Mise à jour, 31-05-20
Introduction.
1) Comprendre d'abord le sens de ce que les grecs ont inventé sous le nom de "démocratie"; il apparaîtra alors qu'un abîme sépare la démocratie antique et les "démocraties" modernes à tel point qu'il est légitime de demander si ces dernières méritent leur qualificatif de "démocratique".
2) La réaction platonicienne.
Platon constitue le coup d'envoi d'une autre tradition de philosophie politique qui se présente, au contraire, comme étant antidémocratique. Il serait donc inexact de dire que philosophie et démocratie marchent nécessairement main dans la main. Il y a là un choix philosophique et politique majeur à faire entre deux traditions de philosophie politique. Celle, solidaire de l'invention de la démocratie qu'on retrouve dans la grande sophistique du Vème siècle avant J-C ou celle qu'inaugure Platon.
3) Les démocraties modernes: ce que nous appelons aujourd'hui "démocratie" en est-elle véritablement une? Il y a ici un examen critique radical à faire des institutions de notre société en se demandant si elles n'usurpent pas grandement leur appellation.
4) Existe-t-il une alternative démocratique à nos institutions politiques actuelles? L’histoire des révolutions modernes indique une telle alternative au travers des luttes politiques populaires qui ont permis d'inventer une forme alternative de fonctionnement radicalement démocratique de la société. C’est ce qu'on appellera le système des conseils qui constitue, malheureusement, la part oubliée de notre héritage révolutionnaire moderne. C’est l'échec récurrent de ce système dans l'histoire moderne comme alternative authentiquement démocratique au système actuel qui doit faire réfléchir. Quelles sont les raisons d'un tel échec? L'oeuvre choisie, H. Arendt, Réflexions sur la Révolution hongroise traitera précisément de cette thématique; nous y renvoyons.
I L'invention grecque de la démocratie.
La civilisation occidentale moderne est porteuse de deux grandes significations imaginaires, celle du capitalisme et celle de la démocratie. Sur la nature extrêmement problématique de leur rapport nous renvoyons à Socialisme ou barbarie. C'est pourquoi pour comprendre notre être social-historique il importe de réfléchir en priorité sur ces deux choses et aux liens complexes qu'elles ont pu nouer entre elles.
Pour comprendre ce que pourrait être une authentique démocratie, le mieux est de commencer par revenir à sa source grecque. Et d'abord, nous reprenons à dessein l’expression de "germe" qu’employait Castoriadis à propos de l’invention par l’antiquité grecque de la démocratie. Nous prévenons par là toutes les objections habituelles qui consistent à dénoncer un système où, en réalité, seule une minorité d’hommes exerçaient réellement le pouvoir politique au détriment de la grande majorité des femmes, esclaves et métèques (résidents étrangers); notons bien, à ce propos, que l'esclavage, comme le patriarcat, étaient loins d'être une exclusivité grecque à cette époque, mais se trouvaient très largement répandus de par le monde. Parler de "germe", c’est déjà vouloir dire que la démocratie antique ne constitue évidemment pas un modèle valable de toute éternité qu’il suffirait de reproduire tel quel: à peu près personne ne soutiendrait une idée aussi grotesque. Mais, c’est vouloir signifier que ces objections restent terriblement superficielles en ce qu’elles sont aveugles à l’essentiel de ce qui commence à se tramer entre le VIIIème et le Vème siècle avant J-C, dans cette région du monde, à savoir le début d’une mutation anthropologique qu’il reste aujourd’hui à faire fructifier en universalisant et en radicalisant la démocratie, ce qui est censé constituer le grand apport des temps modernes à cet héritage. En quoi consiste l’amorce de cette mutation qui s’esquisse avec l’invention grecque de la démocratie? Tel nous semble être le biais adéquat par lequel aborder ce la question de la démocratie.
a) Les conditions de l'invention de la démocratie.
Pour que les grecs aient eu l'idée d'inventer la démocratie il a fallu que deux choses clefs soient d'abord admises. D’abord l'origine purement sociale et humaine des lois qui régissent l'organisation de la vie en société. Dans le cadre d'une société traditionnelle, les institutions de la société ont toujours un caractère sacré qui vient de la croyance en leur origine divine, ou, à tout le moins, extra-humaine. Dès lors il ne peut être question de les discuter et de les soumettre à un débat public. Ce que les inventeurs de la démocratie ont dû reconnaître, c'est l'origine purement humaine du NOMOS qu'ils opposent à la PHUSIS (la nature).L'idée que le NOMOS est œuvre purement humaine, qu'il ne doit rien ni à la nature, ni aux dieux est une des deux idées-forces qui a présidé à l'invention de la démocratie. C’est ce qui ferait, d'après un penseur comme Castoriadis, la véritable originalité du monde grec et de la démocratie athénienne la première ébauche d'une société autonome dans l'histoire (point à discuter, éventuellement, tenant compte des acquis récents de la recherche en anthropologie).
Deuxième idée-force qui a présidé à l'invention de la démocratie: la politique n'est pas une affaire d'experts ou de spécialistes mais l'affaire de tous. La fin du mythe de Protagoras donne les clefs du véritable esprit démocratique:"Hermès demande alors à Zeus de quelle façon il doit faire don aux hommes de la Justice et de la Vergogne:"Dois-je les répartir de la manière dont les arts l'ont été? Leur répartition a été opérée comme suit: un seul homme qui possède l'art de la médecine suffit pour un grand nombre de profanes, et il en est de même pour les autres artisans. Dois-je répartir ainsi la Justice et la Vergogne, ou dois-je les répartir entre tous? Zeus répondit:"Répartis-les entre tous, et que tous y prennent part; car il ne pourrait y avoir de cités, si seul un petit nombre d'hommes y prenaient part, comme c'est le cas pour les autres arts ..." (Platon, Protagoras, 323a). Protagoras est donc une des grandes figures de la sophistique, la pensée issue de l'esprit de la démocratie, que Platon a passé son temps à dénigrer (souvent pour de mauvaises raisons, parfois, pour de bonnes). Protagoras soutient ici que l’intelligence politique est à comprendre par distinction avec l'intelligence technique. Celle-ci est une affaire de spécialistes, la politique non. Savoir construire un pont est une affaire d'expert. Savoir s'il est juste ou non de le faire est l'affaire politique de tous les citoyens; pour se prononcer sur le juste/injuste tout le monde a une égale capacité. La question du juste/injuste est ainsi l'enjeu essentiel du débat et de l'action politique et cette question ne peut être résolue par la science, ni par des experts ou spécialistes. Elle est affaire de doxa= opinion que chacun est également apte à formuler. Il faut tout de suite bien intégrer ici le fait que, même si l'accès à la citoyenneté était réservée à une minorité, celle-ci était quand même constituée, pour la plus grande part, de gens pauvres, petits boutiquiers, artisans ou paysans. C'était d'ailleurs le critère qui permettaient à Aristote ou Platon de délimiter un régime de type démocratique, savoir, celui où les pauvres exercent le pouvoir.
Cependant, dire que le jugement politique est affaire d'opinions et non de science ne veut pas dire non plus que n'importe quelle opinion en vaut une autre. Les Grecs avaient bien compris qu'une opinion n'a une valeur sur le plan politique que si elle est capable de voir plus loin que le seul intérêt personnel de celui qui la formule car ce qu'elle doit viser c'est le sens du bien commun (ce qui est ouvert à tous par opposition à la propriété privée). Les Athéniens avaient une procédure qui nous semblerait aujourd'hui curieuse mais qui illustre pourtant parfaitement ce sens du commun: quand il fallait voter pour décider si on devait déclarer la guerre, tous les citoyens qui étaient frontaliers avec l'ennemi potentiel étaient exclus du vote; on estimait que leur jugement politique serait faussé et orienté exclusivement en fonction de leur intérêt particulier. Imagine-t-on aujourd'hui interdire aux députés de voter eux-mêmes leur système de retraite?
b) Egalité et liberté
Il en découle que le principe clef qui préside à l'institution de la démocratie est un principe d'égalité entre tous les citoyens. Cette égalité politique s'exprime sous trois formes:
L'isonomia: égalité quant au partage du pouvoir législatif; pour faire et décider des lois, tous les citoyens ont une égale capacité; ainsi à Athènes, n'importe quel citoyen pouvait déposer une proposition de loi pour la soumettre au vote de l'assemblée populaire. On voit très vite que ce n'est plus le cas dans les "démocraties modernes" où le pouvoir législatif est le monopole des politiciens professionnels.
L'iségoria: égalité quant au partage de la parole publique; aucun groupe dans l'espace de la cité ne peut prétendre détenir le monopole de la parole publique légitime; le temps de parole est partagé de façon égale entre tous les citoyens; il n'est pas difficile de deviner là aussi que dans les "démocraties" modernes, la parole publique légitime est le monopole d'une élite de politiciens professionnels.
L'isokratéia: égalité quant au partage du pouvoir. C’est la définition que donnait Aristote de la démocratie: un régime où chaque citoyen est capable d'être, tour à tour, gouvernant et gouverné. Ici encore le gouvernement est devenu dans nos sociétés modernes une affaire de spécialistes de la politique. Il serait inconcevable qu'on puisse aujourd'hui décider de mettre n'importe aux postes des ministères.
L’égalité sous cette triple forme est la condition nécessaire de la liberté. Dans les sociétés modernes on présente souvent les principes d'égalité et de liberté sinon comme contradictoires du moins comme difficilement compatibles. La raison en est que nous n'avons plus du tout la même conception de la liberté. Pour le démocrate athénien de l'antiquité, la liberté c'est la liberté publique de participer au pouvoir dans sa triple dimension, législative, exécutive et judiciaire. Le principe d'égalité quant au partage du pouvoir garantit la liberté de chaque citoyen. Arendt dira que c'est seulement là où le pouvoir est partagé de façon égale entre tous, que la société ne se répartit plus en dominants/dominés, que la liberté de chacun peut s'exercer, que pouvoir et liberté peuvent marcher ensemble et s'accorder. Là où le pouvoir est le monopole d'un groupe de politiciens professionnels dans une société comme la nôtre, pouvoir et liberté se séparent et comme les modernes on ira chercher la liberté non plus dans le domaine de la vie publique, mais dans celui des affaires privées. C’est ainsi au nom de la libre entreprise privée qu'on justifie la nécessité d'inégalités et que liberté et égalité finissent par apparaître contradictoires.
c)Les institutions de la démocratie.
Ce triple principe d'égalité, les inventeurs de la démocratie l'ont réalisé au travers d'institutions; un principe aussi beau soit-il ne reste qu'une vaine formule théorique tant qu'il ne peut trouver à s'incarner dans des institutions qui lui donnent corps et lui garantissent une permanence dans le temps qui lui permette de survivre au va-et-vient des générations.
La première de toutes est l'Ekklesia = assemblée du peuple qui est la source de tout le pouvoir; c'est dans l'Ekklesia que les lois sont votées (pouvoir législatif), les membres des jurés populaires (pouvoir judiciaire) et les magistratures (pouvoir exécutif) tirés au sort. Cet assemblée est à distinguer rigoureusement des assemblées parlementaires dans les sociétés modernes; celles -ci constituent des assemblées de représentants du peuple: dans celles-ci le citoyen lambda n'a aucun droit d'intervenir; l'ekklesia est l'assemblée du peuple lui-même: c'est -à-dire que tout citoyen peut y participer avec le même droit que tous les autres; c'est toute l'abîme qui sépare une démocratie directe d'une démocratie dite "représentative" (dont on verra par la suite si elle n'est pas une contradiction dans les termes). Le terme même d' "ekklesia " est un de ces mots qui a eu une curieuse histoire: désignant d'abord l'institution fondamentale de la démocratie, il a été récupéré par la religion pour désigner dans les Evangiles la communauté des premiers chrétiens. L'Eglise primitive formait pourtant bien une sorte d'assemblée démocratique conforme à l'esprit de l'Ekklesia grecque; les apôtres prenant collégialement les décisions sur ce qu'ils devaient faire après la mort de leur maître. C'est, du moins, ainsi qu'elle apparaît dans le texte du Nouveau Testament, de Luc (qui était grec, soit dit en passant), L'acte des apôtres:"La multitude de ceux qui avaient cru n'était qu'un coeur et qu'une âme. Nul ne disait que ses biens lui appartinssent en propre, mais tout était commun entre eux [je souligne]." (Acte des apôtres, 4, 32) C'est là une façon de s'organiser qui apparaîtrait aujourd'hui pour la doxa (opinion) dominante libérale comme celle de fanatiques du communisme menaçant nos libertés fondamentales! Et pourtant, si l'on doit se fier au texte évangélique lui-même, c'est bien ainsi que semblait fonctionner l'Eglise primitive, qui aurait donc pu être, au vrai sens du terme, une "Ekklesia". Notons que c'est à cette tradition que s'est rattaché, par exemple, le socialisme chrétien de notre époque. C'est par la suite qu'"ekklesia" finit par désigner "l'Eglise" de Rome, soit une structure pyramidale et hiérarchisée du pouvoir, précisément le contraire du sens premier du terme "ekklesia".
