samedi 17 décembre 2016

L'humain est-il naturellement sociable?

Mise à jour, le 05-06-20

Introduction
Formulation du problème: remettre en question une opinion archi dominante en Occident qui veut voir dans l'égoïsme un trait naturel du comportement humain qui fait que dominerait chez l'homme les penchants asociaux. S'agit-il d'une opinion fondée en raison ou d'un préjugé typique de la pensée occidentale? Cette citation de Sahlins, qui résume un siècle et demi de recherches en anthropologie, incline à pencher plutôt du côté du préjugé:"[...] la notion occidentale de la nature animale et égoïste de l'homme est sans doute la plus grande illusion qu'on ait jamais connu en anthropologie." (Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 55)
Démarche pour traiter le problème:
- soumettre d'abord à la critique le préjugé typiquement occidental qui veut voir dans l'égoïsme un trait naturel du comportement humain.
-montrer ensuite que pour le mode primitif d'existence de l'être humain ce qui prédomine ce sont au contraire les vertus de sociabilité et que l'égoïsme y est tenu pour une forme de pathologie mentale qui mérite de se faire soigner.
-retracer les conditions sociaux historiques du développement de l'égoïsme chez l'être humain: le principe de l'administration domestique puis la société moderne de marché.
-remettre enfin en question le concept de nature humaine; en raison, fondamentalement de sa néoténie, l'être humain est bien d'avantage le produit changeant des institutions de sa société plutôt que d'une hypothétique nature humaine immuable qui serait partout et toujours la même. Dans cette mesure nos institutions actuelles n'auraient-elles pas besoin d'ëtre profondément transformées pour favoriser et encourager les comportements prosociaux plutôt qu'un égoïsme qui menace de désintégration pure et simple la société?

1) Critique de la conception occidentale de la nature égoïste de l'être humain.
a) Formulation du préjugé
On peut prendre Hobbes (XVIIème siècle) et Rousseau (XVIIIème siècle) comme deux représentatnts typiques de cette conception occidentale. Ils ont beau concevoir chacun à leur façon et de façon opposée l'état de nature de l'être humain, Hobbes comme un état de guerre de tous contre tous et Rousseau comme un état de paix, ce désaccord fait fond sur un accord premier entre eux: l'état narurel de l'homme n'est pas de vivre en société et celle-ci est le résultat d'un contrat que les individus passeraient entre eux pour sortir de leur isolement originel. Chez Hobbes, la vie primitive "de l'homme est solitaire, misérable, rude, bestiale et brève [...] c'est une vie à l'écart. Depuis Hérodote jusqu'à K. Bücher, cette notion d'un isolement originel revient avec insistance  dans les représentations de tous ceux qui osèrent spéculer sur l'homme en l'état de nature." ( Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 142) Rousseau lui aussi, à sa façon ,s'empêtrera dans le même marécage de confusion même si ce sera pour en appréhender autrement la valeur:"Et pour Rousseau, cette époque "barbare", c'est l'âge d'or[...], "non parce que les hommes étaient unis, mais parce qu'ils étaient séparés. chacun s'estimait le maître de tout [...] Les hommes  si l'on veut, s'attaquaient dans la rencontre, mais ils se rencontraient rarement. Partout régnait l'état de guerre, et toute la terre était en paix."" (Essai sur l'origine des langues, cité par Sahlins, ibid., p. 142)(1) D'où la conception artificialiste de la société dans l'ensemble de la pensée occidentale:"On retrouve en effet chez Aristote  ce que Flahault a repéré également chez Platon, une 'conception artificialiste de la société" qui va ensuite être chez Hobbes, Descartes, Locke, Defoe, etc., au fondement de l'économie politique moderne et de son "anthropologie pessimiste" ( C. Homs, pp. 44-45, Sur l'invention grecque du mot "économie" chez Xénophon dans Sortir de l'économie, n°5, 2013)
