lundi 2 avril 2012

Faut-il vivre avec son temps?

Introduction
Le sens de ce sujet est d’exposer et de mettre en question l’opinion commune qui proclame qu’il faut vivre avec son temps. Le défaut majeur de beaucoup de copies a été (et c’est hélas un triste symptôme de notre temps!) de totalement dépolitiser le traitement du sujet alors qu’il pose indissociablement un problème politique et éthique (moral) essentiel. Le tour de passe passe pour dépolitiser le sujet a consisté à prendre l’expression "vivre avec son temps" en un sens spécieux l’identifiant au Carpe diem d’une éthique de type hédoniste: vivre l’instant présent. Or, quand on parle de "vivre avec son temps", on veut dire autre chose dont il est impossible de ne pas voir immédiatement la dimension politique: vivre avec son temps, c’est accepter l’ordre social tel qu’il est établi sans le mettre en question et définir comme règle de vie (=éthique) de simplement chercher à s’y adapter.  Mais, il était essentiel de voir, pour commencer à problématiser cette opinion commune, que le grand apport que nous avons hérité de la démocratie grecque de l'antiquité réside dans la capacité à débattre et décider ensemble  des règles qui nous gouvernent et de les modifier, le cas échéant, si elles s'avéraient ne pas convenir. On n'est plus du tout dans une logique d'adaptation à son temps ici. Et  le monde moderne avait fait un pas de plus en mettant en question, non plus seulement les lois (le droit) mais l'ensemble des  institutions de la société, comme l'esclavage, le patriarcat, le salariat, la propriété, etc. Une société vraiment démocratique en est une là où les lois et les institutions de la société dont nous héritons sont reconnues dans leur origine humaine et commencent, grâce à cela, à  pouvoir être mises en question de façon lucide et réfléchie par les individus : l’ordre social tel qu’il est institué est-il juste? Faut-il le transformer? Et si oui, en quel sens? Puis-je simplement me contenter de m’adapter à l’ordre existant quand il m’apparait qu'il rejette un milliard d’individus sur la planète dans la famine alors même que l'énorme machine productive de la techno science génère un gaspillage monstre? Quand il implique la destruction de notre écosystème et menace les conditions de survie de l'humanité sur terre?



1) Exposition de l’opinion commune
a) Réussir sa vie=s’adapter à son époque
Réussir sa vie, c'est d'abord être capable de s'intégrer socialement; et pour cela il est nécessaire d'accepter les valeurs/normes/institutions de la société dans laquelle nous grandissons. L'éthique qui en découle ne peut être alors qu'une éthique de l'adaptation et le sens de l'éducation elle-même se réduit à intérioriser ces valeurs/normes.
Ainsi, on pouvait montrer que pour les deux grandes institutions en charge de l'éducation des individus, la famille et l'État,  la question essentielle se réduit à celle de savoir comment produire des individus qui s'intégreront le mieux possible à l'ordre existant. Le premier souci des parents concernant leurs enfants, dans la grande majorité des cas, n'est pas de développer leur esprit critique ou leur sens de la justice mais de faire en sorte qu'ils trouvent une bonne situation, comme on dit; l'objectif premier c'est de trouver un  travail bien payé. L'école tend ainsi de plus en plus à devenir le le simple lieu de la formation des futurs travailleurs avec une vague éducation à la citoyenneté quand même pour donner l'illusion que tous appartiennent à la même communauté nationale (entre un multi-milliardaire et un SDF, il est assez ridicule de parler de "communauté nationale" qui supposerait qu'ils aient quelque chose de commun).
Mais, n'est-ce pas d'une certaine façon inévitable? L'être humain, dans la mesure où il est un être social au sens le plus fort du terme (= incapable de survivre en dehors d'un processus de socialisation+ incapable de s'humaniser sans l'héritage social-historique que les éducateurs peuvent transmettre. Cela vient fondamentalement de son inachèvement biologique ou naturel qui est singulièrement marqué chez lui, ce que la biologie appelle la néoténie) peut-il chercher à faire autrement que s'adapter à son époque?

b) L’individu n’est toujours qu’un produit de son époque
Il  découle de l'être social de l'individu que je suis qu'il sera nécessairement toujours ajusté à son temps. Comme le disait Balzac,"vous convenez toujours à ce monde, vous n'y manquez jamais." (Cité par Castoriadis, Le monde morcelé). L'œuvre de Balzac, comme le souligne Castoriadis, peut être comprise comme une façon de mettre en scène la façon dont une société se "phénoménalise" (se manifeste) à travers des individus, et, en un sens complémentaire, comment les individus se réalisent à travers la société: la société New Yorkaise du XXIème siècle produira nécessairement des individus très différents de la société des Nambikwara de l'Amazonie. Il y ainsi une coappartenance de l'individu et de la société qui peut s'exprimer en un double sens: l'individu ne peut se réaliser autrement que par la société dans laquelle il vit et la société elle-même ne peut se reproduire qu'en parvenant à obtenir des individus qu'ils adhèrent positivement à son ordre institué. La question n'est dès lors même plus de savoir s'il faut vivre avec son temps quand nous apercevons que les individus sont toujours nécessairement les enfants de leur époque.

c)Transition
Mais alors, la question, "faut-il vivre avec son temps?" a-t-elle seulement encore un sens? Et si oui, lequel? Et si non, est-ce à dire que nous ne sommes jamais rien de plus que des rouages de la société dans laquelle nous avons grandi? Qu'il n'existe aucune forme d'autonomie pour les individus par  rapport à l'énorme poids que représente la société dans laquelle ils sont nés? Ne faut-il pas prendre en compte le fait qu'apparaît dans l'histoire humaine, à partir de l'antiquité grecque, un nouveau type d'individus capable de remettre en question de façon lucide et réfléchie les institutions de sa société?

