Il est courant d'associer l'enseignement de philosophie en lycée avec la promotion d'un esprit libre et critique. Il faut toutefois y regarder de plus près.
Pour cela, il n'est que de remonter à l'origine historique de l'introduction systématique d'un enseignement de philosophie à destination des classes de terminale; on verra très vite que cela n'avait rien à voir avec un quelconque projet d'instruction visant à donner aux individus des armes critiques pour les libérer de la tutelle des autorités instituées dans la société et être capables de formuler par et pour eux-mêmes la question de savoir si l'ordre social dans lequel ils vivent mérite ou non d'être conservé en l'état.
C'est à Victor Cousin que nous devons l'introduction systématique d'un enseignement de philosophie dans les lycées en 1840 sous les auspices de la Monarchie de Juillet. Un régime pas particulièrement connu pour sa défense des idéaux républicains, comme son nom l'indique bien, qui fait la promotion d'un enseignement de philosophie, voilà qui devrait commencer par mettre la puce à l'oreille! Et, en effet, Victor Cousin ne le fait pas du tout au nom d'une instruction publique dédiée à la seule autorité de la vérité. Il le fait très explicitement au nom du projet d'une éducation nationale qui est celui de l'intégration de l'individu à l'ordre social existant sous la tutelle de l'Etat et de l'Eglise réunis. L'enseignement de philosophie participe ainsi d'un projet fondamentalement conservateur, voir carrément réactionnaire, aux antipodes de l'idée que nous pouvons nous faire de la philosophie comme démarche subversive visant à démonter les fausses croyances que génère immanquablement un système de pouvoir .On ne peut être plus explicite quant à ce que doit être une éducation: "Qu’est-ce en effet que l’éducation ? L’apprentissage de la vie qui nous attend au sortir de l’école, soit dans les professions particulières auxquelles la famille nous destine, soit dans ces fonctions générales d’homme et de citoyen auxquelles Dieu et la patrie nous appellent[...]l’éducation générale et publique [...] doit préparer à la vie sociale, telle qu’elle est constituée dans un siècle et dans un pays, non par des pouvoirs éphémères, mais par ces grandes et permanentes institutions qui sont l’esprit et l’âme d’un pays et d’un siècle. Si l’éducation du jeune homme est l’apprentissage et comme l’image anticipée de sa vie future, à ce titre elle est vraie et elle est salutaire ; elle prépare à la société un homme et un citoyen qui sera en harmonie avec elle, et qui, partageant ses instincts, ses préjugés même, la servira sans résistance dans toutes les carrières, utile aux autres, en paix avec lui même.(souligné par moi)[...] Il appartient donc à la société d’intervenir dans l’éducation et de la faire un peu à son image pour que l’éducation lui rende ce que la société lui a donné ; autrement c’est la société qui sème de ses propres mains l’inquiétude, le mécontentement, les révolutions." (V. Cousin, Défense de l'université et de la philosophie, p.4-5, pour le texte entier cf. ici) Ce qu'une éducation nationale doit pouvoir neutraliser ce sont les conditions qui rendraient possibles "le travail par lequel un individu se transforme en agent capable de transformer sa situation au lieu de la reproduire par ses comportements" au profit d'une logique purement fonctionnaliste visant "la formation "d' individus sociaux" possédant les compétences sociales et les comportements les rendant aptes à remplir les fonctions ou rôles que définit pour eux le processus de travail social" pour reprendre les termes d'A. Touraine cité par A. Gorz (Misère du présent et richesse du possible, p.116) Une éducation nationale bien conduite, doit amener l'individu au constat que l'ordre établi est tel qu'il doit être et que la "richesse du possible" n'est, en fait, qu'un ferment de chaos et d'anarchie conduisant au pire.