b) Critique du préjugé: la confusion entre le principe de l'administration domestique et le mode de vie primitif
La vie de l'individu isolé n'est pas une donnée initiale qui caractériserait la vie primitive de l'homme mais au contraire un produit relativement tardif de l'histoire humaine qui ne voit le jour que dans une phase déjà avancée du néolithique (le nouvel âge de pierre marqué par la sédentarisation de l'être humain autour de -10 000 ans avant J-C).C'est ce que Polanyi appelle le principe de l'administration domestique:"Le troisième principe, qui était destiné à jouer un grand rôle dans l'histoire, et que nous appellerons principe de l'administration domestique, consiste à produire pour son propre usage." (Polanyi, La grande transformation, p. 99) La confusion typique de la pensée occidentale à été de confondre ce mode de vie avec le mode de vie primitif:"Traditionnellement, on pensait que c' était la forme originelle de la vie économique. Même Karl Bücher, qui fut le premier à attirer l'attention sur le caractère entièrement différent de la société sauvage, commis l'erreur de caractériser la règle de "la chasse individuelle pour la nourriture" comme l'étape prééconomique de l'histoire humaine. Mais l'économie domestique n'est en aucune façon une forme originelle de la vie économique. L'idée que l'homme a commencé par s'occuper de lui-même et de sa famille doit être écartée comme erronée. Plus loin nous remontons  dans l'histoire humaine, moins nous retrouvons l'homme agissant pour son bénéfice personnel dans les affaires économiques, et prenant soin de son intérêt propre." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 85) L'illustration de la naissance de l'individu isolé dans l'histoire humaine se trouve dans l'oeuvre du poète grec Hésiode Les travaux et les Jours datant du VIIIème siècle avant J-C. Un nouveau type anthropologique se dessine qui était  inconnu du primitif:"C'est le monde du chef de famille paysan indépendant, farouchement individualiste, moralisateur, superstitieux, voire protestataire, et enfin économe. Considéré en perspective, Les Travaux et les jours est le témoignage documentaire de la naissance de l'individu isolé - un personnage aberrant au sein de la société tribale." ( Je souligne. Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 229)
Certains philosophes peuvent toutefois échapper à ce reproche d'avoir confondu le mode de vie de l'administration domestique avec le mode de vie primitif; parmi les plus importants pour l'histoire des idées, on retiendra ici les noms de Hegel (1770-1831) et Marx (1818-1883). Hegel reconnait que la société n'est pas le résultat d'un contrat; la vie en société est l'état naturel de l'être humain aussi loin que l'on remonte dans le temps. Marx, quant à lui qualifiera, pour la tourner en ridicule, de "robinsonnades" la mythologie occidentale imagineant l'être humain vivant, au point de départ, seul sur son île déserte.
Voir sur ce blog ici pour des développements approfondis sur le principe de l'administration domestique.

