dimanche 18 mars 2012

Bertrand Russell, les Temps modernes

 Dernière mise à jour, 14-04-2018

"L'esprit typique moderne ne s'intéresse à rien de ce qui est mais uniquement à ce que les choses peuvent et doivent devenir. De ce point de vue,ce ne sont pas les qualités intrinsèques des choses,mais leur usage possible qui constituent leurs caractéristiques importantes. Tout est instrument. Si vous demandez:instrument en vue de quoi? On vous répondra que c'est un instrument pour fabriquer des instruments, avec lesquels on fabriquera des instruments encore plus puissants,et ainsi de suite à l'infini. En termes psychologiques cela veut dire que l'amour de la puissance a refoulé toutes les impulsions qui rendent la vie humaine complète. Amour , paternité, plaisir, beauté tout cela a moins de valeur aux yeux de l'industrialiste moderne qu'ils n'en avaient pour les magnats princiers des temps passés. Manipuler,exploiter:telles sont les passions dominantes de l'industrialiste scientifique typique (...). Le pouvoir de faire changer la face du monde, pouvoir que possèdent les dirigeants des grosses affaires de nos jours, dépasse de loin celui que jamais des individus aient possédé dans le passé. Ils peuvent ne pas avoir la même liberté de couper les têtes que Néron (1) (...) mais ils peuvent faire en sorte que les uns meurent de faim et que d'autres s'enrichissent, ils peuvent faire dévier le cours des fleuves et décréter la chute d'un gouvernement."
Bertrand Russell.

(1) Empereur romain du Ier siècle après J-C.

Introduction.
Thème: réflexion sur les Temps modernes:qu'est-ce qui est caractéristique des Temps modernes et qui les distingue de toutes les autres époques?
Thèse: l'obsession du développement techno scientifique qui tend à ne plus fonctionner que suivant sa propre logique d'auto-développement et qui s'enracine psychologiquement dans le phantasme de toute puissance, ce qui donne aux Temps modernes l'aspect d'une folie extrême n'offrant pour toute perspective que le cauchemar d'un système de domination totale et celui de l'anéantissement de l'espèce humaine sous l'effet de son hubris (démesure)
Ordre logique du texte sur lequel construire l'explication:
Partie 1:la vision du monde de l'homme moderne tend à devenir purement technicienne: c'est ce que l'on appellera la métaphysique des Temps modernes.
Partie 2: la traduction psychologique de celle-ci: le phantasme de toute-puissance.
Partie 3:enjeu politique: l'impuissance du droit à limiter cette toute puissance.
Partie 4: une dernière partie fera ressortir et traitera le problème que j'aurais vu se dégager à la fin de mon explication, ici, la nécessité d'envisager des formes ou d'autres de contre pouvoirs dans la société pour limiter cet appétit de toute puissance, ne serait-ce que pour nous éviter de tomber dans l'abîme. Un état de droit ne suffira probablement pas, comme nous  le laisse à penser le texte.

lundi 5 mars 2012

Montesquieu: l'esprit de commerce

Mise à jour, 27-05-20

"L'effet naturel du commerce est de porter la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes: si l'une a intérêt à acheter, l'autre a intérêt à vendre; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. Mais, si l'esprit de commerce unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers. Nous voyons que, dans les pays où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, celles que l'humanité demande, s'y font, ou s'y donnent pour de l'argent. L'esprit de commerce produit, dans les hommes, un certain sentiment de justice exacte, opposé d'un côté au brigandage, et de l'autre à ces vertus morales qui font qu'on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité et qu'on peut les négliger pour ceux des autres. La privation totale du commerce produit, au contraire, le brigandage, qu'Aristote met au nombre des manières d'acquérir. L'esprit n'en est point opposé à de certaines vertus morales: par exemple, l'hospitalité, très rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands."
Montesquieu 1748


