrés dans le fonctionnement des sociétés qui rendent l’ethnocentrisme si difficile à surmonter. Pour cela poser que trois attitudes seulement sont concevables à l’égard d’une société autre que la sienne:
-soit on la tient pour inférieure
-soit on la tient pour égale
-soit on la tient pour supérieure.
Seule la première attitude semble permettre à une société de se légitimer et d’emporter l’adhésion de ses propres membres. Les deux dernières devraient conduire logiquement une société à sa propre négation. Montrons le en passant en revue ces deux possibilités.
-soit on la tient pour égale: mais alors cela veut dire, par exemple, que si je suis dans une société musulmane, je reconnais qu’il est égal de manger du porc ou de ne pas manger du porc/ qu’il est égal de croire dans les vérités du Coran ou dans celles de l’athéisme ou de la Bible; dès lors qu’est-ce qui peut encore justifier mon attachement aux valeurs de ma société? Une société qui pose comme égales des valeurs différentes des siennes est une société qui ne peut plus adhérer à ses propres valeurs et les légitimer.
-soit on la tient pour supérieure. Ce qui vaut pour le cas précédent vaut, a fortiori, pour ce cas. Tenir une société étrangère pour supérieure à la sienne, ce serait par exemple reconnaitre pour un musulman qu’il vaut mieux manger du porc que s’abstenir d’en manger, que ce que raconte la Bible vaut mieux que se raconte le Coran; admettre cela c’est cessé d’être musulman.
C.Q.F.D: une société pour exister et perdurer a besoin de l’adhésion de ses membres à ses valeurs et cela passe nécessairement par le fait d’intérioriser chez ses membres la croyance en la supériorité de ses propres valeurs- cela semble être le but de toute éducation. C'est là un trait qui semble constant dans l'histoire des sociétés humaines comme le met en scène le choc culturel né de la rencontre entre les Indiens d'Amérique et les Européens blancs. Chacun se demandait à propos de l'autre s'il était véritablement humain:"Dans les grandes Antilles, quelques années après la découverte de l'Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d'enquête pour rechercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s'employaient à immerger les blancs prisonniers afin de vérifier, par une surveillance prolongée, si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction."
(Claude Lévi-Strauss, Race et histoire) Il est vrai que l'anthropologue précisait, qu'en général, si les Blancs en arrivaient à la conclusion que lesIindigènes n'étaient que des animaux qu'on pouvait réduire en esclavage ou exterminer, les "Sauvages", eux, en tiraient plutôt que les Blancs devaient être des dieux: "A ignorance égale, le dernier procédé était certainement plus digne d'hommes." (ibid.) De façon similaire, les Chinois, au moment des premiers contacts entre l'Europe et l'Asie, au début de l'époque moderne, étaient très étonnés d'apprendre que leurs visiteurs anglais avaient des moeurs qui semblaient civilisés:"Ils étaient toujours surpris, pour ne pas dire stupéfaits, d'apprendre que nous avions des noms de famille et que nous comprenions les distinctions familiales entre père, frère, femme, soeur, etc.; en bref, que nous vivions autrement que comme un troupeau de bétail." (Meadows cité par Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 228) Et réciproquement, evidemment, l'Anglais, convaincu de la supériorité de sa propre société, s'imaginait, à tort, lui aussi, que les Chinois, émerveillés par leur ingéniosité, iraient se ruer sur l'achat de marchandises de son pays. Pour rendre compte de cette étrangeté des sociétés humaines les unes par rapport aux autres, les éthologistes ont formé la notion de pseudo-spécification, c'est-à-dire le fait de finir par considérer comme une espèce étrangère un groupe appartenant à sa propre espèce. Et pourtant, ce que la paléo-anthropologie nous apprend, c'est que la diversité humaine n'a jamais été aussi réduite depuis les débuts du processus d'hominisation il y a quelques trois à quatre millions d'années (à l'exception peut-être de la période de l'homo erectus autour de deux millions d'années): nous sommes aujourd'hui dans une situation exceptionnelle où n'existe plus qu'une seule espèce du genre Homo vivant sur terre, Homo sapiens; mais, tel n'était pas le cas il y a encore quelques dizaines de milliers d'années, alors que coexistaient différentes espèces d'humanité. Il y a, par exemple, une distance bien plus grande, biologiquement parlant, entre l'homme de Néenderthal et l'Homo sapiens qu'entre un New Yorkais du XXIème siècle et un Papou vivant dans sa forêt tropicale.
b)L'ethnocentrisme de l'Occident
La civilisation occidentale n'échappe donc pas à la règle du penchant ethnocentriste des sociétés humaines. On peut le montrer très précisément à travers ce que fut le processus de colonisation dans les divers régions du monde. On pouvait ici abondamment exploiter l' Eloge de l'analphabétisme de Hans Magnus Enzensberger. Le terme même d'analphabétisme est inventé à la fin du XIXème siècle et coïncide, ce n'est pas un hasard, avec l'extension maximale du colonialisme occidental. Le terme servira à connoter péjorativement l'indigène qu'il faut dominer en le présentant comme un arriéré qu'il s'agit de civiliser. On parvient ainsi à totalement occulter le fait que l'indigène en question est porteur d'une culture bien différente de celle du colon blanc en ceci déjà qu'elle n'est pas une culture de l'écrit mais de l'oral. Le terme d'analphabétisme permet ainsi d'opérer une réduction métonymique qui fait que, dans le discours du dominant, la culture de l'humanité ne finit plus que par désigner une partie de celle-ci, celle qu'il apportera dans ses bagages sous la forme de la lecture et de l'écriture et au nom de laquelle il se présentera comme un bienfaiteur qui massacrera à volonté pour le bien du genre humain.