2)Le véritable mode de vie primitif: la sociabilité originelle de l'être humain
Je n'insiste pas sur cette partie; elle a été relativement bien traitée dans les copies. Tout est déjà dit sur ce blog dans Les sociétés primitives et la réciprocité. Ce qui prédomine dans les sociétés primitives c'est le principe de réciprocité qui fait du sens du don, de la générosité et de l'altruisme les normes du comportement humain. Manger le fruit de sa propre chasse sans l'offrir à d'autres membres de sa parenté est pour un Arapesh de Nouvelle Guinée le signe d'une débilité mentale. L'égoïsme y est ainsi tenu pour une forme pathologique de comportement, une forme d'ensorcellement qui mérite de se faire soigner. Comme le résume Sahlins:"L'égoïsme serait-il naturel? Pour la majeure partie de l'humanité, l'égoïsme que nous connaissons bien n'est pas naturel[...]; il est considéré comme une forme de folie ou d'ensorcellement, comme un motif d'ostracisme, de mise à mort, du moins est-il le signe d'un mal qu'il faut guérir." (Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 55)
Comment dès lors l'égoïsme et les comportements asociaux qui le caractérisent ont pu appaître dans l'histoire humaine?

3)Les conditions sociaux historiques du développement de l'égoïsme dans l'histoire humaine
Cela passe par deux étapes. La première nous l'avons déjà développé c'est l'apparition du principe de l'administration domestique, nous n'y revenons pas (cf. 1b). La deuxième étape c'est l'apparition, très récente à l'échelle de l'histoire humaine, des sociétés modernes de marché et du principe dominant de l'échange. La société moderne de marché pleinement développée ne voit pas le jour avant le XIXème siècle.Voir sur ce blog, Les sociétés modernes de marché et l'échange
a)Le principe de la main invisible du marché
C'est à A. Smith, un des des principaux fondateurs du libéralisme au XVIIIème siècle, qu'a été empruntée l'image aujourd'hui fameuse de "la main invisible du marché" censée harmoniser automatiquement les intérêts égoïstes de chacun pour le bien-être du plus grand nombre. C'est en laissant poursuivre chacun ses buts égoïstes dans la vie qu'il doit en résulter une situation de prospérité générale des nations qui se produit à l'insu des individus eux-mêmes. L'homo oeconomicus, l'égoïste calculateur de l'économie de marché," ne pense qu'à son propre gain ; en cela [...], il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler"(A. Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, livre IV, ch. 2, 1776) La main invisible désigne donc ce mécanisme du marché censé assurer son autorégulation sans que l'Etat n'ait à intervenir. Il constituerait le seul multiplicateur efficient de la richesse des nations.
Toutefois, il est important de préciser que ce qui a été ainsi retenu de Smith, aussi bien par les libéraux actuels que leurs critiques,  est, en général, une caricature qui a déformé complètement sa pensée. Si on veut s'en faire une idée correcte, il faut se référer à un autre de ses ouvrages fondamentaux, beaucoup moins connu cependant, sa Théorie des sentiments moraux, dans lequel il donne à ce qu'il appelle la "sympathie", une place absolument centrale dans la vie sociale des humains, qui fait qu'il est, en réalité, très loin d'une morale du pur égoïsme: chez Smith, l'humain, par cette vertu, est un être, au contraire, profondément sociable. Le libéralisme actuel, sous la forme totalement débridée qu'il prend, ce  qu'on a l'habitude d'appeler le "néolibéralisme",  a bien d'avantage de filiation avec un autre auteur libéral de l'époque de Smith, Mandeville. Pour le coup, ce dernier soutient une morale du pur égoïsme censé être au fondement de la prospérité des sociétés humaines, suivant la formule en sous-titre du texte où il expose cette conception, La fable des abeille: "les vices privés font le bien public", ou, comme il le prétend encore, "chaque partie étant pleine de vice, le tout était cependant un paradis." ( cité par Sahlins dans La découverte du vrai sauvage, p. 376) Cette petite vidéo montre très bien pourquoi les sources philosophiques du libéralisme actuel, qui fait de l'égoïsme le moteur central des activités humaines, sont beaucoup plus à aller chercher chez quelqu'un comme Mandeville que chez Smith:
Ce que dit Smith sur la "sympathie" est, en tout cas, bien plus conforme aux données de l'anthropologie que nous avons mobilisé, pour montrer le caractère primitivement sociable des humains. De plus, vouloir faire reposer tout l'édifice de la société sur l'égoïsme de chacun est-il simplement tenable humainement? Une telle société ne serait-elle pas vouée à se décomposer entièrement? Ce qu'elle façonne, en tout cas, c'est un nouveau type anthropologique, propre aux Temps modernes, celui de l'homo oeconomicus, l'égoïste calculateur.

