jeudi 24 avril 2014

2) Cornelius Castoriadis, la fête assiégée: les agents du siège


2) Les agents du siège
a)Les agents religieux
Le combat de Dame Quaresma (le Carême), représentée sur la partie droite du tableau, contre Don Carnal et son cortège, à gauche (le Carnaval), peint par Bruegel l'ancien (XVIème siècle), a une portée symbolique considérable touchant les premières vagues d'assaut menées contre les fêtes populaires des cultures européennes par les autorités religieuses à la sortie du Moyen Age:"Le XVème siècle est [...] considéré comme l'apogée de la vie festive médiévale [...] Au fil des siècles suivants, tout cela allait être détruit. La vie festive serait systématiquement attaquée par les réformateurs puritains en Angleterre, puis, finalement, par les réformateurs partout, catholiques ou protestants. En même temps, sa base économique dans la prospérité populaire allait se dissoudre." (Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 376) Ce que nous ne comprenons plus depuis que ne subsiste plus que la carcasse du Carnaval, c'est qu'il n'était pas une simple fête ponctuelle l'espace d'un jour, le Mardi gras, désormais réservé aux enfants, mais  qu'il constituait un cycle de fêtes correspondant à une période de l'année; dans le calendrier chrétien, "le carnaval est, donc, une époque, une période de l'année" (Baroja, Le Carnaval, p. 47) qui couvrait l'époque  hivernale de décembre à février.
Le Carnaval  prenait son sens par opposition au Carême à suivre et ses sept semaines, période d'abstinence où l'on ne mange plus de viande et correspondant à l'épuisement des stocks alimentaires de l'hiver: "le carnaval et le carême s'accordaient bien au calendrier. A carnaval les plantes sont au repos, "si bien que la jeunesse peut consacrer beaucoup de jours au plaisir" comme on dit dans les Pyrénées. Durant le carême, les réserves sont épuisées, et il ne reste guère que quelques légumes des stocks d'hiver." (Eugen Weber, La fin des terroirs, p. 471) Ce qui meurt avec le Carnaval, c'est une certaine façon d'instituer socialement le temps que définissait un calendrier agro-liturgique, sorte de compromis entre les rythmes annuels d'une société essentiellement rurale et le contrôle social que cherchait à exercer l'Eglise (comprendre une société, c'est comprendre la façon dont elle institue le temps pour se structurer; voir, 2a, Sommes-nous prisonniers du temps?). La culture paillarde et festive portée vers les plaisirs de la vie de Don Carnal pouvait difficilement s'accommoder avec la rigidité morale que l'Eglise voulait imposer dans l'esprit d'une tradition que résumait le  moraliste du XVIIème siècle  Pierre Nicole:"Jésus n'a jamais ri." (cité par Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 401) Aristote, qui n'était pourtant pas un penseur dont l'éthique incitait à la débauche, loin s'en faut, faisait du rire le propre de l'homme (ce que l'éthologie a démenti, soit dit en passant; par exemple, les chimpanzés peuvent être rigolards). Si nous sommes d'accord avec cette thèse, on peut en déduire facilement que l'éthique préconisée par l'Eglise était proprement inhumaine. Il y a ici une particularité de la religion judéo chrétienne qui en a fait une forme de culture des passions tristes profondément hostile aux affects joyeux des fêtes carnavalesques. D'abord touchant l'origine et la nature du mal:"Il est vrai que dans un grand nombre de mythologies l'origine de la mort -et/ou celle de la faim et du labeur- est attribuée à la transgression d'un interdit divin [...] Pourtant, même si ces fautes sont dues à la malignité plus qu'à l'inconscience, elle n'engendrent pas une humanité pervertie par nature, bannie de la présence de dieu dans un monde de ronces et de chardons. Il y a une grande différence entre une intrinsèque perniciosité humaine  et une action malencontreuse." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, pp. 337-338) Dans l'imaginaire judéo-chrétien, il y a, dans la nature humaine, "une perniciosité", une  disposition permanente au mal qui exige d'être combattu sans relâche. L'être humain ne commet pas simplement des actes mauvais, il possède en lui un "habitus", une seconde nature héritée du péché originel qui le pousse à les réitérer constamment. Comme disait Aristote, ce qui fait le criminel, ce n'est pas de commettre un crime mais  une disposition permanente à produire ce genre d'actes. Pire, l'humanité tend à prendre sur elle tout le poids du mal qui existe dans le monde:"L'accent est mis sur le mal et sur l'homme. Car le mal, dans le monothéisme chrétien, n'est plus comme dans les religions polythéistes la conséquence tout autant des actions des dieux que de celles des hommes, dieux et hommes se partageant la responsabilité de son existence." (Godelier, L'énigme du don, p. 274) Le mal découle fondamentalement de l'action humaine, du "péché originel", qui fait qu'"à dater de cet instant, [l'être humain] y fut corporellement disposé." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 338) Cette particularité de l'appréhension du mal dans la culture judéo-chrétienne, se répercute sur la façon dont est envisagé le dualisme âme-corps qui va prendre la forme singulière d'un conflit porté à son paroxysme:"Et quoique la distinction entre le corps et l'âme soit universelle, le fait de considérer qu'une guerre les oppose est bien une particularité de l'Occident." (ibid., p. 358) Comme l'exprimait saint Paul:"la chair complota contre l'Esprit; et l'Esprit contre la chair." (Galates v, 17) Dans l'institution sociale du temps rythmant l'année, le combat de Dame Quaresma contre Don Carnal, dépeint par Bruegel l'ancien, l'exprimait symboliquement. Le cycle des  fêtes carnavalesques en Europe était  l'expression de la carnalitas, des manifestations perverties de la chair contre lesquelles la spiritualitas, les forces de l'esprit incarnées par les autorités religieuses, et symbolisée par Dame Quaresma, devaient mener une guerre incessante. Par contraste, on ne peut rien imaginer de plus éloigné de cet imaginaire que, par exemple, la culture festive hawaïenne:"Les Hawaïens manquaient vraiment de disposition au mépris de soi. Mangeant trop, riant à tout propos, copulant à tout va, ne travaillant jamais assez, les insulaires étaient tout simplement incapables de comprendre à quel point ils étaient dépravés. Il fallait tout leur imposer, l'entière cosmologie judéo-chrétienne de notre condition de pauvres mortels, cette nature humaine par essence corrompue par le péché, cette vie comme une punition, leur imposer le système entier de la haine de soi, "la haine furieuse, vindicative de la vie" disait Nietzsche, "cette vie qui se répugnait à elle-même". Alors seulement, quand ils étaient assez dégoûtés d'eux-mêmes, ils pouvaient aspirés à devenir comme nous: "civilisés."" ( Sahlins, La découverte du vrai sauvage, pp. 290-291) Le tableau de Bruegel l'ancien  prend ainsi tout son sens dans le contexte de la gigantesque lutte que menèrent les autorités religieuses pour christianiser l'Europe entière, et, en particulier, les campagnes. Christianiser, signifiait obtenir pour elles le monopole du commerce avec le surnaturel  qui était l'affaire de magiciens, rebouteux  et autres sorcières. Ceci passait par une entreprise de lutte contre les superstitions  qui devait s'attaquer aux fêtes populaires. La fête était l'institution par excellence où les communautés locales régulaient leur relation avec le surnaturel. Les fêtes, aussi loin que nous remontions dans le temps, avaient toujours été liées à des rituels magico religieux. La pratique de  rituels au coeur des fêtes ancestrales est toujours associée à une croyance qui lui donne son sens conformément à la définition que donne Durkheim de la religion: [Elle] est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent." (Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912) . Il en allait ainsi partout dans le monde. D. Samwell observait, lors de son séjour sur l'île d'Hawaï en 1779, que " les jeunes femmes aiment à chanter et à danser, c'est leur passe temps favori." (cité par Sahlins, op. cit., p. 276) Il débarquait en pleine fête du "Makahiki, la fête du retour annuel du dieu originel et roi destitué, Lono, qui, chaque nouvel an, reparaissait pour faire renaître le monde." (ibid., p. 276) En Europe, les feux de la Saint Jean aussi appelés feux de joie puisaient leur sens dans des rites de fécondité et de purification; "en Bulgarie on croit fermement que les mascarades ont pour but d'assurer la fertilité des champs." (Baroja, Le carnaval, p. 295) Ainsi, en Bretagne, les cendres