En réalité, l'indigène qu'on prétend civiliser est porteur d'une culture, qui, par bien des aspects, pourrait être regardée comme supérieure à celle du mâle blanc fortuné. Pensez ici à la réplique de cet Indien de l'Oklahoma quand on lui remit un prix à l'école pour ses talents de poète: "Dans ma tribu, les poètes n’existent pas. Tout le monde s’exprime en poèmes. " (cité par Howad Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p. 600) Ce qui évoque irrésistiblement l'utopie marxienne d'une société ayant surmonté la division mutilante du travail dans le capitalisme industriel et où il n'y aura plus de peintres mais des individus exerçant, entre autres, la peinture. En une économie maximale de mots notre Indien Oklahoma pulvérise tout complexe de supériorité du colon blanc qui pourrait justifier sa domination. Il en irait de même de la culture de l'Indien Cherokee comme le note encore Howard Zinn:"La langue cherokee- profondément poétique, métaphorique, merveilleusement expressive et scandée par la danse, le spectacle et les rituels- reposait depuis toujours sur le mélange de l'oral et du gestuel." (ibid., p. 163)
Voyons la chose d'encore plus près. Si nous prenons, par exemple, la question de l'égalité hommes/femmes et si nous sommes d'accord pour dire qu'une société qui proclame et applique cette égalité vaut mieux qu'une société où un sexe domine sans partage l'autre, alors, tenant compte de données anthropologiques difficilement contestables, il faut bien dire que les sociétés amérindiennes pouvaient être estimées, dans l'ensemble, supérieures à celle du colon blanc: elles "semblent avoir traité les femmes de façon plus équitable que les sociétés blanches qui allaient plus tard les envahir et leur apporter, avec la "civilisation", la notion de propriété privée." (Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p.124) Par exemple, "chez les tribus zunis du Sud Ouest américain [...] les femmes étaient censées posséder les maisons et les terres appartenant aux clans. Les femmes et les hommes avaient un droit égal sur les biens produits et la situation de la femme était mieux assurée puisqu'elle vivait dans sa propre famille et était autorisée à "divorcer" dès qu'elle le souhaitait, tout en conservant ses biens." (Howard Zinn, ibid., p.124) De la même façon, chez les tribus des plaines du Midwest, chez les Sioux, les Cherokees, les Iroquois a à propos desquels Gary B. Nash dans son ouvrage, Reds, Blacks and Whites: "Le pouvoir était donc bien l'affaire des deux sexes, et l'idée européenne d'une domination masculine et d'une sujétion féminine en toutes choses était remarquablement étrangère à la société iroquoise." (cité par Howard Zinn, ibid., p.27). Dans ces sociétés, la femme était respectée et occupait une position sociale importante. Même si, comme le souligne Zinn, il ne faudrait pas en conclure à une stricte égalité homme/femme, on était néanmoins très loin de la domination sans partage du mâle dans les sociétés occidentales comme le résume à sa façon ce texte de loi anglais de 1632 à propos du mariage:"Il est vrai que le mari et la femme sont une seule et même personne. Mais il faut bien comprendre en quel sens. Lorsqu'un ruisseau ou une rivière rejoignent le Rhône, la Tamise [...] le mince filet d'eau perd son nom[...] Aussitôt qu'une femme est mariée on dit qu'elle est covert [...] c'est-à-dire comme "voilée" [...] Je pourrais, pour mieux me faire comprendre, déclarer à la femme que son nouveau "soi" est son supérieur, son compagnon, son maître." (cité par Zinn, ibid., p.127) Par où l'on voit que le thème de la femme voilée n'a pas été dans l'histoire une singularité du seul Islam.
Sous l'angle des valeurs d'égalité et de fraternité, la prétendue supériorité de la civilisation occidentale est ici aussi sujette à caution: ce que le colon blanc apportait avec lui, c'était une société divisée entre des très riches et des très pauvres qui tranchait de façon remarquable avec une société comme celle des Iroquois où, comme le notait un père jésuite en 1650, il n'y avait "nul besoin d'hospices [...] car ils ne connaissaient pas plus la mendicité que la pauvreté [...] Leur gentillesse, leur humanité et leur courtoisie les rendent non seulement libéraux en ce qui concerne leurs possessions mais font qu'ils ne possèdent pratiquement rien qui n'appartienne également aux autres." (cité par H. Zinn, ibid., p. 27) Tempérons quand même ce compte-rendu; il est aussi établi que ces mêmes Iroquois, s'ils étaient extrêmement sociables entre eux, constituaient par ailleurs une société guerrière, comme c'est très souvent le cas dans ce type de société, qui pratiquaient l'esclavage, le cannibalisme et la torture sur leurs prisonniers. Le contraste est malgré tout même saisissant entre le degré très élevé de sociabilité qu'on trouvait dans ces sociétés dites "primitives" et la glaciation des rapports sociaux des sociétés occidentales modernes où la devise est "de s'enrichir sans se préoccuper des autres.", comme l'aurait résumé un bon libéral comme Guizot :" Si une tribu d'Iroquois affamés en rencontre une autre dont les provisions ne sont pas complètement épuisées, ces derniers partagent avec les nouveaux venus le peu qu'il leur reste sans attendre qu'on leur demande, même si, ce faisant, ils s'exposent au même danger de mourir de faim que ceux auxquels ils portent secours."(J-F Lafitan, cité in R. Lee, Reflections on primitive communism, cité par C. Harman, Une histoire populaire de l'humanité, p. 29-30) De la même façon, dans une peuplade d'Afrique noire comme les Nuers:"On peut dire d'une manière générale qu'on ne meurt de faim dans un village nuer que si tout le monde meurt de faim."(C. Harman, ibid., p. 30) Dans les sociétés régies par des formes traditionnelles de solidarité, nul n’a à craindre la faim tant que la communauté dans son ensemble n’affronte pas la famine. Seule une calamité naturelle qui dévasterait le toit protecteur de la société a pu produire ce genre de situation. Ce qu'ignorent totalement ces sociétés qui les rendaient infiniment plus égalitaires que les sociétés occidentales,et épargnées par la misère sociale, c'est la notion de propriété privée de la terre. Traiter comme une marchandise que certains pourraient s'accaparer pour eux-mêmes en en privant les autres, la terre sacralisée sous la figure de la Terre-Mère, était, pour l'Indien, la pire des barbaries qui se pouvait concevoir. A l'aune des propres principes d'un libéral comme Rawls pour lequel la valeur d'une société est fonction du niveau de vie de ses plus pauvres, il ne peut faire de doute que les sociétés amérindiennes étaient plus justes que celle du colon blanc.