La deuxième institution clef de la démocratie athénienne, c'est la procédure d'élection par tirage au sort. Cette idée nous semble aujourd'hui curieuse et pourtant les inventeurs de la démocratie ont toujours considéré que le seul mode d'élection authentiquement démocratique est le tirage au sort; l'élection par le vote, que nous prenons de nos jours pour le fondement même des démocraties, était toujours regardé comme un principe aristocratique et antidémocratique: voter pour quelqu'un c'est estimer qu'en ce qui concerne les choses de la politique il y en a des plus compétents et des meilleurs que d'autres, les aristoï (les meilleurs), c'est admettre l'existence d'une hiérarchie entre les individus dans l'ordre du savoir politique; or c'est justement ce que conteste les inventeurs de la démocratie: en matière de jugement politique, nous sommes tous égaux. Seul le tirage au sort est une procédure d'élection qui respecte le principe d'égalité entre tous les citoyens: devant le hasard nous sommes égaux. Il serait évidemment totalement déraisonnable d'appliquer ce principe tel quel de nos jours pour élire un premier ministre par exemple. Mais si c'est devenu inconcevable, c'est d'abord pour une raison essentielle qui tient au fait que notre société est très largement dépolitisée et qu'il n'existe aucun lieu institutionnel de nos jours où les individus auraient l'occasion et le temps d'exercer et de former leur intelligence politique: comparativement aux grecs il n'est pas exagéré de dire que nous sommes devenus des idiots politiquement parlant. Tout au contraire, chaque citoyen, dans l'Athènes démocratique, dès son plus jeune âge, assimilait l'éducation politique nécessaire à l'exercice du pouvoir. Les Grecs n'avaient pas d'école, une institution séparée du reste de la société gérée par l'Etat et prenant sur elle les fonctions d'éducation; c'est essentiellement dans la société elle-même que se faisait l'éducation de la jeunesse de façon informelle:" Un jeune homme recevait son éducation en assistant à l'Assemblée; il y apprenait [...] les problèmes politiques auxquels Athènes avait à faire face, les alternatives, les arguments, et il apprenait à évaluer les hommes qui se présentaient comme "faiseurs de décisions politiques", comme dirigeants." (Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, p. 82) C'est ce qui fait qu'un grand penseur libéral du XIXème siècle, J. S. Mill, considérait que les Athéniens avaient atteint un niveau d'intelligence politique tout à fait unique dans l'histoire:"Malgré les défauts du système social et des idées morales de l'antiquité, la pratique des dicastéria (jurys) et de l'Ecclésia (assemblée) élevait le niveau intellectuel d'un simple citoyen d'Athènes bien au-dessus de ce qu'on a jamais atteint dans aucune autre agglomération d'hommes, antique ou moderne... Il est appelé, dans ce type d'engagements, à peser des intérêts qui ne sont pas les siens, à consulter en face de prétentions contradictoires une autre règle que ses penchants particuliers, à mettre incessamment en pratique des principes et des maximes dont la raison d'être est le bien public. Et il trouve en général, à côté de lui, dans cette besogne, des esprits plus familiarisés avec ces idées et opérations, dont l'étude fournira des raisons à son intelligence et des excitants à son sentiment du bien public." (J.S. Mill cité par M.I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, pp. 83-84) Il est d'ailleurs assez remarquable de constater, à ce sujet que, dans les compte rendus que les missionnaires chrétiens faisaient de leurs premières rencontres avec les Indiens d'Amérique, ils étaient surpris par la grande capacité de leurs interlocuteurs à mener une discussion argumentée sur toute sorte de sujet et cela s'expliquait finalement assez bien, comme dans le cas d'Athènes, par le caractère démocratique de leurs institutions qui faisaient participer quotidiennement chaque membre de la communauté aux débats du jour, comme le notait un jésuite comme Lejeune:"Il n’y en a presque aucun qui soit incapable de converser ou de raisonner très bien, et en bons termes, sur des sujets dont ils ont connaissance. Les conseils, qui se tiennent presque tous les jours dans les Villages, et sur presque tous les sujets, améliorent leur capacité de dialogue." (Cité par D. Graeber, La sagesse de Kondiaronk) Il faut en tirer cette implication tout à fait essentielle, pour notre propre société, de l'inanité de l'argument élitiste qui prétend que les gens du peuple ne sont pas assez matures pour leur confier le pouvoir politique. Attendre que les individus aient la culture politique suffisante avant de leur accorder des institutions démocratiques serait comme vouloir attendre que quelq'un ait appris à nager avant de le jeter à l'eau: l'éternité n'y suffirait pas.
Dans le cas des Athéniens, c'est ce qui fait qu'ils n'avaient finalement pas à tant à craindre que cela de tirer au sort les magistratures y compris pour celles les plus importantes: pour élire les membres du pouvoir judiciaire (juges, jurys populaires...), du pouvoir exécutif ( ce que nous appellerions les présidents/ministres aujourd'hui).Les seules exceptions qui dérogeaient au principe concernaient les fonctions de commandement militaires pour lesquelles il fallait des experts dans l'art de la guerre (l'Athènes de l'antiquité, ne nous le cachons pas, était une société terriblement guerrière), et, ponctuellement, pour choisir un architecte pour la construction d'un bâtiment public. Un tel mode d'élection par le sort n'est viable que si nous avons à faire à des individus qui ont reçu l'éducation politique nécessaire pour ne pas avoir à craindre de tirer au sort un individu incapable de prendre en charge le commun.
L’éducation, ce que les Grecs appelaient la païdeia, a donc un rôle immense à jouer ici. La façon dont ils la concevaient était ainsi intimement liée à l'idée qu'ils se faisaient de ce que devait être un citoyen. Pour eux, celui qui apprenait un art ou science quelconque n'était pas d'abord destiné à devenir un professionnel de la discipline en question; ceux qu'on formait pour un métier déterminé, c'étaient les esclaves (par exemple pour la comptabilité; nos banquiers actuels n'auraient guère eu mieux que ce statut!). Un bon citoyen devait, par définition, pouvoir disposer d'une culture générale, ce qui est, évidemment, à mettre en relation avec ce principe clé de la démocratie, que l'art politique n'est pas une affaire de spécialistes. En outre, une des institutions qui a joué un grand rôle dans la formation du sens politique du citoyen athénien était le théâtre antique de la tragédie. L’antiquité grecque n'avait pas la télévision ou Internet, mais elle avait le théâtre et les tragédies qu'on y jouait. Celles-ci enseignaient plusieurs choses essentielles aux athéniens. La tragédie d'Antigone, par exemple, conforme à l'esprit de la démocratie, mettait en scène deux raisons opposées qui, chacune prise séparément, sont parfaitement respectables: la raison d'Antigone qui la conduit à vouloir donner une sépulture à son frère et la raison de Cléon qui le conduit à condamner quelqu'un qui a trahi la cité: cette opposition met en scène l'essence même du débat démocratique qui est de viser l'expression de la pluralité des opinions qui s'affrontent, affrontement qui ne peut être surmonté que par l'art du débat contradictoire et du compromis. Cela recoupe la définition que Ricoeur (philosophe contemporain) donnait de la démocratie:" est démocratique une société qui se reconnaît divisée, c'est-à-dire, traversée par des contradictions d'intérêts et qui se fixe comme modalité d'associer à part égale chaque citoyen dans l'expression de ses contradictions, l'analyse de ses contradictions et la mise en délibération de ses contradictions en vue d'arriver à un arbitrage". La tragédie enseignait ainsi les méfaits de la démesure, ici incarnés dans l'incapacité à vouloir entendre les raisons de l'autre, et pour ramener les hommes à la conscience de leur finitude, elle n'avait de cesse de leur rappeler la mortalité de leur existence: celui qui verse dans la démesure (l'hubris) finit toujours par subir le verdict de la destruction la plus terrible qui soit par la Némésis, une sorte de justice immanente (vs transcendante, par exemple un dieu dans l'au-delà) et impersonnelle qui s'abat sur lui.
d) Autonomie et autolimitation
Ce dernier aspect de la tragédie nous renvoie à la nécessité dans un régime démocratique que la population soit capable de s'autolimiter; la contrepartie de l'autonomie, c'est l'autolimitation.
AUTONOMIE = AUTOS (par-soi-même) + NOMOS (les règles culturelles instituées dans la société et, au sens large, l'ensemble des institutions qu'une société se donne)= capacité qu'à un peuple de se donner à lui-même des lois. L’autonomie est, en ce sens, la définition politique de la liberté.
AUTOLIMITATION: capacité de limiter le pouvoir qu'on détient pour ne pas en abuser et tomber dans la démesure; comme rien ne vient limiter de l'extérieur le pouvoir du peuple, en l'occurrence ce que nous appellerions aujourd'hui l'Etat (notez bien que les grecs n'avaient aucun mot équivalent à celui de "Etat"; ils ne connaissaient tout simplement pas ce que nous désignons aujourd'hui par ce terme, cette institution séparée de la société qui détient le monopole du pouvoir politique) comme tout le pouvoir est exercé directement par le peuple et non par indirectement au travers d'un appareil d'Etat séparé, c'est au peuple lui-même à modérer son pouvoir. Autrement dit, comme c'est la majorité qui emporte la décision lorsqu'il s'agit de voter les lois, rendre les décisions de justice, élire les stratèges qu'est-ce qui nous garantit que la majorité ne peut pas se fourvoyer? Les grecs avaient une procédure qui jouait un rôle essentiel pour se prémunir contre les errements de la majorité: la graphê para nomon qu'on peut traduire par procédure d'illégitimité de la loi; il s'agissait d'une procédure qui permettait à n'importe quel citoyen de contester devant l'Ekklesia la légitimité d'une loi qui avait été votée. Le principe de la graphê para nomon est le suivant: c'est le peuple qui décide, le peuple peut se tromper donc le peuple peut se rectifier.
D'autre part, il existait tout un ensemble de garde fous pour se prémunir du danger potentiel qu'il peut y avoir à tirer au sort les magistratures avant, pendant, et après qu'elles soient exercées. Avant, le tirage au sort se fait sur la base du volontariat ce qui excluait d'emblée tous ceux qui ne se sentaient pas capables d'exercer une charge aussi importante; les Athéniens pratiquaient d'autre part la procédure de la docimasie, c'est-à-dire l'examen des vertus civiques de celui que le sort a désigné pour déterminer s'il est digne d'exercer la charge; par exemple, "il est significatif qu'à Athènes l'accès à la magistrature suprême était interdit à quiconque avait négligé d'honorer ses morts selon les rites." (Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 190) Enfin, il existait la procédure de l'ostracisme qui permettait d'exclure de la vie publique quelqu'un qui était considéré comme une menace pour la démocratie. Pendant l'exercice de la magistrature les Athéniens appliquaient le principe de la révocabilité permanente. A tout moment un jury tiré au sort pouvait délibérer et décider de retirer la magistrature à quelqu'un qui ne se montrait pas à la hauteur de la fonction. Après l'exercice de la magistrature existait la procédure de la reddition des comptes. Une commission tirée au sort examinait si elle avait été bien ou mal conduite ce qui débouchait soit sur une sanction (pouvant aller jusqu'à la condamnation à la mort en cas de faute grave; les Grecs ne plaisantaient pas avec l'absence de vertus civiques) soit sur une récompense honorifique.