du feu étaient ensuite répandues dans les champs: "aucune réjouissance, aucun jubilé, aucune distraction n’auraient pu avoir lieu sans une sanction surnaturelle. Et partout, les grandes fêtes avaient aussi un caractère surnaturel: les cendres de la bûche de Noël ou des feux de la Saint-Jean étaient prophylactiques, détruisaient la vermine, assuraient la fécondité; le chaume et les fougères bénis le dimanche des Rameaux préservaient du feu ou de la foudre." (Eugen Weber, La fin des terroirs, p. 450) La dimension magico religieuse de la fête permettant à une communauté d'accorder son existence avec des forces surnaturelles explique, par exemple, pourquoi le Peropalo qui est une fête carnavalesque célébrant le mort du Pero-palo, le pantin symbolisant Carnaval, "était tellement enracinée à Villanueva de la Vera que les habitants croyaient que s'ils ne la célébraient pas l'année apporterait les pires calamités." (Baroja, Le Carnaval, p. 128)  Il est encore significatif de noter que la fête de l'Obispillo en Espagne qui appartenait au cycle des fêtes carnavalesques (typiquement carnavalesque, l'inversion des rôles sociaux, ici un enfant était élu au titre d'évêque) fut combattu par les autorités religieuses; à défaut de pouvoir la supprimer dans un premier temps, en 1541, on "en restreignit les libertés, permettant seulement aux enfants de la célébrer. Mais [on] leur interdit "de jeter de la farine, de la terre, de la cendre et autres immondices, de se bousculer les uns les autres, d'escorter le petit évêque en dansant dans l'église". Cinquante ans plus tard elle fut totalement interdite." (Baroja, Le Carnaval, p. 320)
Mais, cette politique répressive n'avait qu'une efficacité toute relative.  l'Eglise avait beau multiplier les canons interdisant les festivités jugées offensantes pour les bonnes moeurs chrétiennes, rien n' y faisait. A défaut de pouvoir éliminer l'esprit de Don Carnal,  il fallait du moins pouvoir le juguler dans les limites fixées par le calendrier liturgique. Cet extrait d'une ordonnance d'un synode épiscopal de 1665 en Lorraine dit l'essentiel: "Encore que chacun sait assez que le carême est un temps d'abstinence, non seulement de viandes, mais de jeux et de railleries, et que pour cela même les noces y sont défendues. Nous savons néanmoins qu'en plusieurs lieux de notre diocèse, ès jours de dimanche de ce saint temps comme aux grands et petits Brandons (le premier dimanche de carême) et autres dimanches, il se fait des assemblées de garçons et filles pour danser, ou avec des violons, ou avec des chansons immodestes et quelquefois déshonnêtes [...]Nous les défendons par tous les lieux de notre diocèse et mandons à tous les curés et leurs vicaires de publier cette notre ordonnance..."(R. Muchembled, Le roi et la sorcière L'Europe des bûchers XV- XVIIIème siècle, p. 212) Au XIXème siècle, la position des autorités religieuses dont le pouvoir déclinait, sous les coups de boutoir de la Révolution industrielle, se durcissait: "Pour le rigide nouveau curé, la fête populaire ne durait que depuis trop longtemps[...] Ce qu'il y avait de bien pire encore, c'était le relâchement des moeurs: les atours impudiques des femmes, la paillardise des hommes, le retour à la maison au petit matin, l'ivresse et la débauche sans mesure. La civilisation signifiait mesure et limites [...] La sauvagerie était trop sous-jacente, trop peu muselée [...] Là était le danger de ces "danses lascives" et de ces chansons qui trahissaient de fortes dispositions païennes." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 439)
 Mais ces agents religieux ne furent pas le facteur décisif qui menacèrent pour de bon la culture festive populaire. C'est au cours du  XIXème siècle qu'elle va avoir à subir l'assaut le plus massif et dévastateur sous l'effet d'un bouleversement radical de la structure sociale. L'agent de cet assaut est un monstre à trois têtes: la Révolution industrielle inaugurant "l'Ere des Machines" et du développement techno scientifique; elle s'accompagne, sur le plan économique, de la constitution d'une économie de marché intégrant le travail, et, plus tard, les loisirs à titre de "marchandises"; enfin, sur le plan politique, c'est l'intégration culturelle des populations ouvrières-paysannes sous l'autorité de l'Etat-nation.