Enchassés dans ce type d'organisation sociale, les principes en fonction desquels était rendue la justice étaient bien plus libéraux et cléments dans ces sociétés colonisées. Basil Davidson, dans son livre, The African slave Trade, comparait ainsi le code pénal en vigueur au Congo avec celui de l'Angleterre ou du Portugal au début du XVIème siècle:"En Angleterre, jusqu'en 1740, un enfant pouvait être pendu pour avoir dérobé un chiffon de coton. En revanche, l'idée de propriété privée paraissait totalement étrangère au Congo, où la vie communautaire subsistait. Les voleurs étaient généralement condamnés à payer une amende ou à subir divers degrés de servitude. Une personnalité congolaise à qui l'on décrivait la législation portugaise demanda ironiquement à son interlocuteur: "Et comment punit-on, au Portugal, celui qui pose les pieds par terre?" (Zinn, ibid., p. 36) Dans des sociétés comme celles des Indiens d'Amérique, quand un meurtre était commis, il ne s'agissait pas de punir le coupable, mais de faire payer à son clan une amende en guise de réparation. Ce principe libéral de justice qui socialise la peine a pu bien fonctionner puisqu'il conduisait chaque clan à modérer le comportement des siens, sans avoir à terroriser les individus devant la menace de châtiments extrêmes.
Même l'esclavage qui existait aussi dans ces sociétés prenait des formes moins barbares que celles que créa le colonialisme blanc comme le reconnaissait lui-même un marchand blancd'esclaves, John Newton:"L'état d'esclave, chez ce peuple que nous jugeons sauvage et barbare, est bien plus doux que dans nos colonies. En effet, on ne peut pas y pratiquer la culture intensive comme dans nos plantations des Indes occidentales [les Antilles] et, en conséquence, le labeur excessif et continuel qui épuise nos esclaves n'y est pas nécessaire. D'autre part, aucun homme n'a le droit dans ces contrées de verser le sang d'un autre, fût-il esclave." (cité par Zinn, ibid., p. 36) Il y a une raison simple à cette forme extrême d'esclavage qui ne tient pas forcément à ce que le Blanc serait congénitalement plus méchant. Elle est d'ordre institutionnel. Tant que l'exploitation de l'esclave ne sert qu'à lui sous-tirer des valeurs d'usage, des biens répondant à des besoins de la vie humaine, comme manger ou se vêtir, elle reste limitée car ces besoins le sont eux-mêmes; par exemple, on ne peut pas indéfiniment se remplir la panse sans tomber malade! C'est ce type d'exploitation de l'esclave que l'on rencontrait dans ces peuplades africaines. Par contre, comme Marx l'avait fait remarquer dès le XIXème siècle, quand se fait jour une exploitation de type capitaliste, comme cela fût le cas avec le colonialisme occidental, il n'y pas plus guère de limite pour pressurer la force de travail: ce qui commande la production, ce ne sont plus des valeurs d'usage obéissant à des besoins limités mais de la valeur d'échange, produire toujours plus d'argent, et à ce jeu là, le besoin devient insatiable et commande une exploitation maximale de la force de travail.
Il est d'ailleurs établi qu'il y avait, au cours des premiers siècles de la colonisation des Amériques, une assymétrie marquée entre le comportement des indiens capturés par les colons blancs et celui des blancs qui l'avaient été par les indiens: tandis que les premiers ont presque toujours cherché à s'enfuir pour retourner chez les leurs, les seconds se souvent très bien accommodés de leur nouveau mode de vie et, au bout d'un certain temps, n'avaient plus aucune envie de revenir à la "vie civilisée". Difficile de ne pas en tirer que la vie était estimée généralement meilleure chez les "sauvages". En dernier recours, la seule supériorité dont pouvait incontestablement se prévaloir le colon blanc était d'ordre militaire, grâce au fer et à la poudre à canon; c'est celle qui lui permis d'écraser l'indigène et de pouvoir écrire l'histoire à sa guise, en se donnant le beau rôle, comme c'est toujours le privilège des vainqueurs. Comme le résume Chris Harman parlant de la conquête de l'Empire inca par les conquistadores espagnols: "Une civilisation de l'âge de bronze, aussi raffinée fût-elle, ne pouvait résister à une représentante de l'âge de fer, même frustre." (op. cit., p.196) Mais, ce que l'Occident colonialiste a ainsi trahi c'est son héritage grec qui aurait du le porter à voir dans l'indigène autre chose qu'un arriéré à civiliser.
c) La singularité de la Grèce antique et l’invention de la démocratie.