Voici, pour résumer, la façon dont Aristote caractérisait la manière dont une démocratie fonctionne; on appréciera par la même occasion la distance immense qui nous en sépare, nous les modernes:"Choix de tous les magistrats parmi tous les citoyens; gouvernement de chacun par tous et de tous par chacun à tour de rôle; tirage au sort des magistratures, soit de toutes, soit de toutes celles qui ne demandent ni expérience ni savoir; magistratures qui ne dépendent d'aucun sens ou d'un sens très petit; impossibilité pour un même citoyen d'exercer, en dehors des fonctions militaires, deux fois la même magistrature, ou seulement un petit nombre de fois et pour un petit nombre de magistratures; courte durée des magistratures[...]; fonctions judiciaires ouvertes à tous, tous jugeant de tout, ou des causes les plus nombreuses, les plus importantes et les plus décisives, par exemple la vérification des comptes, les affaires politiques, les contrats privés; souveraineté de l'assemblée populaire dans tous les domaines ou sur les affaires les plus importantes[...]; versement d'une indemnité au mieux pour toutes les charges publiques, ou au moins pour les principales." (Aristote, Les politiques, VI, 2, 1317-6)
En dépit de cela, et même si l'édification de la démocratie à Athènes s'est déroulée sur trois siècles, du VIIIème au Vème avant J-C, elle s'est soldée par un échec final qui est venu de l'incapacité finale du peuple à s'autolimiter. Ce qui est en cause ici, c'est la volonté de la cité athénienne d'instaurer son pouvoir de façon hégémonique sur l'ensemble du monde grec en versant dans l'hubris, la démesure, contairement à sa grande rivale Sparte:"En effet, contrairement aux Athéniens, avides d'un pouvoir qui dépasse leur puissance, les prétentions des Spartiates ont toujours été en deçà de leur puissance réelle." (M. Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 44) C’est une des limites de la démocratie antique: pour tout ce qui concernait les relations extérieures, l’idéal démocratique d'égalité n'avait plus sa place et seule prévalait "la loi naturelle du plus fort", comme l'énonçait un des grands historiens de cette époque, Thucydide. La défaite d’Athènes dans la guerre l'opposant à sa grande rivale Sparte marqua le déclin irrémédiable de la démocratie. C'est à cette époque de dégénérescence de la vie démocratique à Athènes que vécut celui qui se fera le plus farouche adversaire de la démocratie, Platon, et qui explique, pour l'essentiel, pourquoi il a pu s'en faire le critique le plus implacable.
II Platon et la tradition aristocratique et antidémocratique.
a) La société juste est de type aristocratique.
L'évènement marquant pour comprendre la direction que va prendre la philosophie politique de Platon, c'est la condamnation à mort par la démocratie athénienne de Socrate en 399 avant J-C.
Notons quand même ici que Socrate a été effectivement condamné à mort par un jury populaire, au motifs de corrompre la jeunesse et de blasphémer contre les dieux de la cité, mais à une assez courte majorité: 281 vs 220 votes, selon ce que rapporte Finley (voir Démocratie antique, démocratie moderne, p. 158) Or, quand on lit les textes de Platon, en particulier, son archi-célèbre, Allégorie de la caverne, il donne l'impression, tout à fait injustifiée, que c'est toute la cité qui était liguée contre le philosophe. Ce devait être d'autant moins le cas que Platon lui-même a pu avoir tout le loisir de développer pendant des années ses critiques les plus virulentes contre la démocratie, à Athènes même, dans l'Académie qu'il avait fondé, preuve s'il en était besoin, que les philosophes, en règle générale, étaient loin d'être victimes de persécution! On a plutôt l'impression ici d'une assez grande ouverture d'esprit à la critique, tout à fait conforme à l'esprit qui a présidé à l'invention de la démocratie.
L'idée de Platon sera de penser qu'un régime politique qui peut commettre une injustice pareille ne peut être lui-même qu'un régime profondément injuste. C’est à partir de là que Platon développera une philosophie politique à l'opposé de la tradition démocratique. Mais, insistons là-dessus: la critique que fait Platon de la démocratie aurait été impensable un demi-siècle plus tôt. Lorsque Platon parle de la démocratie c'est d'une forme dégradée de celle-ci. L’idéal platonicien d'une société juste est de type aristocratique. A l'ordre que constitue la société juste correspond exactement l'ordre régnant dans l'âme de l'homme juste, le seul légitime pour gouverner, ce qu'illustre ce tableau.
Individu juste Vertus morales Société juste
Noûs (raison) sagesse sages
+
Thumos (volonté) courage guerriers
+
Epithumia (désirs) tempérance artisans/agriculteurs
=
justice
Partons de ce qu’est un homme juste: pour cela il faut d’abord comprendre que pour Platon l’âme humaine est constituée de trois parties distinctes qui sont hiérarchisées entre elles. La partie la plus élevée est le Noûs (la raison, dans la philosophie moderne); elle est cette faculté qui distinguerait l’homme de l’animal et lui permet de réfléchir et délibérer. La raison, dans l’ordre naturel des choses, est destinée à gouverner l’âme et en particulier la partie inférieure, l’âme désirante, l'Epithumia. Le propre de l’homme juste, c’est qu’en tant qu’être doué de raison, il est capable de dominer ses appétits, pulsions, désirs. Chez l’homme injuste, au contraire, se produit un renversement de la hiérarchie naturelle qui fait que les désirs prennent le commandement de l’âme; ce qui conduit les hommes à commettre des injustices, c’est le fait qu’ils s’avèrent incapables de dominer leurs appétits de richesse, de pouvoir, de gloire. L’homme juste chez qui le Noûs gouverne sait, au contraire, limiter ces appétits. Seulement, la raison par elle-même est incapable de dominer les désirs; elle nous montre seulement où est le bien/mal ; encore faut-il avoir la force d’accomplir ce qu’elle nous enseigne; pour cela , il faut une faculté intermédiaire que Platon appelle le Thumos, que, faute de mieux, on peut traduire par « volonté ». Pour résumer, chez l ‘homme juste le Noûs gouverne l’Epithumia avec l’appui du Thumos.
Quand cet ordre naturel règne, chaque partie de l’âme engendre une vertu qui lui est propre. La vertu est une qualité morale qui résulte de l’accomplissement de la finalité naturelle de chaque partie de l’âme. Ainsi, lorsque c’est la raison qui exerce le commandement sur les désirs, elle engendre la sagesse; lorsque le thumos/volonté met sa force au service de la raison pour gouverner les désirs, cette partie de l’âme engendre le courage; enfin, lorsque l’âme désirante est gouvernée et contenue dans ses limites, elle engendre à son tour la tempérance qui est la qualité morale de celui dont les désirs sont modérés et limités; la somme de ces trois vertus en engendre une quatrième qui est la justice; celle-ci n’est donc pas une vertu attachée à une partie de l’âme, en particulier, mais elle résulte de l’ordre général qui règne lorsque chaque partie de l’âme occupe la place qui lui revient dans la hiérarchie naturelle.
Cet ordre qui règne chez l’individu et qui définit le sens de la justice se reproduit à l’échelle de la société entière et permet de comprendre ce qu’est une société juste. Elle se divise en trois classes sociales qui correspondent chacune à une des trois parties de l’âme. La classe sociale qui est destinée à gouverner la cité sera composée des individus dont les activités sont liées au développement de la raison: ce sont les philosophes. Ils gouverneront ceux dont l’activité est liée à la partie inférieure de l’âme, à savoir la grande masse du peuple constituée d’artisans et d'agriculteurs occupés au travail de reproduction matérielle de la société; autrement dit, tous ceux qui ont pour tâche de produire les biens de consommation destinés à combler les désirs; mais comme la raison est par elle-même impuissante à gouverner et a besoin de la force élémentaire du thumos, de même, la classe des philosophes a besoin de l’appui du bras armé de la classe sociale des guerriers pour pouvoir faire respecter ses décisions. Pour résumer une société juste est donc une société aristocratique dans laquelle une petite élite de sages gouvernent la grande masse du peuple avec l’appui de la force militaire. Cet idéal de justice est donc celui d’une société profondément hiérarchisée où une petite minorité détient le pouvoir, soit, un régime tout à fait opposé à la démocratie.
Partant de là , Platon établira une classification des différentes formes de sociétés injustes en allant de la moins injuste à la plus injuste ; le degré d’injustice d’une société se mesurera à son degré d’éloignement de l’ordre naturel qui doit régner qui est donc celui du gouvernement des philosophes-rois.
b) Les sociétés injustes.
Platon en distingue quatre formes.
- La timocratie.
Elle représente un premier bouleversement de l’ordre naturel; dans l’âme, elle correspond à la prise de pouvoir du thumos/volonté qui gouverne désormais en lieu et place de la raison.
Dans l’ordre de la société, cela correspond à la prise de pouvoir de la classe des guerriers. Une timocratie est donc une société où une petite élite de guerriers détient le pouvoir; la cité de Sparte à l’époque de Platon en est l’illustration parfaite; c’est une société où les valeurs fondamentales sont d’ordre guerrier: l’honneur, en particulier. L’adjectif de la langue actuelle « spartiate » conserve un écho du fait que dans une telle société la richesse économique, le confort matériel, ne sont pas du tout valorisés: « spartiate » signifie vivre à la dure avec le minimum de confort! Telle était la condition de cette élite de guerriers. La mentalité du maître-guerrier est donc guidée par l’honneur: ainsi une vie qu’on estime déshonorée ne mérite plus d’être vécue (c'est aussi la mentalité qu'on retrouve chez le samouraï japonais ou le chevalier du moyen-âge). Cette société est la moins injuste de toutes pour Platon car elle traduit le moindre degré derenversement de l’ordre naturel. L’individu timocratique est gouverné par l’ambition, la passion de la gloire et des honneurs; capable d’apprécier la culture, mais non de la créer, dur pour les esclaves , doux avec ses pairs. Ce type de société ne nous est aujourd’hui plus vraiment familière.
-L’oligarchie.
Avec cette société commence à se mettre en place , un renversement complet de la hiérarchie naturelle qui va nous conduire vers les formes les plus injustes de société. Il faut comprendre que pour Platon , il y a une évolution qui fait que chaque société tend à en engendrer une qui est encore pire que la précédente et qui donne à penser l’histoire humaine comme un processus de dégénérescence. La timocratie va ainsi dégénérer en oligarchie à partir du moment où l’appétit de la richesse économique va s’emparer de l’âme des guerriers. Une oligarchie est donc une société où une petite élite de gens riches détient le pouvoir qui est essentiellement d’ordre économique; c‘est donc une société où la petite élite des riches exerce sa domination sur la grande masse des pauvres. Ce type de société est pour Platon encore bien plus méprisable qu’une timocratie car elle produit un type d’individus chez qui c’est la partie la plus basse de l’âme qui prend le pouvoir et dans laquelle les désirs vont se mettre à proliférer sans limite.
Mais, l’enrichissement des uns et l’envie des autres vont faire passer de l’oligarchie à la démocratie. Le pouvoir va aux riches et la cité se divise en deux, riches et pauvres, toujours en lutte. Le fossé entre riches et pauvres ne fait que s’aggraver: il y a alors impuissance croissante de la minorité privilégiée à maintenir l'ordre; les pauvres deviennent de plus en plus dangereux pour les dominants qui doivent les tenir par la force.
-La démocratie.
Elle représente encore un degré supérieur d’injustice par rapport à l’oligarchie. L’oligarchie là aussi conduit logiquement à la démocratie: la grande masse des pauvres voit que toute la richesse économique est concentrée entre quelques mains; ce spectacle va éveiller en eux la ,jalousie et l’envie; l’appétit de la richesse économique se généralise ainsi à l’ensemble des classes de la société et la grande masse du peuple va finir par conquérir le pouvoir et en chasser les riches. Une démocratie se définit ainsi pour Platon comme une société où les pauvres ont pris le pouvoir; comme ils représentent toujours la majorité dans une société, c’est seulement en un sens dérivé, comme le formulait aussi Aristote, que la démocratie c’est le gouvernement de la majorité.
La démocratie constitue donc un degré extrême dans le renversement de la hiérarchie naturelle, ce qui se voit sur le plan politique à la tyrannie qu’exerce la grande masse des ignorants sur la petite élite des sages. Ce que Platon attaque, c’est le principe d’égalité politique qui entraîne au moins deux conséquences désastreuses, selon lui. D’abord, accorder la même valeur dans les décisions politiques à la voix de l’ignorant mû seulement par ses appétits irrationnels et à la voix du sage, qui, en dominant ses désirs, est capable de faire passer le bien commun avant son intérêt propre, constitue, pour Platon, une injustice flagrante. Ensuite, le principe d’égalité politique doit nécessairement entraîner une perte complète de toute autorité dans la société: aussi bien l’autorité des lois que celle du maître chargé de dispenser son enseignement; la démocratie est ainsi caractérisée par le désordre et le conflit.
-La tyrannie
L’excès de liberté et le chaos qui en résulte fait passer de la démocratie à la tyrannie; on passe d’un extrême (liberté) à l’autre (servitude). Le tyran avance d’abord masqué sous la figure du démagogue qui fait au peuple les promesses qu’il désire entendre: redistribution des richesses, lutte contre la pauvreté. Une fois au pouvoir, le désordre généralisé dans la société lui donnera prétexte pour rétablir l’ordre par la violence. Il découvre alors son vrai visage; le tyran est dominé par les désirs déréglés (ceux qui se manifestent dans les rêves, la folie ou sous l’emprise de la boisson) et liquide tout ce qui fait obstacle à leur réalisation. Le tyrannie est le régime où un seul gouverne simplement en fonction de son bon plaisir sans être tenu par aucune loi. Nous touchons ici la pointe extrême de l’injustice car la tyrannie représente la destruction de toute harmonie /unité dans la cité. Dans un tel régime, chacun vit reclus chez lui dans la crainte de subir l’arbitraire du pouvoir et la destruction de toute vie communautaire est accomplie.
c) Examen critique des thèses platoniciennes.
