samedi 26 mai 2018

4) Oeuvre choisie. Hannah Arendt, Réflexions sur la Révolution hongroise, épilogue: que reste-t-il de l'histoire des conseils?


1) Le totalitarisme
2) Le système des conseils
3) Les questions socioéconomiques

Notions du programme en jeu: la vérité, la liberté, le langage, la politique, la culture, le travail et la technique, le sujet

 Le mensonge total relativement à la Révolution hongroise de 1956
Avec le traitement médiatique par la gauche communiste de la Révolution hongroise de 1956, nous
 avons le type du mensonge total tel qu'il prend forme à notre époque. Comme je l'avais déjà signalé, c'est quelque chose qu'Orwell avait commencé à constater dès 1936, lorsqu'il était sur le terrain, en Espagne, aux côtés des anarcho-syndicalistes pour lutter contre le fascisme. Là, il s'était rendu compte pour la première fois de sa vie que ce que relataient les journalistes pouvait ne plus avoir aucun rapport avec la réalité, de près ou de loin.

 Il faut en tirer cette relecture de 1984, son oeuvre la plus connue, qui ne peut plus être présentée, à partir de là, comme un simple roman d'anticipation, mais bien quelque chose qui décrit déjà la logique du traitement de l'information à notre époque. Le cas hongrois rentre donc entièrement dans ce cadre. Le journal communiste L'humanité titrait ainsi le 5 novembre 1956, pour rendre compte de l'issue de la répression que le pouvoir totalitaire de Moscou avait orchestré: "Le pouvoir populaire est solidement rétabli." (Georges Kaldy, Hongrie 1956, un soulèvement populaire, une insurrection ouvrière, une révolution brisée, p. 322)  Traduit en fonction de la réalité factuelle la plus élémentaire, du même ordre que les pierres sont dures, cela voulait dire exactement le contraire: "Le pouvoir populaire est solidement pulvérisé." Le lendemain, le 6 novembre, pour relater la liquidation des dernières poches de résistance populaire à la répression, le même journal publiait un nouvel article intitulé:"Jusqu'au bout les bandes fascistes ont assassiné et allumé des incendies." (ibid., p. 322)

Le pauvre Jaurès qui avait fondé le journal en 1904 à une époque où le mot "socialisme" avait encore un sens, a dû se retourner dans sa tombe un nombre incalculable de fois. Sur ce dernier cas, nous avons l'illustration type dont fonctionne le signifiant "fascisme" dans l'écrasante majorité de la gauche encore aujourd'hui. Là aussi, c'est quelque chose qu'Orwell avait déjà relevé en 1946. Le mot "fascisme" ne voulait déjà plus rien dire à cette époque:"Le mot fascisme  a désormais perdu toute signification et désigne simplement "quelque chose d'indésirable"." (Orwell, La politique et la langue anglaise, Essais, articles, lettres, Volume IV, p. 164) Dix ans plus tard, c'est exactement ainsi qu'il fonctionne dans le journal L'Humanité.
 Plus précisément, cet usage du signifiant "fascisme" fournit l'illustration parfaite de la première ligne de développement  sur les trois que j'ai parcouru dans la partie 2c, Le novlangue, du traitement de ce sujet, pour comprendre le concept de novlangue tel qu'Orwell l'a élaboré et figuré dans 1984. Il s'agit d'abord d'appauvrir la langue en étendant de façon démesurée le sens des termes que l'on veut conserver. De cette façon, toute une série de mots touchés par cette extension peuvent être éliminés. Le novlangue se donne pour tâche, en procédant ainsi, de réduire au minimum la capacité de penser puisque moins nous avons de mots à notre disposition et plus elle s'amenuise. Dans ce cas précis, nous sommes devenus parfaitement incapables de penser précisément ce qu'est le fascisme et si nous ne pouvons plus le penser il nous sera alors  difficile de le critiquer et de s'y opposer. Ce que disait Orwell du fascisme dans le Quai de Wigan, en 1937, serait parfaitement inaudible pour un représentant type de la gauche actuelle:"Pour combattre le fascisme, il est nécessaire de le comprendre, c'est-à-dire d'admettre qu'il y a en lui un peu de bon à côté de beaucoup de mauvais." (Orwell, Le quai de Wigan, p. 239) Et il faut le rappeler, Orwell, à la grande différence de nos gens de gauche actuels, était allé combattre le fascisme les armes à la main, en 1936, en Espagne.