b) "L'Ere des Machines" et la Révolution industrielle
On a beaucoup de mal à se représenter l'ampleur du bouleversement qu'a impliqué l'avènement de l'âge des machines au XIXème siècle avec la Révolution industrielle. Elle fait partie de ces très rares mutations dont l'importance ne peut être comparée qu'à ces autres grandes étapes que constituent la sédentarisation au néolithique ou, plus tard, l'invention de la charrue:"Avec l'ère des machines, nous observons les commencements d'une de ces rares mutations qui ont marqué l'existence de l'espèce humaine." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 22) Avec l'avènement de "l'ère des Machines", la nature n 'est plus constituée de forces surnaturelles dont il s'agit de se concilier les bonnes grâces par des rituels s'inscrivant dans des circuits de don-contre don, mais de forces qu'il s'agit de parvenir à dominer et exploiter. Le cas des danses est particulièrement flagrant. Le développement des nouvelles techniques industrielles leur fît perdre leur sens: "Puis vinrent les engrais, la mort aux rats, l’agronomie, les médicaments, les écoles, et ces danses perdirent leur sens pratique: elles devinrent simplement  un spectacle propre à distraire." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 534) Tirons encore plus le fil  significatif des danses. On  oppose souvent la culture festive des populations africaines à l'apathie et la passivité de l'européen dont l'attitude est désespérément spectatrice lors d'un concert par exemple. Pourtant, la culture de la danse était  autrefois profondément ancrée dans les moeurs dans notre bon pays; en Bretagne, par exemple,"[...] les équipes de moissonneurs itinérants se livraient à la fin de chaque journée de labeur à des danses endiablées." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 529) Ou encore, dans les Flandres, dans les années 1860, des groupes de femmes, "chaque soir, le travail terminé [...] se livraient à des danses fantastiques qui se prolongeaient malgré la fatigue du jour." (ibid., p. 529) Les danses en question étaient celles qu'on trouvait dans la culture bretonne, par exemple, qui étaient imbriquées dans le travail. Le temps de vivre et le temps pour travailler ne sont jamais nettement distincts dans les modes de vie préindustriels. Avec la mécanisation de la production,  elles perdaient leur raison d'être et ne furent alors plus qu'un simple folklore que pouvaient apprécier désormais le bon bourgeois républicain:"les Bretons trouvèrent d’ingénieuses façons d’associer les amusements et le travail. Le battage des céréales était suivi de danses; mais le vannage était lui-même une danse collective, l’amblendadeg, dans lequel les participants, nu-pieds ou portant des sabots cloutés, foulaient le sarrasin pour décoller les derniers morceaux d’enveloppe adhérant encore au grain. Ainsi était la fest al leur nevez durant laquelle on martelait avec les pieds une nouvelle aire de battage. Des danses identiques avaient lieu lorsqu’on égalisait le sol en terre battue d’une maison neuve. Ces activités représentaient un travail pénible et l’expression poania da zansal, peiner à la danse, le reflète." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 530) La fête se vide ainsi de toute sa magie dans un monde désormais désenchanté par les forces du développement techno scientifique:"Le fait de reléguer des coutumes sérieuses au rang de jeux d'enfants est l'une des indications les plus frappantes de ce que Max Weber a appelé le désenchantement du monde." (ibid., p. 465) Ce que les autorités religieuses ne parvinrent jamais à accomplir pleinement, extirper les racines de la superstition païenne, le fut par le progrès techno scientifique. L'utilisation des engrais chimiques rendaient caduques les rites de fertilisation. D. Halévy rapporte une anecdote datant de l'année 1893 qui fut très mauvaise pour l'agriculture:"[un] cultivateur revient de la gare avec une charretée d'engrais. Il rencontre le prêtre:"Qu'est-ce que vous charriez là? -C'est des chimiques.- Mais c'est très mauvais; ça brûle la terre!- Monsieur le curé, j'ai essayé de tout. J'ai fait dire des messes, ça ne m'a pas profité. Je m'en tiens à la meilleure marchandise." (Cité par E. Weber, p. 426; noter le problème écologique qui commence à se poser dès cette époque et combien ce furent d'abord les agents de l'Ancien Régime, symboliquement, les Blancs, s'opposant au progrès, qui en prirent la mesure; l'écologie a donc plutôt été d'abord un thème de droite) Ainsi l'Eglise qui avait initialement impulsé le combat contre les superstitions fut prise à son propre jeu; et cette fois, le progrès technique fût une arme autrement plus efficace que les sermons et le catéchisme moralisateur. Il en va de la même façon pour les contes et légendes qui autrefois, dans l’institution de la veillée, s’adressaient à toutes les membres de la communauté et que désormais on ne raconte plus qu’aux tous petits pour les endormir. Plus la croyance qui alimente le rituel décline et plus celui-ci tendra à être l’affaire exclusive des enfants: seuls, ils restent assez naïfs pour croire que « l’eau de la rivière locale pouvait être changé en vin et les galets en pains à minuit la veille de la Saint Jean. » (ibid., p. 469) Ici aussi, le déclin de la fête se manifeste par le fait que, de plus en plus dévolue aux seuls enfants, elle a perdu son sérieux: « Dans les années 1880, dans l’Oise, le clergé ne s’occupait plus de ce rite, et les feux étaient maintenant allumés par des enfants -ce qui, nous le savons, était mauvais signe. » (ibid., p. 468) Autrefois, comme l’explique encore une vieille dame du Morvan, « le rite n’était pas célébré par des enfants, mais par des hommes et des femmes, et qu’il s’agissait effectivement d’un rite sérieux, avec des formules, des pas, des évolutions et une intention bien définie. » (ibid., p. 467) Ou encore, en Sologne: « Le carnaval, les bûchers, les défilés étaient des attractions qui intéressaient toute la population du village. Ils devinrent un monopole de la jeunesse […] puis furent laissés aux enfants avant de disparaître complètement. » (ibid., p. 644) Le processus de la modernité est , de façon concomitante, un processus d’infantilisation des formes autonomes de culture populaire annonçant leur mort prochaine:"Tant que l'homme a cru, sous une forme ou une autre, que sa vie était soumise à des forces surnaturelles ou extranaturelles, le Carnaval a gardé un sens."(Baroja, Le Carnaval, p. 26) Comme on la souvent relevé, les techniques  d'installation des lumières artificielles par le gaz puis l'électricité ont infiniment plus contribué à chasser les esprits de la nuit que tous les ouvrages critiques réunis des philosophes héritiers des Lumières. A contrario, ce qui le montre aussi, c'est le cas de cette population de l'extrême Nord-Est de la Russie, dans le Kamtchatka, qui, suite à l'effondrement du régime soviétique, a décidé de renouer avec sa vie ancestrale de chasseurs-collecteurs dans la forêt, et dont une de ses représentantes, Daria, faisait remarquer à une ethnologue, N. Martin:"La lumière s'est éteinte, les esprits sont revenus."