Introduction
Thème: quels sont les effets du commerce dans les sociétés où il se développe? Montesquieu travaille la question en préfigurant les analyses de la sociologie (étude des sociétés modernes) et de l'anthropologie (étude des sociétés indigènes dites "brigandes" par le texte), qui ne verront vraiment le jour qu'au XIXème siècle: comprendre le type anthropologique (humain) que produisent les institutions d'une société , ici celle du commerce par opposition avec celles des sociétés non marchandes. Il était judicieux ici de partir du contexte historique dans lequel s'inscrit ce texte, en plein XVIIIème siècle (ce qui supposait évidemment de pouvoir situer historiquement Montesquieu) qui est celui des débuts de l'expansion du capitalisme en Europe et qui esquisse les contours d'un nouveau monde que s'efforce de dépeindre Montesquieu et qui voit la promotion par les Lumières du thème du "doux commerce".
La thèse du texte: Montesquieu donne une double réponse. A l'échelle des relations internationales entre les nations, le commerce serait source de paix en créant des liens d'interdépendance entre elles. Mais au niveau individuel ("les particuliers") et dans les rapports sociaux que les individus entretiennent entre eux, les effets du commerce sont  très ambigus car il tend à produire un type de société à l'intérieur de laquelle tout tend à se "marchandiser", c'est-à-dire, à se transformer en une marchandise, soit quelque chose qui s'achète ou se vend. Il en découle une érosion de certaines vertus morales dont disposaient les cultures non commerciales des temps passés et qui semblent pourtant indispensables à n'importe quelle société aussi bien du passé, du présent que du futur.
Ordre logique du texte
Le texte s'articule en trois moments bien distincts:
- l'analyse des effets du commerce à l'échelle des relations internationales entre les nations semblent incontestablement bénéfiques en produisant des rapports plus civilisés et pacifiés.
- mais, le type d'individus et de rapports sociaux qu'ils entretiennent entre eux que produit une société gagnée par le commerce génère des effets fortement indésirables. C'est le deuxième moment du texte.
- la spécificité du type anthropologique que produit le commerce sera d'autant mieux définie si on le compare au type anthropologique que produit une société où le commerce n'est encore qu'embryonnaire, soit une société caractérisée par le brigandage; c'est l'objet de la dernière partie du texte.
Ce que décrit ici Montesquieu comme le type anthropologique d'une société gagnée par le commerce, c'est ce que Marx appellera un siècle plus tard "le bourgeois"; un individu qui vit replié sur sa sphère privée d'intérêts et pour lequel tout tend à se transformer en une marchandise. Cette transformation  du monde en marchandise et les effets pervers qu'elle peut engendrer à une époque qui voit les débuts de l'expansion du capitalisme en Europe conduit alors à relativiser considérablement la portée de la thèse de départ du texte:"L'effet naturel du commerce est de porter la paix." On verra, finalement, sur le plan international, que la thèse même de Montesquieu de la paix mondiale censée garantie par le commerce entre les nations pose un énorme problème qui met en jeu, ni plus ni moins, que l'avenir du monde, sous l'égide de la "Pax americana" (paix américaine)...


jeudi 1 mars 2012

Les guerres sont-elles des effets de la nature humaine?

Mise à jour, 19-06-2019

Introduction
Démarche pour poser le problème: je montre que chaque réponse possible (oui/non) soulève à son tour  des difficultés qui rendent la question problématique.
L’enjeu d’un tel sujet est de taille car si je réponds que les guerres sont inscrites dans la nature humaine  cela impliquerait de concéder qu’elles constituent l’horizon indépassable de la vie humaine ce qui, devant les perspectives effrayantes que crée le "progrès" technique en ce domaine, augure d’une probable auto destruction du genre humain. On songe ici au 10 juillet 1955 lorsque Bertrand Russell (1) et Albert Einstein publiaient conjointement une tribune dans le New York Times où ils exposaient le dilemme qui est celui auquel doit se confronter notre époque:"Allons nous mettre fin à la race humaine ou l’humanité renoncera-t-elle à la guerre?"  Plus d'un demi-siècle après cette tribune, il faut malheureusement constater que nous sommes encore très loin d’un tel renoncement alors même que les moyens de destruction, toujours plus gigantesques, n’en finissent pas de s’amonceler au dessus de nos têtes. Il faut bien se résoudre malheureusement, devant l’apparente universalité du phénomène de la guerre, à reconnaître qu'une réponse  au sujet  par la négative est tout aussi problématique: si la guerre n’était inscrite dans la nature humaine elle-même pourquoi alors observons nous partout  des conflits meurtriers accompagnés de leur sinistre cortège de barbarie, de terreur et de pratiques génocidaires?

Je construis en trois temps mon raisonnement pour traiter le problème: en partant de l'opinion commune qui, fataliste, pense facilement que la guerre est inscrite dans la nature humaine. Ce pessimisme anthropologique peut certes se prévaloir de la caution intellectuelle d'une très large partie de la tradition philosophique. Néanmoins, il reste fort critiquable dès lors que nous nous donnons une connaissance assez pointue de l'anthropologie (l'étude des société indigènes des cultures de l'oral vs cultures de l'écrit)  qui n'a pu être acquise que tardivement en raison du fait que cette discipline ne se constitue véritablement qu'à partir des années 1860. (2ème partie) Si la nature humaine ne peut être la seule incriminée' comme cause des guerres alors la question incontournable par laquelle toute copie doit nécessairement passer pour aller au bout du traitement du sujet consistera à se demander quel autre facteur que la nature humaine peut alimenter les guerres? Ne peut-on les chercher dans des conditions social historiques? Les institutions des sociétés humaines ne peuvent-elles  plus ou moins favoriser l'apparition de conflits? Et, dans ce cas, il doit alors être possible de les transformer dans l'optique de la création d'un monde plus civilisé qui aura conjuré la menace de son propre anéantissement. Troisième partie; penser à faire jouer la distinction nature/culture: si les guerres ne doivent pas tout à la nature humaine n'est-ce pas aussi dans la culture elle-même qu'on peut en chercher les causes?

Nietzsche, activité libre ou salariat

Mise à jour, 25-04-2018


Chercher le travail pour avoir un salaire- en cela presque tous les hommes des pays civilisés sont aujourd'hui semblables; le travail est pour eux un moyen, et non le but lui-même; c'est pourquoi ils ne font guère preuve de subtilité dans le choix de leur travail, pourvu qu'il rapporte bien. Mais il existe des hommes plus rares qui préfèrent périr plutôt que de travailler sans prendre de plaisir à leur travail: ces hommes difficiles, qu'il est dur de satisfaire, qui n'ont que faire d'un bon salaire si le travail n'est pas par lui-même le salaire de tous les salaires. A cette espèce d'hommes exceptionnelle appartiennent les artistes et les contemplatifs de toute sorte, mais aussi ces oisifs qui passent leur vie à la chasse, en voyages, en affaires de coeur et en aventures. Ils veulent tous le travail et la peine pourvu qu'ils soient liés au plaisir, et le travail le plus pénible, le plus dur s'il le faut. Ils sont pour le reste d'une paresse résolue, quand bien même cette paresse aurait pour corrélat l'appauvrissement, le déshonneur, l'exposition de sa santé et de sa vie. Ils ne craignent pas tant l'ennui que le travail dépourvu de plaisir: ils ont même besoin de beaucoup d'ennui pour réussir leur travail. Pour le penseur et pour tous les esprits inventifs, l'ennui est ce désagréable" temps calme" de l'âme qui précède la traversée heureuse et les vents joyeux; il doit le supporter, il doit attendre qu'il produise son effet sur lui: voilà précisément ce que les natures plus modestes ne peuvent absolument pas obtenir d'elles-mêmes! Il est commun de chasser l'ennui loin de soi par tous les moyens: tout comme il est commun de travailler sans plaisir.
Friedrich Nietzsche, 1882, Le gai savoir.

Introduction
1) Thème: qu'est-ce qui vaut la peine qu'on travaille? Pourquoi travaillons-nous? Quel doit être le sens que nous conférons au travail? Le salaire est-il une raison suffisante pour travailler? Ou ne faut-il pas exiger d'abord un travail qui soit en lui-même une source de satisfaction?
2) Thèse: le véritable salaire c'est bien le plaisir que l'on retire de son travail et non pas l'argent qu'on
peut recevoir en échange:"le travail [...] est [...] par lui-même le salaire de tous les salaires."
3) Problématique: le texte est construit sur l'opposition entre deux approches du travail. L'approche commune du travail qui est celle du travail salarié et qui voit le travail motivé essentiellement par le salaire qu'on touche (première partie). A cette approche qui a dégradé le travail en un simple moyen de gagner de l'argent, l'auteur oppose, dans un deuxième temps, l'approche du travail d'une petite minorité ("tous les esprits inventifs"), autrement plus exigeante, qui veut un travail librement consenti et créatif, avant toute autre considération et qui préfère encore la misère économique et la marginalité sociale plutôt qu'un travail qui soit un tripalium, le travail au sens étymologique du mot, qui vient d'un instrument de torture qu'on utilisait au Moyen Age. Pour les esprits créatifs, on verra que le temps de l'ennui est une séquence essentielle du processus d'enfantement des oeuvres de la culture. Pour celui qui n'a en lui rien de véritablement productif, et qui travaille simplement pour gagner de l'argent, tout au contraire, l'ennui sera stérile et insupportable. Ce texte, en mettant tout l'accent sur l'exigence d'un travail créatif et libre, s'inscrit pleinement dans la tradition de ce que l'on développera comme la critique artiste du capitalisme.
4) Il est utile ici de préciser que même s'il n'est pas attendu du candidat qu'il connaisse l'auteur, il peut
être extrêmement profitable pour l'approfondissement de l'explication du texte, de pouvoir au moins le situer historiquement; tout dépend des textes. Ici, en l'occurence, il s'agit d'un texte fortement marqué historiquement puisqu'il s'inscrit en plein dans l'invention propre aux sociétés capitalistes modernes du salariat qui commence à se généraliser au XIXème siècle. C'est justement par ce bout qu'on pouvait prolonger le traitement de son explication et problématiser le propos de l'auteur. Le texte reste en effet beaucoup trop allusif sur le contexte historique qui a fait du salariat la forme générale que prend le travail dans "les pays civilisés", comme il l'évoque brièvement, à la première ligne, pour ne plus y revenir ensuite. Or, le salariat, au XIXème siècle, et encore jusqu'au milieu des années 1970, était très largement vécu, par les classes populaires qui eurent à le subir, sur la base d'affects tristes, comme une nouvelle forme d'esclavage à laquelle elles se sont rudement opposées, ce que ce texte omet de préciser...