2)Dépassement de l’opinion commune

a)Les deux grands moments de la création historique de la subjectivité réfléchissante
Les copies sont trop souvent d'une naïveté confondante lorsqu'il s'agit de comprendre l'existence d'un sujet libre capable de faire usage de son propre entendement. Je cite une copie:"En effet, l'homme est un être libre de penser et de s'affirmer personnellement..."  Lorsque l'on avance une chose pareille, il faut déjà se rendre compte que ceci n'est valable que que pour une infime minorité de l'humanité. Dans l'écrasante majorité des sociétés, l'individu pense conformément à ce que lui dit de penser le livre sacré (la Bible, le Coran, la Torah, etc.), le prêtre, le sorcier, le chef de parti, l'expert en relation publique, bref, l'autorité instituée dans la société. C'est d'une parfaite naïveté de croire que nous serions capables, spontanément, de penser par nous mêmes. Kant, résumant ce qu'était les Lumières, montrait bien que c'est tout sauf évident:"Aie le courage de te servir de ton propre entendement." (Qu'est-ce que les Lumières) Pourquoi faudrait-il du courage à réaliser quelque chose qui se ferait, pour ainsi dire, tout seul? Un classique de l'expérimentation dans les sciences sociales, daté de 1951, L'expérience de Asch, confirme bien que seul un petit tiers des individus testés a ce courage là dans nos sociétés soit disant "démocratiques" déjà pour simplement comparer des longueurs entre elles:

La constitution d'un individu autonome capable de penser par lui-même ce qu'il en est des institutions de sa société est le fruit d'une création historique qui comporte deux grands moments: celui de l'antiquité grecque où, entre le VIIIème et le Vème siècle avant J-C, apparaît de façon conjointe, la rationalité critique de la philosophie et une nouvelle forme de la politique qui met en question le nomos (la règle) et en fait l'objet d'un débat public entre égaux. En règle générale, les institutions ne pouvaient être discutées ailleurs car les individus leur attribuent une origine extra-humaine (divine ou plus largement supra-humaine). Deuxième grand moment: la naissance de la philosophie moderne et le renouveau politique du projet de la démocratie qui s'amorce dès le Moyen Age central, entre le X et le XIIIème siècle, dans les villes un peut partout en Europe. L'individu autonome, capable de mettre en question tout l'héritage de connaissance qu'il a reçu de son éducation s'incarne à merveille chez Descartes (XVIIème siècle), dans  Les Méditations métaphysiques, dont le tout début donne le ton du doute radical qui va s'en suivre:"Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que j'avais reçu quantité d'opinions fausses pour véritables...". C'est de là que pourra naître la science moderne et les grandes révolutions politiques qui l'accompagneront.

b) Autonomie/hétéronomie
La question éthique, "faut-il vivre avec son temps?" n'acquiert de sens qu'à partir de la création historique d'une société ouverte (vs société clôturé sur elle-même), c'est-à-dire, d'une société qui commence à s'interroger sur ses propres institutions/lois: c'est la définition précise d'une société autonome (auto = par soi-même et nomos = la règle) par opposition à ce qui représente l'écrasante majorité des cas dans l'histoire, les sociétés hétéronomes. Dit encore autrement, celles-ci s'instituent dans la clôture du sens qui fait que les significations socialement instituées ne sont jamais remis en question et débattues. C'est à partir de cette création historique qui rompt avec la clôture du sens que la distinction entre la question de facto/de jure, la question de fait/ de droit acquiert un sens. Dans les sociétés qui s'instituent dans la clôture du sens la question de jure n'a tout simplement aucun sens: les choses sont ainsi et pas autrement et il est impossible qu'il n'en aille pas ainsi. Dès lors que le sens socialement institué est ouvert à la discussion, la question se dédouble: il y a ce qui est mais se fait aussi jour la question de savoir si ce qui est doit être. Si la question" Faut-il vivre avec son temps?" est simplement pensable, formulable et a un sens pour moi, c'est, parce qu'en tant qu'individu, j'ai grandi dans une société qui a été façonné de façon multi séculaire par l'héritage de la rationalité critique et des luttes émancipatoires au nom d'un idéal de liberté.

