lundi 17 mars 2014

5) Les sociétés modernes de marché et l'échange

Dernière mise à jour, le 20-03-2018.

Echange vs réciprocité
Le dernier principe d'intégration économique est celui de  l’échange marchand qui est, dans l'immense majorité des sociétés, qu’une annexe jouant rôle mineur. Pour commencer, il ne faut surtout pas confondre échange et réciprocité. Ils représentent deux principes diamétralement opposés d'intégration économique. L'échange relève de la logique marchande et implique un antagonisme entre les individus; la réciprocité relève d'une logique de don et implique, au contraire, la création d'un lien entre les individus. Le témoignage de l'homme du squat de Can Masdeu en Espagne  mesure bien le fossé qui sépare les deux:"On fait du pain pour les villages alentour. On l'échange ou on le donne, c'est beaucoup plus souple. Ce n'est plus si clair. -C'est complètement informel alors? Non, pas complètement, ça dépend des relations de confiance. Moins tu connais les gens, plus c'est formel. Quand les grosses structures ont disparu, les gens qui avaient formé ces relations de confiance ont eu un nouveau statut dans la société. Ce n'était pas une minorité et c'est devenu quelque chose en quoi tu peux avoir confiance. Beaucoup de gens se sont impliqués dans ces réseaux parce que c'était la meilleure façon de survivre." (voir à partir de 38'40 dans Les sentiers de l'utopie de Fremeaux et Jordan)

 Il est important de resituer ce qu'il dit  dans le contexte de la crise qui ravage aujourd'hui l'Espagne qui fait que, pour continuer à subsister, ces gens, comme dans beaucoup d'autres endroits dans le monde, ne peuvent plus passer en priorité par les circuits dominants du marché et de l'Etat pour assurer leur subsistance; ceux-ci arrivent de plus en plus mal à assumer leur fonction d'intégration économique. Comme il le dit, c'est dorénavant,"la meilleure façon de survivre." . Il faut donc réinventer autre chose. De même, il convient aussi de resituer l'aventure de Can Masdeu, comme tant d'autres actuelles, dans le contexte historique de  l'invention propre aux Temps modernes du squattage que l'on ne comprend qu'à partir du processus d'enclosure des terres qui a démantelé leur statut de biens communs auxquels les pauvres avaient accès, pour en faire des propriétés privées. C'est ce qui légitime une pratique comme celle du squat, comme processus de réinstitution de la terre comme un commun.
Le pain produit, nous dit le membre du squat, est soit échangé, soit donné. Soit, il est engagé dans le circuit de l'échange soit dans celui de la réciprocité. Dans ce dernier cas, comme il le laisse entendre, le rapport  reste informel et beaucoup plus souple ; il n'est pas ordonné à des règles impersonnelles, strictes et explicites que l'on trouve dans un code juridique. Le complément nécessaire de l'échange, pour qu'il fonctionne, est toujours le droit, le code juridique, ses tribunaux et ses éventuelles sanctions pénales qui veillent au respect des contrats. Au contraire, la règle, dans un circuit de réciprocité de dons-contredons doit rester implicite:"[Les règles de don] peuvent demeurer implicites, elles peuvent exister sans être nommées..." (Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 223)  Le caractère "informel" de la règle laisse ainsi une marge d'incertitude et de liberté qui permet d'entretenir des rapports de confiance:"L'acteur d'un système de don tend à maintenir le système dans un état d'incertitude structurelle pour permettre à la confiance de se manifester [...] On comprend dès lors l'un des comportements de don le plus étrange qui soit à première vue: la négation de l'importance du don par le donateur." (Godbout, Don dette et identité, p. 38) C'est le sens de ces formules de politesse que l'on retrouve dans toutes les langues: "de rien, di niente, de nada, my pleasure etc." En minimisant le don fait, on laisse au donataire la liberté de rendre ce qu'il pourra ou voudra. D'autre part, faire un don, c'est se placer en dehors de la logique du contrat qui est celle de l'échange, "c’est donc se priver du droit de réclamer quelque chose en retour." 