Cette généalogie des sociétés injustes nous montre que plus nous nous enfonçons dans l’injustice plus c’est l’unité et l’harmonie de la société qui s’altèrent; si la société timocratique n’est pas complètement juste, c’est parce que ses valeurs ne garantissent pas l'unité de la société, qui est sapée par l’égoïsme des gouvernants. Si la société oligarchique n’a qu’une unité encore plus fragile, c’est parce qu’elle est marquée par les conflits sociaux entre riches et pauvres. Si la société démocratique n’a aucune unité substantielle, c’est parce que les intérêts particuliers de chaque groupe social prennent le pas sur l’intérêt général et que la politique se transforme en une arène où chacun fait pression pour que les décisions prises soient favorables à son intérêt purement égoïste et ceux de sa clique.
Pour édifier les bases théoriques d’une société unie autour de valeurs communes, Platon a d’abord chercher à faire de la politique une science. Pour le comprendre, voyez que lorsque nous sommes en désaccord sur la longueur d’un objet, il suffit que nous procédions à une mesure pour mettre fin au désaccord; de la même façon lorsque j’affirme que la somme des trois angles d’un triangle est égale à deux droits; si quelqu’un me conteste la vérité de mon énoncé, on n’en conclura pas que chacun est libre d’opiner comme il veut mais que l’un se trompe et qu’on peut lui démontrer pourquoi.
Quand il s’agit de discuter des questions politiques, en particulier de la plus essentielle de toutes , celle du juste/injuste nous ne semblons plus être sur le terrain de la science et chacun se croit autoriser à faire valoir son opinion contre celle des autres; c’est-ce qui fait de la politique le théâtre des conflits et luttes sans fin entre les hommes. Le seul moyen de mettre fin au conflit et de rétablir l’unité de la cité c’est de faire du juste/injuste une question qui relève non de l’opinion mais de la science, science dont des experts détiennent alors le monopole. La politique devient donc l’affaire exclusive d’une élite détenant le savoir et l’unité de la cité est garantie dès lors que chacun se contente de remplir la fonction qui lui est dévolu dans l’ordre hiérarchique: que les artisans/agriculteurs se contentent de faire leur travail d’artisans/agriculteurs, que les guerriers se contentent de veiller au respect des décisions prises par les gouvernants et qu’on laisse le gouvernement de la cité à ceux qui ont la compétence pour gouverner.
Platon inaugure ainsi une tradition de philosophie politique aux antipodes de la tradition démocratique. Ce refus de la démocratie se décline chez lui sous quatre grands thèmes qu’on retrouvera tout au long de l’histoire jusqu’à nos jours:
-La conception de la cité sur le modèle de l’oikia (le foyer)
Les rapports hiérarchiques qui sont ceux du foyer où règne en maître absolu le chef de famille sont ainsi transposés sur le terrain de la vie politique . Ainsi dans Le Politique , Platon déclare: « Il est manifeste qu’une connaissance unique a rapport à tout cela. Que cette connaissance, on la dénomme royale, ou relative à l’administration politique d’une cité, ou à l’administration ménagère d’une maison, cela doit nous être complètement indifférent. » La société est ainsi assimilée à une grande famille sur le modèle partriarcal dans lequel la grande masse du peuple est constituée d'enfants qu'il faut guider/protéger/punir. Loin d'être l'apanage des formes autoritaires de régime, ce thème se retrouve aussi bien dans les gouvernements auto proclamés "démocratiques". Lorsqu'ils s'adressent aux citoyens sur le mode de la "pédagogie gouvernementale" (expression qu'on a entendu à foison lors des opérations de communication du gouvernement autour de loi sur les retraites par ex.), c'est bien que nous ne sommes plus dans le registre du débat démocratique entre égaux mais dans celui d'un rapport éducateur/éduqué et qu'on considère le citoyen comme étant incapable de s'élever au niveau exigé pour un dialogue entre pairs (égaux).
-La dissociation entre ceux qui savent et ceux qui agissent.
Platon fût ainsi le premier à introduire une distinction entre ceux qui savent sans agir et ceux qui agissent sans savoir; ainsi toujours dans Le Politique: « La connaissance qui réellement est royale, ne doit pas agir par elle-même, mais exercer l’autorité sur ceux qui ont capacité à agir: en ce qu’elle discerne, quant à l’opportunité aussi bien qu’à l’inopportunité, ce qui est le point de départ, la mise en train, des activités politiques les plus importantes, tandis que c’est affaire aux autres d’exécuter ce qu’elle a prescrit. » La vie politique pensée en ces termes se répartit entre gouvernants qui ont l’initiative du commandement et exécutants qui obéissent aux ordres. La ligne de partage qui sépare gouvernants et gouvernés est la capacité à se gouverner soi-même; ceux qui en sont capables sont appellés à gouverner; c'est la petite élite. Ceux qui en sont incapables, la grande masse du peuple soumis aux appétits irrationnels de l'âme, est destinée à être gouvernée. La séparation stricte et étanche gouvernant/exécutant est un moyen infaillible pour les gouvernants de garder la pleine maîtrise de leur projet, puisqu’ils n’ont plus à compter avec la spontanéité et l’esprit d’initiative des autres hommes susceptibles d’introduire un écart entre le projet et sa réalisation.Comme le thème précédent, celui-ci est sous-tendu par l’idée qu’une société ne peut exister sans une hiérarchie entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. H. Arendt le fera remarquer: il faut bien prendre la mesure de la complète subversion du sens de la politique impliquée dans cette façon de penser: alors que pour la pensée politique grecque, la politique se définit essentiellement comme la capacité d’agir (praxis=l'action) et de délibérer (lexis=la parole) collectivement, elle devient avec Platon l’art de gouverner les masses, soit, aussi bien, une technique de domination. Le couple archein/prattein (= commencer/agir) qui forment un tout indissociable dans la pensée démocratique grecque est désormais, à partir du coup de force platonicien, séparé en deux: l’archein, d’un côté, qui renvoie au commandement de ceux qui dirigent, et, le prattein qui renvoie à l’exécution de ceux tenus d'obéir.
-Le remplacement de l’action par la fabrication.
Arendt a voulu montrer que la politique telle qu’elle a été inventé par les grecs est à penser sous la catégorie de l’action et qu’elle s’oppose point par point à la fabrication.. Platon refusera cette distinction et voudra penser l’activité politique sur le schéma de la fabrication.
Schéma de la fabrication= poïesis en grec: plan théorique - exécution. L’artisan construit d’abord dans sa tête un modèle qu’il va ensuite réaliser: le meuble, par exemple. La fabrication a sa finalité en dehors de soi dans l’objet produit; une fois que le menuisier à cessé de travaillé, il reste un objet, la table par exemple. Ceci donne une solidité à ce qui est de l’ordre de la fabrication.
Schéma de l’action = praxis en grec. L’action a sa finalité en soi-même; c'est la cas d'activités comme la danse ou le théâtre. L'action ne vise pas à produire un objet extérieur à elle, mais possède sa finalité en soi: elle est, en ce sens, le type de l'activité libre, non soumise à quelque chose qui lui serait extérieure. En contre-partie, elle a une fragilité qui fait que tout semble s'évanouir une fois que l'action cesse. En substituant la fabrication à l’action, c’est la fragilité de l’action que Platon veut fuir pour la remplacer par la solidité/stabilité propre à la fabrication. Mais, en contrepartie, il faut bien voir qu’en opérant cette substitution, on introduit un formidable élément de violence dans la sphère politique. Dans toute activité fabricatrice, il faut d’abord détruire quelque chose pour réaliser le modèle qu’on a planifié; le menuisier doit détruire la forme de l’arbre pour lui imprimer la forme du meuble. Quand la matière première n’est plus du bois ou du métal mais la réalité humaine elle-même, on devine bien à quelle violence cela peu conduire: le dicton qui prévaut dans ce cadre est « qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Cela a été en particulier le cas des révolutionnaires professionnels comme Lénine qui pensaient détenir la théorie vraie de la société idéale qu’il suffirait d’appliquer; évidemment tout ce qui s’oppose dans la réalité humaine à l’application de la théorie devra être impitoyablement éliminé. Ici encore on voit apparaître l’idée que les humains deviennent superflus en ce sens qu‘ils ne sont qu‘un matériau malléable en fonction du projet à réaliser dont une élite éclairée détient la recette.
-Enfin la négation de la pluralité humaine au profit d’une survalorisation de l’unité.
La pluralité est une propriété essentielle de l’action dira Arendt: l'artisan qui fabrique peut travailler seul avec sa matière; celui qui agit a toujours besoin d'un public devant lequel il apparaît; de même, un débat suppose nécessairement une pluralité d’hommes qui confrontent leurs points de vue. La pluralité des opinions, des modes de vie, des valeurs directrices de la vie a été ressentie par Platon comme une menace contre l’unité de la cité. Ici aussi, il s'agira donc de rabattre l'action sur le modèle de la fabrication. Cette obsession de l’unité conduit Platon à une négation radicale de tout pluralisme; il conçoit ainsi sa cité idéale dans Les Lois:" on doit y travailler, autant que faire se peut, à rendre commun, d'une manière ou d'une autre, même ce qui est naturellement personnel à chacun de nous, si bien que, par exemple, tous les yeux, toutes les oreilles et toutes les mains croiront voir, entendre et faire les mêmes choses et que, dans l'éloge comme dans le blâme, tous ensemble soient comme un seul homme, tous joyeux et affligés à propos des mêmes objets". Si l'on se rappelle le passage cité au début des Actes des apôtres, on sera tenté de voir là une troublante similitude; il semble qu'on retrouve la même forme de communisme radical. Il ne faut toutefois pas se laisser abuser par cette ressemblance, puisque, dans le cadre de la cité platonicienne, cette mise en commun ne se fait plus du tout suivant un principe d'égalité, mais, tout au contraire, suivant un ordre hiérarchique strict. On met tout en commun, sauf le plus important, le pouvoir politique, réservé à une élite présumé "éclairé" par les lumières de la raison.
Il semble toutefois, que, dans ce texte tardif, Platon ait fini par mettre un peu d'eau dans son vin aristocratique, puisqu'on y trouve aussi un passage qui montre l'intérêt d'intégrer une composante démocratique dans le régime du gouvernement des sages, ce qui nous conduit au type du gouvernement mixte, qu'Aristote semblait aussi vouloir soutenir, qui correspond bien à celui nos sociétés actuelles dites "démocratiques".
Introduction.
1) Comprendre d'abord le sens de ce que les grecs ont inventé sous le nom de "démocratie"; il apparaîtra alors qu'un abîme sépare la démocratie antique et les "démocraties" modernes à tel point qu'il est légitime de demander si ces dernières méritent leur qualificatif de "démocratique".
2) La réaction platonicienne.
Platon constitue le coup d'envoi d'une autre tradition de philosophie politique qui se présente, au contraire, comme étant antidémocratique. Il serait donc inexact de dire que philosophie et démocratie marchent nécessairement main dans la main. Il y a là un choix philosophique et politique majeur à faire entre deux traditions de philosophie politique. Celle, solidaire de l'invention de la démocratie qu'on retrouve dans la grande sophistique du Vème siècle avant J-C ou celle qu'inaugure Platon.
3) Les démocraties modernes: ce que nous appelons aujourd'hui "démocratie" en est-elle véritablement une? Il y a ici un examen critique radical à faire des institutions de notre société en se demandant si elles n'usurpent pas grandement leur appellation.
4) Existe-t-il une alternative démocratique à nos institutions politiques actuelles? L’histoire des révolutions modernes indique une telle alternative au travers des luttes politiques populaires qui ont permis d'inventer une forme alternative de fonctionnement radicalement démocratique de la société. C’est ce qu'on appellera le système des conseils qui constitue, malheureusement, la part oubliée de notre héritage révolutionnaire moderne. C’est l'échec récurrent de ce système dans l'histoire moderne comme alternative authentiquement démocratique au système actuel qui doit faire réfléchir. Quelles sont les raisons d'un tel échec? L'oeuvre choisie, H. Arendt, Réflexions sur la Révolution hongroise traitera précisément de cette thématique; nous y renvoyons.
I L'invention grecque de la démocratie.