C'est dans ce contexte qu'un enseignement de philosophie prend son sens. Il sera une composante d'une éducation essentiellement morale qui visera à faire intérioriser aux jeunes les valeurs à partir lesquelles prétend se légitimer l'ordre social existant. Un tel enseignement n'est pas nécessaire pour tous mais avant tout pour ceux destinés à renouveler l'aristocratie au pouvoir. Cousin se situe ici sur la même ligne qui était celle de Voltaire, l'archétype du bon bourgeois cynique dont on se vante tant en France, qui voulait que celui qu'il faut instruire c'est le bon bourgeois des villes qui dispose d'un capital à valoriser. La populace, elle, doit en savoir juste assez pour faire fonctionner ses bras au service de cette valorisation:"L’instruction primaire est faite pour tous, l’instruction secondaire pour un petit nombre. Ce petit nombre est l’aristocratie légitime (souligné par moi) et sans cesse renouvelée de la société moderne. A cette aristocratie-là il faut avant tout des lumières générales ; il lui faut inculquer de bonne heure, non les habitudes prématurées de telle ou telle profession, quelle qu’elle puisse être, mais l’esprit qui fait l’homme et le citoyen. (ibid., p.51-52) C'est donc à cette seule aristocratie que doit être réservée un enseignement de philosophie, non pas evidemment pour aiguiser son sens critique, mais pour lui inculquer des "vérités" que Cousin tient comme allant de soi:
"C’est que l’enseignement philosophique possède deux qualités qui le rendent indispensable : il est, pour l’esprit, la meilleure gymnastique connue, et seul il peut pénétrer les intelligences et surtout les âmes de ces grandes vérités naturelles, placées bien au-dessus de tous les systèmes, qui n’appartiennent à aucune école, mais au sens commun, et qui composent en quelque sorte le patrimoine de la raison humaine ; vérités sans lesquelles il n’y aucune religion révélée possible, ni aucune société, quelle qu’elle soit, monarchique ou républicaine, parce que, sans elles, il ne peut y avoir de véritable morale publique ni privée. (ibid., p.65) Ces "vérités" se réduisent, pour l'essentiel, à celles que prétend révéler l'Eglise:"Viennent ensuite ces autres vérités tout aussi nécessaires qui grâce à Dieu n' ont manqué à aucun homme à aucune société puisque sans elles l' homme n' est pas un homme et la société n' est qu’ un chaos: la spiritualité de l' âme, la liberté de l homme, la loi du devoir, la distinction de la vertu et du vice du mérite et du démérite la divine providence et ses promesses immortelles inscrites dans nos besoins les plus intimes, dans sa justice et dans sa bonté. Ces grandes vérités plus nombreuses et plus lumineuses qu on ne le croit trouvent un consentement naturel et leur ensemble compose une admirable doctrine qu' aucun philosophe ne peut revendiquer comme sa propriété particulière et qu' il importe de déposer dès la jeunesse dans l' intelligence et dans l âme de tous les hommes et de tous les citoyens" (V. Cousin, ibid., p. 67) En somme, comme le résume bien Guillaume Vergne,"un cours de philosophie qui se respecte est un cours qui aboutit à la conclusion que Dieu existe, l’âme est libre, et la société organisée de la meilleure façon qui soit. Il s’agit en l’occurrence de désamorcer la critique d’une philosophie vue comme subversion et contestation de l’ordre établi."(cf. cet article extrait de la série consacrée à l'histoire de l'enseignement de la philosophie) Comme le dit Cousin lui-même, qui se débarasse sans peine de tout les pans de la tradition philosophique où se trouvent mis en doute ces "vérités", "la démonstration de la liberté humaine, celle d’une âme spirituelle, appelée par conséquent à d’autres destinées que la matière, celle encore de la divine Providence et de ses grands attributs [...] Il faut enseigner toutes ces vérités aux élèves de nos collèges. Il faut leur bien mettre dans l’esprit qu’elles sont indubitables et aussi certaines que toutes les vérités qu’enseignent les lettres et les sciences. Il importe aussi de faire voir qu’excepté un très-petit nombre de génies infortunés qui se sont égarés dans leurs propres pensées, en voulant s’écarter de la foi universelle de leurs semblables, tous les hommes ont toujours possédé ces vérités..." (ibid., p.103-104)
