jeudi 13 mai 2010

Aristote, de la démocratie

" Certains sont d'avis qu'il est contre nature qu'un seul homme soit le maître absolu de tous les citoyens, là où la cité est composée d'hommes semblables entre eux: car, disent-ils, les êtres semblables en nature doivent,en vertu d'une nécessité elle-même naturelle, posséder les mêmes droits et la même valeur; ils en tirent cette conséquence que s'il est vrai qu'une répartition égale de nourriture et de vêtements entre des personnes inégales est une chose nuisible aux corps, ainsi en est-il aussi au sujet de la distribution des honneurs; et par suite il en est de même quand les personnes égales reçoivent un traitement inégal, et ce serait là précisément la raison pour laquelle il est juste que nul ne commande plus qu'il n'obéit, et qu'ainsi chaque citoyen soit appelé à tour de rôle à commander et à obéir, alternance qui n'est dès lors rien d'autre qu'une loi, puisque l'ordre est une loi."
Aristote.

Introduction.
a)Thème.
Le thème est ici essentiellement de nature politique:quel est l'ordre d'une cité juste?
b)Thèse.
Il est essentiel de noter à ce sujet que tout au long de son texte, Aristote expose une conception qui ne provient pas de lui-même. "Certains sont d'avis..."
Ce qu'il expose ici c'est la conception démocratique du pouvoir politique dans laquelle chaque citoyen est appelé,tour à tour, à être gouvernant et gouverné en vertu d'un principe d'égalité qui veut que chaque citoyen a une égale capacité à gouverner.
Noter enfin que rien ne donne à penser dans ce texte qu'il la critique à un moment ou à un autre.
c)Ordre logique du texte.
La justification de l'idéal démocratique d'alternance dans le partage du pouvoir se fait par réfutation dans un premier temps du régime politique de type despotique où un seul concentre sur lui tout le pouvoir:"il est contre nature qu'un seul homme ...".
Il tire ensuite la conséquence qu'implique l'argument avancé pour réfuter le despotisme,conséquence qui met en jeu deux formes possibles d'injustice: donner des parts égales à des individus inégaux ou donner des parts inégales à des individus égaux (ce dernier cas étant celui d'un régime despotique
où le despote se réserve tout le pouvoir dans la cité).
On en tire finalement l'implication essentielle dans un troisième temps:l'égalité entre citoyens justifie le partage égal du pouvoir politique suivant un principe de rotation rapide des postes de gouvernement entre citoyens.


I Réfutation du despotisme.
a)Définir le despotisme en commençant bien par souligner que Aristote présente une conception qu'il emprunte à d'autres "certains sont d'avis..." qu'on aura déjà reconnu comme étant les partisans de l'idéal démocratique s'élevant contre toute forme d'oppression politique.
Despotisme:un seul gouverne . Mais cette définition est équivoque. Le despote peut être un Néron qui gouverne selon son bon plaisir ou un roi-philosophe dans l'idéal aristocratique de Platon
b)Caractère "contre nature" du despotisme:l'argument invoqué pour le réfuter vise aussi bien l'idéal platonicien du gouvernement du sage qui veut faire le Bien pour tous, que la simple tyrannie du dictateur qui ne vise que son bon plaisir et assouvir son appétit de pouvoir.
Là où les êtres sont semblables, ils doivent avoir les mêmes "droits et la même valeur".
Il est essentiel pour comprendre l'argument de voir qu'il se réfère au principe clef de l'idéal démocratique qu'en matière de questions politiques pour décider du juste/injuste il n'y a pas de spécialistes plus qualifiés que d'autres. Partant de là en tirer la conséquence qui permet deux définir deux types d'injustice.