c) L'homo oeconomicus, de l'économie de marché à la société de marché
Intimement associée à la Révolution industrielle, l'économie de marché constitue la deuxième tête de notre monstre prenant d'assaut les fêtes issues du fond des âges. Son projet présuppose une anthropologie utilitariste qui est celle de l'homo oeconomicus, un être foncièrement égoïste occupé à calculer rationnellement  pour maximiser son profit:"L'atome social calcule ses plaisirs et ses peines, et rationalise son action pour couvrir des besoins naturels." (Latouche, L'occidentalisation du monde, p. 154) Le régime social de l'économie de marché  a besoin d'un certain type anthropologique qui s'ajuste à lui pour le faire fonctionner et le  reproduire. Le capitalisme est infiniment plus qu' un simple système économique; il  est un "fait social total" qui exige de remodeler suivant ses besoins l'ensemble des institutions de la société:"L'Etat et le gouvernement, le mariage et le fait d'élever des enfants, l'organisation de la science et de l'éducation, de la religion et des arts, le choix du métier, les formes d'habitat et les types de peuplement, jusqu'aux choix esthétiques personnels, tout devait se conformer au modèle utilitariste ou, pour le moins, ne devait pas interférer avec le fonctionnement du mécanisme de marché [...] Le système de marché en est venu indirectement à déterminer quasiment la société toute entière." (Polanyi, Essais, p. 514) C'est en ce sens qu'il faut comprendre ce fait essentiel qu'une économie de marché appelait, pour fonctionner, une société de marché. Le type anthropologique qui se forme ainsi présente deux faces complémentaires qui supposait pour être formé de s'attaquer à la dimension festive des cultures populaires: il faudra d'abord dresser un travailleur discipliné qui ne gaspille plus son temps en fêtes et qui aura intégré "la valeur-travail", ce qui sera la tâche  du XIXème siècle. Puis, un consommateur compulsif dans le cadre de spectacles marchands qui auront remplacé les anciennes fêtes populaires, ce qui sera l'oeuvre du XXème siècle.
Le travailleur discipliné: l'intériorisation de la valeur-travail
Les formes de culture  héritées du passé était foncièrement anti utilitaires et contredisaient cette rationalité, celle des débuts du capitalisme moderne, avant l’avènement de la consommation de masse, qui valorisaient le travail, la sobriété et  l’épargne. Elle heurtait de plein fouet la dimension festive des cultures populaires. La réorganisation sociale impulsée par les bourgeoisies du XIXème siècle, dans toute l'Europe, répondait au défi que lançait ce nouvel "ère de la machine". Elle impliquait de saper les structures de l'Ancien Régime et de son institution sociale du temps. Le temps calendaire des sociétés industrielles est celui du mouvement perpétuel des fabriques (cf. 3.a. sommes-nous prisonniers du temps?  pour des développements sur le sens de ce concept) incompatible, à terme, avec un calendrier agro-liturgique rythmé par les fêtes et le temps de la nuit qui n'est pas fait pour travailler. Déjà, à la fin de l'Empire romain, "en 354 de notre ère, 175 jours étaient consacrés à la présentation des jeux [...] et le total des jours de congés s'élevait en tout à 200, soit plus de la moitié de l'année." (Lewis Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 317) De là, le capitalisme moderne nous a fait passer au régime des 3.8 qui permet de faire tourner les fabriques 24heures/24, toute l'année, dimanche compris. Ainsi  témoignait un observateur, R.M. Martin, en 1834, dans le milieu industriel du textile, en Angleterre, ce qu'étaient devenues les gens:"ils semblent avoir perdu leur animation, leur vivacité, leurs jeux de plein air et leurs fêtes villageoises. ils sont devenus un peuple sordide, mécontent, misérable, inquiet et indigent, dépourvu de santé, de gaieté et de joie." (Cité par E.P. Thomson, La formation de la classe ouvrière anglaise, p. 587) La fête