La civilisation occidentale moderne est porteuse de deux grandes significations imaginaires, celle du capitalisme et celle de la démocratie. Sur la nature extrêmement problématique de leur rapport nous renvoyons à Socialisme ou barbarie. C'est pourquoi pour comprendre notre être social-historique il importe de réfléchir en priorité sur ces deux choses et aux liens complexes qu'elles ont pu nouer entre elles.
Pour comprendre ce que pourrait être une authentique démocratie, le mieux est de commencer par revenir à sa source grecque. Et d'abord, nous reprenons à dessein l’expression de "germe" qu’employait Castoriadis à propos de l’invention par l’antiquité grecque de la démocratie. Nous prévenons par là toutes les objections habituelles qui consistent à dénoncer un système où, en réalité, seule une minorité d’hommes exerçaient réellement le pouvoir politique au détriment de la grande majorité des femmes, esclaves et métèques (résidents étrangers); notons bien, à ce propos, que l'esclavage, comme le patriarcat, étaient loins d'être une exclusivité grecque à cette époque, mais se trouvaient très largement répandus de par le monde. Parler de "germe", c’est déjà vouloir dire que la démocratie antique ne constitue évidemment pas un modèle valable de toute éternité qu’il suffirait de reproduire tel quel: à peu près personne ne soutiendrait une idée aussi grotesque. Mais, c’est vouloir signifier que ces objections restent terriblement superficielles en ce qu’elles sont aveugles à l’essentiel de ce qui commence à se tramer entre le VIIIème et le Vème siècle avant J-C, dans cette région du monde, à savoir le début d’une mutation anthropologique qu’il reste aujourd’hui à faire fructifier en universalisant et en radicalisant la démocratie, ce qui est censé constituer le grand apport des temps modernes à cet héritage. En quoi consiste l’amorce de cette mutation qui s’esquisse avec l’invention grecque de la démocratie? Tel nous semble être le biais adéquat par lequel aborder ce la question de la démocratie.
a) Les conditions de l'invention de la démocratie.
Pour que les grecs aient eu l'idée d'inventer la démocratie il a fallu que deux choses clefs soient d'abord admises. D’abord l'origine purement sociale et humaine des lois qui régissent l'organisation de la vie en société. Dans le cadre d'une société traditionnelle, les institutions de la société ont toujours un caractère sacré qui vient de la croyance en leur origine divine, ou, à tout le moins, extra-humaine. Dès lors il ne peut être question de les discuter et de les soumettre à un débat public. Ce que les inventeurs de la démocratie ont dû reconnaître, c'est l'origine purement humaine du NOMOS qu'ils opposent à la PHUSIS (la nature).L'idée que le NOMOS est œuvre purement humaine, qu'il ne doit rien ni à la nature, ni aux dieux est une des deux idées-forces qui a présidé à l'invention de la démocratie. C’est ce qui ferait, d'après un penseur comme Castoriadis, la véritable originalité du monde grec et de la démocratie athénienne la première ébauche d'une société autonome dans l'histoire (point à discuter, éventuellement, tenant compte des acquis récents de la recherche en anthropologie).
Deuxième idée-force qui a présidé à l'invention de la démocratie: la politique n'est pas une affaire d'experts ou de spécialistes mais l'affaire de tous. La fin du mythe de Protagoras donne les clefs du véritable esprit démocratique:"Hermès demande alors à Zeus de quelle façon il doit faire don aux hommes de la Justice et de la Vergogne:"Dois-je les répartir de la manière dont les arts l'ont été? Leur répartition a été opérée comme suit: un seul homme qui possède l'art de la médecine suffit pour un grand nombre de profanes, et il en est de même pour les autres artisans. Dois-je répartir ainsi la Justice et la Vergogne, ou dois-je les répartir entre tous? Zeus répondit:"Répartis-les entre tous, et que tous y prennent part; car il ne pourrait y avoir de cités, si seul un petit nombre d'hommes y prenaient part, comme c'est le cas pour les autres arts ..." (Platon, Protagoras, 323a). Protagoras est donc une des grandes figures de la sophistique, la pensée issue de l'esprit de la démocratie, que Platon a passé son temps à dénigrer (souvent pour de mauvaises raisons, parfois, pour de bonnes). Protagoras soutient ici que l’intelligence politique est à comprendre par distinction avec l'intelligence technique. Celle-ci est une affaire de spécialistes, la politique non. Savoir construire un pont est une affaire d'expert. Savoir s'il est juste ou non de le faire est l'affaire politique de tous les citoyens; pour se prononcer sur le juste/injuste tout le monde a une égale capacité. La question du juste/injuste est ainsi l'enjeu essentiel du débat et de l'action politique et cette question ne peut être résolue par la science, ni par des experts ou spécialistes. Elle est affaire de doxa= opinion que chacun est également apte à formuler. Il faut tout de suite bien intégrer ici le fait que, même si l'accès à la citoyenneté était réservée à une minorité, celle-ci était quand même constituée, pour la plus grande part, de gens pauvres, petits boutiquiers, artisans ou paysans. C'était d'ailleurs le critère qui permettaient à Aristote ou Platon de délimiter un régime de type démocratique, savoir, celui où les pauvres exercent le pouvoir.
Cependant, dire que le jugement politique est affaire d'opinions et non de science ne veut pas dire non plus que n'importe quelle opinion en vaut une autre. Les Grecs avaient bien compris qu'une opinion n'a une valeur sur le plan politique que si elle est capable de voir plus loin que le seul intérêt personnel de celui qui la formule car ce qu'elle doit viser c'est le sens du bien commun (ce qui est ouvert à tous par opposition à la propriété privée). Les Athéniens avaient une procédure qui nous semblerait aujourd'hui curieuse mais qui illustre pourtant parfaitement ce sens du commun: quand il fallait voter pour décider si on devait déclarer la guerre, tous les citoyens qui étaient frontaliers avec l'ennemi potentiel étaient exclus du vote; on estimait que leur jugement politique serait faussé et orienté exclusivement en fonction de leur intérêt particulier. Imagine-t-on aujourd'hui interdire aux députés de voter eux-mêmes leur système de retraite?
b) Egalité et liberté
Il en découle que le principe clef qui préside à l'institution de la démocratie est un principe d'égalité entre tous les citoyens. Cette égalité politique s'exprime sous trois formes:
L'isonomia: égalité quant au partage du pouvoir législatif; pour faire et décider des lois, tous les citoyens ont une égale capacité; ainsi à Athènes, n'importe quel citoyen pouvait déposer une proposition de loi pour la soumettre au vote de l'assemblée populaire. On voit très vite que ce n'est plus le cas dans les "démocraties modernes" où le pouvoir législatif est le monopole des politiciens professionnels.
L'iségoria: égalité quant au partage de la parole publique; aucun groupe dans l'espace de la cité ne peut prétendre détenir le monopole de la parole publique légitime; le temps de parole est partagé de façon égale entre tous les citoyens; il n'est pas difficile de deviner là aussi que dans les "démocraties" modernes, la parole publique légitime est le monopole d'une élite de politiciens professionnels.
L'isokratéia: égalité quant au partage du pouvoir. C’est la définition que donnait Aristote de la démocratie: un régime où chaque citoyen est capable d'être, tour à tour, gouvernant et gouverné. Ici encore le gouvernement est devenu dans nos sociétés modernes une affaire de spécialistes de la politique. Il serait inconcevable qu'on puisse aujourd'hui décider de mettre n'importe aux postes des ministères.
L’égalité sous cette triple forme est la condition nécessaire de la liberté. Dans les sociétés modernes on présente souvent les principes d'égalité et de liberté sinon comme contradictoires du moins comme difficilement compatibles. La raison en est que nous n'avons plus du tout la même conception de la liberté. Pour le démocrate athénien de l'antiquité, la liberté c'est la liberté publique de participer au pouvoir dans sa triple dimension, législative, exécutive et judiciaire. Le principe d'égalité quant au partage du pouvoir garantit la liberté de chaque citoyen. Arendt dira que c'est seulement là où le pouvoir est partagé de façon égale entre tous, que la société ne se répartit plus en dominants/dominés, que la liberté de chacun peut s'exercer, que pouvoir et liberté peuvent marcher ensemble et s'accorder. Là où le pouvoir est le monopole d'un groupe de politiciens professionnels dans une société comme la nôtre, pouvoir et liberté se séparent et comme les modernes on ira chercher la liberté non plus dans le domaine de la vie publique, mais dans celui des affaires privées. C’est ainsi au nom de la libre entreprise privée qu'on justifie la nécessité d'inégalités et que liberté et égalité finissent par apparaître contradictoires.
c)Les institutions de la démocratie.
Ce triple principe d'égalité, les inventeurs de la démocratie l'ont réalisé au travers d'institutions; un principe aussi beau soit-il ne reste qu'une vaine formule théorique tant qu'il ne peut trouver à s'incarner dans des institutions qui lui donnent corps et lui garantissent une permanence dans le temps qui lui permette de survivre au va-et-vient des générations.
La première de toutes est l'Ekklesia = assemblée du peuple qui est la source de tout le pouvoir; c'est dans l'Ekklesia que les lois sont votées (pouvoir législatif), les membres des jurés populaires (pouvoir judiciaire) et les magistratures (pouvoir exécutif) tirés au sort. Cet assemblée est à distinguer rigoureusement des assemblées parlementaires dans les sociétés modernes; celles -ci constituent des assemblées de représentants du peuple: dans celles-ci le citoyen lambda n'a aucun droit d'intervenir; l'ekklesia est l'assemblée du peuple lui-même: c'est -à-dire que tout citoyen peut y participer avec le même droit que tous les autres; c'est toute l'abîme qui sépare une démocratie directe d'une démocratie dite "représentative" (dont on verra par la suite si elle n'est pas une contradiction dans les termes). Le terme même d' "ekklesia " est un de ces mots qui a eu une curieuse histoire: désignant d'abord l'institution fondamentale de la démocratie, il a été récupéré par la religion pour désigner dans les Evangiles la communauté des premiers chrétiens. L'Eglise primitive formait pourtant bien une sorte d'assemblée démocratique conforme à l'esprit de l'Ekklesia grecque; les apôtres prenant collégialement les décisions sur ce qu'ils devaient faire après la mort de leur maître. C'est, du moins, ainsi qu'elle apparaît dans le texte du Nouveau Testament, de Luc (qui était grec, soit dit en passant), L'acte des apôtres:"La multitude de ceux qui avaient cru n'était qu'un coeur et qu'une âme. Nul ne disait que ses biens lui appartinssent en propre, mais tout était commun entre eux [je souligne]." (Acte des apôtres, 4, 32) C'est là une façon de s'organiser qui apparaîtrait aujourd'hui pour la doxa (opinion) dominante libérale comme celle de fanatiques du communisme menaçant nos libertés fondamentales! Et pourtant, si l'on doit se fier au texte évangélique lui-même, c'est bien ainsi que semblait fonctionner l'Eglise primitive, qui aurait donc pu être, au vrai sens du terme, une "Ekklesia". Notons que c'est à cette tradition que s'est rattaché, par exemple, le socialisme chrétien de notre époque. C'est par la suite qu'"ekklesia" finit par désigner "l'Eglise" de Rome, soit une structure pyramidale et hiérarchisée du pouvoir, précisément le contraire du sens premier du terme "ekklesia".
La deuxième institution clef de la démocratie athénienne, c'est la procédure d'élection par tirage au sort. Cette idée nous semble aujourd'hui curieuse et pourtant les inventeurs de la démocratie ont toujours considéré que le seul mode d'élection authentiquement démocratique est le tirage au sort; l'élection par le vote, que nous prenons de nos jours pour le fondement même des démocraties, était toujours regardé comme un principe aristocratique et antidémocratique: voter pour quelqu'un c'est estimer qu'en ce qui concerne les choses de la politique il y en a des plus compétents et des meilleurs que d'autres, les aristoï (les meilleurs), c'est admettre l'existence d'une hiérarchie entre les individus dans l'ordre du savoir politique; or c'est justement ce que conteste les inventeurs de la démocratie: en matière de jugement politique, nous sommes tous égaux. Seul le tirage au sort est une procédure d'élection qui respecte le principe d'égalité entre tous les citoyens: devant le hasard nous sommes égaux. Il serait évidemment totalement déraisonnable d'appliquer ce principe tel quel de nos jours pour élire un premier ministre par exemple. Mais si c'est devenu inconcevable, c'est d'abord pour une raison essentielle qui tient au fait que notre société est très largement dépolitisée et qu'il n'existe aucun lieu institutionnel de nos jours où les individus auraient l'occasion et le temps d'exercer et de former leur intelligence politique: comparativement aux grecs il n'est pas exagéré de dire que nous sommes devenus des idiots politiquement parlant. Tout au contraire, chaque citoyen, dans l'Athènes démocratique, dès son plus jeune âge, assimilait l'éducation politique nécessaire à l'exercice du pouvoir. Les Grecs n'avaient pas d'école, une institution séparée du reste de la société gérée par l'Etat et prenant sur elle les fonctions d'éducation; c'est essentiellement dans la société elle-même que se faisait l'éducation de la jeunesse de façon informelle:" Un jeune homme recevait son éducation en assistant à l'Assemblée; il y apprenait [...] les problèmes politiques auxquels Athènes avait à faire face, les alternatives, les arguments, et il apprenait à évaluer les hommes qui se présentaient comme "faiseurs de décisions politiques", comme dirigeants." (Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, p. 82) C'est ce qui fait qu'un grand penseur libéral du XIXème siècle, J. S. Mill, considérait que les Athéniens avaient atteint un niveau d'intelligence politique tout à fait unique dans l'histoire:"Malgré les défauts du système social et des idées morales de l'antiquité, la pratique des dicastéria (jurys) et de l'Ecclésia (assemblée) élevait le niveau intellectuel d'un simple citoyen d'Athènes bien au-dessus de ce qu'on a jamais atteint dans aucune autre agglomération d'hommes, antique ou moderne... Il est appelé, dans ce type d'engagements, à peser des intérêts qui ne sont pas les siens, à consulter en face de prétentions contradictoires une autre règle que ses penchants particuliers, à mettre incessamment en pratique des principes et des maximes dont la raison d'être est le bien public. Et il trouve en général, à côté de lui, dans cette besogne, des esprits plus familiarisés avec ces idées et opérations, dont l'étude fournira des raisons à son intelligence et des excitants à son sentiment du bien public." (J.S. Mill cité par M.I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, pp. 83-84) Il est d'ailleurs assez remarquable de constater, à ce sujet que, dans les compte rendus que les missionnaires chrétiens faisaient de leurs premières rencontres avec les Indiens d'Amérique, ils étaient surpris par la grande capacité de leurs interlocuteurs à mener une discussion argumentée sur toute sorte de sujet et cela s'expliquait finalement assez bien, comme dans le cas d'Athènes, par le caractère démocratique de leurs institutions qui faisaient participer quotidiennement chaque membre de la communauté aux débats du jour, comme le notait un jésuite comme Lejeune:"Il n’y en a presque aucun qui soit incapable de converser ou de raisonner très bien, et en bons termes, sur des sujets dont ils ont connaissance. Les conseils, qui se tiennent presque tous les jours dans les Villages, et sur presque tous les sujets, améliorent leur capacité de dialogue." (Cité par D. Graeber, La sagesse de Kondiaronk) Il faut en tirer cette implication tout à fait essentielle, pour notre propre société, de l'inanité de l'argument élitiste qui prétend que les gens du peuple ne sont pas assez matures pour leur confier le pouvoir politique. Attendre que les individus aient la culture politique suffisante avant de leur accorder des institutions démocratiques serait comme vouloir attendre que quelq'un ait appris à nager avant de le jeter à l'eau: l'éternité n'y suffirait pas.
Dans le cas des Athéniens, c'est ce qui fait qu'ils n'avaient finalement pas à tant à craindre que cela de tirer au sort les magistratures y compris pour celles les plus importantes: pour élire les membres du pouvoir judiciaire (juges, jurys populaires...), du pouvoir exécutif ( ce que nous appellerions les présidents/ministres aujourd'hui).Les seules exceptions qui dérogeaient au principe concernaient les fonctions de commandement militaires pour lesquelles il fallait des experts dans l'art de la guerre (l'Athènes de l'antiquité, ne nous le cachons pas, était une société terriblement guerrière), et, ponctuellement, pour choisir un architecte pour la construction d'un bâtiment public. Un tel mode d'élection par le sort n'est viable que si nous avons à faire à des individus qui ont reçu l'éducation politique nécessaire pour ne pas avoir à craindre de tirer au sort un individu incapable de prendre en charge le commun.
L’éducation, ce que les Grecs appelaient la païdeia, a donc un rôle immense à jouer ici. La façon dont ils la concevaient était ainsi intimement liée à l'idée qu'ils se faisaient de ce que devait être un citoyen. Pour eux, celui qui apprenait un art ou science quelconque n'était pas d'abord destiné à devenir un professionnel de la discipline en question; ceux qu'on formait pour un métier déterminé, c'étaient les esclaves (par exemple pour la comptabilité; nos banquiers actuels n'auraient guère eu mieux que ce statut!). Un bon citoyen devait, par définition, pouvoir disposer d'une culture générale, ce qui est, évidemment, à mettre en relation avec ce principe clé de la démocratie, que l'art politique n'est pas une affaire de spécialistes. En outre, une des institutions qui a joué un grand rôle dans la formation du sens politique du citoyen athénien était le théâtre antique de la tragédie. L’antiquité grecque n'avait pas la télévision ou Internet, mais elle avait le théâtre et les tragédies qu'on y jouait. Celles-ci enseignaient plusieurs choses essentielles aux athéniens. La tragédie d'Antigone, par exemple, conforme à l'esprit de la démocratie, mettait en scène deux raisons opposées qui, chacune prise séparément, sont parfaitement respectables: la raison d'Antigone qui la conduit à vouloir donner une sépulture à son frère et la raison de Cléon qui le conduit à condamner quelqu'un qui a trahi la cité: cette opposition met en scène l'essence même du débat démocratique qui est de viser l'expression de la pluralité des opinions qui s'affrontent, affrontement qui ne peut être surmonté que par l'art du débat contradictoire et du compromis. Cela recoupe la définition que Ricoeur (philosophe contemporain) donnait de la démocratie:" est démocratique une société qui se reconnaît divisée, c'est-à-dire, traversée par des contradictions d'intérêts et qui se fixe comme modalité d'associer à part égale chaque citoyen dans l'expression de ses contradictions, l'analyse de ses contradictions et la mise en délibération de ses contradictions en vue d'arriver à un arbitrage". La tragédie enseignait ainsi les méfaits de la démesure, ici incarnés dans l'incapacité à vouloir entendre les raisons de l'autre, et pour ramener les hommes à la conscience de leur finitude, elle n'avait de cesse de leur rappeler la mortalité de leur existence: celui qui verse dans la démesure (l'hubris) finit toujours par subir le verdict de la destruction la plus terrible qui soit par la Némésis, une sorte de justice immanente (vs transcendante, par exemple un dieu dans l'au-delà) et impersonnelle qui s'abat sur lui.
d) Autonomie et autolimitation
Ce dernier aspect de la tragédie nous renvoie à la nécessité dans un régime démocratique que la population soit capable de s'autolimiter; la contrepartie de l'autonomie, c'est l'autolimitation.
AUTONOMIE = AUTOS (par-soi-même) + NOMOS (les règles culturelles instituées dans la société et, au sens large, l'ensemble des institutions qu'une société se donne)= capacité qu'à un peuple de se donner à lui-même des lois. L’autonomie est, en ce sens, la définition politique de la liberté.
AUTOLIMITATION: capacité de limiter le pouvoir qu'on détient pour ne pas en abuser et tomber dans la démesure; comme rien ne vient limiter de l'extérieur le pouvoir du peuple, en l'occurrence ce que nous appellerions aujourd'hui l'Etat (notez bien que les grecs n'avaient aucun mot équivalent à celui de "Etat"; ils ne connaissaient tout simplement pas ce que nous désignons aujourd'hui par ce terme, cette institution séparée de la société qui détient le monopole du pouvoir politique) comme tout le pouvoir est exercé directement par le peuple et non par indirectement au travers d'un appareil d'Etat séparé, c'est au peuple lui-même à modérer son pouvoir. Autrement dit, comme c'est la majorité qui emporte la décision lorsqu'il s'agit de voter les lois, rendre les décisions de justice, élire les stratèges qu'est-ce qui nous garantit que la majorité ne peut pas se fourvoyer? Les grecs avaient une procédure qui jouait un rôle essentiel pour se prémunir contre les errements de la majorité: la graphê para nomon qu'on peut traduire par procédure d'illégitimité de la loi; il s'agissait d'une procédure qui permettait à n'importe quel citoyen de contester devant l'Ekklesia la légitimité d'une loi qui avait été votée. Le principe de la graphê para nomon est le suivant: c'est le peuple qui décide, le peuple peut se tromper donc le peuple peut se rectifier.
D'autre part, il existait tout un ensemble de garde fous pour se prémunir du danger potentiel qu'il peut y avoir à tirer au sort les magistratures avant, pendant, et après qu'elles soient exercées. Avant, le tirage au sort se fait sur la base du volontariat ce qui excluait d'emblée tous ceux qui ne se sentaient pas capables d'exercer une charge aussi importante; les Athéniens pratiquaient d'autre part la procédure de la docimasie, c'est-à-dire l'examen des vertus civiques de celui que le sort a désigné pour déterminer s'il est digne d'exercer la charge; par exemple, "il est significatif qu'à Athènes l'accès à la magistrature suprême était interdit à quiconque avait négligé d'honorer ses morts selon les rites." (Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 190) Enfin, il existait la procédure de l'ostracisme qui permettait d'exclure de la vie publique quelqu'un qui était considéré comme une menace pour la démocratie. Pendant l'exercice de la magistrature les Athéniens appliquaient le principe de la révocabilité permanente. A tout moment un jury tiré au sort pouvait délibérer et décider de retirer la magistrature à quelqu'un qui ne se montrait pas à la hauteur de la fonction. Après l'exercice de la magistrature existait la procédure de la reddition des comptes. Une commission tirée au sort examinait si elle avait été bien ou mal conduite ce qui débouchait soit sur une sanction (pouvant aller jusqu'à la condamnation à la mort en cas de faute grave; les Grecs ne plaisantaient pas avec l'absence de vertus civiques) soit sur une récompense honorifique.
Voici, pour résumer, la façon dont Aristote caractérisait la manière dont une démocratie fonctionne; on appréciera par la même occasion la distance immense qui nous en sépare, nous les modernes:"Choix de tous les magistrats parmi tous les citoyens; gouvernement de chacun par tous et de tous par chacun à tour de rôle; tirage au sort des magistratures, soit de toutes, soit de toutes celles qui ne demandent ni expérience ni savoir; magistratures qui ne dépendent d'aucun sens ou d'un sens très petit; impossibilité pour un même citoyen d'exercer, en dehors des fonctions militaires, deux fois la même magistrature, ou seulement un petit nombre de fois et pour un petit nombre de magistratures; courte durée des magistratures[...]; fonctions judiciaires ouvertes à tous, tous jugeant de tout, ou des causes les plus nombreuses, les plus importantes et les plus décisives, par exemple la vérification des comptes, les affaires politiques, les contrats privés; souveraineté de l'assemblée populaire dans tous les domaines ou sur les affaires les plus importantes[...]; versement d'une indemnité au mieux pour toutes les charges publiques, ou au moins pour les principales." (Aristote, Les politiques, VI, 2, 1317-6)
En dépit de cela, et même si l'édification de la démocratie à Athènes s'est déroulée sur trois siècles, du VIIIème au Vème avant J-C, elle s'est soldée par un échec final qui est venu de l'incapacité finale du peuple à s'autolimiter. Ce qui est en cause ici, c'est la volonté de la cité athénienne d'instaurer son pouvoir de façon hégémonique sur l'ensemble du monde grec en versant dans l'hubris, la démesure, contairement à sa grande rivale Sparte:"En effet, contrairement aux Athéniens, avides d'un pouvoir qui dépasse leur puissance, les prétentions des Spartiates ont toujours été en deçà de leur puissance réelle." (M. Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 44) C’est une des limites de la démocratie antique: pour tout ce qui concernait les relations extérieures, l’idéal démocratique d'égalité n'avait plus sa place et seule prévalait "la loi naturelle du plus fort", comme l'énonçait un des grands historiens de cette époque, Thucydide. La défaite d’Athènes dans la guerre l'opposant à sa grande rivale Sparte marqua le déclin irrémédiable de la démocratie. C'est à cette époque de dégénérescence de la vie démocratique à Athènes que vécut celui qui se fera le plus farouche adversaire de la démocratie, Platon, et qui explique, pour l'essentiel, pourquoi il a pu s'en faire le critique le plus implacable.
II Platon et la tradition aristocratique et antidémocratique.
a) La société juste est de type aristocratique.
L'évènement marquant pour comprendre la direction que va prendre la philosophie politique de Platon, c'est la condamnation à mort par la démocratie athénienne de Socrate en 399 avant J-C.