 Il ne faudrait pourtant pas avoir la naïveté de croire que le mensonge total serait l'apanage des gens de gauche, communistes ou autres. A notre époque, il est non seulement devenu total mais, de façon parfaitement complémentaire, universel, c'est-à-dire partagé par tous les courants idéologiques, de droite, de gauche, du centre, du haut, du bas, etc. Pour donner un exemple emprunté à un tout autre bord politique, auquel se référait Hannah Arendt, qui elle aussi, comme Orwell, avait bien observé le caractère tout à fait inédit du mensonge à notre époque, quand De Gaulle prétendait haut et fort au lendemain de la Seconde guerre mondiale (et je suis fortement tenté de croire qu'il en était lui-même persuadé; c'est de cette façon que le mensonge est le plus efficace) que la "la France fait partie des vainqueurs de la dernière guerre et est donc une des grandes puissances" (Arendt, Vérité et politique, La crise de la culture), c'est tout à fait du même tonneau que les titres de L'Humanité relatant les événements de la Hongrie de 1956; sur ce cas, j'ai déjà eu l'occasion de remettre l'église au milieu du village dans la partie 4b), Le mensonge total et universel, du traitement de ce sujet.

Démasquer les charlatans
Une fois écartée de notre chemin, l'énormité des mensonges qui ont pu être proférés sur la Hongrie de 1956, reste ouverte la question de savoir ce qu'il peut nous en rester aujourd'hui dès lors que nous la considérons comme le dernier membre d'une série qui a été celle de l'histoire des conseils à l'époque moderne, soit, comme la partie 2 l'a établi, l'histoire de ce qu'a été la véritable démocratie, à l'époque moderne, autre terme qui ne veut plus rien dire du tout depuis déjà un bon moment et qu'il vaudrait mieux, pour cette raison, laisser tomber. Il y a là un problème de langage terrible sur lequel il faut un peu s'attarder. Toutes les analyses faites sur ce blog depuis des années convergent pour dire que l'ensemble des catégories fondamentales structurant les pseudo (faux) débats politiques actuels, telles que "démocratie", "droite et gauche", "libéralisme" ou "socialisme", etc., ont perdu toute signification à force d'avoir été tordues dans tous les sens, et ce souvent depuis le XIXème siècle. Il n' y a guère, hélas, que le concept de nationalisme pour avoir vu sa valeur rehaussée. On tient là notre impuissance sur le plan de la pensée politique à force de s'entêter à vouloir la déployer avec des mots qui n'ont plus de véritable signification autour desquels il serait possible de s'entendre ou de débattre. Il est à espérer qu'un nouveau vocabulaire émergera, et le plus tôt sera le mieux, pour nous rendre capable de repenser à nouveau sérieusement les termes du débat politique, faute de quoi on ira très probablement dans le mur. Dans l'épilogue de la série Bleu-blanc-rouge, j'avais déjà indiqué le seul mot qui me paraît être aujourd'hui en position de contribuer de façon significative à renouveler le débat politique, celui de "commun". J'y consacre une étude à part vu l'importance qu'il a à mes yeux. On peut déjà commencé à comprendre ici pourquoi les charlatans peuvent prospérer à notre époque. Ils ont à disposition un vocabulaire indéfiniment malléable au gré de leurs intérêts pour faire dire aux mots n'importe quoi.
Maintenant, il est important de pouvoir les démasquer sur le plan de la politique révolutionnaire.