dans l’esprit du capitalisme entrepreneurial, pour lequel le surplus produit doit être réinvesti dans l'appareil productif est un gaspillage de temps et d'argent; elle est un obstacle à faire sauter sur la route du développement des forces productives et de la croissance économique. Une des catégories fondamentales du capitalisme moderne, la valeur-travail, c'est-à-dire une nouvelle façon d'accorder de la valeur à la richesse par le temps de travail qu'elle contient ne pouvait s'accommoder de l'état d'esprit festif des cultures populaires pour lequel le surplus produit servait à alimenter inutilement des fêtes paillardes. Celles-ci deviennent du temps perdu, ou, ce qui revient au même, de l'argent perdu. La règle d'or du capitalisme moderne, celle de la "valeur-travail",  se résume par l'équation TEMPS=ARGENT, comme l'entrepreneur Benjamin Franklin au XVIIIème siècle l'avait énoncé:"Rappelez-vous que le temps est de l'argent. Celui qui par son travail peut gagner dix shillings par jour, et qui va s'amuser ou qui reste à rien faire la moitié de la journée, ne doit pas calculer que son plaisir ou son oisiveté ne lui coûtent que six pences, il a réellement dépensé ou plutôt gaspillé cinq shillings en plus." (Essais de morale et d'économie politique) Ce maire d’une commune de l’Yonne en 1815, résumait bien l‘esprit de la nouvelle culture dominante: "Le peuple n‘est cependant pas si dévot pour lui donner tant de fêtes; elles ne servent qu‘à lui faire perdre du temps et dépenser de l‘argent." (E. Weber, La fin des terroirs) L'institution des foires dénote bien l'anti utilitarisme des cultures populaires. elles n'étaient pas prioritairement des lieux pour faire des affaires mais un prétexte pour nouer et entretenir des liens sociaux dans une atmosphère festive:" En 1882, dans la Montagne Noire du Sud Ouest "les foires ne sont plus ... des lieux de rencontre pour ceux qui ont des marchandises à vendre ou à acheter. Il y a plus de rassemblements pour les amusements que pour les affaires et le commerce." (ibid., p. 487)
Le calendrier dont avait besoin le capitalisme moderne ne pouvait donc s'accommoder du calendrier agro liturgique rythmé par les cycles de fêtes. L’obstacle en question n’était pas uniquement intérieure (coloniser l’intérieur du territoire peuplé de populations encore étrangères à l'éthique de l'homo oeconomicus) mais aussi bien extérieure: exporter le capitalisme dans le monde sur une échelle toujours plus élargie. Ainsi, pouvait se lamenter un représentant de la civilisation du colon blanc, en voyant les Indiens Kwakiutl du nord de l’Amérique gaspiller toutes leurs économies dans les festivités  du potlach où l’on pouvait aller jusqu’à détruire les richesses accumulées dans le cadre d’une société où c’est celui qui témoigne des marques les plus grandes de générosité qui prendra l'ascendant sur ses rivaux: "L’indien de la Côte montrait une parfait compréhension des valeurs économiques du moment. Mais que faisait-il quand il était congédié après une saison de travail? Dépensait-il son salaire durement gagné à des choses que les normes victoriennes considéraient comme profitables et productives? L’investissait-il avec sagacité pour de futurs bénéfices? Il ne faisait rien de tout cela. Il flambait tout dans un potlach." (cité par Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 252) Toutes ces sociétés pré capitalistes ont une mentalité foncièrement anti utilitaire qui empêche le surplus produit de fonctionner comme un capital qu'une minorité pourrait accumuler sans fin: "La notion de valeur fonctionne dans ces sociétés; des surplus très grands, absolument parlant, sont amassés; ils sont dépensés souvent en pure perte, avec un luxe relativement énorme et qui n'a rien de mercantile." (Mauss, Essai sur le don, p. 223). La fête est l'institution par excellence où se dépense ce surplus et tient fermement encastrée l'économie dans la société en l'empêchant de s'autonomiser.