On comprend donc pourquoi l'homme du squat de Can Masdeu dit que là où le degré de confiance est élevé avec un partenaire, des rapports de réciprocité peuvent être développés. A l'inverse, là où le degré de confiance diminue s'engage l'échange: on ne peut pas suffisamment faire confiance pour donner sans avoir une garantie d'obtenir en échange un équivalent; c'est la logique du donnant-donnant, de l'homo oeconomicus qui va chercher à maximiser son gain. La contre partie de ce qu'on cède aura tendance à être exigée le plus rapidement possible de peur de se faire avoir. Tout au contraire, dans le rapport de réciprocité, on peut donner sans être pressé de recevoir le contre don; on sait que l'on pourra compter dessus le jour où le besoin se fera sentir; c'est l'esprit de formules comme: "ça ne presse pas! tu rendras quand tu le pourras ce que tu pourras".  Plus la confiance est élevée, plus la réciprocité est généralisée,et plus le circuit de don-contre don gagne en souplesse; dans ce cas, "l'espérance de réciprocité est indéfinie. Ordinairement, on constate que la valeur du contre-don et le délai où il intervient ne sont pas uniquement conditionnés par ce qu'a offert le donateur, mais par ses besoins occasionnels et aussi par ce que le donataire est, occasionnellement en mesure de donner. Recevoir des biens instaure une obligation diffuse d'en rendre lorsque le donateur en a besoin/ou que le donataire le peut. La contre-prestation intervient presque immédiatement, mais il arrive aussi qu'elle se fasse attendre indéfiniment." (Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, pp. 247-248)  Dans les circuits de réciprocité, le fait de différer le contre don dans le temps est ce qui permet de nouer des liens sociaux forts s'inscrivant dans la durée. Dans les communautés primitives,""l'échange de dons" se distingue du "commerce" [...] Le laps de temps entre recevoir et rendre varie de quelques semaines à quelques années. il y a inconvenance à manifester une hâte indue."Faire un don", ce n'est pas "faire des affaires.""(Sahlins, Age de pierre, âge d'abondance, p. 341) C'est ce qui constitue la source nourricière de l'amitié, la philia grecque qui constituait pour Aristote l'armature de toute koinônia (collectivité): "[...] le juste sous la forme de réciprocité (antipeponthos) est ce qui assure la cohésion des hommes entre eux, réciprocité toutefois basée sur une proportion et non sur une stricte égalité. C'est cette réciprocité-là qui fait subsister la cité..." (Aristote, Ethique à Nicomaque, 1132, b-30)
Réciprocité et échange forment ainsi une polarité: l'un est ce qui institue le lien social sur la base d'une confiance mutuelle; l'autre, au contraire, repose sur l'intérêt personnel et la méfiance en maintenant séparés ses protagonistes.

Marginalité et dévalorisation  de l'échange dans les sociétés anciennes
Le principe de l'échange présente deux caractéristiques complémentaires que l'on retrouve avec insistance dans les sociétés anciennes: il est, en règle générale, marginal et dévalorisé socialement. Marginal: contrairement à la mythologie que véhiculent les doctrines libérales quant au penchant supposé dominant du sauvage pour le troc  et les formes d'échange de type marchand, une recherche plus poussée montre que "des actes de ce genre sont courants dans presque tous les types de société primitives, mais on les considère comme secondaires, car ils ne fournissent pas ce qui est nécessaire pour vivre. Dans les vastes systèmes antiques de redistribution, actes de troc et marchés locaux, s'ils étaient banals, n'avaient qu'une place subalterne." (Polanyi, La grande transformation, p. 109)  L'économie politique moderne fondée sur la prédominance de l'échange a longtemps voulu croire que celui-ci était un penchant naturel et spontané de l'être humain qui a pris d'abord la forme du troc pour se développer sur une échelle toujours élargie jusqu'à la constitution de marchés nationaux et mondiaux. La première partie, Le mythe du troca montré que cette thèse n'a pas résisté à un examen sérieux des avancées en anthropologie.
Si l'échange est  marginal, c'est parce qu'il est dévalorisé socialement. Les institutions fondées sur la réciprocité sont faites de telle sorte qu'elles découragent toute initiative d'échange considérée comme une forme de comportement antisocial qui menace l'intégrité des liens de solidarité:"Dans les conditions tribales, ce sont la coutume et la tradition qui protègent la solidarité [...] des actes isolés de troc sont découragés car ils menacent la solidarité tribale." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 53) En particulier, ceux portant sur les ressources vitales:"Dans la société primitive, les transactions portant sur les aliments sont proscrites, étant considérés comme antisociales car elles affectent la solidarité de la communauté." (ibid., p. 127) C'est pour cette raison que les échanges n'ont commencé à se développer qu'en relation avec l'étranger, dans le commerce au long cours; dans ce contexte, ils ne risquaient pas de menacer l'intégrité du lien social. C'est pourquoi aussi, dans la Bible, la recherche du profit qu'on peut tirer des échanges sous la forme du prêt avec intérêt n'est tolérée qu'en relation avec l'étranger:"Tu ne prêteras pas à ton frère, intérêt d'argent ou de nourriture, de toute chose qui se prête à intérêt. tu pourras tirer un intérêt de l'étranger, mais tu n'en tireras point de ton frère." (la Bible, Deutéronome, 23-19 et 23-20) Il y a un tabou, un interdit fondamental, qui constitue un invariant anthropologique des sociétés anciennes, que fera voler en éclats la société moderne de marché: éviter à tout prix que ne se forme un marché  fixateur de prix dont ceux-ci varieraient suivant l'offre et la demande, particulièrement, touchant les produits de base assurant la subsistance. Jusque là les sociétés humaines s'étaient toujours interdites de se former sur la base principale d'une telle forme d'intégration économique qui aurait pour effet de menacer l'intégrité de la société:"l'échange à des prix fluctuants vise un gain qui ne peut être obtenu que par une attitude impliquant une relation nettement antagoniste entre les partenaires [...] Aucune communauté soucieuse de protéger le fonds de solidarité  ne peut tolérer qu'une hostilité latente se développe [...] C'est pourquoi les transactions lucratives concernant les aliments et les produits alimentaires ont été universellement bannies dans la société primitive et la société archaïque." (Polanyi, Essais, p. 64)
Cette répulsion envers la recherche du profit par l'échange se retrouve dans la Grèce antique du temps d'Aristote, au IVème sièle avant J.-C.: le kapèlos, le marchand colporteur, était méprisé et avait un statut social inférieur. C'était le genre d'activités réservées au métèque qui "était libre de manifester son appât du gain, une motivation considérée comme convenable, compte tenu de son statut inférieur. Sa vie entière était marquée par la pénibilité de son travail [...] Et pourtant, il ne devait pas espérer la richesse en retour." (ibid., p. 149) Ce qui nous semblerait totalement étrange de nos jours était la norme à cette époque:"La kapèlos, un modeste colporteur, est méprisé pour deux raisons: parce qu'il vend des biens à un prix supérieur à celui auquel il les achète et parce qu'il reste néanmoins pauvre." (Polanyi, Essais, p. 560) Ce paradoxe s'explique par le fait que son statut social lui interdisait tout accès à ce qui avait alors de la valeur:"Il lui était interdit de posséder une terre ou une maison." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 149) 
Nous sommes passés, avec l'avènement des sociétés de marché, à un renversement complet des hiérarchies sociales et de l'ordre des valeurs qui va avec. Les patrons des grandes banques d'affaire qui dominent aujourd'hui le monde n'auraient pas eu mieux qu'un statut d'esclave en ces temps là; ils sont "les  descendants de ceux que Pirenne appelait "la lie de la société"..." (cité par Polanyi, Essais, p. 68) De fait, c'étaient bien les esclaves publics, au service de la cité athénienne, qui avaient pout tâche le contrôle de la comptabilité des magistratures, ce qui donne une bonne idée de la valeur que les Grecs accordaient à ce genre d'activités. Aujourd'hui, tout au contraire, nous en venons à élire des banquiers comme présidents de la république. C'est ainsi que s'explique ce qui nous semble être un incompréhensible paradoxe pour nous qui vivons dans une société de marché dans laquelle les institutions sont au contraire faites pour encourager la recherche du profit. L'antiquité distinguait, en fait, deux types de commerçants: le factor et le mercator. Le premier qui oeuvrait pour assurer la redistribution au service du pouvoir central (la royauté, l'empire, la polis etc.), dans le commerce au long cours, avait pour motivation le statut social et l'honneur; il pouvait devenir riche en bénéficiant des largesses de la redistribution du prince. Le mercator, qui avait pour motivation le profit était condamné à rester pauvre:"Ainsi, celui qui pratique le commerce au nom du devoir et de l'honneur s'enrichit, tandis que celui qui l'entreprend par amour sordide du gain demeure pauvre. C'est une raison supplémentaire pour que les motivations fondées sur le profit soient dépréciées dans la société archaïque." (Polanyi, Essais, p. 67) Ce paradoxe  s'explique donc ici aussi  dans le cadre d'une société dont les institutions sont faites de telle sorte qu'elles découragent le mobile du profit. Celui qui le recherche est destiné à rester pauvre et méprisé. Pour devenir riche, il faut témoigner d'autres motivations. C'est pourquoi dans la politique d'Aristote, "si, exceptionnellement [...] il doit y avoir une vente au détail comportant un profit, qu'elle ne soit pas l'oeuvre des citoyens! La théorie d'Aristote sur le commerce et les prix n'ait rien d'autre qu'un simple développement de sa théorie générale de la communauté humaine." (Polanyi, Essais, p. 93) Celle-ci ne peut se fonder sur l'échange qui agit comme un dissolvant des liens sociaux mais sur la réciprocité qui tisse les liens d'amitié.
Il est donc impossible d'appliquer nos catégories économiques actuelles pour comprendre le fonctionnement des sociétés des temps passés. Par exemple,  la constitution d'un marché local sur l'agora à Athènes à partir de la fin du VIème siècle avant J.-C. n'obéit pas du tout aux postulats de l'économie politique moderne fondée sur l'anthropologie de l'homo oeconomicus pour deux raisons au moins. Premièrement la constitution de ce marché sur l'agora n'est pas le fruit spontané et naturel  d'actes isolés d'échanges d'individus poursuivant leur intérêt bien compris. Il est l'oeuvre d'un projet politique indissociablement lié à l'institution de la démocratie; il s'est développé du temps de Périclès pour donner une sécurité alimentaire au citoyen qui le mette à l'abri du besoin et lui permette de participer à la vie politique (nous y reviendrons plus tard pour comprendre le sens de ce que pourrait être, à l'époque moderne une forme renouvelée de revenu de citoyenneté) Il en est allé ainsi, suivant des modalités diverses, partout où sont apparus des marchés dans l'histoire humaine, contrairement à la mythologie véhiculée par une grande partie des théories du libéralisme économique. Les marchés ne sont pas nés "de transactions ponctuelles faites par des individus sans attaches, dont les attitudes collectives auraient, de façon ultime, fusionné dans le marché, devenu une institution qui serait à elle-même sa propre justification. Si l'on s'en tient aux enseignements des anthropologues et des sociologues, une telle floraison de marchés n'est pas conforme à la vérité historique. En fait, les marchés furent le résultat de politiques délibérées..." (Polanyi, Essais, p. 209) 
C'est pourquoi, en second lieu, le marché local d'Athènes, comme tant d'autres, n'était pas un mécanisme autonome créateur de prix suivant l'offre et la demande; celui-ci était déterminé par des critères politiques tenant au concept de "juste prix". D'où l'absence de fluctuation des prix, en particulier, celui touchant l'aliment de base, le blé, qui est resté dans tout le monde grec de l'antiquité de 5 drachmes par médimme; de même, le rapport de 2 à 1 entre le prix du blé et de l'orge est lui aussi resté constant sur de longues périodes:"un marché faiseur de prix n'aurait jamais pu produire  de telles régularités dans le temps..." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 339) C'est un autre fait déconcertant pour nous les modernes habitués à vivre sous la loi économique d'un marché faiseur de prix. Ce n'est pas l'offre et la demande qui détermine, en règle générale, les prix en ces temps là. Le perroquet d' I. Fisher peut être rangé au placard ici. Comme le relate Latouche, cet économiste américain prétendait dresser un perroquet à répéter inlassablement, pour répondre à toutes les questions de ses étudiants,"c'est la loi de l'offre et de la demande". Sauf que rien de tel ne s'applique, en règle générale, aux économies des temps passés. A Athènes, dans l'antiquité, il y eut des périodes de pénurie où l'offre de blé provenant du commerce extérieur chutait,  menaçant de famine la cité. Et pourtant, les prix, au lieu d'augmenter, baissaient, en contradiction complète avec l'économie de marché moderne et sa loi fondamentale offre-demande-prix:"au lieu que le prix augmente régulièrement au fur et à mesure que l'offre baisse, nous observons le contraire- le prix chute brutalement." ( ibid., p. 345) Comment cela s'explique-t-il? Par le fait que la motivation du gain, ici aussi, n'est pas encore un stimulant suffisamment important dans la vie sociale de cette époque, mais que comptent d'avantage des motivations qui relèvent du statut social, du prestige et de l'honneur. C'est la subsistance au sein du monde grec de l'antiquité de la mentalité primitive de la société contre l'Etat qui amenait le chef à se faire exploiter économiquement par la collectivité en contrepartie d'un statut social prestigieux. C'est  ce qui explique le comportement du commerçant de l'antiquité grecque irrationnel pour la mentalité moderne de marché:"On faisait plutôt appel à sa fierté, à son ego, à sa soif de statut et de prestige. Les magistrats persuadaient [...] les marchands de vendre leurs céréales au prix conventionnel de 5 drachmes par médimme, quel que soit le prix en vigueur sur l'emporium (le port de commerce situé au Pirée)." (ibid., p. 346) C'est ainsi qu'"Héracléides , un marchand de Salamine à Chypre, fut honoré par décret pour avoir vendu 3 000 médimmes au prix de 5 drachmes." (ibid., p. 346) Ou encore, qu'"on loua Leucon pour ces dons, et la citoyenneté honoraire lui fut accordé." (ibid., p. 346)
 Dans l'Europe du Moyen âge, le perroquet d'I. Fisher aurait été tout aussi démuni pour répondre à ses étudiants. Ici encore les institutions sont faites de telle sorte qu'elle décourage l'appât du gain. Les guildes de commerçants  étaient  fondées sur des liens de réciprocité qui décourageaient quiconque de se désolidariser de ses confrères et de prendre comme motivation de son activité commerciale le profit à leur détriment; ce qui fait que la loi offre-demande-prix ne pouvait pas s'appliquer:"Le membre d'une guilde [...] refusait de vendre au-dessous d'un prix mettant en péril la norme de ses collègues et [...] refusait tout autant d'accepter  un prix lui assurant un revenu supérieur à celui approuvé par ces derniers..." (ibid., p. 125) L'économie, dans ce contexte, est encastrée dans des rapports sociaux  qui l'empêchent de s'autonomiser. On peut ainsi généraliser ce que les sciences sociales nous ont appris à ce sujet:"la découverte la plus marquante de la recherche historique et anthropologique récente est [de montrer] que les relations sociales de l'homme englobent, en règle générale, son économie" (Polanyi, La grande transformation., p. 91) Les notions d'encastrement-désencastrement, héritées de l'oeuvre de Polanyi, sont donc, à mon sens, fondamentales pour comprendre la grande révolution qu'a constitué l'avènement des sociétés modernes de marché.

Economie encastrée dans la société vs société encastrée dans son économie: le passage à la société moderne de marché; le marteau de l'économie.
Polanyi avait décelé les premières ébauches d'une économie de marché dans l'antiquité grecque du IVème siècle avant J.-C. C'est dans ce contexte, que les réflexions d'Aristote sur l'économie à cette époque acquièrent une importance de premier ordre. Au contraire des économistes libéraux modernes qui ont dénigré son oeuvre dans ce domaine, Polanyi  réhabilite son génie qui lui a fait anticiper les dangers mortels qu'engendrerait une société de marché pleinement développée:"A partir de l'embryon, Aristote pressentit ce que serait le spécimen achevé." (Polanyi, Essais, p. 82) Cette menace qu'avait anticipé Aristote se résume en deux points essentiels: l'hubris, l'illimitation, la démesure, qu'implique une société fondée sur le mobile dominant du profit et la dissolution des liens de philia (amitié) qui forment l'armature de toute koinônia (collectivité). On trouve bien, et c'est quelque chose que Polanyi a sous estimé, des ébauches d'économie de marché en d'autres endroits, comme le relève Caillé et Laville:"Le marché autorégulé est né bien plus tôt, en davantage d'endroits et il a duré , avant même la toute récente modernité, bien plus longtemps que Polanyi ne l'a cru." (Postaface à Polanyi, Essais, p. 573) Par exemple, en Inde ou en Chine dans l'antiquité. Prenons ce dernier cas; la loi de l'offre et de la demande et la logique des mécanismes de marché stimulant l'activité économique  étaient déjà parfaitement intégrées par les instances gouvernementales. Les théories du libéralisme économique ne sont donc pas une invention de la modernité occidentale:"Dès le début du VIIe siècle avant Jésus-Christ, Kuan-Chong [...], le premier ministre de l'Etat de Chi décrit avec précision le mécanisme de l'offre et de la demande. Au duc Hung qui l'interroge sur la possibilité de taxer les prix, il répond que cela ne sert à rien car les prix doivent bouger avec les mouvements de l'offre et de la demande. Et lorsque le duc insiste et lui demande s'il ne serait pas raisonnable de prévoir des prix fixes que l'on réviserait périodiquement, il répond que non car une telle mesure "rendrait le mouvement des prix moins fluide, gèlerait la production et entraverait l'activité économique."" (Caillé, Notes sur la question de l'origine du marché et de ses rapports avec la démocratie dans, La modernité de Karl Polanyi, p. 138-139) La terre et le travail  étaient ainsi déjà intégrés dans le marché:"[...] le travail et la terre, contrairement à ce que pense Polanyi [...] sont l'objet d'un commerce depuis fort longtemps." (S. Latouche, Société marchande et société de marché dans, La modernité de Karl Polanyi, pp. 157-158) 
Mais, le fond de l'analyse n'est pas affecté par ces rectifications; ces éléments de marché n'ont jamais pu connaître le développement illimité que leur donnera le monde moderne. La société de marché pleinement développée ne voit pas le jour  avant le XIXème siècle. Ce qui précède dans l'histoire européenne en est la gestation et ce qui peut y ressembler dans les temps anciens n'en étaient, au mieux,  que des ébauches  inabouties, à des degrés divers. L'échange via le marché ne constituait pas encore le principe dominant d'intégration économique. Comme le grand sociologue allemand Max Weber en a fait l'analyse pour les temps anciens, "[en] ce sens, on peut parler de "germes" du Marché." (ibid., p. 158) D'ailleurs, Polanyi le reconnaissait lui-même:"Quoique l'institution du marché ait été tout à fait courante depuis la fin de l'Age de pierre, son rôle n'avait jamais été que secondaire dans la vie économique." (Polanyi, La grande transformation, p. 87) D'autre part, il avait aussi reconnu le fait que la terre et le travail furent les premiers biens à faire  l'objet de transaction; mais celles-ci demeuraient limitées en ce sens que ce n'est jamais la propriété du bien que l'on abandonnait mais seulement sa possession temporaire:"Donc, les "biens" qui furent précisément les derniers à devenir librement aliénables furent les premiers à faire l'objet de transactions limitées." (Polanyi, Essais, p. 89) Une société de marché ne se constitue pleinement qu'à partir du moment où ces biens deviennent librement aliénables, c'est-à-dire que l'on peut en céder la propriété; l'essentiel de la satisfaction des besoins humains dépend alors de l'approvisionnement par le Marché:"en imaginant la disparition de cette part, nous obtiendrons tout simplement la réduction à néant de la couverture des besoins." (M. Weber cité par Latouche, Société marchande et société de marché dans, La modernité de Karl Polanyi, p. 158) Cela suppose que le marché se désencastre de la société et devient un mécanisme faiseur de prix suivant le schéma offre-demande-prix en y intégrant les constituants fondamentaux de la vie humaine: le travail, la terre et la monnaie qui sont censés trouver leur prix, respectivement, le salaire, la rente et l'intérêt, sur le marché. A partir de là, au lieu que ce soit l'économie qui soit imbriquée dans la société, c'est la société qui doit se plier aux lois de l'économie. Cela "signifie tout bonnement que la société est gérée en tant qu'auxiliaire du marché. Au lieu que l'économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique." (Polanyi, La grande transformation, p. 104)
 C'est un bouleversement radical qui transforme de fond en comble la vie humaine, dans ses moindres aspects. En particulier, il faut bien voir que ce n'est qu'à partir du moment où le marché se désencastre de la société et devient un mécanisme autonome faiseur de prix suivant la loi de l'offre et de la demande que le pauvre, désormais, n'est plus assuré de sa subsistance, ce qui n'était pas le cas dans la situation où les prix du marché étaient fixés par l'autorité politique ou la coutume et ne variaient donc pas. Désormais, avec un marché désencastré, le pauvre va pouvoir connaître le fléau de la faim. Avec la société de marché, il peut arriver que le prix des produits de première nécessité deviennent trop chers pour y avoir accès ce qui s'est produit fréquemment dans l'histoire récente. Car, dans ce nouveau cadre institutionnel, les marchands vont être incités à augmenter les prix en organisant artificiellement la rareté des biens, en raréfiant l'offre donc. Et, en tant que produteur, il est désormais dépendant des fluctuations de prix sur le marché, qui, s'ils s'effondrent le mette sur la paille.
C'est pourquoi, la conscience populaire s'est si violemment opposée et continue de le faire aujourd'hui un peu partout dans le monde  au mécanisme du marché faiseur de prix qu'il a fallu imposer par la force de l'appareil répressif d'Etat. Ainsi par exemple, les choses se passaient, en Angleterre, au XVIIIème siècle:"Les "lois" providentielles de l'offre et de la demande, où la rareté se traduisait inévitablement par une hausse des prix, n'étaient nullement acceptées  par la conscience populaire [...] Chaque augmentation brusque des prix déclenchait une émeute." (E.P. Thomson, La formation de la classe ouvrière anglaise, p. 82) Voici précisément comment les membres des classes populaires se défendaient contre les mécanismes de marché faiseurs de prix, à James' Town en Irlande: "les émeutiers avaient menés grande agitation toute le journée. Mais leur intervention n'était dirigé que contre les marchands accapareurs, qui avaient acheté tout le blé disponible, afin d'affamer les pauvres, et affrété un navire hollandais sur le quai. Mais la foule a tout rapporté sur le marché et l'a vendu au prix habituel en donnant ensuite la somme aux propriétaires. Ils menèrent cette action avec tout le sang-froid et le calme imaginables, sans frapper ni blesser qui que ce soit." (ibid., p. 83) Ces émeutes, comme elles peuvent encore exister aujourd'hui dans le monde " tiraient leur légitimité des présupposés  d'une économie morale plus ancienne selon lesquels il était injuste et immoral de s'enrichir sur le dos du peuple en spéculant."( ibid., p. 81) Lorsque les spéculateurs voulaient enchérir la valeur de leur stock de blé en organisant artificiellement sa rareté, ils étaient donc ramenés à l'ordre  et les mécanismes de marché étaient foulés au pied  au nom de cette économie morale du juste prix fixé par la coutume qui doit permettre à chacun d'assurer sa subsistance.
Au-delà du cas de l'Angleterre de cette époque, c'est une constante historique que les sociétés ont toujours opposé de fortes pressions pour éviter le désencastrement des marchés car elles avaient préssenties que le développement économique que cela rendrait possible aurait un prix trop lourd à payer, déjà socialement:"Les sociétés sauvages et archaïques n'ignoraient pas tant le marché qu'elles ne le combattaient. Elles constituaient des sociétés contre le marché de même que, selon Pierre Clastres, elles étaient des sociétés contre l'Etat. Cette lutte contre l'émergence et l'autonomisation du marché est attestée à toutes les périodes de l'histoire." (Caillé, Notes sur la question de l'origine du marché et de ses rapports avec la démocratie dans, La modernité de Karl Polanyi, p. 140)
Nous tâcherons de prendre, dans les parties à suivre, la mesure du bouleversement complet pour la vie humaine qu'a impliqué la révolution conduisant à l'institution d'une société de marché pleinement développée comme seul l'Occident moderne l'a institué et les problèmes fondamentaux que cela pose aujourd'hui:"Avec le temps apparut alors une innovation révolutionnaire: des marchés à prix variables pour les facteurs de production, le travail et la terre. Par sa nature comme par ses conséquences, ce changement fut le plus radical de tous.[Le marché] se transforma en force dominante de l'économie, désormais justement qualifiée d'économie de marché; il produisit alors un autre changement, plus radical encore, celui d'une société entièrement encastrée dans le mécanisme de sa propre économie- une société de marché." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 40 et 43)
En ce sens, le capitalisme est infiniment plus qu'un simple système économique; il est, pour reprendre l'expression de Mauss, un "fait social total", qui  exige que l'ensemble des institutions de la société se réajustent et soit refaçonnées suivant ses impératifs. L'ampleur d'une telle transformation ne saurait être sous estimée:"L'Etat et le gouvernement, le mariage et le fait d'élever des enfants, l'organisation de la science et de l'éducation, de la religion et des arts, le choix du métier, les formes d'habitat et les types de peuplement, jusqu'aux choix esthétiques personnels, tout devait se conformer au modèle utilitariste ou, pour le moins, ne devait pas interférer avec le fonctionnement du mécanisme de marché." (Polanyi, Essais, p. 514) 
Prenons, par exemple, "les formes d'habitat et les types de peuplement". Comme nous l'avions vu à propos du principe redistributif, une ville se développe à partir d'un certain principe d'intégration économique dominant. Si la ville baroque, qui met en pièces la cité médiévale, correspond à la montée en puissance de l'Etat-nation qui fait prévaloir la redistribution sur une grande échelle, la ville qui se développe à partir du XIXème et la naissance de la société de marché prend encore une toute autre configuration. Le prototype se trouve dans la ville américaine au pays dédié à la gloire du capitalisme libéral: sa structure n'est plus celle d'un schéma en étoile, encore moins celle des formes organiques de la cité médiévale, mais celle d'une forme en damiers constituée de rectangles. Rien ne correspond mieux à la transformation de la terre, de l'habitat naturel de l'homme, en un bien commercialisable, à la constitution d'un marché de l'immobilier:"Pour l'homme d'affaires, le tracé idéal de la cité est celui qui peut le plus aisément se diviser en lots négociables. L'unité de base ne sera plus alors le quartier ou le district mais la parcelle de surface bâtie dont, pour apprécier la valeur marchande, il suffira de mesurer la ligne frontale. On aura ainsi le plus souvent un rectangle d'assez grande profondeur et de front étroit [...] Ce tracé n'avait d'autres avantages que de permettre très rapidement de répartir une surface quelconque, transformer les champs en terrains à bâtir et négocier les lots [...] A l'instar du travail, le sol urbain n'était plus qu'une marchandise: sa valeur, fonction de l'offre et de la demande, était exprimée par son prix." (Mumford, La cité à travers l'histoire, pp. 614-615) Ici encore, cette reconfiguration de l'espace urbain va de pair avec l'émergence de nouvelles institutions appelées à jouer un rôle central dans le mode de vie d'une société de marché. "Le palais, la trésorerie, la prison, la maison de fous",  hérités de l'âge baroque, doivent désormais faire de la place à la finance, à l'assurance,  à la publicité et au centre commercial. Comme autrefois, les villes médiévales étaient dominées par leur cathédrale, elles le sont aujourd'hui par leurs gigantesques phallus, à Francfort, par exemple, où les deux grandes tours qui dominent la ville, sont la Commercbank et  la Banque centrale européenne. Le centre commercial autour duquel s'organise une forme de vie sociale qui tourne désormais à vide sape les bases sociologiques de la démocratie qui supposent une vie de quartier que ses habitants prennent eux-mêmes en charge,comme l'analysait le critique social américain Christopher Lasch :"C'est le déclin de ces communautés, qui, plus que tout le reste, remet en cause l'avenir de la démocratie. Les centres commerciaux de la périphérie résidentielle ne peuvent se substituer aux quartiers d'autrefois [...] Les centres commerciaux sont peuplés de gens de passage, et ils sont au service des grandes compagnies pas de la communauté." (Lasch, La révolte des élites, p. 20 et 132) 
C'est à partir de là, et pas avant, que nous rencontrons une société qui fonctionne avec le marteau de l'économie dans la tête; une société où tout tend à apparaître sous la forme d'une question d'ordre économique. Un tel projet de société, et surtout, son extension à l'échelle mondiale, pose un problème inédit à l'humanité qui va nous conduire au coeur de la crise du monde actuel... 






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