Une éducation nationale bien conduite doit donc méthodiquement, connsciencieusement, stériliser toute capacité imaginative des individus qui les conduirait à imaginer et vouloir autre chose que ce qui est. L'enseignement de philosophie est le "couronnement" de cette entreprise de démolition de l'héritage démocratique. En effet, ne nous y trompons pas; ce que Cousin formule ainsi:" il faut résolument placer à la base de toute étude sociale cette notion de toute expérience : on ne se révolte pas contre ce qui est ; on ne substitue pas, dans la pratique sociale, ce qui pourrait être à ce qui est ", constitue la négation la plus radicale qui soit du projet de l'institution d'une société autonome que Castoriadis comprenait comme étant le projet fondateur de la civilisation greco occidentale: le premier germe d'une société démocratique est contenu dans l'idée qu'une société n'est autonome qu'à partir du moment où elle est capable de mettre en question ses propres lois en ayant reconnu qu'elles n'ont pour source aucune puissance transcendante ( Dieu, la Nature, L'Histoire ou que sais-je encore), mais seulement celle d'individus sociaux délibérant ensemble. On n'accède à l'autonomie aussi bien sur les plans individuel que collectif qu'à partir du moment où l'on peut formuler la question de savoir s'il est juste ou injuste que les lois de la société soient ainsi et pas autrement: c'est à partir de cette question matricielle, que les grecs ont inventé un nouveau sens de la politique entre le VIIIème et le Vème siècle avant Jésus Christ, héritage qu'il s'agit de reléguer dans les poubelles de l'histoire dans le cadre de ce projet d'éducation nationale.
J'ai bien peur que nous ne soyons pas sortis du cousinisme pour une frange non négligeable du corps des enseignants de philosophie et qu'au plus haut niveau de l'Etat, on soit de fervents défenseurs de l'enseignement de philosophie pris en ce sens. Evidemment les "vérités" à promouvoir , c'est-à-dire, en réalité, les dogmes nécessaires à la légitimation de l'ordre établi, ne sont plus celles dont l'Eglise était le dépositaire autrefois, l'existence d'un "Dieu juste et rénumérateur", l'immortalité de l'âme et son libre arbitre. On les trouvera aujourd'hui dans le catéchisme républicain des droits de l'homme et de la démocratie visant à faire intérioriser par l'élève l'idée que l'ordre social dans lequel il vit est le meilleur possible et que toute transformation ne pourrait conduire qu'au pire avec pour canevas le sophisme ressorti à tout bout de champ dès que l'ordre institué est mis en danger:"Nous vivons en démocratie donc quiconque estime qu'il faut transformer l'ordre établi aspire à détruire la démocratie." On affublera un tel individu des étiquettes habituelles de "fasciste, lepéniste, poujadiste, populiste," etc. La pièce bancale du raisonnement qui fausse tout son enchainement est evidemment la prémice, "Nous sommes en démocratie", ce qui constitue une contre-vérité manifeste pour quiconque s'est instruit sur les intentions qui étaient celles des bourgeoisies révolutionnaires fondatrices des Etats républicains modernes, aussi bien France, en Angleterre qu'aux Etats-Unis: il ne s'agissait, pour elles, nullement d'instituer une démocratie mais ce qu'ils formulaient très consciemment comme un projet alternatif qu'ils appelaient le "gouvernement représentatif" réservé à une aristocratie élective.
Tel est le néo cousinisme dont la redoutable efficacité saute aux yeux à la lecture du moindre lot de copies du baccalauréat: on a simplement remplacé un catéchisme chrétien par un autre, bourgeois, républicain et "droit-de-l'hommiste". Je ne peux que souscrire aux conclusions qui étaient celles de Pierre Macherey et qui sonnait comme une invitation pour le professeur de philosophie à prendre connaissance de l'origine du cadre institutionnel dans lequel il exerce sa mission :"Et qu’on se le dise : dans les idées comme dans les faits, politiquement, idéologiquement et philosophiquement, pour ne pas parler du reste, nous ne sommes toujours pas sortis du XIX’ siècle, que nous tenons si particulièrement à ignorer parce que c’est de lui que nous tirons la plupart de nos pauvres raisons de vivre et de penser." (Cf. le texte entier)
Pour cela, il n'est que de remonter à l'origine historique de l'introduction systématique d'un enseignement de philosophie à destination des classes de terminale; on verra très vite que cela n'avait rien à voir avec un quelconque projet d'instruction visant à donner aux individus des armes critiques pour les libérer de la tutelle des autorités instituées dans la société et être capables de formuler par et pour eux-mêmes la question de savoir si l'ordre social dans lequel ils vivent mérite ou non d'être conservé en l'état.