 Si toute révolution est une création historique, au sens fort du terme, le commencement de quelque chose de nouveau et d'irréductible à des causes antérieures qui devraient la produire nécessairement, il n'en reste pas moins qu'elle ne peut se faire à partir de rien sans des matériaux puisés dans un héritage historique qu'elle recréera, à chaque fois, de façon originale. Or, une des leçons essentielles à retenir de l'histoire des conseils, c'est qu'il n'y  a pas trente six mille racines, mais une principale du point de vue d'une perspective révolutionnaire d'émancipation humaine au-delà du capitalisme, c'est ce que nous a légué le mouvement ouvrier:"Il ne peut y avoir de politique se voulant révolutionnaire qui n'essaye d'expliciter et d'élucider sa relation avec son origine et sa racine historique, le mouvement ouvrier." (Cornelius Castoriadis, La question de l'histoire du mouvement ouvrier, p. 55) Ce qu'il faut donc commencer par poser, c'est que tout projet qui se revendiquerait révolutionnaire aujourd'hui ne peut faire l'économie du rapport dans lequel il veut se situer relativement à ce qu'a été le mouvement ouvrier. C'est déjà un critère assez solide pour départager les charlatans avec d'authentiques révolutionnaires. Ont-ils quelques connaissances précises de ce qu'a été le mouvement ouvrier? Et dans quelle relation exacte se situent-ils par rapport à lui? Des réponses à ces questions, on peut en tirer assez facilement si l'on a affaire à des gens sérieux ou non.

Le paradoxe de la situation actuelle: maturation du projet révolutionnaire, effondrement du sujet révolutionnaire
Une fois cela établi, ce dont il faut bien prendre acte, que cela plaise ou non, c'est la fin du mouvement ouvrier. On pouvait déjà le deviner, quand, dans la partie précédente, il a fallu faire ce constat ultraparadoxal que le prolétariat, loin d'avoir aboli le capitalisme, comme le prophétisaient Marx et Engels, l'a, tout au contraire, sauvé de son effondrement en finissant par mettre tout l'accent sur la question de la pauvreté au lieu de celle de la liberté. En France, on peut  situer très précisément la dernière respiration du mouvement ouvrier, avec la fin de l'aventure des ouvriers-horlogers des LIP en 1977. Ils représentent, comme l'a très bien formulé l'ethnographe Florence Weber, "la queue de la comète" du mouvement ouvrier français. Désormais, comme l'avait établi de façon lucide Castoriadis, on est amené à confirmer ce diagnostic:"La classe ouvrière, au sens propre du terme, tend de plus en plus à devenir numériquement minoritaire dans les pays du capitalisme moderne; encore plus important, elle ne se manifeste plus et ne se pose plus comme classe." (Cornelius Castoriadis, La question de l'histoire du mouvement ouvrier, p. 55-56) Il y a donc deux aspects à partir desquels ce phénomène s'observe: quantitativement, et, le plus important, qualitativement. Quantitativement, la classe ouvrière ne représente aujourd'hui même plus le quart de la population ce qui est évidemment lié aussi bien à l'automation de la production qui a fait un bond de géant avec la révolution de l'informatique à partir des années 1970, qu'aux délocalisations massives du capital industriel vers des pays où le travail est à meilleur prix sous le coup de la réaction dite "néolibérale" à la même époque. Mais c'est donc surtout qualitativement qu'elle a perdu, ce qui veut dire précisément qu'elle "ne se pose plus comme classe". Un groupe d'individus, aussi minoritaire soit-il dans la société, s'il est soudé par des liens forts de réciprocité et d'entraide aura une puissance beaucoup plus grande qu'une masse immense d'individus amorphes et isolés les uns des autres. Cette décomposition qualitative de la classe ouvrière nous renvoie, plus largement, à ce que Castoriadis avait commencé à repérer dès les années 1950, dans tous les pays occidentaux, un repli de plus en plus massif des gens, les ouvriers comme les autres, sur leur sphère privée d'existence avec comme corollaire la montée en puissance de l'apathie politique. On a ainsi assisté à un phénomène d'embourgeoisement généralisé des sociétés occidentales qui fait que, pour reprendre une distinction clé de l'historien anglais E. P. Thomson, c'est le way of life (mode de vie) de la classe dominante  qui a fini par s'imposer aux dominés eux-mêmes en contrepartie d'une augmentation de leur standard of life (niveau de vie). Tout ce qui avait fait l'essentiel du caractère subversif du mouvement ouvrier, un certain way of life, une façon renouvelée de vivre-ensemble et de faire-société en rupture complète avec la société bourgeoise, s'est dissous sous le coup de ce compromis (fordiste).