En effet, la Grèce antique fait exception sur cette pente naturelle de toute société humaine vers l’ethnocentrisme. Avec Homère (VIIIème siècle avant J.-C.) ou Hérodote (Vème siècle avant J.-C.) apparaît une attitude tout à fait nouvelle qui consiste à poser sur un pied d’égalité la société étrangère et sa propre société. Homère le grec accorde la même dignité aux Grecs et aux Troyens dans son Iliade. Un fin connaisseur de cette civilisation, Castoriadis, prétendait même que le véritable héros du chef-oeuvre homérique est un troyen en la personne d'Hector: si Achille le Grec triomphe de lui ce n'est pas parce qu'il est plus fort mais parce qu'il bénéficie du soutien de la déesse Athéna qui triche en se faisant passer pour un guerrier troyen, de la même façon que la victoire finale des Grecs est obtenu par une ruse déloyale, le fameux cheval de Troie. Plutarque reprochera même à Hérodote, le fondateur de l'enquête historique, de donner la part trop belle aux barbares perses au détriment des Grecs dans son récit des guerres médiques! Les Perses apprennent trois choses à leurs enfants: monter à cheval, tirer à l'arc et dire toujours la vérité: c'est l'éducation idéale dit Hérodote (dans la bouche des Grecs, le terme « barbare » n’a pas la connotation péjorative qu’il acquerra plus tard; il désigne simplement celui qui parle une langue étrangère et incompréhensible). Ainsi encore, dans la grande tragédie, comme celle d'Eschyle, les Perses sont aussi présentés sous un jour favorable (on signale, par exemple, leur bravoure), et chose encore plus remarquable, les Athéniens n'avaient aucun problème à jouer ce genre de pièce au moment même où ils étaient en guerre contre eux. Pour donner une comparaison, on aurait bien du mal à imaginer les Français jouant des pièces de théâtre tressant des louanges aux "boches" durant la guerre de 1914-18 (pour tout ceci, voir Castoriadis, L'héritage de la chouette, à partir de 40').
L'acte de naissance de l'anthropologie (dans les années 1860 précisément), en tant que discipline née en Occident prétendant étudier la variété des cultures de par le monde, sans rien préjuger de la supériorité de l'une sur l'autre, ne serait pas compréhensible sans ce legs de l'antiquité grecque. C'est encore dans l'oeuvre d'Hérodote que l'on en trouve des prémisses lorsqu'il met en scène la rencontre entre le roi des Perses, Darius, et les représentants d'une tribu indigène. Au roi qui demande ce qu'ils font de leurs morts, ils répondent, comme si la chose allait de soi, qu'ils les mangent (l'anthropologie actuelle a montré que chez les Fore de Nouvelle Guinée, manger les morts est une preuve d'amour); le roi fait alors venir des Grecs pour leur poser la même question et ces derniers répondent qu'ils les brûlent; et lorsque le roi leur suggère de plutôt les manger, comme font les autres, ce sont évidemment des réactions outragées. On a déjà ici la pleine conscience de la relativité des cultures qui conduit à ne pas surévaluer la sienne propre en la naturalisant indûment.
Vous avez dû déranger la lune
On ne peut comprendre cette attitude entièrement nouvelle et de prime abord étrange qui naît dans la civilisation grecque de l'antiquité que si on voit le lien qui la relie à l’invention de la démocratie et à la première ébauche historique de l’institution d’une société autonome si 'on suit la thèse du philosophe Cornelius Castoriadis (qui peut éventuellement être discutée sur le dernier point). Ce qui a rendu les grecs capables de considérer sur un pied d égalité une société étrangère et leur propre société, c’est la reconnaissance de l’origine purement sociale de leurs propres lois/valeurs/croyances/coutumes (caractère purement artificiel du NOMOS par opposition à la PHUSYS, cf., Le germe grec de la démocratie). Ainsi, les Athéniens ne prétendaient pas avoir des lois supérieures à celles des autres sociétés puisqu'ils étaient bien conscients qu'elles ne ne leur avaient pas été apporté par un être surnaturel, héros mythique ou dieu, mais qu'elles étaient leur libre création, toujours susceptibles d'être amendées (modifiées). Dès lors, celles-ci peuvent faire l’objet d’une mise en question et d’un débat sur la nécessité ou non de les modifier: c’est-ce qu’on peut appeler l’invention de la politique qui se confond avec celle de la démocratie= régime de l‘AUTO-NOMIE=LIBERTE (= la collectivité se donne à elle-même, de façon lucide et réfléchie, les lois qui vont l‘organiser).
Seule une société démocratique, telle que l'antiquité grecque l'invente, peut parvenir à surmonter le préjugé ethnocentriste qui croit, de façon illusoire, à l’origine extra-sociale de ses valeurs =régime de l‘HETERO-NOMIE(origine divine, mythique, extra sociale en tous les cas des lois). S'il est aujourd'hui possible à un blanc comme moi de dévoiler le discours du colon blanc présentant l'indigène comme un arriéré pour ce qu'il est, à savoir une supercherie, c'est grâce à ce héritage social historique sans lequel la chose ne serait même pas pensable.