C'est à Victor Cousin que nous devons l'introduction systématique d'un enseignement de philosophie dans les lycées en 1840 sous les auspices de la Monarchie de Juillet. Un régime pas particulièrement connu pour sa défense des idéaux républicains, comme son nom l'indique bien, qui fait la promotion d'un enseignement de philosophie, voilà qui devrait commencer par mettre la puce à l'oreille! Et, en effet, Victor Cousin ne le fait pas du tout au nom d'une instruction publique dédiée à la seule autorité de la vérité. Il le fait très explicitement au nom du projet d'une éducation nationale qui est celui de l'intégration de l'individu à l'ordre social existant sous la tutelle de l'Etat et de l'Eglise réunis. L'enseignement de philosophie participe ainsi d'un projet fondamentalement conservateur, voir carrément réactionnaire, aux antipodes de l'idée que nous pouvons nous faire de la philosophie comme démarche subversive visant à démonter les fausses croyances que génère immanquablement un système de pouvoir .On ne peut être plus explicite quant à ce que doit être une éducation: "Qu’est-ce en effet que l’éducation ? L’apprentissage de la vie qui nous attend au sortir de l’école, soit dans les professions particulières auxquelles la famille nous destine, soit dans ces fonctions générales d’homme et de citoyen auxquelles Dieu et la patrie nous appellent[...]l’éducation générale et publique [...] doit préparer à la vie sociale, telle qu’elle est constituée dans un siècle et dans un pays, non par des pouvoirs éphémères, mais par ces grandes et permanentes institutions qui sont l’esprit et l’âme d’un pays et d’un siècle. Si l’éducation du jeune homme est l’apprentissage et comme l’image anticipée de sa vie future, à ce titre elle est vraie et elle est salutaire ; elle prépare à la société un homme et un citoyen qui sera en harmonie avec elle, et qui, partageant ses instincts, ses préjugés même, la servira sans résistance dans toutes les carrières, utile aux autres, en paix avec lui même.(souligné par moi)[...] Il appartient donc à la société d’intervenir dans l’éducation et de la faire un peu à son image pour que l’éducation lui rende ce que la société lui a donné ; autrement c’est la société qui sème de ses propres mains l’inquiétude, le mécontentement, les révolutions." (V. Cousin, Défense de l'université et de la philosophie, p.4-5, pour le texte entier cf. ici) Ce qu'une éducation nationale doit pouvoir neutraliser ce sont les conditions qui rendraient possibles "le travail par lequel un individu se transforme en agent capable de transformer sa situation au lieu de la reproduire par ses comportements" au profit d'une logique purement fonctionnaliste visant "la formation "d' individus sociaux" possédant les compétences sociales et les comportements les rendant aptes à remplir les fonctions ou rôles que définit pour eux le processus de travail social" pour reprendre les termes d'A. Touraine cité par A. Gorz (Misère du présent et richesse du possible, p.116) Une éducation nationale bien conduite, doit amener l'individu au constat que l'ordre établi est tel qu'il doit être et que la "richesse du possible" n'est, en fait, qu'un ferment de chaos et d'anarchie conduisant au pire.