 b) Logique marchande vs logique de don
On fera d'autant mieux ressortir le caractère destructeur des liens sociaux de la logique marchande en l'opposant à la logique de don qui au contraire crée et entretient le lien social. Je ne fait ici que reproduire ce qu'on trouve déjà sur ce blog dans L'utopie destructrice de la société de marché.
Soit, la différence entre un repas que vais me payer au restaurant (logique marchande) et un repas auquel je suis invité (logique du don). Dans ce dernier cas je me sens redevable à l'égard de celui qui m'a offert le repas d'une dette qui me poussera plus tard à faire un contre don; dans ce registre de la relation sociale l'obligation de rendre est différée dans le temps; c'est une constante de l'esprit du don comme le rappelle Sahlins à propos des sociétés primitives qui sont cimentées de part en part par la logique du don:"Le laps de temps entre recevoir et rendre varie de quelques semaines à quelques années. Il y a inconvenance à manifester une hâte indue. Faire un don ce n'est pas faire des affaires." (Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 341) Le contre don, en outre, ne vise pas à supprimer la dette mais plutôt à entretenir le lien. C'est le fait de différer dans le temps le retour de don qui noue des liens sociaux qui s'inscivent dans la durée. Tout au contraire dans la logique de l'échange marchand en payant ma note à la fin du repas je m'acquitte instantanément de toute dette et ceux qui m'ont servi peuvent rester pour moi des étrangers à qui je ne dois plus rien. Il en va ainsi de tout type d'échange marchand comme le dit Michéa:"[En] m'acquittant sur le champ de ce que je dois, ce que j'achète également c'est le temps impliqué par l'obligation traditionnelle d'attendre pour rendre et donc par la même occasion le droit de ne pas avoir d'histoire avec ceux qui m'ont rendu service."(Michéa, L'enseignement de l'ignorance, p. 88) L'attitude qu'induit la logique de l'économie marchande se résume entièrement dans le précepte qui enjoint de ne rien devoir à personne et donc de n'être lié par rien à eux. L'anecdote que rapporte ce père de famille canadien l'illustre parfaitement:"De retour d'Haïti, Albert se dit frappé par l'espèce de nécessité qui existe au Québec de ne rien devoir à personne, alors qu'en Haïti, c'est le contraire [...] Il donne l'exemple suivant:"Ma fille vient de recevoir un bon bulletin scolaire. Pour la récompenser, ma femme et moi-même sommes allés lui acheter quelques friandises chez le marchand du coin. Nous y avons rencontré un de ses camarades d'école à qui nous en avons offert également. Dix minutes plus tard, il arrive chez nous avec un dollar que son père lui a dit de remettre." ( Godbout, L'esprit du don, p. 17) Ce qui vaut pour le Québec vaut pour l'ensemble des sociétés occidentales. Le point significatif à relever c'est l'empressement du père à liquider la dette grâce à l'argent ce qui est une façon d'appliquer le commandement qui est celui d'une société de marché de ne rien devoir à personne. L'argent possède cette "vertu" speciale de liquider instantanément toute dette et donc de n'être lié par rien aux autres. Il fonctionne ainsi comme un dissolvant des liens sociaux qui immunise contre tout risque d'engager des relations sociales durables avec les autres. L'exemple est d'autant plus parlant qu'il est relaté par quelqu'un qui vient d' Haïti dans un des pays les plus pauvres du monde où les gens en sont réduit à se nourrir de galettes de boue pour ne pas mourir de faim (en raison d'abord de son histoire tragique lié au colonialisme, faut-il le préciser)  et où prévaut, conformément à l'esprit des sociétés primitives, exactement le contraire: il faut se devoir des choses les uns aux autres car c'est ce qui nous lie dans une même communauté où l'on est solidaire les uns des autres, et ainsi armé dans la lutte pour la vie (ou plutôt pour la survie dans ce cas précis).
L'ensemble de ces analyses conduit finalement à nous demander,vu la diversité des types anthropologiques que présente l'histoire, si le concept de nature humaine est pertinent.


4) L'être humain est d'avantage le produit changeant des institutions de sa société que d'une hypothétique nature humaine.
a) La néoténie et l'inachèvement biologique de l'être humain.
Il y ici deux niveaux d'analyse à distinguer.
Premièrement, c'est fondamentalement parce qu'il est un néotène, un être que la nature a laissé profondément inachevé que l'être humain est l'espèce sociable par excellence; plus qu'aucune autre espèce, il a besoin des autres pour survivre et s'humaniser (pour des développements sur le concept de néoténie, essentiel pour comprendre la condition humaine, voir les parties 1 et 2 du chapitre qui lui est consacré). Pour cette  raison, l'individu humain connait, aux deux bouts de la chaîne de la vie, une phase d'enfance et de vieillesse prolongées par rapport aux autres espèces qui nécessitent donc des formes de coopération sociale particulièrement soutenues et complexes. Si l'on prend juste ici la période de la vieillesse, il est bien établi que notre espèce présente cette singularité (avec les orques épaulards,  aussi, en l'état actuel de ce que nous apprend la biologie) que la vie des femmes se prolonge bien au-delà de la ménopause; et, faut-il le préciser, pour prévenir un malentendu qu'on voit venir gros comme une maison, cette prolongation n'est pas d'abord liée aux progrès de la médecine moderne, puisqu'elle est attestée sur des groupes fort anciens. D'où l'importance qu'a pu prendre, au cours de notre évolution, la figure de la grand-mère dans l'éducation des enfants: voir, à 24' 30, dans la conférence du préhistorien P. Depaepe, La modernité de l'homme préhistorique, le tableau comparatif entre une femelle Homo sapiens et Bonobo, notre plus proche parent sur l'arbre de l'évolution avec le Chimpanzé. Les vieux, loins d'être une "charge" pour la société, ont, depuis la nuit des temps, eu un rôle clé à jouer dans la transmission de la culture des sociétés, de génération en génération. Mais cela a dû nécessiter le développement de comportements prosociaux de la part de tous, pour soutenir des catégories d'âge qui ne sont pas encore, ou ne sont plus en mesure de participer à la reproduction matérielle de la société. On renverra ici à cette conférence du paléoanthropologue J.- J. Hublin, La biologie de la culture, à partir de 32' 30, qui fait la comparaison entre des groupes de chimpanzés et des tribus de chasseurs-collecteurs humains pour ce qui est de la production d'énergie rapportée à sa consommation par chaque individu.