Le consommateur compulsif: des fêtes aux spectacles marchands
Le développement de l'industrie du loisir n'a rien à voir avec la quelconque renaissance d'un état d'esprit festif mais marque un nouveau stade de l'évolution du capitalisme moderne. Il faut toujours garder à l’esprit que les valeurs qui étaient en phase avec le capitalisme du XIXème siècle, l‘austère morale puritaine de la sobriété, de l‘épargne et du travail n‘est absolument plus celle du capitalisme actuel qui a, en priorité, besoin de consommateurs qualifiés caractérisées par un appétit compulsif de nouveautés à acheter. Comparez ce que disait ce maire de l'Yonne en 1815: "Le peuple n‘est cependant pas si dévot pour lui donner tant de fêtes; elles ne servent qu‘à lui faire perdre du temps et dépenser de l‘argent." avec la nouvelle politique capitaliste qu'inaugure H. Ford au début du XXème siècle:"Il est grand temps de nous débarrasser de l’idée que les loisirs pour les ouvriers sont soit “du temps perdu”, soit un privilège de classe." Et il en donne la raison:" Lorsque les gens travaillent plus longtemps et ont moins de loisirs, ils achètent donc moins de marchandises[...]« Les affaires sont pour nous des échanges de marchandises. Les marchandises sont achetées uniquement quand elles répondent aux besoins. Ces besoins ne sont remplis que lorsqu’ils se font sentir. Ils se font principalement sentir durant les heures de loisir. L’homme qui a travaillé de quinze à seize heures par jour ne souhaite seulement qu’un coin où être à l’abri et un peu de nourriture. Il n’a pas le temps de cultiver de nouveaux besoins." Le loisir n'est plus le temps de la fête qui laissait libre cours à l'inventivité populaire mais une marchandise fabriquée par des professionnels dont l'achat fait  tourner la machine économique. Ce qui a particulièrement pris le relais des fêtes populaires, à suivre Baroja, ce sont les spectacles sportifs:"Tout ce qui peut représenter la sensualité et l'action dans la vie collective est transféré aux spectacles sportifs." (Baroja, Le Carnaval, p. 159). Le sport lui-même qui a pu, comme le football,  faire l'objet d'une acculturation positive en étant intégré dans des formes populaires de culture, tend à devenir un spectacle marchand, qui, pour trouver une visibilité dans l'espace social, doit se conformer aux lois de la représentation médiatique. Ce qu'inaugure l'ère des Mass Médias, ce sont deux éléments constitutifs de la société du spectacle. En premier lieu, un régime où le faire-savoir prime sur le savoir-faire; c'est l'hyper développement de la communication. Ce qui importe n'est plus tant ce que l'on fait effectivement que sa mise en scène dans une représentation spectaculaire. Tout passe par l'image qu'il faut donner de soi. Il est par exemple significatif que parmi les associations qui se donnent pour vocation de refaire société, "une recherche de terrain a montré que celles qui affichent le plus leur volonté de lien social sont celles qui, de fait, y travaillent le moins." (S. Juan, La transition écologique, p. 221) La représentation du réel prime sur le réel:" la priorité est donnée à la représentation des choses. Dans la prolongation de la "société du spectacle" dénoncée par G. Debord en 1967 [...] l'essentiel est de raconter, non d'agir [...] Déjà Claude Lefort relevait cette tension entre "mise en scène" et "mise en sens"..." ( Hersent, Guérin et Fraisse dans, Femmes économie et développement, p. 323) C'est le même type d'analyse que Castoriadis avait anticipé dès la fin des années 1950:"Quant aux médias, et pour rester dans le vocabulaire platonicien, je les rangerais [...] sous la rubrique: présentation du simulacre. L'image au lieu de la vérité." (Socialisme ou barbarie et l'Internationale situationiste, notes sur une 'méprise', p. 35
Mais, de façon plus curieuse et perverse encore, la société du spectacle, à l'ère des Mass Media, inaugure l'inversion de la représentation et du réel. L'image ne prend plus pour modèle le réel, comme dans l'art traditionnel figuratif; c'est le réel qui tend à prendre pour modèle la représentation médiatique. Le football, le rugby, par exemple,  sont des sports dont on peut retracer l'évolution depuis les années 1990, par la transformation que leur a fait subir les exigences de leur retransmission télévisée. Un sport qui veut avoir une visibilité médiatique doit être transformé de telle sorte qu'il garde capté l'attention du téléspectateur, ce qui suppose la mobilisation de mécanismes que l'on comprend assez bien aujourd'hui au niveau neuro physiologique: c'est l'attention captée qui doit être sollicitée en permanence, et qui exige pour cela, d'accélérer la vitesse du changement d'images:"il est désormais largement admis que les modifications rapides de notre univers audiovisuel contribuent littéralement à scotcher le cerveau à l'écran..." (Desmurget, TV Lobotomie, p. 66) Il faut donc redéfinir des règles qui accélèrent le jeu (avec tout l'armement aux pratiques dopantes que cela induit aussi). Ce qui vaut pour le sport s'applique à n'importe quel événement du monde. C'est en ce sens, que les Medias ne sont pas neutres, que "le medium constitue le message" comme aurait dit MacLuhan; ils transforment toute chose dont ils s'emparent. C'est en particulier le danger qui guette tous les mouvements sociaux contestataires à partir du moment où ils ont un impact médiatique comme l'ont parfaitement montré des auteurs comme Bourdieu en France dans, Sur la télévision, ou Lasch aux Etats Unis, dans, Culture de masse ou culture populaire. C'est pourquoi il y a lieu de prendre avec les plus grandes réserves des propositions comme celle de Hersent, Guérin et Fraisse qui recommandent , sans nuance, pour donner une visibilité publique aux alternatives solidaires, "des alliances avec les médias " comme si ceux-ci pouvaient être  considérés comme des partenaires dont la neutralité ne pose pas de problème sérieux (voir dans Femmes économie et développement, p. 329).

