jeudi 12 mars 2015

2c) Travailler pour avoir un revenu ou avoir un revenu pour travailler

 "Quand un homme sollicite du travail, ce n'est pas du travail qu'il demande, mais un salaire." (Evêque Whately)
 
Dernière mise à jour, 09-06-2019.

Cette formule, que j'emprunte à Götz Werner, militant pour le revenu inconditionnel en Allemagne, sera appréhendée ici d'abord dans les termes d'une problématique polanyienne du réencastrement de l'économie, puis dans celle, maussienne, du renouvellement des gisements du don, les deux, ici encore, se complétant parfaitement...

Le revenu inconditionnel, levier du réencastrement de l'économie
L'aspect séduisant du revenu inconditionnel est qu'il peut restaurer une protection sociale aujourd'hui sérieusement menacée par les forces du marché, tout en garantissant à chacun la plus grande liberté possible. La protection sociale ne se gagne plus au détriment de la liberté comme dans ses formes archaïques. Ce qui prédomine aujourd'hui et sur lequel prolifère la propagande d'extrême droite, c'est bien la peur. Ce témoignage anonyme d'un employé du textile respire l'air du temps: "aux classes populaires, il faut garantir cette base : la Sécurité sociale (au sens large), l’assurance d’une vie stable pour eux et leurs enfants, éloigner « l’épée de Damoclès » comme me le disait encore un employé du textile le mois dernier : « On a peur, on vit dans la peur », poursuivait-il, témoignage d’un avenir non-maîtrisé." ( F. Ruffin, Fakir du 11/04/2012) . Quand la peur devient l'affect socialement dominant, le risque est grand de voir se développer des solutions politiques ultra autoritaires qui peuvent, le cas échéant, conduire aux formes extrêmes du totalitarisme dont la technologie moderne offre des perspectives illimitées de développement. La peur, comme le résume fort bien Polanyi, est "cet architecte du pouvoir, [qui] engendre déjà en silence des tendances totalitaires d'une ampleur inconnue jusqu'ici." (La subsistance de l'homme, p. 17) La peur est "l'architecte du pouvoir". Une société dont les institutions sont telles qu'elle stimule  en permanence cet affect prépare en silence des solutions totalitaires qui tendent à devenir les seules envisageables. Ce que nous savons maintenant, c'est que la source ultime où s'alimente cette peur du lendemain est le phénomène consubstantiel à l'essor de la société de marché, de la superfluité humainela question, angoissante entre toutes, que les sociétés humaines, malgré toutes leurs imperfections, avaient eu l'intelligence d'éviter jusque là, de savoir s'il y aura une place pour moi dans la société. Le revenu inconditionnel est précisément là pour tarir la source où s'alimente cette peur du lendemain; il permet de reconstituer le toit protecteur que la société doit jouer pour l'individu tout en accordant le maximum de liberté. C'est dans ce sens que va l'intervention dans le documentaire de Schmidt et Häni qui envisage le revenu inconditionnel comme un dispositif permettant de dépasser aussi bien le communisme d'Etat qui étouffe l'individu que le libéralisme qui l'isole et en fait la proie impuissante des organisations du marché. En joignant une sécurité maximale avec une liberté maximale, il permet d'envisager des formes de réencastrement non oppressives de l'économie dans la société en donnant aux gens la possibilité de faire quelque chose de leur vie sans devoir passer nécessairement par un marché de l'emploi.
 Le revenu inconditionnel est un levier qui doit donc permettre d'enlever au marché le monopole qu'il a sur sur l'emploi de la force de travail. Il doit donner la liberté de refuser un emploi, si l'on n'en veut pas, et de pouvoir s'investir dans une activité qui ne passe pas nécessairement par la location de la "marchandise-travail". L'économiste américain Hirschmann caractérisait le marché par l'exit (la sortie), la possibilité qu'il laisse à chacun d'en sortir, comme de pouvoir dire à Nike d'aller vendre sa merde ailleurs. Mais cette liberté reste un marché de dupe tant que je ne n'ai pas le pouvoir de dire à un employeur d'aller se chercher du travail ailleurs, tant que le travail est monopolisé par le marché de telle sorte que je n'ai pas le choix pour vivre d'accepter ou non un emploi. En outre, la possibilité qu'offre le marché du travail de la défection reste très largement illusoire dans le contexte d'une raréfaction des emplois qui rend caduque de véritables alternatives pour le salarié en rupture de contrat. Enfin, l'exit qui caractérise le marché, la liberté de couper le lien, n'est, en réalité, pas un gage suffisant de liberté. Car, à ce compte là, on pourrait tout aussi bien dire que Mussolini n'était pas un dictateur puisque les Italiens avaient la possibilité d'émigrer!
Ce qu'il importe de voir ici, c'est l'importance décisive du montant qu'il faut fixer pour un revenu inconditionnel. Il doit être suffisant pour couvrir la subsistance des individus. Si l'on veut avoir affaire à la version émancipatrice, et non à celle que les libéraux préconisent, et qui visent, au contraire, à accentuer le mouvement de marchandisation du travail en démantelant le restant de protection sociale que garantissait tant bien que mal l'Etat, tout en exerçant une pression à la baisse sur les salaires, il faut qu'il soit suffisant pour couvrir les besoins de base d'un individu et ainsi le mettre en position de pouvoir refuser un emploi s'il n'en veut pas. Insistons bien sur cette opposition qu'on omet trop souvent de faire et qui fait que règne la plus grande confusion aujourd'hui dans le débat politique sur ce sujet. Fondamentalement, la version émancipatrice doit permettre de se libérer de l'étau du marché, qui étrangle aujourd'hui, de plus en plus, la vie des populations:"Mieux vaut tenter de déserrer [l']emprise [du marché] sur la vie d'ensemble des individus. Ce qui passe, croyons-nous, par l'institution d'un revenu de citoyenneté, inconditionnel et cumulable à d'autres ressources..." (Caillé, Notes sur la question de l'origine du marché et de ses rapports avec la démocratie dans, La modernité de Karl Polanyi, p. 145)  De cette façon, en déconnectant revenu suffisant et travail, on peut "démarchandiser" ce dernier:"Au total, il s'agit de rompre sur le plan de la pensée et de l'imaginaire collectif avec l'identification historique abusive que le capitalisme a établi entre travail et travail salarié et, avec elle, entre travail salarié et revenu. Il s'agit d'affirmer que le travail peut être improductif de marchandises et de capital, mais être productif de richesses non marchandes et donc donner lieu à une contrepartie en terme de revenu." (C. Vercellone, Faut-il défendre le revenu de base?, p. 5) Il ne s'agit donc pas tant de supprimer purement et simplement le marché, comme le professe un certain radicalisme, que d'en refaire un simple auxiliaire de la société comme il l'était, en règle générale, dans les temps qui nous ont précédé.