c) Instruction publique vs éducation  nationale
C'est dans cette perspective historique que le projet d'une instruction publique tel que des Lumières comme Condorcet l'ont pensé pendant la période révolutionnaire qui a suivi 1789, prend tout son sens. Il s'opposait alors au projet d'éducation nationale défendu par Lepeletier de Saint Fargeau; pour ce dernier le but ultime de l'école devait être de former de bons patriotes; on se situe alors pleinement dans une simple logique d'intégration dans la nation française. Le projet d'instruction publique était tout différent: ordonnée à l'autorité suprême de la vérité il se donnait comme finalité la formation d'individus autonomes, capables de mettre en question, voir d'altérer et transformer les lois de leur société et donc d'être autre chose que des êtres conformistes  se contentant de vivre avec leur temps:"Le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capable de l’apprécier et de la corriger." (Condorcet, Rapport sur l'organisation générale de l'Instruction publique, 1792)  Il n'est pas bien difficile de voir en quel sens l'histoire à tranché entre ces deux projets à ceci près que le projet de Lepeletier se voulait égalitaire; quand on observe les écarts de fortune dans notre société et la façon dont l'école les reproduit par le capital culturel et matériel dont hérite l'enfant de riche, on peut dire qu'on en est encore loin.
 Hélas, il y a plus grave; l'héritage critique que nous a légué notre histoire est, depuis maintenant déjà un bon moment, en voie d'épuisement. La mise en question de l'ordre social  institué n'est plus à l'ordre du jour. Avec la disparition des régimes communistes à la fin du XXème siècle, il semble qu'il ne nous reste plus aucun modèle alternatif de société qui permettrait de soutenir le développement d'une critique de l'ordre existant. Partout triomphe un capitalisme total libéral qui peut se présenter comme chez Fukuyama comme l'horizon ultime de l'histoire. L'imagination créatrice est désormais stérilisée: il n'y a plus rien à inventer de nouveau mais seulement à gérer l'ordre existant et à l'étendre sur le restant de la planète via la construction d'un marché économique global. C'est le mot d'ordre des élites aux commandes des affaires du monde: TINA (There Is No Alternative). A partir de là, le poncif, "il faut bien vivre avec son temps" est sans arrêt rabâché pour clore toute amorce de discussion autour du bien-fondé de l'état donné de la société.

d) L'injonction de vivre avec son temps =  symptôme d'impuissance acquise
De toute façon on n'y peut rien, s'entend-on le plus souvent répondre si l'on insiste malgré tout. 
Dans la population domine les sentiments de résignation, de fatalisme  qui font que prédomine la croyance que les choses sont ainsi et que de toute façon il est impossible de les changer. On est là typiquement en présence d'un processus qui relève de l'impuissance acquise comme on l'appelle
depuis M. Seligman et ses travaux datant de 1967. On peut appliquer le protocole qui produit le conditionnement aussi bien sur des animaux que des humains. Si nous prenons un chien, le protocole expérimental est simple même s'il est particulièrement cruel:"on l'immobilise et on lui administre des décharges électriques. Le chien tente de s'échapper, mais ne peut pas. Puis on le met dans une cage de laquelle il peut s'échapper et on lui administre d'autres décharges électriques. Le chien ébauche une fuite, puis renonce et continue à subir d'autres décharges en glapissant de douleur. Il a appris (c'est-à-dire qu'il s'est fixé dans ce mode de vie) à vivre ses propres efforts comme étant inutiles, à se considérer impuissant." (Della Luna et Cioni,  Neuro-esclaves, p. 115) Aussi désagréable que cela soit à entendre pour notre orgueil  humain, nous sommes, à défaut de développer des dispositions à l'esprit critique, aussi facilement conditionnables que ce pauvre chien, ce que montre le protocole suivant, qui consiste "quelques jeunes gens dans une pièce où un appareil défecteux émettait un son désagréable. Ces jeunes tentèrent de tourner, de presser des boutons, mais sans résultat. Puis ils furent transférés dans une autre pièce, où un autre poste émettait un bruit analogue qu'il était possible d'arrêter en actionnant les commandes. Et bien, les jeunes ne firent aucune tentative pour arrêter ce bruit." (ibid., p; 115) C'est ainsi que s'obtient la paix sociale dans une société hiérarchisée en classes où les riches dominent les pauvres. Il serait trop long de passer en revue les différentes institutions où s'observe ce conditionnement (l'école, la télévision, l'usine, le tribunal, la prison, l'hôpital psychiatrique, etc.) Comme le résumait de façon tout à fait cynique l'homme de droite réactionnaire Maurice Barrès, "la première condition de la paix sociale est que les pauvres aient le sentiment de leur impuissance."
On va donc s'efforcer de donner quelques pistes pour aider à se lever et aller essayer d'éteindre la machine qui fait un son désagréable, à savoir, mettre en question l'ordre (ou plutôt le désordre) d'un monde qui semble partir à la dérive.

3) Mise en question de notre époque
L'absence complète de tout appareil critique pour penser notre époque dans un nombre important de copies est ici particulièrement navrant. Il est vrai, comme je l'ai indiqué en introduction, que le premier souci de la majorité des copies a été de dépolitiser complètement le sujet ce qui fait que l'essentiel de la question n'a tout simplement pas été aperçu! Or, il y avait de quoi puiser dans le cours un abondant appareil critique qui légitime une contestation de l'ordre existant.

a) Critique de la duplicité instituée
Duplicité, disposition portée au mensonge qui consiste à faire le contraire de ce qu'on dit. Sur l'ensemble des quinze points de comparaison que Castoriadis avait établi entre la démocratie antique des grecs versus les démocraties modernes, il fait partie des douze points à l'avantage des anciens. Ceux-ci savaient faire preuve d'un "ethos (comportement) de la franchise brutale" qui fait qu'il n'avait pas la fausse prétention de promouvoir partout la démocratie dans le monde, ni même de prétendre justifier des institutions comme l'esclavage (à la seule exception connue d'un court passage de l'oeuvre d'Aristote). Par opposition,  il n'était  pas très compliqué d'apercevoir et de dénoncer la formidable duplicité dont fait preuve  notre époque sur ce plan. Alors que les dirigeants n'ont que les mots de "démocratie", "citoyenneté" etc., à la bouche, ils contribuent à reproduire par leur pratique un ordre qui a tous les caractères de l'oligarchie: confiscation du pouvoir  par une élite politico-économique, transformation de la politique en un métier réservé à des professionnels ayant parcouru le cursus des grandes écoles, soit exactement le contraire de ce que signifiait une démocratie pour les anciens.
Autre manifestation de l'absence de tout esprit critique  touchant cette duplicité des classes supérieures est la facilité avec laquelle la novlangue (la novlangue est cette langue que décrit George Orwell dans son roman, 1984, qui est celle que construit le pouvoir pour empêcher les gens de penser) actuelle se diffuse dans les esprits; à titre de symptôme, l'emploi récurrent du terme "acteur". Ainsi, plusieurs fois, est revenue l'idée qu'il fallait s'intégrer socialement pour devenir un "acteur" de son époque et vivre ainsi avec son temps. Il faut quand même savoir que ce terme d"'acteur" vient de la novlangue façonnée par les élites du management d'entreprise, par l' élimination de tous les termes qui connotaient négativement la réalité de l'entreprise de course au profit pour les remplacer par des termes à connotation positive comme "acteur", "projet", "partenariat" etc. qui constituent un réseau de termes qui s'impliquent mutuellement: on veut faire de moi un acteur pour que je m'insère dans la réalisation de projets à l'intérieur desquels j'ai à faire à des partenaires, etc. On ne comprend rien à l'invasion de cette novlangue si on ne voit pas qu'elle est créée pour connoter de façon positive la réalité instituée et voiler ainsi sur le plan symbolique toute la violence des rapports de domination et d'exploitation qui constituent la réalité du salariat. Auparavant, l'entreprise était pensée en terme de hiérarchie dans les livres d'enseignement de management; on a gommé ce mot. C'est le management d'entreprise initié à partir des années 1970 (dont la tâche impossible, je le rappelle, peut être formulée ainsi, comme Castoriadis l'avait bien aperçu: comment réaliser à la fois l'exclusion et la participation des travailleurs dans la production) qui a constitué le creuset de cette nouvelle langue de bois. En quel sens parler sérieusement "d'acteurs" à propos d'opérateurs téléphoniques de Carglass qui répète la même formule toute la journée aux clients. On parle "d'acteur" pour désigner en réalité des agents qui doivent obéir.
Ce vocabulaire du management a  aujourd'hui envahit tous les champs de la vie sociale, désormais, bien au-delà du seul champ économique. Dans la sphère politique, Quel sens donner au terme "acteur" employé à tours de bras dans les politiques publiques conduites lorsqu'un oligarque comme Lipset définit lui-même le bon mode de fonctionnement des sociétés modernes ainsi:"L’élément caractéristique, l’élément le plus précieux de la démocratie, c’est la formation d’une élite politique dans la lutte compétitive pour obtenir les votes d’un électorat essentiellement passif (c'est moi qui souligne)."  Etre acteur, c'est agir = avoir un pouvoir d'action qui permet de peser sur les décisions qui sont prises concernant la collectivité dans laquelle je vis; or, jamais, dans l'histoire moderne les individus ne se sont sentis aussi impuissants pour transformer leur condition sociale d'existence.

b)La critique artiste de notre temps
 Ce que l'artiste reprochera au mode de socialisation induit par le capitalisme ce sont plusieurs choses:
- un travail répétitif, monotone, abrutissant et aliénant à l'intérieur duquel j'ai cessé d'être maître de ma propre activité. (salaire contre droit de commandement)
-la production de masse d'objets standard aux antipodes de la création d'oeuvres originales.
-un mode de vie fondé sur la séparation entre le temps de travail et le temps de vivre. Pour l'artiste, son activité fait partie intégrante de son existence et ne peut s'en séparer; c'est la totalité de son être qu'il investit dans son activité créatrice, raison pour laquelle il ressentira la dictature de la "valeur-travail" (= mode propre au capitalisme d'évaluation de la richesse par le temps de travail) comme une mutilation de son activité créatrice; voir, par exemple, ce texte de Nietzsche, Activité libre ou salariat qui constitue le cas type de cette critique artiste de notre temps.

c) La critique sociale
Il y a une cécité intégrale dans trop de copies pour ce qui est de penser les rapports d'exploitation et de domination qui sont constitutifs du mode de production capitaliste de notre époque. La critique sociale de l'ordre établi est  d'abord  une critique qui vise à dénoncer les rapports d'exploitation de l'homme sur l'homme, l'accumulation indécente de richesses d'un côté pendant qu'une frange de plus en plus importante de la population est rejetée dans la misère; on atteint aujourd'hui la barre symbolique du milliard d'individus en situation de famine dans le monde d'après les données de l'organisme officiel des Nations-Unies, la FAO; rien qu'en France, les dernières statistiques de l'I.N.S.E.E font état de 8 millions d'individus vivant en dessous du seuil de pauvreté soit 13% de la population quand, dans le même temps, le nombre de millionnaires s'accroît.
L'appareil conceptuel élaboré par Marx donne des outils  pour fonder une critique sociale de l'ordre institué. A-M-A+ (Argent-Marchandise-plus d'Argent)  principe du mode de production capitaliste= transformer de l'argent en plus d'argent.
M= marchandise extraordinaire= la force humaine de travail qui seule à la vertu de transformer de l'argent en plus d'argent. Pour l'expliquer, analyser la journée de travail du salarié: temps de travail nécessaire+ temps de surtravail.
Temps de travail nécessaire= temps que met le travailleur à produire l'équivalent de son salaire= partie de la journée de travail qui lui est payé.
Temps de surtravail= partie de la journée où il travaille au service du capital actionnarial= partie de la journée qui ne lui est plus payé=exploitation du travail =  valorisation du capital
La proportion est aujourd'hui, dans la distribution  de la richesse produite entre travail et capital, de 60%/40 % ce qui signifie qu'en trente ans la part qui revient aux salaires a baissé de dix points ce qui traduit un renforcement considérable de l'exploitation des travailleurs. Nous sommes ainsi dans un processus de longue durée de régression sociale qui est administrée par les classes dirigeantes sous le couvert  de "moderniser" la société, ce qui signifie  dans la novlangue néo libérale, adapter la société à l'ordre concurrentiel du marché économique. En fait de "moderniser", il s'agit, sur le plan social, plutôt de revenir en arrière, à l'époque du capitalisme le plus débridé; les américains appellent justement cela  "a roll back agenda." (un agenda pour revenir en arrière) L'injonction faite de "vivre avec son temps" consiste à intérioriser comme inéluctable ce processus. Les acquis sociaux, fruits de longues et sanglantes luttes sont présentés, par une extraordinaire inversion des valeurs,  comme des privilèges indus accaparés par des minorités  et leur défense comme une incapacité à s'adapter au changement et à se moderniser. Il reste quelques rares politiciens, comme ce sénateur américain à s'indigner de cet état de fait:



d)La superfluité humaine
Mais ces énormes inégalités dans la répartition des richesses cachent quelque chose d'encore plus grave qui est ce que j'ai eu l'occasion d'appeler la superfluité humaine. Un humain superflu, c'est quelqu'un qui est en trop et pour lequel il n'y a pas de place dans la société; donnons lui un visage; très concrètement, c'est, par exemple, (mais ils sont des milliards en réalité) quelqu'un qui a moins de valeur qu'un cochon et qui passe après lui pour manger ce que celui-ci aura bien voulu laisser; la logique implacable qui est celle du Marché conduisant à cette situation est très bien décrite par Jorge Fortado dans son court-métrage, L'île aux fleurs: on suit le parcours économique d'une tomate, de sa production au Japon jusqu'à son acheminent final vers une décharge, au Brésil, sur "l"île aux fleurs":



 Le point essentiel que laisse de côté ce petit film, c'est d'expliquer pourquoi ces miséreux se retrouvent sans terre pour assurer leur subsistance. Traiter cette question c'est retracer l'origine de la superfluité humaine des temps actuels. Ce qui s'est passé au Brésil a eu lieu partout dans le monde où le capitalisme moderne s'est développé. Il n'a pu le faire que sur la base d'un immense processus de spoliation (vol) des terres par quoi il a transformé les communaux auxquels les pauvres avaient toujours eu accès pour assurer leur subsistance en propriétés privées. C'est à partir de là que s'enclenche le phénomène de la superfluité humaine. Les premières vagues se sont déroulées à l'époque moderne, à partir de la fin du XVème siècle, en Angleterre, avec les premiers d'une longue série d'actes d'enclosures de la terre.

e) La folie de l’ordre social institué: l'inversion du moyen en fin
Cette folie de notre temps pouvait être exhibée à partir de la distinction valeur d'usage/valeur d'échange en montrant comment, dans le mode de production capitaliste, c'est désormais la valeur d'échange qui se soumet la valeur d'usage. Le but d'une production de type capitaliste n'est pas de produire des valeurs d'usage= des biens qui répondent à des besoins humains mais de la valeur d'échange, transformer de l'argent en plus d'argent. La folie qui caractérise ce mode de production consiste en une inversion radicale du moyen qui accède au statut extravagant de fin; l'argent, qui n'est au départ qu'un moyen d'échanger des biens devient la finalité même de la production. Autrement dit, ce n'est plus les besoins qui commandent la production (schéma pré capitaliste M-A-M) c'est l'impératif de rentabilité qui commande la production (A-M-A+). Les consommateurs n'auraient certainement aucun besoin de renouveler la gamme des gadgets électroniques tous les deux ou trois ans ou de donner la priorité dans la production mondiale à l'armement, la drogue, la propagande les relations publiques, ne laissant que des miettes à des finalités aussi "accessoires" que celles de l'éducation, du logement ou de l'alimentation pour tous; le capital, oui! C'est ce qui fait qu'on peut estimer au moins à un tiers la part du P.I.B dans un pays comme le notre qui intègre des activités en réalité nuisibles et toxiques aux êtres humains et/ou à l'environnement naturel, les deux ne pouvant être dissociés vraiment.
L'inversion du moyen en fin se reproduit dans la sphère du développement technique. Ici aussi, l'outil qui n'est à la base qu'un moyen endosse désormais le statut de fin. La technique tend à ne plus obéir qu'à sa propre logique d'auto-développement en ayant perdu de vue la question des finalités.
C'est un phénomène que bon nombre de penseurs de notre époque  ont décrit, comme Simmel, Russell, Ellul, et d'autres encore. Ici aussi les copies sont d'une naïveté confondante lorsqu'il s'agit de penser l'accélération des innovations technologiques; certaines copies pensent incriminer le temps! Comme l'existence humaine est soumise au cours du temps qui passe, il est fatal que les choses évoluent et que nous nous y adaptions. Il faut réfléchir un peu avant de proférer des énormités pareilles: dans la société pré capitaliste du Moyen Age ou dans celle des Papous, l'existence humaine est tout autant soumise au temps qui passe; ce n'est pas pour autant que dans ces sociétés le rythme des innovations technologiques s'accélèrent!
C'est donc bien que c'est un autre facteur que le temps qui est en question ici qui tient à la logique même du mode de production capitaliste. Il y a dans les copies une façon terrible de naturaliser ce que les hommes font: on a l'impression à les lire que l'accélération vertigineuse des innovations technologiques est un phénomène naturel du même ordre que la neige qui tombe ou qu'une pluie de météorites! Or, il faut bien se rendre compte que, de cette façon, on ne fait que relayer le discours des gouvernants, qui, chaque fois qu'une mesure qu'ils prennent pourrait susciter des réactions d'hostilité de ceux qui en essuyeront les conséquences néfastes, invoquent la naturalité de l'ordre des choses qui commanderait de faire ainsi et pas autrement. Par exemple, au moment où la société Renault ferme une usine en Belgique pour la délocaliser dans un pays où la main d'oeuvre est moins chère, le président de la République française, pour couper court à toute protestation, déclarait, de façon définitive:"La fermeture des usines c'est aussi hélas la vie. Les arbres naissent, vivent et meurent, les plantes, les animaux, les hommes et les entreprises aussi." (Cité dans L'encerclement, la démocratie dans les rets du néolibéralisme, à partir de 1h 41' 55'') C'est évidemment un sophisme complet de faire passer comme naturel ce qui est le fruit de choix politico-économiques faits par les hommes (notons en passant qu'il existe une catégorie d'entreprises qui est à l'abri du risque de mourir, toutes celles qui sont "too big too fail" [trop grosse pour échouer]" comme les Américains le disent, et que les Etats renfloueront chaque fois que nécessaire...) C'est donc la même naturalité qu'on invoquera pour justifier toutes les innovations techniques. Mais, là aussi, il n'y a rien de naturel, mais quelque chose qui n'est survenue que dans un contexte historique bien précis et qui se trouve dans la dynamique du capitalisme moderne, qui est, comme Marx l'avait déjà bien vu au XIXème, le seul mode de production que nous connaissions dans l'histoire, qui ne peut se perpétuer qu'à condition d'innover et de se révolutionner en permanence. C'est déjà la loi concurrentielle du marché qui l'impose pour arriver renouveler sans cesse son avantage compétitif sur les concurrents. Nous voilà très loin  de  la condition existentielle de l' être humain qui, en tant que soumis à la nécessité du temps qui passe, devrait nécessairement s'adapter au changement. A l'autre extrême, l'innovation était considérée comme tout simplement diabolique par l'Eglise au Moyen Age car elle menaçait, pensait-on, la stabilité de la société et l'équilibre des individus.. D'autre part, le capital ne peut trouver à se réinvestir qu'à condition de trouver sans arrêt de nouveaux  marchés à conquérir à mesure que s'épuisent les possibilités d'investissement dans les secteurs existants de la production; aujourd'hui, par exemple, le secteur de l'automobile n'offre plus assez de perspective de profit du fait de la saturation du marché et de la dévalorisation des bagnoles qui contiennent toujours moins de temps de travail avec l'automation. Il faut alors perpétuellement innover ce qui veut dire trouver toujours de nouveaux débouchés pour que le capital trouve à se réinvestir; d'où le fait que ce capitalisme tend à devenir totalitaire,  à intégrer à lui toujours plus de dimensions de l'existence humaine (éducation, santé, loisirs, systèmes sociaux, espèces vivantes, gènes etc., tout tend à être intégré dans la logique marchande).
Sous l'angle de cette critique de l'innovation-à-tout-va, on pourrait dire que notre temps va décidément beaucoup trop vite pour qu'on puisse le suivre et mieux vaudrait alors le laisser aller plutôt que de s'épuiser à lui courir derrière, comme on voit beaucoup de monde en souffrir.

