Le dernier vecteur de dénaturation des témoignages qu'on étudiera ici est de nature idéologique et tient à certaines préconceptions intériorisées profondément en fonction desquelles les journalistes sélectionneront les faits dignes d'intérêt. Comme le disait un intellectuel comme W. Lippman pour qui le travail de formatage de l'opinion des masses était indispensable au fonctionnement d'une "démocratie bien huilée": "On nous a parlé du monde avant de nous le laisser voir. Nous imaginons avant d'expérimenter. Et ces préconceptions commandent le processus de perception."
Ces préconceptions" qui orientent la façon dont nous voyons le monde et sélectionnons les faits étaient ordonnées dans le cadre des MMC jusqu'à la fin des années 1980 et l'effondrement de l'empire soviétique, au préjugé anticommunisme:"Perçu comme le mal absolu, le communisme a toujours été le spectre qui hante les propriétaires, menaçant dans ses fondements leur position de classe et leur supériorité établie." (FDC, p. 73) Comme le reconnaissait l'adjoint du secrétaire américain à l'Aviation du temps de l'administration Reagan, l'anticommunisme fonctionnait comme l'arme stratégique principale pour gagner l'éternel combat pour la domination des esprits:"Quelle est notre plus importante mission aujourd'hui? Convaincre le peuple américain que les communistes sont sortis du bois pour nous abattre. Si nous réussissons à gagner cette guerre des idées, nous remporterons toutes nos autres batailles..." (Cité par Stauber et Rampton, L'industrie du mensonge, p. 253) Le signifiant "communisme" dans un tel système idéologique ne peut être opératoire que si ses contours restent suffisamment flous pour "l'utiliser contre tout individu défendant des positions constituant une menace pour les intérêts des possédants..." (FDC, p. 73)
Quelques exemples ici parlerons d'eux-mêmes.
Différence de traitement de l'information entre l'assassinat du prêtre polonais Popieluszko et celui de l'archevêque du Salvador Oscar Romero
Dans les années 1980, deux religieux sont assassinés. En fonction du filtre de l'anticommunisme, Popieluszko est une "victime digne d'intérêt" pour les MMC, car elle est celle d'un régime communiste. Au contraire Romero est une victime indigne d'intérêt car elle est celle d'un État-client des États-Unis qui mène une "lutte courageuse" contre le communisme, État qui est, en réalité, une dictature d'extrême droite ayant érigé la torture et l'assassinat politique en méthode de gouvernement. Dans le novlangue construit suivant le filtre anticommuniste, on "euphémisera" la nature de ce type de régime en allant jusqu'à parler de "démocratie balbutiante". Comme le soulignent Chomsky et Herman, "[si] le communisme est la plus épouvantable des perspectives, le soutien aux pires formes de fascisme à l'étranger se justifie alors comme un moindre mal." (FDC, p. 73) Cet extrait du journal Proceso de l'université jésuite de San Salvador rend un tout autre son de cloche et constitue le type même de la source d'information qui, en vertu du filtre de l'anticommunisme, sera oubliée puisqu'elle donnerait à penser que les pays qui combattent le "communisme" peuvent être encore bien pires que ceux qui le soutiennent, chose impensable pour un commissaire occidental de la pensée :"Si Lech Walesa (leader syndicaliste polonais) avait mené son travail d'organisation au Salvador, il compterait déjà parmi les disparus enlevés par "des hommes habillés en civil et lourdement armés"; ou il aurait été réduit en morceaux par une attaque à la dynamite contre le siège de son syndicat. Si Alexandre Dubcek (homme politique qui a joué un rôle important lors du printemps de Prague en 1968) avait été un homme politique dans notre pays, il aurait été assassiné comme Héctor Oqueli [le chef du parti social-démocrate, assassiné au Guatemala par les escadrons de la mort salvadoriens avec la complicité du gouvernement guatémaltèque]. Si Andrei Sakharov (dissident soviétique) avait oeuvré ici pour les droits de l'homme, il aurait connu le même destin qu'Herbert Anaya, [l'un des nombreux dirigeants assassinés de la Commission indépendante salvadorienne pour les droits de l'homme]. Si Ota-Sik (dissident tchèque) ou Vaclav Havel (dissident tchèque) avaient mené leur travail intellectuel au Salvador, on les aurait retrouvés par un matin blême, gisant sur le sol d'un campus, la tête réduite en bouillie par les balles d'un bataillon d'élite de l'armée." (cité par Chomsky, Raison et liberté, éditions Agone, p. 208-209) D'un côté nous avons à faire à des figures mondialement connues de la dissidence dans l'Empire soviétique; dans l'autre cas, à une liste de martyres qui sont à peu près inconnus de tout le monde. Et ceci s'explique facilement à partir de certaines données chiffrées.