Alors que les deux courbes se superposent chez le chimpanzé, on constate un très grand écart chez l'individu humain qui consacre une grande part de sa production, durant sa vie adulte, à la redistribution, en premier lieu, donc, en direction des membres de la collectivité qui sont en état de dépendance prolongée, les enfants et les vieux, sans même compter les handicapés; pour ces derniers, les fouilles préhistoriques ont établi, de façon incontestable, que l'homme de Néenderthal, présenté" bêtement" comme un rustre, dans une certaine vulgate, en prenait soin:"Les fossiles attestent la survie jusqu'à l'âge adulte d'individus souffrant de nanisme, de paralysie des membres ou d'incapacité à mastiquer." (F. de Waal, Le bonobo Dieu et nous, p. 84) Ce n'est d'ailleurs pas une exclusivité humaine; on retrouve le même type de soutien aux handicapés, qui serait aberrant du strict point de vue de la rentabilité économique, chez nos cousins primates. Cela dit, il y a ici, malgré tout, une énigme qui tarabusque les préhistoriens sur laquelle il faut s'arrêter un peu. Il est bien établi qu'il y a encore quelques dizaines de milliers d'années coexistaient différentes espèces d'humanité et seul a finalement subsister Homo sapiens: pourquoi? On ne va pas prétendre ici régler ce mystère. En revanche, ce qui paraît bien établi, d'après les fouilles archéologiques, c'est qu'en comparant les sites où vivaient les Néanderthaliens et ceux où vivaient les Sapiens, on se rend compte que les collectifs de ces derniers devaient être bien plus nombreux: on passe d'une trentaine d'individus, tout au plus, à des groupes qui pouvaient rassembler autour de 150 personnes, d'après les sources que donne le préhistorien P. Depaepe. Sapiens avait donc sûrement développer des formes plus complexes d'organisation sociale, ce qui autorise à conclure, d'après tout un ensemble d'autres données, par ailleurs, que nous sommes l'espèce sociale, par excellence. C'est la chose qui apparaît ici comme proprement glaçante dans le projet actuel dit "néolibéral" entrain de refaçonner le monde: s'attaquer systématiquement, méthodiquement et froidement, pour les saper, aux bases même de ce qui a pu faire la réussite de notre espèce. ...
D'autre part, à un deuxième niveau d'analyse, sur lequel on passera plus vite (voir l'élément du cours pour des développements), c 'est aussi en raison de cette néoténie qu'il est très problématique de parler d'une nature humaine fixée une fois pour toutes. "Naturellement", l'être humain reste indéterminée; il n'est rien de défini, par avance, de façon innée. Pour remédier à leur inachèvement biologique les êtres humains ont du inventer des institutions qui constituent leur seconde nature ou si l'on préfère leur culture et qui vont modeler leur façon d'être d'une infinité de façons possibles, à preuve, l'extraordinaire diversité des cultures.