Notons quand même ici que Socrate a été effectivement condamné à mort par un jury populaire, au motifs de corrompre la jeunesse et de blasphémer contre les dieux de la cité, mais à une assez courte majorité: 281 vs 220 votes, selon ce que rapporte Finley (voir Démocratie antique, démocratie moderne, p. 158) Or, quand on lit les textes de Platon, en particulier, son archi-célèbre, Allégorie de la caverne, il donne l'impression, tout à fait injustifiée, que c'est toute la cité qui était liguée contre le philosophe. Ce devait être d'autant moins le cas que Platon lui-même a pu avoir tout le loisir de développer pendant des années ses critiques les plus virulentes contre la démocratie, à Athènes même, dans l'Académie qu'il avait fondé, preuve s'il en était besoin, que les philosophes, en règle générale, étaient loin d'être victimes de persécution! On a plutôt l'impression ici d'une assez grande ouverture d'esprit à la critique, tout à fait conforme à l'esprit qui a présidé à l'invention de la démocratie.
L'idée de Platon sera de penser qu'un régime politique qui peut commettre une injustice pareille ne peut être lui-même qu'un régime profondément injuste. C’est à partir de là que Platon développera une philosophie politique à l'opposé de la tradition démocratique. Mais, insistons là-dessus: la critique que fait Platon de la démocratie aurait été impensable un demi-siècle plus tôt. Lorsque Platon parle de la démocratie c'est d'une forme dégradée de celle-ci. L’idéal platonicien d'une société juste est de type aristocratique. A l'ordre que constitue la société juste correspond exactement l'ordre régnant dans l'âme de l'homme juste, le seul légitime pour gouverner, ce qu'illustre ce tableau.
Individu juste Vertus morales Société juste
Noûs (raison) sagesse sages
+
Thumos (volonté) courage guerriers
+
Epithumia (désirs) tempérance artisans/agriculteurs
=
justice
Partons de ce qu’est un homme juste: pour cela il faut d’abord comprendre que pour Platon l’âme humaine est constituée de trois parties distinctes qui sont hiérarchisées entre elles. La partie la plus élevée est le Noûs (la raison, dans la philosophie moderne); elle est cette faculté qui distinguerait l’homme de l’animal et lui permet de réfléchir et délibérer. La raison, dans l’ordre naturel des choses, est destinée à gouverner l’âme et en particulier la partie inférieure, l’âme désirante, l'Epithumia. Le propre de l’homme juste, c’est qu’en tant qu’être doué de raison, il est capable de dominer ses appétits, pulsions, désirs. Chez l’homme injuste, au contraire, se produit un renversement de la hiérarchie naturelle qui fait que les désirs prennent le commandement de l’âme; ce qui conduit les hommes à commettre des injustices, c’est le fait qu’ils s’avèrent incapables de dominer leurs appétits de richesse, de pouvoir, de gloire. L’homme juste chez qui le Noûs gouverne sait, au contraire, limiter ces appétits. Seulement, la raison par elle-même est incapable de dominer les désirs; elle nous montre seulement où est le bien/mal ; encore faut-il avoir la force d’accomplir ce qu’elle nous enseigne; pour cela , il faut une faculté intermédiaire que Platon appelle le Thumos, que, faute de mieux, on peut traduire par « volonté ». Pour résumer, chez l ‘homme juste le Noûs gouverne l’Epithumia avec l’appui du Thumos.
Quand cet ordre naturel règne, chaque partie de l’âme engendre une vertu qui lui est propre. La vertu est une qualité morale qui résulte de l’accomplissement de la finalité naturelle de chaque partie de l’âme. Ainsi, lorsque c’est la raison qui exerce le commandement sur les désirs, elle engendre la sagesse; lorsque le thumos/volonté met sa force au service de la raison pour gouverner les désirs, cette partie de l’âme engendre le courage; enfin, lorsque l’âme désirante est gouvernée et contenue dans ses limites, elle engendre à son tour la tempérance qui est la qualité morale de celui dont les désirs sont modérés et limités; la somme de ces trois vertus en engendre une quatrième qui est la justice; celle-ci n’est donc pas une vertu attachée à une partie de l’âme, en particulier, mais elle résulte de l’ordre général qui règne lorsque chaque partie de l’âme occupe la place qui lui revient dans la hiérarchie naturelle.
Cet ordre qui règne chez l’individu et qui définit le sens de la justice se reproduit à l’échelle de la société entière et permet de comprendre ce qu’est une société juste. Elle se divise en trois classes sociales qui correspondent chacune à une des trois parties de l’âme. La classe sociale qui est destinée à gouverner la cité sera composée des individus dont les activités sont liées au développement de la raison: ce sont les philosophes. Ils gouverneront ceux dont l’activité est liée à la partie inférieure de l’âme, à savoir la grande masse du peuple constituée d’artisans et d'agriculteurs occupés au travail de reproduction matérielle de la société; autrement dit, tous ceux qui ont pour tâche de produire les biens de consommation destinés à combler les désirs; mais comme la raison est par elle-même impuissante à gouverner et a besoin de la force élémentaire du thumos, de même, la classe des philosophes a besoin de l’appui du bras armé de la classe sociale des guerriers pour pouvoir faire respecter ses décisions. Pour résumer une société juste est donc une société aristocratique dans laquelle une petite élite de sages gouvernent la grande masse du peuple avec l’appui de la force militaire. Cet idéal de justice est donc celui d’une société profondément hiérarchisée où une petite minorité détient le pouvoir, soit, un régime tout à fait opposé à la démocratie.
Partant de là , Platon établira une classification des différentes formes de sociétés injustes en allant de la moins injuste à la plus injuste ; le degré d’injustice d’une société se mesurera à son degré d’éloignement de l’ordre naturel qui doit régner qui est donc celui du gouvernement des philosophes-rois.
b) Les sociétés injustes.
Platon en distingue quatre formes.
- La timocratie.
Elle représente un premier bouleversement de l’ordre naturel; dans l’âme, elle correspond à la prise de pouvoir du thumos/volonté qui gouverne désormais en lieu et place de la raison.
Dans l’ordre de la société, cela correspond à la prise de pouvoir de la classe des guerriers. Une timocratie est donc une société où une petite élite de guerriers détient le pouvoir; la cité de Sparte à l’époque de Platon en est l’illustration parfaite; c’est une société où les valeurs fondamentales sont d’ordre guerrier: l’honneur, en particulier. L’adjectif de la langue actuelle « spartiate » conserve un écho du fait que dans une telle société la richesse économique, le confort matériel, ne sont pas du tout valorisés: « spartiate » signifie vivre à la dure avec le minimum de confort! Telle était la condition de cette élite de guerriers. La mentalité du maître-guerrier est donc guidée par l’honneur: ainsi une vie qu’on estime déshonorée ne mérite plus d’être vécue (c'est aussi la mentalité qu'on retrouve chez le samouraï japonais ou le chevalier du moyen-âge). Cette société est la moins injuste de toutes pour Platon car elle traduit le moindre degré derenversement de l’ordre naturel. L’individu timocratique est gouverné par l’ambition, la passion de la gloire et des honneurs; capable d’apprécier la culture, mais non de la créer, dur pour les esclaves , doux avec ses pairs. Ce type de société ne nous est aujourd’hui plus vraiment familière.
-L’oligarchie.
Avec cette société commence à se mettre en place , un renversement complet de la hiérarchie naturelle qui va nous conduire vers les formes les plus injustes de société. Il faut comprendre que pour Platon , il y a une évolution qui fait que chaque société tend à en engendrer une qui est encore pire que la précédente et qui donne à penser l’histoire humaine comme un processus de dégénérescence. La timocratie va ainsi dégénérer en oligarchie à partir du moment où l’appétit de la richesse économique va s’emparer de l’âme des guerriers. Une oligarchie est donc une société où une petite élite de gens riches détient le pouvoir qui est essentiellement d’ordre économique; c‘est donc une société où la petite élite des riches exerce sa domination sur la grande masse des pauvres. Ce type de société est pour Platon encore bien plus méprisable qu’une timocratie car elle produit un type d’individus chez qui c’est la partie la plus basse de l’âme qui prend le pouvoir et dans laquelle les désirs vont se mettre à proliférer sans limite.
Mais, l’enrichissement des uns et l’envie des autres vont faire passer de l’oligarchie à la démocratie. Le pouvoir va aux riches et la cité se divise en deux, riches et pauvres, toujours en lutte. Le fossé entre riches et pauvres ne fait que s’aggraver: il y a alors impuissance croissante de la minorité privilégiée à maintenir l'ordre; les pauvres deviennent de plus en plus dangereux pour les dominants qui doivent les tenir par la force.
-La démocratie.
Elle représente encore un degré supérieur d’injustice par rapport à l’oligarchie. L’oligarchie là aussi conduit logiquement à la démocratie: la grande masse des pauvres voit que toute la richesse économique est concentrée entre quelques mains; ce spectacle va éveiller en eux la ,jalousie et l’envie; l’appétit de la richesse économique se généralise ainsi à l’ensemble des classes de la société et la grande masse du peuple va finir par conquérir le pouvoir et en chasser les riches. Une démocratie se définit ainsi pour Platon comme une société où les pauvres ont pris le pouvoir; comme ils représentent toujours la majorité dans une société, c’est seulement en un sens dérivé, comme le formulait aussi Aristote, que la démocratie c’est le gouvernement de la majorité.
La démocratie constitue donc un degré extrême dans le renversement de la hiérarchie naturelle, ce qui se voit sur le plan politique à la tyrannie qu’exerce la grande masse des ignorants sur la petite élite des sages. Ce que Platon attaque, c’est le principe d’égalité politique qui entraîne au moins deux conséquences désastreuses, selon lui. D’abord, accorder la même valeur dans les décisions politiques à la voix de l’ignorant mû seulement par ses appétits irrationnels et à la voix du sage, qui, en dominant ses désirs, est capable de faire passer le bien commun avant son intérêt propre, constitue, pour Platon, une injustice flagrante. Ensuite, le principe d’égalité politique doit nécessairement entraîner une perte complète de toute autorité dans la société: aussi bien l’autorité des lois que celle du maître chargé de dispenser son enseignement; la démocratie est ainsi caractérisée par le désordre et le conflit.
-La tyrannie
L’excès de liberté et le chaos qui en résulte fait passer de la démocratie à la tyrannie; on passe d’un extrême (liberté) à l’autre (servitude). Le tyran avance d’abord masqué sous la figure du démagogue qui fait au peuple les promesses qu’il désire entendre: redistribution des richesses, lutte contre la pauvreté. Une fois au pouvoir, le désordre généralisé dans la société lui donnera prétexte pour rétablir l’ordre par la violence. Il découvre alors son vrai visage; le tyran est dominé par les désirs déréglés (ceux qui se manifestent dans les rêves, la folie ou sous l’emprise de la boisson) et liquide tout ce qui fait obstacle à leur réalisation. Le tyrannie est le régime où un seul gouverne simplement en fonction de son bon plaisir sans être tenu par aucune loi. Nous touchons ici la pointe extrême de l’injustice car la tyrannie représente la destruction de toute harmonie /unité dans la cité. Dans un tel régime, chacun vit reclus chez lui dans la crainte de subir l’arbitraire du pouvoir et la destruction de toute vie communautaire est accomplie.
c) Examen critique des thèses platoniciennes.
Cette généalogie des sociétés injustes nous montre que plus nous nous enfonçons dans l’injustice plus c’est l’unité et l’harmonie de la société qui s’altèrent; si la société timocratique n’est pas complètement juste, c’est parce que ses valeurs ne garantissent pas l'unité de la société, qui est sapée par l’égoïsme des gouvernants. Si la société oligarchique n’a qu’une unité encore plus fragile, c’est parce qu’elle est marquée par les conflits sociaux entre riches et pauvres. Si la société démocratique n’a aucune unité substantielle, c’est parce que les intérêts particuliers de chaque groupe social prennent le pas sur l’intérêt général et que la politique se transforme en une arène où chacun fait pression pour que les décisions prises soient favorables à son intérêt purement égoïste et ceux de sa clique.
Pour édifier les bases théoriques d’une société unie autour de valeurs communes, Platon a d’abord chercher à faire de la politique une science. Pour le comprendre, voyez que lorsque nous sommes en désaccord sur la longueur d’un objet, il suffit que nous procédions à une mesure pour mettre fin au désaccord; de la même façon lorsque j’affirme que la somme des trois angles d’un triangle est égale à deux droits; si quelqu’un me conteste la vérité de mon énoncé, on n’en conclura pas que chacun est libre d’opiner comme il veut mais que l’un se trompe et qu’on peut lui démontrer pourquoi.
Quand il s’agit de discuter des questions politiques, en particulier de la plus essentielle de toutes , celle du juste/injuste nous ne semblons plus être sur le terrain de la science et chacun se croit autoriser à faire valoir son opinion contre celle des autres; c’est-ce qui fait de la politique le théâtre des conflits et luttes sans fin entre les hommes. Le seul moyen de mettre fin au conflit et de rétablir l’unité de la cité c’est de faire du juste/injuste une question qui relève non de l’opinion mais de la science, science dont des experts détiennent alors le monopole. La politique devient donc l’affaire exclusive d’une élite détenant le savoir et l’unité de la cité est garantie dès lors que chacun se contente de remplir la fonction qui lui est dévolu dans l’ordre hiérarchique: que les artisans/agriculteurs se contentent de faire leur travail d’artisans/agriculteurs, que les guerriers se contentent de veiller au respect des décisions prises par les gouvernants et qu’on laisse le gouvernement de la cité à ceux qui ont la compétence pour gouverner.
Platon inaugure ainsi une tradition de philosophie politique aux antipodes de la tradition démocratique. Ce refus de la démocratie se décline chez lui sous quatre grands thèmes qu’on retrouvera tout au long de l’histoire jusqu’à nos jours:
-La conception de la cité sur le modèle de l’oikia (le foyer)
Les rapports hiérarchiques qui sont ceux du foyer où règne en maître absolu le chef de famille sont ainsi transposés sur le terrain de la vie politique . Ainsi dans Le Politique , Platon déclare: « Il est manifeste qu’une connaissance unique a rapport à tout cela. Que cette connaissance, on la dénomme royale, ou relative à l’administration politique d’une cité, ou à l’administration ménagère d’une maison, cela doit nous être complètement indifférent. » La société est ainsi assimilée à une grande famille sur le modèle partriarcal dans lequel la grande masse du peuple est constituée d'enfants qu'il faut guider/protéger/punir. Loin d'être l'apanage des formes autoritaires de régime, ce thème se retrouve aussi bien dans les gouvernements auto proclamés "démocratiques". Lorsqu'ils s'adressent aux citoyens sur le mode de la "pédagogie gouvernementale" (expression qu'on a entendu à foison lors des opérations de communication du gouvernement autour de loi sur les retraites par ex.), c'est bien que nous ne sommes plus dans le registre du débat démocratique entre égaux mais dans celui d'un rapport éducateur/éduqué et qu'on considère le citoyen comme étant incapable de s'élever au niveau exigé pour un dialogue entre pairs (égaux).
-La dissociation entre ceux qui savent et ceux qui agissent.
Platon fût ainsi le premier à introduire une distinction entre ceux qui savent sans agir et ceux qui agissent sans savoir; ainsi toujours dans Le Politique: « La connaissance qui réellement est royale, ne doit pas agir par elle-même, mais exercer l’autorité sur ceux qui ont capacité à agir: en ce qu’elle discerne, quant à l’opportunité aussi bien qu’à l’inopportunité, ce qui est le point de départ, la mise en train, des activités politiques les plus importantes, tandis que c’est affaire aux autres d’exécuter ce qu’elle a prescrit. » La vie politique pensée en ces termes se répartit entre gouvernants qui ont l’initiative du commandement et exécutants qui obéissent aux ordres. La ligne de partage qui sépare gouvernants et gouvernés est la capacité à se gouverner soi-même; ceux qui en sont capables sont appellés à gouverner; c'est la petite élite. Ceux qui en sont incapables, la grande masse du peuple soumis aux appétits irrationnels de l'âme, est destinée à être gouvernée. La séparation stricte et étanche gouvernant/exécutant est un moyen infaillible pour les gouvernants de garder la pleine maîtrise de leur projet, puisqu’ils n’ont plus à compter avec la spontanéité et l’esprit d’initiative des autres hommes susceptibles d’introduire un écart entre le projet et sa réalisation.Comme le thème précédent, celui-ci est sous-tendu par l’idée qu’une société ne peut exister sans une hiérarchie entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. H. Arendt le fera remarquer: il faut bien prendre la mesure de la complète subversion du sens de la politique impliquée dans cette façon de penser: alors que pour la pensée politique grecque, la politique se définit essentiellement comme la capacité d’agir (praxis=l'action) et de délibérer (lexis=la parole) collectivement, elle devient avec Platon l’art de gouverner les masses, soit, aussi bien, une technique de domination. Le couple archein/prattein (= commencer/agir) qui forment un tout indissociable dans la pensée démocratique grecque est désormais, à partir du coup de force platonicien, séparé en deux: l’archein, d’un côté, qui renvoie au commandement de ceux qui dirigent, et, le prattein qui renvoie à l’exécution de ceux tenus d'obéir.
-Le remplacement de l’action par la fabrication.
Arendt a voulu montrer que la politique telle qu’elle a été inventé par les grecs est à penser sous la catégorie de l’action et qu’elle s’oppose point par point à la fabrication.. Platon refusera cette distinction et voudra penser l’activité politique sur le schéma de la fabrication.
Schéma de la fabrication= poïesis en grec: plan théorique - exécution. L’artisan construit d’abord dans sa tête un modèle qu’il va ensuite réaliser: le meuble, par exemple. La fabrication a sa finalité en dehors de soi dans l’objet produit; une fois que le menuisier à cessé de travaillé, il reste un objet, la table par exemple. Ceci donne une solidité à ce qui est de l’ordre de la fabrication.
Schéma de l’action = praxis en grec. L’action a sa finalité en soi-même; c'est la cas d'activités comme la danse ou le théâtre. L'action ne vise pas à produire un objet extérieur à elle, mais possède sa finalité en soi: elle est, en ce sens, le type de l'activité libre, non soumise à quelque chose qui lui serait extérieure. En contre-partie, elle a une fragilité qui fait que tout semble s'évanouir une fois que l'action cesse. En substituant la fabrication à l’action, c’est la fragilité de l’action que Platon veut fuir pour la remplacer par la solidité/stabilité propre à la fabrication. Mais, en contrepartie, il faut bien voir qu’en opérant cette substitution, on introduit un formidable élément de violence dans la sphère politique. Dans toute activité fabricatrice, il faut d’abord détruire quelque chose pour réaliser le modèle qu’on a planifié; le menuisier doit détruire la forme de l’arbre pour lui imprimer la forme du meuble. Quand la matière première n’est plus du bois ou du métal mais la réalité humaine elle-même, on devine bien à quelle violence cela peu conduire: le dicton qui prévaut dans ce cadre est « qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Cela a été en particulier le cas des révolutionnaires professionnels comme Lénine qui pensaient détenir la théorie vraie de la société idéale qu’il suffirait d’appliquer; évidemment tout ce qui s’oppose dans la réalité humaine à l’application de la théorie devra être impitoyablement éliminé. Ici encore on voit apparaître l’idée que les humains deviennent superflus en ce sens qu‘ils ne sont qu‘un matériau malléable en fonction du projet à réaliser dont une élite éclairée détient la recette.
-Enfin la négation de la pluralité humaine au profit d’une survalorisation de l’unité.
La pluralité est une propriété essentielle de l’action dira Arendt: l'artisan qui fabrique peut travailler seul avec sa matière; celui qui agit a toujours besoin d'un public devant lequel il apparaît; de même, un débat suppose nécessairement une pluralité d’hommes qui confrontent leurs points de vue. La pluralité des opinions, des modes de vie, des valeurs directrices de la vie a été ressentie par Platon comme une menace contre l’unité de la cité. Ici aussi, il s'agira donc de rabattre l'action sur le modèle de la fabrication. Cette obsession de l’unité conduit Platon à une négation radicale de tout pluralisme; il conçoit ainsi sa cité idéale dans Les Lois:" on doit y travailler, autant que faire se peut, à rendre commun, d'une manière ou d'une autre, même ce qui est naturellement personnel à chacun de nous, si bien que, par exemple, tous les yeux, toutes les oreilles et toutes les mains croiront voir, entendre et faire les mêmes choses et que, dans l'éloge comme dans le blâme, tous ensemble soient comme un seul homme, tous joyeux et affligés à propos des mêmes objets". Si l'on se rappelle le passage cité au début des Actes des apôtres, on sera tenté de voir là une troublante similitude; il semble qu'on retrouve la même forme de communisme radical. Il ne faut toutefois pas se laisser abuser par cette ressemblance, puisque, dans le cadre de la cité platonicienne, cette mise en commun ne se fait plus du tout suivant un principe d'égalité, mais, tout au contraire, suivant un ordre hiérarchique strict. On met tout en commun, sauf le plus important, le pouvoir politique, réservé à une élite présumé "éclairé" par les lumières de la raison.
Il semble toutefois, que, dans ce texte tardif, Platon ait fini par mettre un peu d'eau dans son vin aristocratique, puisqu'on y trouve aussi un passage qui montre l'intérêt d'intégrer une composante démocratique dans le régime du gouvernement des sages, ce qui nous conduit au type du gouvernement mixte, qu'Aristote semblait aussi vouloir soutenir, qui correspond bien à celui nos sociétés actuelles dites "démocratiques".
Bonjour, je laisse un message ici parce que je sais pas à quel autre endroit je pourrais le laisser. Je suis une ancienne élève de Terminale ES au Lycée du Couserans et je cherche à retrouver Mr W., prof en T°ES au Couserans et en bac pro dans un autre lycée d'Ariège en 2009-2010. Si c'est pas "vous", est-ce que vous pouvez me dire à quelle adresse mail le trouver? Merci.
RépondreSupprimerC'est bien moi.
RépondreSupprimerAh! Ben en fait, c'est assez idiot la raison pour laquelle je voulais vous contacter, mais bon. Je voulais juste prendre des nouvelles, parce que je repense à l'année dernière, et je me rappelle que vous vouliez arrêter l'enseignement, et je comprends pourquoi. Enfin, ça devait juste être parce que notre classe était turbulente. Bref, j'ai compris cette année qui vous étiez, et j'ai regretté de pas avoir su profiter entièrement de vos cours, mais je pense que ça vient davantage de la formalité des cours, plutôt que de votre manière d'enseigner. J'ai rencontré et rejoint des anarchistes cette année, et je pense qu'en fait, c'est ce que j'attendais depuis des lustres, et c'est là que je crois avoir compris le message que vous essayiez de nous faire passer. Je voulais vous le dire. Voilà, bonne continuation en tout cas.
RépondreSupprimerLisa.
je ne me rappellais plus avoir dit que je voulais arrêter l'enseignement mais c'est certainement vrai car cela m'arrive périodiquement!
RépondreSupprimerMais je te rassurre , je continue envers et contre tout! En fait, l'an dernier, c'est surtout la gestion bureaucratique de mon service qui m'a ecoeuré:
apprendre le jour de la pré rentrée qu'on va avoir un service éclaté sur trois établissements dans tout le département en étant rattaché administrativement dans un 4ème établissemnt où l'on a
rien à faire à part de la paperasse administrative; apprendre trois mois plus tard que le rectorat refuse de me
verser le moindre centime d'indemnités de frais de déplacement, on finit par se demander si leur politique n'est pas de dégouter les gens de faire ce qu'ils font!
Mais au delà de cela et plus généralement,l'aspect pénible du travail , je te rassurre ne vient pas d'abord du comportement des élèves. La choses la plus difficile à supporter, c'est le fait que l'institution scolaire place des gens comme moi
dans une situtaion de double bind (c'est comme cela qu'on rend des souris folles!)pour résumer, on m'enjoint à la fois de faire de la philosophie
(prendre son temps pour mettre en question tout un tas de choses) et de ne pas faire de la philosophie (aller le plus vite possible pour boucler le bachotage annuel); metttre en question
l'institution telle qu'elle existe et n'être qu'un rouage de cette institution qui reproduit l'ordre hiérarchique ionstitué(par ex. j'ai, avant la fin du mois, à remplir les dossiers post bac où il
me faut classer les élèves du premier au dernier) etc. je pourrais encore en donner de multiples manifestations...
Pour le reste , cela me fait plaisir de voir chez une ancienne élève une conscience politique et un esprit critique murir. Je te souhaite plein de bonnes choses pour la suite.
Merci! En tous cas dites-vous que même les élèves (comme moi) qui n'écoutent pas nécessairement en cours n'en pensent pas forcément moins, et ça vient plutôt de la conception des cours telle qu'elle est aujourd'hui plutôt que de votre manière d'enseigner ou de la matière. En tous cas, il y a certaines choses que vous m'avez fait découvrir l'an dernier qui m'ont aidée à continuer de construire pas mal de mes idées, donc c'est loin d'être inutile!
RépondreSupprimerBon courage et merci!