Le revenu inconditionnel pour renouveler les gisements du don
Voyons maintenant les choses dans le cadre de la problématique du renouvellement des gisements du don. Il s'agit, tel que le présente le documentaire de Schmidt et de Häni, de faire dans le domaine social, le même genre de révolution qui s'est produite dans l'astronomie quand on est passé du géocentrisme à l'héliocentrisme au XVIIème siècle avec Galilée, en inversant les positions de la terre et du soleil. Dans un premier temps, pour sauver le géocentrisme, et l'accorder aux données de l'expérience, il a fallu le complexifier toujours plus en rajoutant hypothèse sur hypothèse, ce qu'on a appelé les épicycles. Tout s'est simplifié finalement en inversant juste les positions de la terre et du soleil. De façon analogue, pour sauver le salariat, on est amené à complexifier toujours plus la machinerie sociale et étatique, son système de contrôle et sa bureaucratie, sans arriver, dans le fond, à résoudre les problèmes qu'il pose, alors que tout serait simplifié en inversant simplement l'ordre des priorités. Il s'agit de passer d'une situation où nous travaillons pour avoir un revenu à la situation inverse où nous avons un revenu pour pouvoir travailler. Le point décisif à voir ici, c'est que, de cette façon, nous pouvons espérer libérer de la contrainte monétaire une multitude d'impulsions donatrices, aujourd'hui étouffées par la hantise d'avoir à trouver l'argent nécessaire pour vivre:"Je fais référence au fait qu'il existe une asymétrie fondamentale dans les conditions d'accès à la monnaie entre la classe des capitalistes et la classe de ceux qui ne peuvent accéder à la monnaie que par un emploi salarié et dépendent donc des anticipations des capitalistes concernant le volume de la production considéré par eux comme rentable. Le RSG [Revenu Social Garanti] permettrait d'atténuer cette asymétrie monétaire fondamentale. Il atténuerait la contrainte monétaire à la base du rapport salarial." (C. Vercellone, Faut-il défendre le revenu de base?, p. 6) Si nous devons travailler aujourd'hui, c'est, avant tout, pour gagner l'argent nécessaire pour vivre, au détriment de toutes autres sources de motivations qui relèvent des gisements du don:

Aider la communauté, par exemple: il est désolant d'entendre aujourd'hui que des activités qui seraient utiles à la société ne peuvent s'effectuer, simplement parce qu'elles ne sont pas valorisées par le marché et ne donnent lieu à un emploi, pendant que dans le même temps cette institution regorge de travaux qui sont des sources de souffrance, des tripaliums au sens étymologique du terme "travail" (le mot "travail" viendrait du latin "tripalium" qui désignait, au Moyen Age, un instrument de torture). C'est déjà ainsi que fonctionnent les artistes et plus généralement tous les esprits créatifs; leur régime est celui de l'économie inversé: ils ne créent pas pour avoir de l'argent, ils gagnent de l'argent pour créer (très difficilement dans les conditions actuelles en l'absence d'un revenu inconditionnel). C'est d'ailleurs le meilleur test que je connaisse pour déterminer dans quelle mesure gît en chacun une impulsion créatrice (dans l'art ou un n'importe quel autre domaine de la culture): pour celui à qui cette formule inversé du "Avoir un revenu pour travailler" ne dit rien , il est certain qu'il n'y a en lui aucune impulsion de cette sorte.
Si l'argent cesse d'être une nécessité, avec le revenu inconditionnel, on n'aurait sûrement tort de s'imaginer que la motivation pour le travail déclinerait. Les résultats de cette enquête publiée par l'université d'Edinburgh devraient aider à se désensorceler à l'égard du marteau de l'économie qui nous pousse à croire qu'il ne peut y avoir que l'argent comme motivation au travail. Elle montre que des indemnités élevées de chômage ne désincitent pas les gens à chercher du travail, bien au contraire. Voilà encore un élément qui peut servir à dépasser les difficultés imaginaires que les gens se créent à l'idée d'instituer un revenu inconditionnel, à relativiser mentalement la motivation du gain économique. L'argent comme facteur de motivation au travail n'a pas du tout, en réalité, l'importance que nous lui prêtons. C'est ce que nous avons commencé à comprendre, au moins depuis les études Hawthorne  menées entre 1927 et 1932, qui ont appris au capitalisme comment se gagne la guerre de la productivité. Ce que montrent ces études, c'est que ce n'est pas en augmentant leur salaire qu'on mobilise les gens au travail. Les facteurs déterminants tiennent à la qualité des relations de travail basées sur la coopération et le fait d'être reconnu dans ce que l'on fait. C'est, en somme, la qualité des relations sociales qui détermine le degré d'investissement des gens dans le travail, ce qui les pousse à donner d'eux-mêmes, et, à ouvrir ainsi, les gisements du don. Il s'avère même qu'un salaire trop élevé peut être contre productif et désincitatif, comme le montre Dan Pink, ancien conseiller du président américain Clinton, qui rapporte une étude faite sur une centaine de salariés indiens divisés en trois groupes pour faire le même travail. Le premier groupe était payé l'équivalent du salaire d'une journée, le deuxième l'équivalent du salaire de deux semaines et le troisième, d'un salaire de cinq mois. Les résultats montrent que le deuxième groupe n'est pas plus productif que le premier, mais surtout, que le troisième groupe, le mieux payé, est moins productif que les deux autres. Quand l'argent devient le facteur 
déterminant, la motivation au travail décline. Donnons, pour finir, une dernière illustration qui va complètement à contre courant du préjugé économiciste que les gens ont dans la tête qu'il n'y aurait que l'argent pour motiver. Voir l'expérience que relate l'économiste hétérodoxe S. Bendahan, à 5'20" dans l'extrait de cette conférence:




3 commentaires:

  1. Bonjour,
    Le revenu inconditionnel n'est-il pas une barrière à la recherche de l'autonomie ? Étant donné la dépendance qu'il engendre pour l'individu envers un quelconque système bureaucratique ou appareil d'État,du moins à l'égard d'un organe organisationnel non?
    La pensée de Castoriadis serait elle en accord avec ce droit ?

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  2. Je pense au contraire que le revenu inconditionnel facilite l'autonomie. Il y a un auteur incontournable sur ce sujet qui abonde dans ce sens c'est Gorz ; ce qu'il entendait par autonomie c'est l'activité qui est à elle-même sa propre fin, celle que je fais avant tout parce que je trouve mon accomplissement en elle versus le travail hétéronome qui n'est qu'un moyen s'exerçant sous la contrainte de se procurer l'argent nécessaire pour vivre ; en garantissant le revenu, je libère l'accès à une possible autonomie entendue en ce sens ; l'organisation sociale que cela implique ne me semble pas excessivement pesante ; au contraire, on la simplifie radicalement en rendant superflu tout un appareil de contrôle des populations attaché à la conditionnalité des allocations actuelles.
    Je ne connais rien de Castoriadis sur ce sujet mais à partir du moment où l'on considère que ce revenu favorise l'accès à l'autonomie, les deux peuvent très bien aller ensemble ; du moins je n'ai pas de problème avec cela.

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  3. Il y a aussi ce texte qui abonde dans mon sens: http://blogs.mediapart.fr/camille-bosquet/blog/230317/le-revenu-de-base-comme-projet-d-autonomie-echo-la-pensee-de-cornelius-castoriadis

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