En contrepoint de ce phénomène de privatisation de l'existence, on peut pourtant observer, si l'on prend le recul historique suffisant, une maturation du projet révolutionnaire tel qu'il s'est élaboré au sein du mouvement ouvrier et dont la Révolution hongroise de 1956 constitue le point culminant, là où la forme-conseil s'est le mieux précisée:"Et cette progression on la constate bien lorsqu'on considère la succession des révolutions ouvrières. C'est la courbe ascendante qui relie les sommets des actions prolétariennes de 1848 à 1871, à 1917 et à 1956. Ce qui était à Paris en 1848 la revendication vague d'une égalité économique et sociale devient en Russie en 1917 l'expropriation des capitalistes; et cet objectif négatif et encore indéterminé est décanté en fonction de l'expérience ultérieure et remplacé, lors de la révolution hongroise en 1956, par l'exigence positive de la domination des producteurs sur la production, de la gestion ouvrière. La forme du pouvoir politique de la classe se précise, de la Commune de 1871 aux Soviets de 1917 et de ceux-ci au réseau de Conseils d'entreprise de 1956." (Cornelius Castoriadis, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, p. 42)
Si nous articulons ensemble ces deux constats, la fin du mouvement ouvrier et la maturation du projet révolutionnaire dont il a été porteur, on peut dire que nous nous retrouvons aujourd'hui dans une situation là encore éminemment paradoxale. D'un côté, le sujet révolutionnaire semble bien être enterré. Et, d'un autre côté, le contenu objectif du projet révolutionnaire n'a jamais été aussi précisément à notre disposition:"Nous nous trouvons dans la situation paradoxale d'entrevoir de mieux en mieux - ou du moins, de le croire - ce qu'implique une transformation social-historique radicale, et de moins en moins qui peut l'accomplir." (Cornelius Castoriadis, La question de l'histoire du mouvement ouvrier, p. 59) En réalité, ce constat doit être étendu à l'ensemble de la culture des temps actuels pour bien saisir toute l'ampleur du problème, comme l'avait déjà parfaitement mis en évidence le philosophe et sociologue Georg Simmel vers la fin du XIXème siècle. Ce qui caractérise notre culture, c'est un double mouvement dont l'un tend à être l'inverse de l'autre. Objectivement, jamais aucune autre époque connue à ce jour n'avait eu à sa disposition une base de données aussi importante. Mais subjectivement, les individus n'ont pas du tout suivi ce rythme et se retrouvent dans la situation où ils ne savent pas quoi faire de cette énorme quantité de connaissances objectivement à leur disposition. Et le fossé tend à se creuser toujours plus:"Au fur et à mesure que cette objectivation progresse, l'étrange phénomène dont nous sommes partis se comprend mieux: à savoir que la croissance culturelle des individus peut prendre un retard sensible par rapport à celle des choses ..." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 593) Cela se retrouve donc tout autant sur le plan de la politique révolutionnaire que partout ailleurs. A mesure que les objets de notre environnement se sont intellectualisés (le "monde intelligent" dont parle aujourd'hui la propagande publicitaire d'IBM), les gens n'ont pu, et de moins en moins, suivre ce rythme sur le plan de leur propre développement culturel. En réalité, c'est plutôt, subjectivement, le mouvement inverse qui se produit avec la figure proliférante des temps actuels de l'analphabète secondaire que décrivait bien l'écrivain H. M. Enzensberger, un individu qui non seulement a perdu l'essentiel des acquis des cultures de l'oral mais qui, de surcroît, tend de plus en plus à perdre ceux de l'écrit.