f)La critique écologique
Sur la question écologique, ici aussi, le néant de réflexion politique est dramatique. A peu près toujours, le problème de l'effondrement écologique qui menace la planète est ramené à une simple question de comportement individuel, en triant ses déchets, en réduisant sa consommation d'énergie, etc. Par ce biais, on est très mal parti pour cerner le fond du problème. Jamais n'effleure à l'esprit que l'effondrement écologique est inscrit dans la dynamique même du mode de production capitaliste qui ne peut se reproduire qu'à la condition de soutenir une croissance illimitée de l'appareil de production. A mesure que les marchandises contiennent toujours moins de valeur du fait de la réduction du temps de travail nécessaire vers la limite idéale=0=procès de production entièrement automatisé, il faut en vendre toujours plus pour que l'accumulation du capital se poursuive. Croître ou mourir, telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation nation capitaliste, ce que Marx avait énoncé en son temps, au XIXème siècle, sous une forme différente, qui revient finalement au même:"Après moi le déluge!" Mais, il n'y a strictement rien de naturel dans cette nécessité, là non plus. Comme le formulait bien le philosophe situationniste G. Debord, dans les temps anciens, les sociétés étaient certes toujours soumises à la nécessité économique, à savoir, celle d'assurer leur reproduction matérielle. Avec l'avènement du capitalisme moderne, elles sont désormais soumises à autre chose, la nécessité du développement économique.
Une critique écologique qui ne met pas en question les structures fondamentales du mode de production capitaliste ne peut qu'en rester au stade du moralisme le plus plat qui laisse intactes les causes de la dévastation en cours de la nature sous ses trois aspects les plus critiques, tellurique ( l'épuisement des sols), atmosphérique (le réchauffement climatique) et biologique (l'effondrement de la biodiversité).

4) La valeur positive de l'inadaptation à notre époque
a) La valeur positive du sentiment de malaise
L’ensemble de ces analyses me conduisent à renverser l’ordre habituel du jugement. Dans les conditions de vie moderne, c’est plutôt celui que se sent bien adapté à la sociétéqui souffrirait d’un trouble inquiétant menaçant sa santé mentale suivant le principe qui veut qu’être bien adapté à une société malade n’est pas précisément un signe de bonne santé.
C’est justement en ce sens qu’Ellul comprend les effets pernicieux de la propagande dans les sociétés actuelles dans la mesure où elle est comprise comme le prolongement des tâches que s‘assigne une éducation nationale, l‘adaptation pure et simple de l‘individu à l‘ordre social existant qui doit être, comme l‘avait déjà aperçu Lepeletier, un processus de formation continu du berceau à la tombe:
"L'éducation nationale n'est pas une institution pour l'enfant, mais pour la vie tout entière." (Projet d'éducation nationale 1792) :"[la propagande] paraît alors comme une thérapeutique. Mais c’est exactement la thérapeutique qui consisterait à soigner le foie d’un alcoolique [...] de façon qu’il puisse continuer à s’intoxiquer à l’alcool sans souffrir de son foie. La réponse artificielle et irréelle de la propagande aux souffrances psychiques de l’homme moderne est exactement de ce type: elle permet à l’homme de continuer à vivre anormalement selon les conditions où la société le place. Elle supprime le signal avertisseur que constituaient les angoisses, les inadaptations, les révoltes, les revendications."(Propagandes, éditions Economica, p. 197) Précisons ici qu'Ellul parle de ce qu'il appelle "la propagande d'intégration" qui est celle qui vise à ajuster l'individu à l'ordre social existant; mais il existe aussi des "propagandes d'agitation" qui visent à le contester, mais qui n'en restent pas moins, comme toute propagande, des dispositifs de conquête des esprits par des gens avides de conquérir le pouvoir dont il faut se prémunir. Pour s'en tenir au premier type, celui qui vit aujourd’hui bien intégré dans l’ordre existant est comparable à un vivant qui ne disposerait plus des affects de souffrance pour l’avertir des dangers qui le menacent, qui serait, par exemple, insensible à la brûlure du feu. Il est semblable à cette grenouille qu'on ébouillante sans qu'elle s'en rende compte par élévation imperceptible de la température de l'eau. Par où l’on voit que l'obsession du bonheur dans notre société est peut-être bien celle de ce "cauchemar climatisé" que décrivait l'écrivain américain H. Miller en tirant le bilan de son périple à travers son pays dans les années 1940. Les affects de souffrance liée à une situation d’inadaptation sont les signes d’une nature saine dans une société qui exige pour prix de notre adaptation, l’aliénation, la soumission, l’abrutissement et la destruction de la nature. Nous en venons finalement à vivre dans un monde inversé: ceux qui sont sains d'esprit tendent à être pris pour des fous, tandis que ceux qui sont malades sont considérés comme bien portants en étant juste ajustés comme il faut à l'ordre des choses.