Et, d'une certaine façon, si nous regardons les choses sous un autre angle, on verra que les rapports qui se sont noués entre les Indiens d'Amérique et la civilisation occidentale ne peuvent simplement se résumer à un processus de conquête et de destruction à sens unique. On peut même suggérer, suivant la thèse de l'anthropologue D. Graeber, que l'esprit subversif des Lumières, en Europe, s'est formé, au XVIIème et XVIIIème siècles, en se nourrissant des compte-rendus des premiers missionnaires en Amérique. De fait, la critique de la société d'Ancien Régime, qu'ont développé les philosophes des Lumières, au nom d'idéaux de liberté et d'égalité, fait tout à fait écho à celle que les Indigènes avaient déjà formulé eux-mêmes, préalablement, des sociétés occidentales, quand on les leur décrivait. Ce qui les frappait, c'était justement l'absence de liberté, d'égalité et de fraternité en leur sein. On en a donné quelques aperçus pour ce qui est de l'égalité et de la fraternité. Pour la liberté, il en allait de même, comme le rapportait ce jésuite: "Du début du monde jusqu’à l’arrivée des Français, les sauvages n’ont jamais su ce qu’il était si solennel d’interdire quoi que ce soit à leur peuple, sous aucune peine, même minime. Ce sont des gens libres, dont chacun se considère aussi important que les autres, et ils ne se soumettent à leurs chefs que dans la mesure où cela leur plaît." (Lallemant cité par D. Graber, La sagesse de Kondiaronk) Par comparaison, les Indiens ne manquaient pas de dénoncer le peu de liberté dont jouissait l'individu occidental et se moquaient de la crainte que lui inspirait ses chefs. Bien entendu, pour un jésuite comme Lallemant, de tels comportements étaient proprement scandaleux et contraire aux normes élémentaires de toute vie civilisée: il fallait christianiser ses êtres perdus en leur apprenant à se soumettre à la volonté de Dieu et de ses représentants sur terre. Mais, pour des philosophes en quête d'une pensée critique de leur propre société, comme Locke, Rousseau ou Voltaire (dont on sait qu'ils ont lu des compte rendus des missionnaires), cela n'a pu manquer d'alimenter leur réflexion, préparant ainsi le terrain aux grandes révolutions modernes en Occident.
d)Le paradoxe auquel cette réflexion nous conduit.
En tant que nous nous voulons les héritiers de ce legs de la civilisation grecque, il nous faut tenir ensemble deux choses qui, pourtant, se contredisent. Nous affirmons d’un côté, l’égalité de toutes les sociétés humaines car nous savons que nos propres institutions comme les institutions de toute société humaine peuvent être mises en question et débattues et qu‘elles n‘ont rien de sacré mais ont une origine purement sociale et humaine. Mais, en même temps, il nous est difficile de ne pas admettre qu’une société qui proclame l’égalité de toutes les sociétés vaut mieux qu’une société ethnocentriste incapable de mettre en question ses propres institutions et qui considérera l'étranger comme un être n'appartenant pa véritablement à une humanité réduite à l'horizon étroit de sa propre société (ainsi, dans bon nombre de langues anciennes, l'humain désigne purement et simplement les seuls membres de sa propre collectivité). Telle est la contradiction: il nous faut tout à la fois admettre que toutes les sociétés se valent et que toutes les sociétés ne se valent pas. Cette contradiction se retrouve au cœur de cette citation de Lévi Strauss qu’on a l’habitude de donner sans en apercevoir le caractère éminement problématique: « Le barbare c’est celui qui croit en la barbarie.» Dire cela c’est poser deux choses difficilement conciliables. D’un côté, c’est prétendre que la barbarie n’existe pas, qu’elle n’est qu’une croyance, un préjugé reposant sur une vision ethnocentriste du monde. Mais, en même temps, c’est affirmer qu’il existe des barbares, qu’une société qui ne croit pas en la barbarie est plus civilisée qu’une société qui croit que les autres sont barbares simplement parce qu’ils ont des moeurs différents des nôtres. Ce que nous avons admis implicitement jusque là et qu’il faut mettre en question c’est la démocratie en tant qu’idéal de société.
2) Objections à la démocratie comme idéal de société.
a) L’idéal aristocratique et antidémocratique de société.
Platon condamne la démocratie et nous conduit à une hiérarchisation des sociétés humaines tout à fait différentes. La démocratie c’est le règne de la grande masse du peuple qui est ignorante et gouvernée par les appétits irrationnels de la partie inférieure de l’âme, l'épithumia. C’est la tyrannie que la majorité des médiocres exerce sur la petite minorité des sages, sans défense; exemple emblématique: la condamnation à mort de Socrate par le tribunal démocratique d’Athènes. La valeur des sociétés humaines se mesurent à partir de leur degré d’éloignement par rapport à l’idéal de la société aristocratique gouvernée par une élite de sages: timocratie-oligarchie-démocratie-tyrannie.(Pour des développements sur le sens de ces concepts, voir partie II du cours, Platon et la tradition aristocratique et antidémocratique)
Réponse à l’objection
L’ignorance du peuple n’a rien de naturel mais est un produit des institutions de la société qui le maintiennent dans l’ignorance. Il faut déjà noter, comme Castoriadis l'a bien fait observer, que Platon vit à une époque (le IVème siècle avant J.-C.) où la démocratie athénienne est déjà rentrée en crise ce qui fausse toute la représentation qu'il va s'en faire. Un siècle auparavant, à l'époque de son âge d'or, les critiques de Platon n'auraient pas eu leur place.
Si nous reformulons les termes du problème de façon moderne, on pourra dire que le projet démocratique est inséparable de la reconnaissance du rôle essentiel que doit jouer l’instruction publique (et non pas l'éducation nationale!) pour permettre à chacun de se former des opinions éclairées sur les choix politiques qu’une société doit faire ( exemple: faut-il ou non augmenter les impôts? Et si oui, suivant quelles modalités? Et pour quoi faire? Construire des porte-avions nucléaires? Des écoles? Et pour y enseigner quoi? Des mathématiques financières? De l'histoire? Et l'histoire tel que l'Etat en garde la mémoire? Ou l'histoire tel que peut l'établir, à un stade donné de l'évolution des connaissances, le collectif des historiens? Sur ces questions, il n’y a pas de science que détiendrait des experts qui permettrait de trancher; le juste/injuste, les notions centrales du débat politique, sont de l’ordre de la doxa (opinion) et non de l'épistémè (la science) comme l'aurait voulu Platon.
D'autre part, et encore plus fondamentalement, l'ignorance est un produit des institutions politiques. Comme on apprend à nager en nageant, on apprend à gouverner en gouvernant, on apprend à faire et à discuter la loi en la faisant et en la discutant. Si le citoyen ordinaire de l'Athènes démocratique avait, à l'époque de son âge d'or, comme le reconnaissait un grand penseur libéral du XIXème siècle, "un niveau intellectuel [...] bien au-dessus de ce qu'on a jamais atteint dans aucune autre agglomération d'hommes, antique ou moderne" (J. S. Mill, Considérations sur le gouvernement représentatif), c'est parce qu'il existait des lieux sociaux et politiques où il pouvait apprendre tout cela: discussions informelles dans les lieux tiers comme la place (agora), la forge, la rue, etc., institutions publiques des dicasteria (jurys populaires) pour rendre la justice, de l'ekklésia (assemblée du peuple) où décider des lois, toutes choses dans lesquelles baignait en permanence un citoyen d'Athènes dès son plus jeune âge. Rien ne peut remplacer cette forme d'apprentissage informel qui suppose une société instituée sur une base authentiquement démocratique et surtout pas l'éducation à la citoyenneté que peut dispenser une éducation nationale qui serait comme vouloir attendre que l'enfant ait appris à nager au bord du bassin avant de le jeter dans l'eau; l'éternité n'y suffirait pas! On ne sera d'ailleurs pas étonné de constater que les remarques de J. S. Mill sur la formation à la citoyenneté dans l'Athènes démocratique de l'antiquité font écho à la surprise qui avait été celle des missionnaires chrétiens quand ils découvrirent que les "sauvages" d'Amérique avaient une capacité à conduire une discussion argumentée bien plus développée que ce qu'ils avaient pu soupçonner au départ, et peut-être même d'avantage que ce qu'on pouvait trouver à la même époque dans les sociétés occidentales; et, ici aussi, la chose s'expliquait facilement par l'existence d'institutions démocratiques qui permettaient à chacun d'exercer quotidiennement cet art, comme devait l'admettre un jésuite comme Lejeune:"Il n’y en a presque aucun qui soit incapable de converser ou de raisonner très bien, et en bons termes, sur des sujets dont ils ont connaissance. Les conseils, qui se tiennent presque tous les jours dans les Villages, et sur presque tous les sujets, améliorent leur capacité de dialogue." (Cité par D. Graeber, La sagesse de Kandiaronk) Ici aussi, en matière de culture démocratique, les dits "sauvages" auraient pu nous en remontrer...
b) On ne peut universaliser les valeurs de la démocratie sans succomber à l’ethnocentrisme.
D'autre part, ce qui a souvent été reproché à l’Occident en voulant imposer le modèle de la démocratie à toute la planète, c’est d’universaliser de façon injustifiée les valeurs d’une société particulière. Faire cela s’apparenterait à une forme de colonialisme et traduirait, secrètement, une volonté impérialiste de domination à l’échelle du monde. Par exemple, les valeurs de la démocratie ne pourraient convenir à un pays comme la Chine dont les valeurs d’obéissance et de soumission à l’autorité sont au cœur de son identité.
Réponse à l’objection
Les remarques précédentes sur les institutions politiques démocratiques des sociétés d'indiens d'Amérique devraient cependant inciter à la prudence quand il s'agit de faire de la démocratie une particularité occidentale. Castoriadis le notait bien: les valeurs de la démocratie ne sont pas le monopole d’une aire géographique de l’humanité (l’Europe et l’Amérique du nord) ni d’un ensemble déterminé de sociétés: l’aspiration à la démocratie se retrouve aussi bien en Chine lors, par exemple, des manifestations de la place Tien-Ân-Men de 1989, que dans les mouvements de luttes populaires des Indiens zapatistes au Mexique ou au Rojava chez les Kurdes qui sont , à bien des égards, beaucoup plus radicaux et fidèles à l’esprit du projet d’autonomie issu de la civilisation gréco-occidentale que les pays européens gagnés par l’apathie politique depuis des décennies. On se demande d'ailleurs, s'il est vrai que les Chinois sont congénitalement inaptes à la démocratie, pourquoi le grand philosophe et homme de science Bertrand Russell pouvait se permettre de dire en 1922:"Ces deux obstacles [les pénalités économiques et la dénaturation des témoignages, je précise] existent dans tous les pays que je connais, sauf en Chine, qui est (ou a été) le dernier refuge de la liberté." (cf. Pensée libre et propagande officielle, p.160, dans Essais sceptiques)
On peut donc raisonnablement soutenir que la création de la démocratie n'est pas spécifique à l'Occident via la Grèce antique et qu'on peut tout aussi bien en trouver des germes semblables, par exemple, dans la société des Indiens Cherokees. Un auteur comme Van Every attire ainsi l'attention sur le caractère anarchisant de leur organisation sociale, comme de la plupart de ces sociétés, qui ne reposait pas sur l'antagonisme gouvernants/gouvernés:"Le principe fondateur du gouvernement indien avait toujours été le rejet de tout gouvernement. La liberté de l'individu était considérée par pratiquement tous les indiens au nord du Mexique comme un attribut infiniment plus précieux que les devoirs de l'individu à l'égard de sa communauté ou de sa nation. Cette attitude de type anarchiste induisait tous leurs comportements, à commencer par la plus petite unité sociale, la famille. Les parents indiens éprouvaient une réticence instinctive à discipliner les enfants. Toute expression de libre choix et de volonté de la part de ces derniers était reçue comme un signe positif du développement de leur personnalité."(cité par H. Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p.163) Cependant, à suivre Castoriadis, l'égalité politique est une condition nécessaire mais non suffisante de l'institution d'une démocratie. Encore faut-il que cette communauté d'égaux ait reconnu de façon lucide l'origine purement immanente (intérieure) de ses institutions et qu'elle soit, par voie de fait, capable de les mettre en question pour éventuellement les transformer. Dans quelle mesure cela pouvait être le cas dans une société comme celle des Cherokees, cela resterait à déterminer. Certes, le pouvoir exécutif et judiciaire étaient structurés de façon infiniment plus démocratique que cela peut être le cas dans n'importe quelle société occidentale actuelle, du seul fait que les décisions prises dans les conseils ne s'imposaient qu'avec l'accord de tous. Mais, la capacité à poser et discuter la loi, le pouvoir législatif, autrement dit, restait profondément dépendant d'une tradition qu'il était problématique de mettre en question; il est vrai que cette tradition avait pour elle d'avoir soutenu l'existence d'une société où a pu régner une paix civile durable: pourquoi changer ce qui est bon? C'est, du moins, le tableau qui ressort de cette description que faisait un pasteur de l'Eglise morave de la société Cherokee et qui en fait une synthèse harmonieuse d'aristocratie de type platonicienne et de démocratie: "C'est ainsi que s'est maintenu à travers les âges, sans convulsions et sans discordes civiles, ce gouvernement traditionnel dont le monde n'offre peut-être pas d'autre exemple. Un gouvernement dans lequel il n'existe pas, à proprement parler, de lois mais seulement des us et coutumes établis depuis longtemps; ni code ni jurisprudence mais l'expérience née du passé; pas de magistrats non plus mais des conseillers auxquels, néanmoins, le peuple voue une obéissance implicite mais volontaire; un gouvernement, enfin, dans lequel l'âge confère le rang, la sagesse, le pouvoir, la rectitude morale et l'assurance du respect général." (cité par Zinn, ibid., p.163)
CQFD: s'il y a bien une universalisation possible du projet démocratique c'est à condition de voir qu’aucune société donnée ne peut prétendre en être le dépositaire unique. On peut d'ailleurs généraliser la portée de l'argument et soutenir, à la lumière de nos connaissances sur le plus lointain passé de l'humanité, qu'aucune société ne peut revendiquer le titre de dépositaire unique de l'essor de la civilisation; comme le relève Chris Harman, "[...] les processus menant à la formation des villes et des métropoles, et souvent à l'invention de l'écriture, commencèrent indépendamment les uns des autres dans plusieurs lieux distincts [...]. Ce qui montre bien à quel point il est absurde de proclamer qu'un peuple serait "supérieur" à un autre parce qu'il serait parvenu à la civilisation le premier." (Une histoire populaire de l'humanité, p. 38) C’est encore absurde par le fait qu’en général, l’identité d’une culture ne se constitue que par un processus d’intégration d’éléments venant des horizons les plus divers du patrimoine de l‘humanité. Par exemple, l’américain convaincu de la supériorité de sa façon de vivre devrait y réfléchir à deux fois en se souvenant "de la routine indigène quotidienne de l’Américain moyen décrite il y a quelques décennies par Ralph Linton. Après le petit déjeuner, notre brave homme s’installe pour lire les nouvelles du jour imprimés en caractères inventés par les anciens Sémites, sur un matériau inventé en Chine, par un procédé inventé en Allemagne. En dévorant les comptes rendus des troubles extérieurs, s’il est un bon citoyen conservateur, il remerciera un dieu hébreu dans un langage indo européen d’avoir fait de lui un américain cent pour cent." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 321) Quant à lui, le français se considérant "pure souche" et hanté par la phobie de l'immigration sera désagréablement surpris d'apprendre, comme le montre le lexicologue J. Pruvost, qu'il il y a plus de mots arabes que gaulois dans la langue française, égratignant sérieusement, au passage, le mythe de "Nos ancêtres les gaulois". Et, finalement, comme nous l'avions suggéré, il est tout à fait plausible de soutenir que ce que nous considérons aujourd'hui comme une création spécifique de l'Occident, les droits de l'homme à la liberté et à l'égalité, doit une part non négligeable à l'influence des critiques indigènes de nos propres sociétés.
3)Conditions sous lesquelles il est possible d’échapper au relativisme culturel sans tomber dans le piège de l’ethnocentrisme
a) Ne pas verser dans le néo-colonialisme
De ce point de vue là, commençons par balayer notre nid avant de prétendre nettoyer celui des d'autres.
L'article 2 de la constitution de la Vème République française est déjà, à lui seul, une plaisanterie qui aurait interloqué quelqu'un comme Rousseau lorsqu'il prétend: "La devise de la République est " Liberté, Egalité, Fraternité". Son principe est: "gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. " soit, effectivement, la formule de la démocratie. Dans la réalité effective, le pouvoir politique est anti constitutionnel puisqu'il est, dans le meilleur des cas, "le gouvernement du peuple par des représentants du peuple pour le peuple"( à bien des égards, il est légitime de se demander si la formule réelle n'est pas plutôt: "gouvernement du peuple par des représentants du peuple pour une fraction du peuple", celle possédant l'essentiel de la richesse ) Rien que la distance qui sépare un régime où le peuple gouverne par lui-même ou par ses représentants est déjà immense; cela Rousseau, père de la pensée démocratique à l'époque moderne le savait parfaitement: "La démocratie signifiait en effet le gouvernement du peuple par le peuple, et non par ses représentants, pas plus que par une bureaucratie. La représentation tout autant que la bureaucratie étaient considérées comme l'antithèse de la démocratie. Rousseau, père de toute pensée moderne reposant sur l'idée de souveraineté populaire, s'en tenait toujours à ce principe." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 263) C'est pourquoi, les pères fondateurs des Etats républicains modernes (anglais, américain et français, par ordre chronologique) qui savaient encore employer le vrai sens des mots, ne pensaient pas du tout fonder des démocraties mais ce qu'ils appelaient des "gouvernements représentatifs" qu'ils opposaient très consciemment au projet d'une démocratie. Il y a un abîme, comme le savaient parfaitement Siéyès au moment de la Révolution française de 1789 ou Madison lors de la Révolution américaine de 1776, entre décider qui va décider et décider soi-même.
Dès lors, faire la leçon au monde entier sur le thème de la "promotion de la démocratie" au nom de valeurs qu’on ne cherche pas d’abord à appliquer à soi-même cela porte un nom: c’est du néo-colonialisme, c‘est-à-dire ni plus ni moins qu‘une nouvelle forme de domination que l‘Occident cherche à imposer au monde en se voilant derrière des alibis humanistes.
b) L'effondrement interne de l'Occident et la prolifération d'une culture du gadget
La position à laquelle m’a conduit le traitement du sujet est aussi celle que défendait Castoriadis lorsqu’il formulait ce jugement: "Moi, je ne suis pas pour l’imposition, par la force, d’une démocratie quelconque, d’une révolution quelconque, dans les pays islamiques ou dans les autres. Je suis pour la défense de ces valeurs, pour leur propagation par l’exemple, et je crois - mais ça, c’est une autre question - que si actuellement ce... disons rayonnement a beaucoup perdu de son intensité [...], c’est en grande partie à cause de cette espèce d’effondrement interne de l’Occident. La renaissance de l’intégrisme, le fondamentalisme islamique, ou même aux Indes d’ailleurs où il y a des phénomènes analogues chez les hindouistes, sont en grande partie dus à ce qu’il faut bel et bien appeler la faillite spirituelle de l’Occident. Actuellement, la culture occidentale apparaît pour ce qu’elle est, hélas ! de plus en plus : comme une culture de gadgets ! " (Castoriadis, Politique, démocratie et valeurs occidentales) Ce que Castoriadis appelle une « culture du gadget » traduit un effondrement interne de l’Occident, en particulier, de ses valeurs démocratiques inséparables du développement de l'esprit critique et de la fondation d'un espace public des raisons où chacun doit pouvoir venir débattre de ce qu'il en est du juste/injuste au profit du développement illimité du projet capitaliste pour lequel le sens de la vie n’est plus de produire des valeurs d’usage, des biens et services utiles à la vie humaine, mais de l’argent, toujours plus d’argent, le contenu concret de ce qui est produit devenant secondaire.(1)
Conclusion.
a) Le problème était de parvenir à éviter le double écueil du relativisme culturel et de l’ethnocentrisme pour parvenir à fonder en raison des jugements de valeur nous permettant de décider qu’une société est meilleure qu’une autre.
b) Nous avons voulu montrer que ces jugements doivent d’abord s’appuyer sur les valeurs politiques dont le projet de la démocratie est porteur avant toute autre considération.
c) Que nulle société existante ne peut prétendre détenir le monopole de ces valeurs car elles ont été jusqu‘à présent, dans des proportions variables, très imparfaitement réalisées dans l’histoire humaine. On aimerait, de ce point de vue, pouvoir souscrire à l'optimisme qui caractérisait Marcel Mauss lorsqu'il entrevoyait une possibilité pour l'humanité d'évoluer vers des formes supérieures de société capables de se nourrir de l'apport du meilleur des différentes civilisations:"Les meilleurs traits des civilisations deviendront la propriété commune de groupes sociaux de plus en plus nombreux."
Pour une autre version très différente du traitement du même sujet, centrée cette fois autour de la critique du P.I.B. comme indicateur de richesse d'une société voir ici.
(1) "Quelles priorités pour le monde ?
Education pour tous : 6
Achats de cosmétiques aux Etats-Unis : 8
Accès à l’eau et à l’assainissement pour tous : 9
Achats de crèmes glacées en Europe : 11
Consommation de parfum en Europe : 12
Satisfaction des besoins nutritionnels et sanitaires de base : 13
Achats d’aliments pour animaux en Europe et aux Etats-Unis : 17
Consommation de cigarettes en Europe : 50
Achats de boissons alcoolisées en Europe : 105
Consommation de stupéfiants dans le monde : 400
Dépense militaire dans le monde : 780 "
Dépenses annuelles en milliards de dollars Source: Patrick Viveret , Reconsidérer la richesse, 2005, Editions de l’aube.
Ily a une raison simple qui peut expliquer cette curieuse façon de hiérarchiser les valeurs, permettant d'égratigner au passage le concept cher aux libéraux de démocratie de marché: à les suivre, la démocratie, c'est avoir le choix entre Coca ou Pepsi, LCI ou BFMTV, SFR ou Orange, Trump ou Clinton, etc. Mais dans une économie de marché comme la nôtre, ce qu'ils omettent de dire, c'est que le vote pour décider de ce qui va être produit réside dans le pouvoir d'achat de chacun et dans cette mesure le marché est tout sauf égalitaire mais constitue plutôt une fantastique machine à orienter la production suivant les souhaits des plus riches. Ce ne sont pas d'abord les besoins non solvables du pauvre en nourriture en logement ou en éducation, qui vont orienter la production, mais ceux de clientèles fortunées (un jet privé, une villa sur la Côte d'azur, etc.) Un tel système de marché est forcément censitaire et donc antidémocratique: les plus pauvres n'y ont tout simplement aucun droit de vote sur ce qui doit être produit.
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