On pourrait passer en revue l'ensemble des domaines de la culture, en plus de celui politique de notre héritage révolutionnaire, où se double mouvement s'observe à chaque fois. J'en prendrai juste deux à chaque extrémité du spectre de la culture pour bien montrer que c'est son ensemble qui est affecté. Dans la sphère de la production industrielle, avec les perfectionnements de l'imprimerie, nous avons aujourd'hui à disposition une quantité de connaissances livresques tout à fait inédite. Mais le prolétaire en charge de la production d'un chef d'oeuvre de la culture comme, mettons, le théâtre de Shakespeare, dans une usine d'imprimerie, en est réduit, subjectivement, à des opérations purement mécaniques, répétitives et abrutissantes qui le désintellectualisent complètement, sans parler de l'abrutissement du divertissement qu'offrent les médias de masse pour le soulager de sa peine sur son temps libre; le tout fait que, sauf cas exceptionnel, il ne lira jamais de sa vie ce théâtre qu'il reproduit matériellement. Il faut comparer son état subjectif à l'extraordinaire savoir dont disposaient personnellement les moines-copistes, avant l'invention de l'imprimerie quand il fallait recopier à la main les livres. Mais, la connaissance écrite était alors, en contre-partie, objectivement infiniment moins étendu qu'aujourd'hui et réservée à une toute petite élite de clercs (membres du Clergé) en plus des élites de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie. Deuxième exemple, à l'autre bout, dirigeons-nous maintenant vers les sphères censées être les plus élevées de la culture dans les classes intellectuelles supérieures. Elles aussi n'ont jamais disposé objectivement d'une telle quantité de concepts, formules, théories, etc., mais subjectivement, l'hyperspécialisation du travail intellectuel fait que les travailleurs de l'intellect n'ont, pour l'écrasante majorité, que faire de cette gigantesque quantité de connaissances et qu'ils n'ont besoin d'en exploiter qu'une infime parcelle; eux aussi se prolétarisent, en perdant de vue l'ensemble, qui reste quand même le plus important. Face à un tableau, si vous restez collé le nez dessus, vous n' y verrez pas l'essentiel. Rien que pour prendre l'exemple de la sociologie, qui était censée, à ses débuts, à la fin du XIXème siècle, fournir une synthèse de l'ensemble des sciences sociales, "on ne compte plus les études spécialisées sur la conduite en été d'ivresse en Alabama, le harcèlement sur Internet ou la stigmatisation des transsexuels brésiliens à Paris. En revanche sur la crise économique globale, la sociologie n'a rien de bien particulier à dire." (Caillé et Vandenberghe, Des sciences sociales à science sociale. Fondements anti-utilitaristes, p. 191) Il y a bien l'une ou l'autre exception mais qui ne pèse pas lourd. Le principe de la division du travail semble obéir rigoureusement aux notions travaillées par le philosophe Ivan Illich de contreproductivité et de limites supérieures à ne pas dépasser. Jusqu'à une certaine limite supérieure, le rapport gain/perte dans l'approfondissement de la division du travail peut être argumenté en faveur du gain; mais, passée cette limite, elle tend manifestement à devenir contreproductive et à faire tomber en ruine notre savoir synthétique qui rassemble en une unité qui fait sens le divers de nos connaissances.
Il semble y avoir là une sorte de fatalité qui tourne franchement au maléfice dans ce phénomène qui fait que, passés une certaine limite supérieure, nous ne pouvons plus continuer à développer la culture objective qu'en perdant toujours plus du côté de la culture subjective. On peut dire que jamais, sur le plan de la politique révolutionnaire, par le côté objectif des choses, la solution aux problèmes de notre temps n'a été aussi proche, et, d'un autre côté, subjectivement, elle n'a jamais semblé aussi lointaine. Si l'on regarde du premier côté, on pourra évidemment y trouver de quoi ne pas désespérer. Il n'empêche que l'autre côté pèse plus car sans lui la question, "A quoi bon?", resterait sans réponse; l'objet n'est posé que pour un sujet qui doit savoir en disposer. La question, sous cet angle, se pose dans toute sa radicalité. Et il ne faut pas se le cacher, il est très compliqué, en l'état actuel, d'apercevoir un mouvement suffisant pour exorciser le maléfice. En théorie, cela voudrait dire que s'enclenche un processus massif de déprolétarisation; sur le plan de la politique révolutionnaire, cela devrait passer nécessairement par une réappropriation de la culture objective que nous a laissé le mouvement ouvrier.