b) Imposture et conformisme
Précisément, le type anthropologique parfaitement ajusté à notre temps est l'imposteur qui prolifère aujourd'hui sous nos yeux dans tous les domaines. C'est, par exemple, la thèse que développe R. Gori: l'imposteur est le frère jumeau du conformiste; voir à 1 h 30' 303 dans cette conférence pour un rapide aperçu:


On trouve du conformiste une illustration cinématographique dans Zelig de W. Allen: la trame du film est un individu-caméléon qui prend la couleur de son environnement: il noircit avec les noirs, il jaunit avec les jaunes, grossit avec les gros, etc. C'est l'individu tout à fait adapté à notre époque qui prendra donc comme devise qu'il faut bien vivre avec son temps et qu'on voit clairement se manifester à travers l'expérience de Asch (voir 2a). Ainsi, il votera à gauche quand la majorité vote à gauche, à droite quand c'est à droite, pour un néo-nazi le jour où un néo-nazi emportera les suffrages, etc. C'est donc quelqu'un qui est suffisamment habile pour s'adapter à tous les changements et toutes les modes et saura prendre n'importe quel masque pour tromper son monde, soit ce qui définit justement un "imposteur". Ce dont il souffre peut être qualifié, selon les termes d'E. Fromm, d'"une pathologie de la normalité"
 
c) Origine de l'impératif d'adaptabilité
Terminons par ce point essentiel. D'où vient, en dernière analyse, cette injonction faite à chacun de devoir s'adapter à son temps? Sur cette question, les penseurs du XXème siècle ont dégagé un consensus assez large, quelque soit par ailleurs leurs engagements politiques et idéologiques très différents. Fondamentalement, l'idée a été de dire que la Révolution industrielle, qui survient entre la seconde moitié du XVIIIème siècle et la première moitié du XIXème siècle, a bouleversé subitement et radicalement le milieu de vie des populations humaines qui se sont retrouvées avec un appareillage biologique et psychique, fruit d'une très longue évolution, qui n'était plus du tout adapté aux nouvelles conditions de vie imposées à partir de là. On comprend, tenant compte de cela, pourquoi l'innovation était considérée par la pensée théologique du Moyen-Age comme étant de nature diabolique car elle menaçait l'équilibre mental d'une société. C'est ce tabou que fait voler en éclats la Révolution industrielle. A partir de là, le diagnostic a été unaniment partagé par les penseurs du XXème siècle: nous avons crée, avec la Révolution industrielle, un environnement radicalement nouveau, en perpétuel changement, auquel l'espèce est incapable de s'adapter aussi vite: les multiples formes d'inadaptation sociale qu'offre le paysage des sociétés modernes prennent leur source ici. Là où les positions vont diverger du tout au tout, c'est sur la nature des remèdes à apporter pour résoudre ce terrible hiatus. On peut les représenter, très schématiquement, par les grandes figures intellectuelles américaines de W. Lippmann et J. Dewey. Pour le premier, il va falloir soumettre les populations, via un processus d'ingéniérie sociale entre les mains d'experts éclairés, à l'impératif d'adaptation. C'est en ce sens qu'il faut comprendre la célèbre formule qu'on a retenu de lui de "fabrication du consentement", envisagée comme une propagande d'intégration (cf. partie précédente)Il faut ici se rappeler de ce slogan programmatique mis en avant lors l'Exposition universelle de Chicago de 1933:"La science découvre, l'industrie applique, l'homme s'adapte."
A ce parti-pris élitiste, un penseur comme J. Dewey opposera un point de vue à la fois beaucoup plus conforme à la tradition démocratique et reposant sur une compréhension plus fine des processus adaptatifs des théories de l'évolution issues des travaux de Darwin. Pour Dewey, l'adaptation ne peut être réduite à un simple ajustement de l'organisme aux modifications de son milieu, mais elle implique aussi, pour une autre part essentielle, la capacité mise en oeuvre par cet organisme pour transformer son milieu. et le rendre ainsi plus conforme à ses besoins fondamentaux. Il importe aujourd'hui , sans doute plus que jamais,que chacun puisse se situer, en toute connaissance de cause, au sein de ce débat. Voir, à ce sujet, l'intervention de la philosophe B. Stiegler, dans cet entretien, Il faut s'adapter, sur un nouvel impératif politique, à partir de 24':


 
Conclusion
a)Je rappelle que la question de savoir s'il faut vivre avec son temps qui implique une mise en question radicale des normes/valeurs/institutions de son époque n'acquiert un sens et ne devient pensable que dans le cadre d'une société qui a rompu avec la clôture du sens.
b)Que si elle est pour nous pensable c'est parce que nous sommes les héritiers de l'antiquité grecque et des luttes émancipatoires qui traversent l'époque moderne.
c)Que cet héritage est aujourd'hui en voie de dilapidation dans une société où les individus ont intégré profondément les formes de socialisation qu'a induit le capitalisme et que l'ère est aujourd'hui au conformisme, au fatalisme et à l'adaptabilité.
d) On en vient finalement à se demander si ceux qui auraient le plus besoin de se faire soigner ne sont pas les personnes qui se sentent parfaitement à l'aise dans un monde tel que le nôtre, et, pour commencer, ceux qui en retirent l'essentiel des privilèges, tout en haut de la pyramide sociale?

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