C'est dans ce contexte qu'un enseignement de philosophie prend son sens. Il sera une composante d'une éducation essentiellement morale qui visera à faire intérioriser aux jeunes les valeurs à partir lesquelles prétend se légitimer l'ordre social existant. Un tel enseignement n'est pas nécessaire pour tous mais avant tout pour ceux destinés à renouveler l'aristocratie au pouvoir. Cousin se situe ici sur la même ligne qui était celle de Voltaire, l'archétype du bon bourgeois cynique dont on se vante tant en France, qui voulait que celui qu'il faut instruire c'est le bon bourgeois des villes qui dispose d'un capital à valoriser. La populace, elle, doit en savoir juste assez pour faire fonctionner ses bras au service de cette valorisation:"L’instruction primaire est faite pour tous, l’instruction secondaire pour un petit nombre. Ce petit nombre est l’aristocratie légitime (souligné par moi) et sans cesse renouvelée de la société moderne. A cette aristocratie-là il faut avant tout des lumières générales ; il lui faut inculquer de bonne heure, non les habitudes prématurées de telle ou telle profession, quelle qu’elle puisse être, mais l’esprit qui fait l’homme et le citoyen. (ibid., p.51-52) C'est donc à cette seule aristocratie que doit être réservée un enseignement de philosophie, non pas evidemment pour aiguiser son sens critique, mais pour lui inculquer des "vérités" que Cousin tient comme allant de soi:
"C’est que l’enseignement philosophique possède deux qualités qui le rendent indispensable : il est, pour l’esprit, la meilleure gymnastique connue, et seul il peut pénétrer les intelligences et surtout les âmes de ces grandes vérités naturelles, placées bien au-dessus de tous les systèmes, qui n’appartiennent à aucune école, mais au sens commun, et qui composent en quelque sorte le patrimoine de la raison humaine ; vérités sans lesquelles il n’y aucune religion révélée possible, ni aucune société, quelle qu’elle soit, monarchique ou républicaine, parce que, sans elles, il ne peut y avoir de véritable morale publique ni privée. (ibid., p.65) Ces "vérités" se réduisent, pour l'essentiel, à celles que prétend révéler l'Eglise:"Viennent ensuite ces autres vérités tout aussi nécessaires qui grâce à Dieu n' ont manqué à aucun homme à aucune société puisque sans elles l' homme n' est pas un homme et la société n' est qu’ un chaos: la spiritualité de l' âme, la liberté de l homme, la loi du devoir, la distinction de la vertu et du vice du mérite et du démérite la divine providence et ses promesses immortelles inscrites dans nos besoins les plus intimes, dans sa justice et dans sa bonté. Ces grandes vérités plus nombreuses et plus lumineuses qu on ne le croit trouvent un consentement naturel et leur ensemble compose une admirable doctrine qu' aucun philosophe ne peut revendiquer comme sa propriété particulière et qu' il importe de déposer dès la jeunesse dans l' intelligence et dans l âme de tous les hommes et de tous les citoyens" (V. Cousin, ibid., p. 67) En somme, comme le résume bien Guillaume Vergne,"un cours de philosophie qui se respecte est un cours qui aboutit à la conclusion que Dieu existe, l’âme est libre, et la société organisée de la meilleure façon qui soit. Il s’agit en l’occurrence de désamorcer la critique d’une philosophie vue comme subversion et contestation de l’ordre établi."(cf. cet article extrait de la série consacrée à l'histoire de l'enseignement de la philosophie) Comme le dit Cousin lui-même, qui se débarasse sans peine de tout les pans de la tradition philosophique où se trouvent mis en doute ces "vérités", "la démonstration de la liberté humaine, celle d’une âme spirituelle, appelée par conséquent à d’autres destinées que la matière, celle encore de la divine Providence et de ses grands attributs [...] Il faut enseigner toutes ces vérités aux élèves de nos collèges. Il faut leur bien mettre dans l’esprit qu’elles sont indubitables et aussi certaines que toutes les vérités qu’enseignent les lettres et les sciences. Il importe aussi de faire voir qu’excepté un très-petit nombre de génies infortunés qui se sont égarés dans leurs propres pensées, en voulant s’écarter de la foi universelle de leurs semblables, tous les hommes ont toujours possédé ces vérités..." (ibid., p.103-104)
Une éducation nationale bien conduite doit donc méthodiquement, connsciencieusement, stériliser toute capacité imaginative des individus qui les conduirait à imaginer et vouloir autre chose que ce qui est. L'enseignement de philosophie est le "couronnement" de cette entreprise de démolition de l'héritage démocratique. En effet, ne nous y trompons pas; ce que Cousin formule ainsi:" il faut résolument placer à la base de toute étude sociale cette notion de toute expérience : on ne se révolte pas contre ce qui est ; on ne substitue pas, dans la pratique sociale, ce qui pourrait être à ce qui est ", constitue la négation la plus radicale qui soit du projet de l'institution d'une société autonome que Castoriadis comprenait comme étant le projet fondateur de la civilisation greco occidentale: le premier germe d'une société démocratique est contenu dans l'idée qu'une société n'est autonome qu'à partir du moment où elle est capable de mettre en question ses propres lois en ayant reconnu qu'elles n'ont pour source aucune puissance transcendante ( Dieu, la Nature, L'Histoire ou que sais-je encore), mais seulement celle d'individus sociaux délibérant ensemble. On n'accède à l'autonomie aussi bien sur les plans individuel que collectif qu'à partir du moment où l'on peut formuler la question de savoir s'il est juste ou injuste que les lois de la société soient ainsi et pas autrement: c'est à partir de cette question matricielle, que les grecs ont inventé un nouveau sens de la politique entre le VIIIème et le Vème siècle avant Jésus Christ, héritage qu'il s'agit de reléguer dans les poubelles de l'histoire dans le cadre de ce projet d'éducation nationale.
J'ai bien peur que nous ne soyons pas sortis du cousinisme pour une frange non négligeable du corps des enseignants de philosophie et qu'au plus haut niveau de l'Etat, on soit de fervents défenseurs de l'enseignement de philosophie pris en ce sens. Evidemment les "vérités" à promouvoir , c'est-à-dire, en réalité, les dogmes nécessaires à la légitimation de l'ordre établi, ne sont plus celles dont l'Eglise était le dépositaire autrefois, l'existence d'un "Dieu juste et rénumérateur", l'immortalité de l'âme et son libre arbitre. On les trouvera aujourd'hui dans le catéchisme républicain des droits de l'homme et de la démocratie visant à faire intérioriser par l'élève l'idée que l'ordre social dans lequel il vit est le meilleur possible et que toute transformation ne pourrait conduire qu'au pire avec pour canevas le sophisme ressorti à tout bout de champ dès que l'ordre institué est mis en danger:"Nous vivons en démocratie donc quiconque estime qu'il faut transformer l'ordre établi aspire à détruire la démocratie." On affublera un tel individu des étiquettes habituelles de "fasciste, lepéniste, poujadiste, populiste," etc. La pièce bancale du raisonnement qui fausse tout son enchainement est evidemment la prémice, "Nous sommes en démocratie", ce qui constitue une contre-vérité manifeste pour quiconque s'est instruit sur les intentions qui étaient celles des bourgeoisies révolutionnaires fondatrices des Etats républicains modernes, aussi bien France, en Angleterre qu'aux Etats-Unis: il ne s'agissait, pour elles, nullement d'instituer une démocratie mais ce qu'ils formulaient très consciemment comme un projet alternatif qu'ils appelaient le "gouvernement représentatif" réservé à une aristocratie élective.
Tel est le néo cousinisme dont la redoutable efficacité saute aux yeux à la lecture du moindre lot de copies du baccalauréat: on a simplement remplacé un catéchisme chrétien par un autre, bourgeois, républicain et "droit-de-l'hommiste". Je ne peux que souscrire aux conclusions qui étaient celles de Pierre Macherey et qui sonnait comme une invitation pour le professeur de philosophie à prendre connaissance de l'origine du cadre institutionnel dans lequel il exerce sa mission :"Et qu’on se le dise : dans les idées comme dans les faits, politiquement, idéologiquement et philosophiquement, pour ne pas parler du reste, nous ne sommes toujours pas sortis du XIX’ siècle, que nous tenons si particulièrement à ignorer parce que c’est de lui que nous tirons la plupart de nos pauvres raisons de vivre et de penser." (Cf. le texte entier)
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