Perspectives d'avenir
S'il est impossible de voir se dessiner aujourd'hui concrètement une issue pratique pour sortir de notre impuissance politique, on peut du moins essayer de comprendre les conditions à partir desquelles un processus révolutionnaire peut s'emballer alors même que l'on attend désespérément, depuis des lustres, qu'il se passe quelque chose; il faut déjà remonter à mai 68; depuis lors, il ne s'est plus rien produit de sérieux, soit un demi-siècle. Pour autant, cela ne veut pas dire qu'il ne se passe rien, souterrainement.
 Il y a des phénomènes de seuils de conscience qu'il faut commencer par prendre en compte, à partir desquels, seulement, quelque chose peut se transformer qualitativement. Déjà on peut le voir au simple niveau de la perception. Les stimuli (stimulations) qui excitent nos nerfs ne sont pas tous, loin s'en faut, conscients. Ils ne le deviennent que passées un certain seuil ou limite. Le changement quantitatif entraîne à ce moment là un changement qualitatif. Maintenant il faut voir une deuxième chose pour comprendre comment, à partir de conditions déterminées, s'opère le saut qualitatif. Dans un certain contexte de stabilité durable, les causes, avant de produire leurs effets, vont s'additionner et l'effet sera evidemment d'autant plus puissant que la série des causes aura été allongée. C'est, par exemple, typiquement le cas de la décharge de l'affect (colère, par exemple) qui sera d'autant plus violente que la série des causes accumulées se sera allongée. Ce phénomène se retrouve déjà à l'état naturel avec l'eau que l'on fait refroidir: "ainsi peut-on, comme on sait, refroidir l'eau bien en dessous de zéro sans qu'elle gèle, à condition de la préserver de toute agitation, tandis que le moindre ébranlement la changera aussitôt en glace..." (Georg Simmel, Philosophie de l'argent, p. 326)
On peut maintenant passer à l'application sociale du même principe, c'est-à-dire à la façon dont vont se passer les bouleversements radicaux, les moments révolutionnaires. C'est une constante historique de constater qu'il peut ne rien se passer sur ce plan pendant de longues périodes de temps de la même façon que la congélation de l'eau peut être retardée au-delà de la limite normale: "Non-sens et abus ne se glissent pas seulement au sein des régimes une fois ceux-ci consolidés, mais ils se multiplient et s'aggravent au-dessous du seuil de la conscience sociale, et souvent jusqu'à un degré dont on ne comprend plus qu'il puisse se supporter..." (ibid., p. 327) Nous sommes typiquement aujourd'hui dans ce genre de situation. La série des causes objectives d'insatisfaction ne cessent de s'allonger alors même qu'il semble ne rien se passer: les inégalités se creusent (encore que pour quelqu'un comme Simmel, ce phénomène tendrait plutôt, contrairement à ce que l'on pourrait croire, à entretenir une situation contre-révolutionnaire) ; les classes moyennes sont en voie de déclassement; le mécontentement au travail se répand jusque dans les milieux de cadre; les classes supérieures sont elles-mêmes dans un processus de déliquescence culturelle et morale  que Christopher Lasch avait déjà bien mis en évidence à la fin du siècle dernier en traitant de "La révolte des élites"; la dégradation de la nature a franchi des seuils critiques, etc. Si la série des causes s'allonge ainsi sans produire d'effets immédiats, c'est donc en raison d'un contexte d'apathie politique générale de la population qui garantit au système de pouvoir se maintenir le plus stable possible. Mais, comme pour l'eau que l'on refroidit, il suffira d'une agitation dans le contexte global pour que se produise le saut qualitatif, ici que se réenclenche un phénomène révolutionnaire. En 1956, en Hongrie, une simple manifestation d'étudiants a tout déclenché. Le 04 novembre 1918, en Allemagne, une simple mutinerie de marins dans une caserne va finir par embraser très vite tout le pays, comme à chaque fois, pour toute authentique révolution, de façon totalement imprévisible et incontrôlable.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire