lundi 6 février 2012

2) Les contraintes invisibles qui pèsent sur la pensée: les filtres de l'actionnariat et de la publicité

2) Montrer comment la dénaturation des témoignages et les pénalités économiques opèrent dans le champ des M.M.C. (Mass Médias Communication)
Les M.M.C constituent un puissant vecteur de ce type de contraintes qui pèsent sur la pensée. On se servira du modèle de propagande de Chomsky/Herman tiré de  La fabrication du consentement (que j' abrégerai par "FDC" par la suite) pour le montrer. A la différence des systèmes totalitaires où la censure est personnalisée et centralisée par un appareil d’Etat, le filtrage de l’information dans les pays formellement démocratiques s’apparente à un mécanisme anonyme et quasi objectif de censure qui peut facilement laisser l’impression trompeuse que la pensée ne subit aucune contrainte. Ne pas apercevoir cela comme ne cessent d’y insister Chomsky et Herman c’est ne rien comprendre à la nature singulière des contraintes qui entravent la pensée libre dans les pays qui se glorifient d’être des "démocraties:"[…]les médias sont de puissantes et efficaces institutions idéologiques qui accomplissent une fonction de propagande au service du système grâce au mécanisme du marché, d’idées reçues intériorisées et d’autocensure, mais sans véritable coercition directe." ( Souligné par moi; FDC, p. 599) Voyons, dans le détail, comment un tel mécanisme opère et comment les pénalités économiques qui s’y exercent conditionnent une considérable dénaturation des témoignages.


Le filtre de l'actionnariat
Le premier des vecteurs de cette contrainte tient au filtre de l’actionnariat, de la taille et de l‘orientation lucrative; il faut mettre ici en avant le fait que l’évolution du coût de production d’un M.M.C depuis le lancement des premiers journaux à grand tirage au XIXème siècle a vertigineusement augmenté si bien que les M.M.C n’ont cessé d’être toujours plus concentré entre les mains du grand capital: en Angleterre,"[en] 1837, le coût moyen nécessaire à la fondation d‘un hebdomadaire national rentable restait inférieur à un millier de livres, avec un seuil de rentabilité d‘environ 6200 exemplaires. En 1867, le coût de lancement d‘un nouveau quotidien à Londres était estimé aux alentours de 50 000 livres. Le Sunday Express, fondé en 1918, dut dépenser, malgré un tirage de 250 000 exemplaires, plus de deux millions de livres avant de pouvoir percer." (F.D.C., p. 29). Nul besoin ici d’une censure personnalisée; il suffit de laisser le marché économique faire son œuvre, il éliminera de lui-même de l’espace public tous ceux ne disposant pas du capital nécessaire pour réaliser les investissements de plus en plus lourds que nécessitent le lancement d’un M.M.C. Ainsi, si on suit l’évolution jusqu’à aujourd’hui on peut faire avec l’écrivain latino-américain Eduardo Galeano le constat actuel que "jamais autant de moyens de communication n’ont été concentrés entre si peu de mains". Tandis qu’en 1983, une cinquantaine de firmes détenaient la quasi-totalité des médias à l’échelle du monde ce nombre était réduit à vingt trois à peine sept ans plus tard et finalement à sept en 2008.


Le filtre de la régulation par la publicité renforce ce mécanisme invisible de censure.
Ici aussi, le grand public n’apercevra pas spontanément comment la publicité peut opérer comme un mécanisme de censure d’une redoutable efficacité. Les pénalités économiques s’exprimeront ici d’abord par le fait qu’un journal qui bénéficie des recettes de la publicité pourra abaisser artificiellement son prix de vente par rapport à un journal qui ne vit que de ses ventes; c’est-ce qui explique que tout un tas de journaux qui bénéficiaient pourtant d’un large public ont du mettre la clef sous la porte et qu’à quelques exceptions près, comme le Canard Enchaîné, ils ont disparu. C’est ainsi, par exemple, qu’en Angleterre, "[la] mort du Herald comme celles de la News Chronicle et du Sunday Citizen s’expliquent en grande partie par un étranglement dû au manque de revenus publicitaires: avec 8,1% du tirage quotidien en circulation, le Herald ne captait que 3,5% du budget publicitaire…" (F.D.C., p.49) Ici encore, nul besoin d’exercer une censure personnalisée; il suffit de livrer l’univers des médias au financement par la publicité pour que s’opère de façon impersonnelle un mécanisme de censure éliminant les médias indépendants.
Les effets conjugués de ces deux premiers filtres expliquent pourquoi Orwell pouvait déjà faire le constat en 1948 que "lorsqu’une presse indépendante de gauche est devenue politiquement possible, la chose était déjà financièrement impossible."(Ecrits politiques 1928-1949, p. 319, éditions Agone) Autrement dit, c’est au moment où se constituait une conscience de classe forte dans le monde ouvrier que celle-ci ne pouvait plus trouver à faire entendre sa voix dans l’univers des M.M.C. du fait des pénalités économiques s’exerçant au travers de ces deux filtres. Cette  concentration  des MMC entre les mains des grandes corporations  aboutit aujourd'hui au genre d'énormités qui fait que, par exemple, un ouvrier pour s'informer sur les affaires du monde  s'adressera,  à une chaîne comme TF1, c'est-à-dire, à un MMC dont le traitement de l'information sera orienté dans un sens tout à fait défavorable aux intérêts  de cet ouvrier. C'est à peu près aussi sensé qu'un agriculteur cultivant ses plantes suivant des procédés biologiques qui prendrait un abonnement pour aller manger tous les jours dans un fast food. Nous tenons ici un des facteurs expliquant que le capitalisme ait gagné "l'éternel combat pour la conquête des esprits" depuis maintenant une bonne trentaine d'années.
 
En effet, il importe de voir que ces pénalités économiques s’accompagnent nécessairement d’une dénaturation des témoignages qui fait que le traitement de l’information dans le cadre des M.M.C. sera fatalement orienté dans un sens favorable aux grandes corporations privées et aux Etats puissants.
L’existence de pénalités économiques conditionne elle-même la dénaturation des témoignages comme le laisse entendre Russell:"[…], si dans une discussion deux partis étaient obligés par la loi à se borner à des déclarations qu’un comité éminent de logiciens considéreraient comme dignes de foi et valides, le mal principal de la propagande telle qu’elle est actuellement conduite demeurerait entier. Imaginons que, sous l’égide d’une telle loi, deux partis dont chacun défend une cause également bonne, mais dont l’un peut dépenser pour la propagande un million de livres et l’autre cent mille seulement: il est évident que les arguments du parti le plus riche seraient plus répandus que ceux du parti le plus pauvre et qu’il l’emporterait." (ibid., pp.171-172) à suivre...

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