II Les deux formes d'injustice.
a)Donner des parts égales à des individus inégaux.
Il y a ici un problème qui doit sauter aux yeux: n'est-ce pas justement ce que Platon reproche  à la démocratie de faire en comptant comme ayant la même valeur la voix du sage et celle de l'ignorant ? N'est-ce pas l'injustice même qu'engendre la démocratie? Voir la condamnation à mort honteuse de Socrate par le tribunal démocratique d'Athènes et la hiérarchisation des régimes politiques dans laquelle la démocratie vient à l'avant dernière place dans la classification platonicienne. (cf. 2 a et b Le germe de la démocratie) Il semblerait, par exemple, injuste, de donner la même note à tous les élèves quelque soit la qualité de leurs travaux respectifs; ici s'applique un principe d'égalité géométrique = égalité de rapports = à chacun selon son mérite.
 b)Donner des parts inégales à des individus égaux.
Ici s'applique une égalité arithmétique qui veut que tout homme en vaut un autre.
Tout le problème ici est de savoir sur quel principe on se base pour établir l'égalité des individus.
Il existe bien des inégalités naturelles dans la répartition des dons (intelligence, force physique, beauté, etc) mais dans la pensée démocratique c'est en tant que citoyen que l'égalité prend tout son sens: la "Vergogne,la Justice", les vertus fondamentales de l'art politique, sont données de façon égales entre tous contrairement aux compétences techniques:"Hermès demande alors à Zeus de quelle façon il doit faire don aux hommes de la Justice et de la Vergogne:"Dois-je les répartir de la manière dont les arts l'ont été? Leur répartition a été opérée comme suit: un seul homme qui possède l'art de la médecine suffit pour un grand nombre de profanes, et il en est de même pour les autres artisans. Dois-je répartir ainsi la Justice et la Vergogne, ou dois-je les répartir entre tous? Zeus répondit:"Répartis-les entre tous, et que tous y prennent part; car il ne pourrait y avoir de cités, si seul un petit nombre d'hommes y prenaient part, comme c'est le cas pour les autres arts ..." (Platon, Protagoras, 323a).
Question problématique :est-ce que tous sont aptes à devenir citoyen? On sait que les grecs excluaient de la citoyenneté la majorité de la population:les femmes, les esclaves, les étrangers. Cette exclusion semble incompatible avec le principe d'un partage égal de l'intelligence politique entre tous les hommes tel que le décrit le mythe de Prométhée. Y-a-t-il un fondement naturel qui conduirait certains à être privés de la citoyenneté? Ou n'est-ce pas plutôt que le loisir que suppose l'activité politique n'était réalisable, à une époque où la technique n'était pas automatisée ,qu'à la condition que d'autres travaillent pour nous? Cf Aristote: " Si les navettes (les instruments à tisser) pouvaient fonctionner toutes seules nous n'aurions plus besoin d'esclaves".

III Le principe démocratique:la rotation des charges.
a)Principe de l'alternance.
On retrouve ici exposée, une des trois formes fondamentales que prend l'égalité politique entre tous les citoyens:l'isokrateia= le partage égal du pouvoir entre tous les citoyens= tour à tour chacun est gouvernant et gouverné=principe du tirage au sort couplé à la rotation rapide pour distribuer les fonctions du pouvoir exécutif et judiciaire entre tous les citoyens. Le fait de définir des mandats courts et non renouvelables garantissait que chaque citoyen à un moment où à un autre de sa vie était appelé à occuper une magistrature. A l'exception des fonctions de commandement militaire ou de la réalisation de travaux publics qui exigent des compétences spéciales et font appellent à l'élection de ceux qu'on estime être les meilleurs (les aristoï), pour tout le reste on utilisait le tirage au sort qui a toujours été considéré jusqu'au XVIIIème siècle inclus comme la procédure propre à une démocratie.  C'est une façon de définir ce qu'est la démocratie: un régime où chaque citoyen est capable d'être tour à tour gouvernant et gouverné.
b)Les deux autres formes de l'égalité politique
L'isonomia=égalité devant la loi qui implique la participation de tous à la formation du nomos (la loi) (autonomie collective) et l'iségoria= partage égal de la parole publique entre tous les citoyens dans le cadre de l'Assemblée populaire (ekklésia) (cf. Le germe grec de la démocratie pour plus de développement).

IV Démocratie antique, démocratie moderne.
Un des intérêts de ce texte est de nous montrer que ce que nous appelons aujourd'hui "démocratie" est très éloigné de ce qui a été inventé sous ce nom entre le VIIIème et le Vème siècle avant J-C à Athènes. Y-a -t-il en France aujourd'hui soixante millions de personnes capables de gouverner? Poser la question c'est y répondre. La comparaison n'est pas à notre avantage,pour nous les modernes, sauf sur trois points (cf. Comparaison démocratie moderne/grecque d'après Castoriadis)
a)L'isokratéia et l'isonomia sont incompatibles avec un système basé sur la représentation et la professionalisation de la vie politique que cela implique. L'iségoria est incompatible avec le monopole de la parole publique qu'exercent les politiciens professionnels. (cf. Les "démocraties" modernes).
b)Les seuls avantages dont nous pouvons nous prévaloir sur la démocratie antique sont l'idéal d'universalité qui lui était étranger et la radicalité de la mise en question des institutions.
Nous n'excluons plus certaines catégories de la population de la citoyenneté (sauf les étrangers) et nous voulons la démocratie pour tous dans le monde. La radicalité: ce ne sont plus seulement les lois que nous mettons en question mais l'ensemble des institutions de la société (critique du patriarcat menée par le féminisme, de la propriété et du salariat par le socialisme, etc.)

Conclusion
a)On rappelle que l'objet de ce texte était d'exposer la conception justifiant l'idéal démocratique comme étant le modèle d'une société juste.
b)Que c'est un principe d'égalité quant au partage du pouvoir entre tous les citoyens qui doit prévaloir impliquant une rotation des charges où chacun est tour à tour capable de commander et d'obéir, comme le formulait Aristote.
c)Qu'à l'aune de cet idéal fondateur,nos sociétés modernes sont encore très peu démocratiques en dépit de leur appellation même si elles ont pour elles l'avantage d'une exigence d'universalité et de radicalité étrangère à la mentalité grecque de l'antiquité.

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