b) Faire la promotion d'institutions qui encouragent les comportements prosociaux
Une institution est toujours, par définition, une création humaine. Dans cette mesure elle est toujours susceptible d'être remise en question, transformée et changée:"Tout ce qui a été historiquement institué est politiquement réformable, comme le disait Michel Foucault." (S. Juan, La transition écologique, p. 9) En ce sens, le marché n'est pas une réalité naturelle qui émergerait spontanément des comportements humains comme on le diffuse dans la vulgate libérale (chose à laquelle même les libéraux un peu sérieux ne croient plus) ; elle est, comme le montre bien Polanyi, une institution, le fruit d'un projet politique qui a eu besoin de s'imposer aux populations par la force soutenue de l'Etat.
En un second sens une institution est ce qui vise à encourager certains comportements et à en décourager d'autres. L'immense problème que pose de ce point de vue les sociétés modernes de marché c'est qu'en encourageant l'égoïsme et la compétition de tous contre tous, elles menacent tout simplement de désintégration le corps social et n'offrent d'autre horizon que l'état de guerre de tous contre tous qui n'est donc pas une donnée initiale de la préhistoire comme le présente la vulgate tirée de l'oeuvre philosophique de Hobbes, mais plutôt l'avenir qui se dessine devant nous  d'une société devenue purement et simplement invivable. La société de marché n'est-elle pas, comme le pensait Polanyi, une utopie destructrice? Dans un tel contexte, le marché, ou, ce qui revient au même dans l'analyse de Polanyi, le capitalisme, est infiniment plus qu'un simple système économique; il est, pour reprendre une expression de M. Mauss "un fait social total" qui va remodeler et soumettre à  ses normes l'ensemble des institutions de la société et refaçonner les subjectivités humaines jusque dans leur intimité:"L'Etat et le gouvernement, le mariage et le fait d'élever des enfants, l'organisation de la science et de l'éducation, de la religion et des arts, le choix du métier, les formes d'habitat et les types de peuplement, jusqu'aux choix esthétiques personnels, tout devait se conformer au modèle utilitariste ou, pour le moins, ne devait pas interférer avec le fonctionnement du mécanisme de marché." (Polanyi, Essais, p. 514) Ainsi, par exemple, l'école est désormais entièrement pensée selon la norme du marché de la compétition de tous contre tous qui brise les liens sociaux comme le laisse à penser cette intervention d'A. Jacquard:

Conclusion
Nous avons donc vu que la prétendue nature égoïste de l'homme relève d'un préjugé typique de la pensée occidentale et que ce qui a marqué primitivement la vie de l'être humain depuis la nuit des temps ce sont au contraire les vertus de sociabilité incarnées dans l'esprit du don. L'égoïsme ne devient un trait dominant du comportement humain qu'avec le développement tardif du principe de l'administration domestique, puis, avec l'avènement très récent des sociétés modernes de marché. Celles-ci posent fondamentalement le problème de savoir si elles sont humainement vivables sans même parler de leur soutenabilité sur un plan écologique. Nous aurions sans doute besoin de ce point de vue un besoin urgent de réalimenter notre imagination politique asséchée par plus d'une trentaine d'années de politique néolibérale menée au nom du fameux TINA (There is no alternative). A cela, il faut opposer les TAPAs (There are plenty of alternatives) pour lesquels militent ceux qui soutiennent une alternative émancipatrice à la société de marché, autrement dit, au capitalisme...

(1) Il faut cependant faire justice à Rousseau (comme à Hobbes d'ailleurs) du fait qu'il n'a jamais prétendu à la réalité historique en décrivant la vie des êtres humains à l'état de nature. Ce concept n'avait pour lui qu'une valeur opératoire, celle de permettre de mieux éclairer l'essence du phénomène de la vie en société. Comme pour Hobbes, il s'agissait plutôt de montrer ce que serait la vie de l'homme sans les institutions de la société:"(...) les recherches, dans lesquelles nous pouvons nous engager dans cette occasion, ne doivent pas être prises pour des vérités historiques, mais simplement comme des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus aptes à illustrer la nature des choses, que pour montrer leur véritable origine." ( Rousseau, Discours sur l'origine et le fondement de l'inégalité entre les hommes) Il n'en reste pas moins que dans la vulgate qu'on a tiré de ces penseurs, ce qui n'était qu'une fiction commode pour le raisonnement, est présenté, le plus souvent, comme une description prétendant rendre compte des origines réelles de l'humanité.



2 commentaires:

  1. Hello, c'est un développement brillant, très intéressant,j'apprends beaucoup. De mon point de vue j'aurais compris le sujet autrement: la sociabilité du point de vue des échanges affectifs et/ou intellectuels et pas seulement des échanges économiques. Qu'en penses-tu ?

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  2. Pourquoi pas. Il n' y a jamais une seule façon de traiter un sujet de toute façon. Là j'ai fait avec ce que j'avais déjà sous la main pour montrer aux élèves comment se servir du cours pour traiter le sujet.

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