Les faits chiffrés concernant Popieluszko/Romero établissent sans équivoque l'influence du filtre de l'anticommunisme impliquant la dénaturation des témoignages:
Somme des articles du New York Times consacrés à l'assassinat du prêtre polonais=78
Somme des articles du New York Times consacrés à l'assassinat de l'archevêque du Salvador=16
Le différentiel est encore plus impressionant si nous prenons en compte la somme de tous les articles consacrés aux assassinats de religieux dans la sphère d'influence américaine en Amérique latine sur une période de plus de vingt ans:
8 articles pour 72 assassinats en Amérique du Sud entre 1964 et 1978
+
7 pour 23 assassinats au Guatemala entre 1980 et 1985
+
16 pour l'assassinat d'Oscar Romero
+
26 pour l'assassinat de 4 religieuses américaines au Salvador le 2 décembre 1980
=
57 (cf. pour le tableau complet, FDC, p. 114-115)
Soit, un total encore nettement inférieur à la somme d'articles consacrés au seul assassinat du prêtre polonais. On voit simplement que lorsque la victime est américaine, elle regagne d'un coup un peu d'intérêt, pas suffisamment cependant pour concurrencer la victime digne d'intérêt du communisme.
Voir à partir de 2'46 de cet extrait du documentaire video Chomsky et cie:
Le Timor oriental et le Cambodge
A la même période dans les années 1970 deux massacres de même ampleur ont lieu dans la même région du monde. L'un se déroule dans un pays communiste, le Cambodge et sera donc digne d'intérêt; l'autre se déroulant dans la sphère d'influence des pays occidentaux au Timor sera indigne d'intérêt. L'un fera la couverture de l'ensemble des MMC en occultant soigneusement la phase préliminaire qui a rendu possible le génocide khmer, à savoir, la campagne de terreur menée par les bombardiers américains entre 1969 et 1975 (pour plus de détails cf. ici); l'autre sera relégué dans les oubliettes ou alors quand on l'évoquera incidemment on prendra soin cette fois-ci de le contextualiser pour disculper le régime en place des forfaits qu'il commet, ce qui est une modalité de ce qu'Orwell avait appelé la "double pensée":il s‘agit d‘oublier quelque chose "qu’il est nécessaire d’oublier, puis le rappeler à sa mémoire quand on en a besoin, pour l’oublier plus rapidement encore." (Orwell, 1984, p.55, Gallimard-Folio) Ici, il s'agit d'oublier de contextualiser l'information, puis le rappeler à sa mémoire pour traiter des massacres en Indonésie pour l'oublier plus rapidement encore en repassant à des crimes imputables au communisme:"[...] s'agissant de Pol Pot (le chef des Khmers rouges), on n'invoqua, dans les médias dominants, aucun contexte pour la première phase du génocide [...]A l'inverse, avec Suharto (chef du gouvernement indonésien), c'est toute une apologétique contextuelle qui nous fut servie." (FDC, p.583)
Certes, l'idéologie anticommuniste a perdu de sa force depuis l'effondrement du bloc soviétique, mais, comme le soulignent Chosmky et Herman,"le phénomène a été largement contrebalancé par le renforcement de la croyance dans le "miracle du marché" selon la formule de Ronald Reagan. Le triomphe du capitalisme et le pouvoir croissant de ceux qui ont intérêt aux privatisations et à la loi du marché a grandement renforcé l'emprise de l'idéologie du marché, au moins parmi les élites, au point que, contre toute évidence, les marchés sont supposés bienveillants et même démocratiques.[...] Le journalisme a intériorisé cette idéologie. Si on y ajoute l'anticommunisme résiduel, dans un monde où le pouvoir global des institutions du marché fait passer toute alternative pour utopique, on obtient un cocktail idéologique très puissant." (FDC, p. 94) Le filtre idéologique orientant le traitement de l'information et la sélection des faits conserve ainsi toute sa pertinence comme les faits le montrent.
Exemples pour la période des années 1990: le choix des mots pour connoter la réalité.(cf. le sujet Quel est le pouvoir des mots? partie 2b)
L'étude de la langue employée pour traiter l'information nous révèle des choses significatives touchant la dénaturation des témoignages. Pour minimiser les massacres indignes d'intérêt il s'agira d'employer des termes qui euphémisent le réel (procédé consistant à atténuer la portée de ce qu'on décrit); pour parler de massacres dignes d'intérêt il faudra au contraire choisir des mots qui les hyperbolisent (procédé inverse consistant à exagérer pour mieux frapper l'esprit)
Dans le cas d'un massacre qu'on veut ignorer, on parlera de "répression"; dans le cas d'un massacre digne d'intérêt, on parlera beaucoup plus facilement de "génocide". S'agissant de massacres d'une ampleur comparable commis respectivement par les gouvernements turc et indonésien qui avaient l'appui des grands pays riches occidentaux et ceux commis par le gouvernement serbe et celui de Saddam Hussein contre qui il fallait mobiliser l'opinion publique pour leur mener la guerre, le choix des mots employés est révélateur .
Tableau tiré de la FDC comptabilisant l'emploi du terme "génocide" dans 5 grands journaux (Los Angeles Times, New York Times, Washington Post, Newsweek, Times) à propos du Kosovo, du Timor -Oriental, de la Turquie et de l'Irak
Serbie/Kosovo (1998-1999)= 220
Indonésie/Timor 1990-1999) = 33
Turquie/Kurdes (1990-1999)= 14
Irak/Kurdes (1990-1999)=132
Sanctions ONU/Irak (1991-1999)= 18
Ce qui nous fait au total pour les victimes dignes d'intérêt, 220 + 132 = 352 occurrences du terme "génocide".
Pour les victimes indignes d'intérêt qui sont pourtant encore plus nombreuses, 33+14+18= 65 occurrences. Comme cela apparait dans le vocabulaire de l'ex ambassadeur américain Galbraith, dans le cas de "la Turquie le gouvernement ne faisait que "réprimer"tandis que l'Irak perpétrait un "génocide."" (FDC, p. 189)
Autre exemple: la différence de traitement de l'information entre les événements de Raçak et ceux de Liquica
Le 15 janvier 1999 une quarantaine d'Albanais sont tués à Raçak au Kosovo par l'armée serbe dans des circonstances qui restent obscures. Ces victimes sont dignes d'intérêt car elles donneront la caution morale pour aller bombarder la Yougoslavie; on parlera alors d'un "massacre" même si les preuves à l'appui restent sujettes à caution et pourraient aussi bien laisser penser qu'il s'agissait d'un combat entre deux forces armées (cf. FDC, p. 194 pour plus de développement): on ne peut légitimement parler de massacres que là où les victimes sont sans défense face à leurs bourreaux ou, à tout le moins, lorsque le rapport de force est complètement déséquilibré.
Le 6 avril de la même année, environ deux cents Timorais sont abattus par des milices encadrés par l'armée indonésienne à Liquica dans une église où ils étaient venus se réfugier: les faits établissent clairement ici qu'il s'agit d'un massacre; s'agissant d'un Etat-client des puissances occidentales, ces victimes ne sont pas dignes d'intérêt. Ici encore Chomsky et Herman font un travail minutieux montrant la dénaturation flagrante des témoignages dans les MMC:"Sur une période de douze mois suivant la date de chacun de ces deux événements, les mentions de Raçak dans les cinq titres repris dans le tableau (cf. ci dessus) excédaient celles de Liquica dans une proportion de 4,1 pour 1; et si on s'intéresse à la qualification de "massacre", la proportion est de 6,7 pour 1, et de 14 pour 1 du point de vue de la longueur des articles mesurés au nombre de mots. Newsweek, par exemple, qui cita neuf fois Raçak et son "massacre" omit de mentionner Liquica même une fois." (FDC, p. 194-195) Alors que, rappelons le, objectivement on peut établir que ce qui s'est passé à Liquica est bien pire que ce qui s'est passé à Raçak ne serait-ce qu'en terme de nombre de morts.
Ces préconceptions" qui orientent la façon dont nous voyons le monde et sélectionnons les faits étaient ordonnées dans le cadre des MMC jusqu'à la fin des années 1980 et l'effondrement de l'empire soviétique, au préjugé anticommunisme:"Perçu comme le mal absolu, le communisme a toujours été le spectre qui hante les propriétaires, menaçant dans ses fondements leur position de classe et leur supériorité établie." (FDC, p. 73) Comme le reconnaissait l'adjoint du secrétaire américain à l'Aviation du temps de l'administration Reagan, l'anticommunisme fonctionnait comme l'arme stratégique principale pour gagner l'éternel combat pour la domination des esprits:"Quelle est notre plus importante mission aujourd'hui? Convaincre le peuple américain que les communistes sont sortis du bois pour nous abattre. Si nous réussissons à gagner cette guerre des idées, nous remporterons toutes nos autres batailles..." (Cité par Stauber et Rampton, L'industrie du mensonge, p. 253) Le signifiant "communisme" dans un tel système idéologique ne peut être opératoire que si ses contours restent suffisamment flous pour "l'utiliser contre tout individu défendant des positions constituant une menace pour les intérêts des possédants..." (FDC, p. 73)
Quelques exemples ici parlerons d'eux-mêmes.
Différence de traitement de l'information entre l'assassinat du prêtre polonais Popieluszko et celui de l'archevêque du Salvador Oscar Romero
Dans les années 1980, deux religieux sont assassinés. En fonction du filtre de l'anticommunisme, Popieluszko est une "victime digne d'intérêt" pour les MMC, car elle est celle d'un régime communiste. Au contraire Romero est une victime indigne d'intérêt car elle est celle d'un État-client des États-Unis qui mène une "lutte courageuse" contre le communisme, État qui est, en réalité, une dictature d'extrême droite ayant érigé la torture et l'assassinat politique en méthode de gouvernement. Dans le novlangue construit suivant le filtre anticommuniste, on "euphémisera" la nature de ce type de régime en allant jusqu'à parler de "démocratie balbutiante". Comme le soulignent Chomsky et Herman, "[si] le communisme est la plus épouvantable des perspectives, le soutien aux pires formes de fascisme à l'étranger se justifie alors comme un moindre mal." (FDC, p. 73) Cet extrait du journal Proceso de l'université jésuite de San Salvador rend un tout autre son de cloche et constitue le type même de la source d'information qui, en vertu du filtre de l'anticommunisme, sera oubliée puisqu'elle donnerait à penser que les pays qui combattent le "communisme" peuvent être encore bien pires que ceux qui le soutiennent, chose impensable pour un commissaire occidental de la pensée :"Si Lech Walesa (leader syndicaliste polonais) avait mené son travail d'organisation au Salvador, il compterait déjà parmi les disparus enlevés par "des hommes habillés en civil et lourdement armés"; ou il aurait été réduit en morceaux par une attaque à la dynamite contre le siège de son syndicat. Si Alexandre Dubcek (homme politique qui a joué un rôle important lors du printemps de Prague en 1968) avait été un homme politique dans notre pays, il aurait été assassiné comme Héctor Oqueli [le chef du parti social-démocrate, assassiné au Guatemala par les escadrons de la mort salvadoriens avec la complicité du gouvernement guatémaltèque]. Si Andrei Sakharov (dissident soviétique) avait oeuvré ici pour les droits de l'homme, il aurait connu le même destin qu'Herbert Anaya, [l'un des nombreux dirigeants assassinés de la Commission indépendante salvadorienne pour les droits de l'homme]. Si Ota-Sik (dissident tchèque) ou Vaclav Havel (dissident tchèque) avaient mené leur travail intellectuel au Salvador, on les aurait retrouvés par un matin blême, gisant sur le sol d'un campus, la tête réduite en bouillie par les balles d'un bataillon d'élite de l'armée." (cité par Chomsky, Raison et liberté, éditions Agone, p. 208-209) D'un côté nous avons à faire à des figures mondialement connues de la dissidence dans l'Empire soviétique; dans l'autre cas, à une liste de martyres qui sont à peu près inconnus de tout le monde. Et ceci s'explique facilement à partir de certaines données chiffrées.
Les faits chiffrés concernant Popieluszko/Romero établissent sans équivoque l'influence du filtre de l'anticommunisme impliquant la dénaturation des témoignages:
Somme des articles du New York Times consacrés à l'assassinat du prêtre polonais=78
Somme des articles du New York Times consacrés à l'assassinat de l'archevêque du Salvador=16
Le différentiel est encore plus impressionant si nous prenons en compte la somme de tous les articles consacrés aux assassinats de religieux dans la sphère d'influence américaine en Amérique latine sur une période de plus de vingt ans:
8 articles pour 72 assassinats en Amérique du Sud entre 1964 et 1978
+
7 pour 23 assassinats au Guatemala entre 1980 et 1985
+
16 pour l'assassinat d'Oscar Romero
+
26 pour l'assassinat de 4 religieuses américaines au Salvador le 2 décembre 1980
=
57 (cf. pour le tableau complet, FDC, p. 114-115)
Soit, un total encore nettement inférieur à la somme d'articles consacrés au seul assassinat du prêtre polonais. On voit simplement que lorsque la victime est américaine, elle regagne d'un coup un peu d'intérêt, pas suffisamment cependant pour concurrencer la victime digne d'intérêt du communisme.
Voir à partir de 2'46 de cet extrait du documentaire video Chomsky et cie:
Le Timor oriental et le Cambodge
A la même période dans les années 1970 deux massacres de même ampleur ont lieu dans la même région du monde. L'un se déroule dans un pays communiste, le Cambodge et sera donc digne d'intérêt; l'autre se déroulant dans la sphère d'influence des pays occidentaux au Timor sera indigne d'intérêt. L'un fera la couverture de l'ensemble des MMC en occultant soigneusement la phase préliminaire qui a rendu possible le génocide khmer, à savoir, la campagne de terreur menée par les bombardiers américains entre 1969 et 1975 (pour plus de détails cf. ici); l'autre sera relégué dans les oubliettes ou alors quand on l'évoquera incidemment on prendra soin cette fois-ci de le contextualiser pour disculper le régime en place des forfaits qu'il commet, ce qui est une modalité de ce qu'Orwell avait appelé la "double pensée":il s‘agit d‘oublier quelque chose "qu’il est nécessaire d’oublier, puis le rappeler à sa mémoire quand on en a besoin, pour l’oublier plus rapidement encore." (Orwell, 1984, p.55, Gallimard-Folio) Ici, il s'agit d'oublier de contextualiser l'information, puis le rappeler à sa mémoire pour traiter des massacres en Indonésie pour l'oublier plus rapidement encore en repassant à des crimes imputables au communisme:"[...] s'agissant de Pol Pot (le chef des Khmers rouges), on n'invoqua, dans les médias dominants, aucun contexte pour la première phase du génocide [...]A l'inverse, avec Suharto (chef du gouvernement indonésien), c'est toute une apologétique contextuelle qui nous fut servie." (FDC, p.583)
Certes, l'idéologie anticommuniste a perdu de sa force depuis l'effondrement du bloc soviétique, mais, comme le soulignent Chosmky et Herman,"le phénomène a été largement contrebalancé par le renforcement de la croyance dans le "miracle du marché" selon la formule de Ronald Reagan. Le triomphe du capitalisme et le pouvoir croissant de ceux qui ont intérêt aux privatisations et à la loi du marché a grandement renforcé l'emprise de l'idéologie du marché, au moins parmi les élites, au point que, contre toute évidence, les marchés sont supposés bienveillants et même démocratiques.[...] Le journalisme a intériorisé cette idéologie. Si on y ajoute l'anticommunisme résiduel, dans un monde où le pouvoir global des institutions du marché fait passer toute alternative pour utopique, on obtient un cocktail idéologique très puissant." (FDC, p. 94) Le filtre idéologique orientant le traitement de l'information et la sélection des faits conserve ainsi toute sa pertinence comme les faits le montrent.
Exemples pour la période des années 1990: le choix des mots pour connoter la réalité.(cf. le sujet Quel est le pouvoir des mots? partie 2b)
L'étude de la langue employée pour traiter l'information nous révèle des choses significatives touchant la dénaturation des témoignages. Pour minimiser les massacres indignes d'intérêt il s'agira d'employer des termes qui euphémisent le réel (procédé consistant à atténuer la portée de ce qu'on décrit); pour parler de massacres dignes d'intérêt il faudra au contraire choisir des mots qui les hyperbolisent (procédé inverse consistant à exagérer pour mieux frapper l'esprit)
Dans le cas d'un massacre qu'on veut ignorer, on parlera de "répression"; dans le cas d'un massacre digne d'intérêt, on parlera beaucoup plus facilement de "génocide". S'agissant de massacres d'une ampleur comparable commis respectivement par les gouvernements turc et indonésien qui avaient l'appui des grands pays riches occidentaux et ceux commis par le gouvernement serbe et celui de Saddam Hussein contre qui il fallait mobiliser l'opinion publique pour leur mener la guerre, le choix des mots employés est révélateur .
Tableau tiré de la FDC comptabilisant l'emploi du terme "génocide" dans 5 grands journaux (Los Angeles Times, New York Times, Washington Post, Newsweek, Times) à propos du Kosovo, du Timor -Oriental, de la Turquie et de l'Irak
Serbie/Kosovo (1998-1999)= 220
Indonésie/Timor 1990-1999) = 33
Turquie/Kurdes (1990-1999)= 14
Irak/Kurdes (1990-1999)=132
Sanctions ONU/Irak (1991-1999)= 18
Ce qui nous fait au total pour les victimes dignes d'intérêt, 220 + 132 = 352 occurrences du terme "génocide".
Pour les victimes indignes d'intérêt qui sont pourtant encore plus nombreuses, 33+14+18= 65 occurrences. Comme cela apparait dans le vocabulaire de l'ex ambassadeur américain Galbraith, dans le cas de "la Turquie le gouvernement ne faisait que "réprimer"tandis que l'Irak perpétrait un "génocide."" (FDC, p. 189)
Autre exemple: la différence de traitement de l'information entre les événements de Raçak et ceux de Liquica
Le 15 janvier 1999 une quarantaine d'Albanais sont tués à Raçak au Kosovo par l'armée serbe dans des circonstances qui restent obscures. Ces victimes sont dignes d'intérêt car elles donneront la caution morale pour aller bombarder la Yougoslavie; on parlera alors d'un "massacre" même si les preuves à l'appui restent sujettes à caution et pourraient aussi bien laisser penser qu'il s'agissait d'un combat entre deux forces armées (cf. FDC, p. 194 pour plus de développement): on ne peut légitimement parler de massacres que là où les victimes sont sans défense face à leurs bourreaux ou, à tout le moins, lorsque le rapport de force est complètement déséquilibré.
Le 6 avril de la même année, environ deux cents Timorais sont abattus par des milices encadrés par l'armée indonésienne à Liquica dans une église où ils étaient venus se réfugier: les faits établissent clairement ici qu'il s'agit d'un massacre; s'agissant d'un Etat-client des puissances occidentales, ces victimes ne sont pas dignes d'intérêt. Ici encore Chomsky et Herman font un travail minutieux montrant la dénaturation flagrante des témoignages dans les MMC:"Sur une période de douze mois suivant la date de chacun de ces deux événements, les mentions de Raçak dans les cinq titres repris dans le tableau (cf. ci dessus) excédaient celles de Liquica dans une proportion de 4,1 pour 1; et si on s'intéresse à la qualification de "massacre", la proportion est de 6,7 pour 1, et de 14 pour 1 du point de vue de la longueur des articles mesurés au nombre de mots. Newsweek, par exemple, qui cita neuf fois Raçak et son "massacre" omit de mentionner Liquica même une fois." (FDC, p. 194-195) Alors que, rappelons le, objectivement on peut établir que ce qui s'est passé à Liquica est bien pire que ce qui s'est passé à Raçak ne serait-ce qu'en terme de nombre de morts.
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