d) l'Etat-nation et son projet d'intégration culturelle
C'est la dernière figure de notre monstre à trois têtes. La constitution de l'Etat-nation moderne était le complément nécessaire à la construction, sur le plan économique, d'un marché national unifié où prévaut la loi de l'offre et  la demande en lien avec la Révolution industrielle. Un marché à l'échelle nationale offre-demande-prix intégrant, entre autres, le travail, n'est pas un ordre émergeant spontanément et naturellement de la "libre entreprise" contrairement à la mythologie véhiculée par une bonne partie de ses promoteurs. Il est une institution qui prend corps à partir d'un projet politique que l'Etat devra prendre en charge pour finir par unifier les divers marchés locaux  en un seul et même marché national. Un des volets essentiels de ce projet était l'intégration culturelle des populations paysannes du territoire national. Ce que montre Eugen Weber, sur la base d’un riche corpus de données, c’est qu’au moment de la Révolution française et pendant l'essentiel du  XIXème siècle, il n’existe pas encore, culturellement parlant, de nation française; l'unité nationale reste essentiellement administrative constituée par un ensemble de règlements bureaucratiques fixés par l'Etat central auxquels n'entendaient pas grand chose les populations locales. Le territoire national est encore constitué, pour une très grande partie rurale, d' un patchwork de cultures locales qui sont toutes des cultures de l’oral héritées des anciens temps. Ce qui frappe, c'est leur caractère transnational qu'on retrouve au quatre coins de l'Europe à une époque où l'identité nationale n'est pas encore véritablement constituée, sous la tutelle d'un Etat affirmant sa souveraineté:"Le caractère international (ou peut-être anational) du Moyen Age fait qu'en Espagne, en France, en Allemagne etc., les goûts et les styles se ressemblent beaucoup,[...]Dans la fête allemande de la Saint-Nicolas ou dans celle des Saints-Innocents on élisait l'Episcopus puerorum, le Kinderbischof comme dans le nord de l'Espagne." (Baroja, Le Carnaval, p. 108 et 152) Il faudra, pour réaliser l'intégration culturelle des populations au sein des Etats-nations modernes, s'attaquer à cette culture transnationale sur la base de laquelle aurait pu s'organiser tout autrement, l'actuelle construction européenne. Elle pourrait donner à penser ce qu'aurait pu être une véritable unification européenne des peuples et non pas d'abord des marchés économiques mettant en concurrence les pays pour le plus grand profit du capital au détriment de l'entente entre les peuples.
C'est au bout d'un double de processus de colonisation intérieure et extérieure qu'a finie par se constituer une identité nationale. Ce n'est sûrement pas une coïncidence si l'expansion maximale du colonialisme dans le monde, à la fin du XIXème siècle, coïncide avec l'achèvement du processus d'intégration nationale à l'intérieur du territoire. Quand on parle de colonisation, on n'en retient le plus souvent que la colonisation des lointaines terres exotiques. L'oeuvre de l'historien américain Eugen Weber est là pour nous rappeler qu'il a fallu aussi et avant tout coloniser le territoire intérieur:""Vous n'avez pas besoin d'aller en Amérique pour voir des sauvages" songeait un Parisien en traversant la campagne bourguignonne vers 1840. Les Peaux-Rouges de Fenimore Cooper sont ici" écrivait Balzac dans Paysans (1844)" (La fin des terroirs, p. 17) Lors de son voyage dans les Alpes françaises, en 1846, Adolphe Blanqui trouvait des « populations plus soustraites à l’influence française que celles des îles Marquises ». Quelques vingt ans plus tard, un voyageur anglais traversant l’autre bout du pays, exprimait des sentiments très semblables. Les habitants des Landes, écrivait-il, "vivent sur le sol français, mais ne peuvent être appelés français. Ils parlent une langue aussi inintelligible pour un Français que pour un Anglais; ils ne possèdent aucune des caractéristiques nationales…."  ( Cité par E. Weber, ibid., p. 127) La langue étant le premier vecteur de l'intégration culturelle à une nation, il est clair dans ces conditions que l'on ne peut encore parler d'individus français, si ce n'est sous un angle strictement administratif et bureaucratique. Le pays, durant le XIXème siècle encore,  ne s‘identifie pas à la nation pour un habitant du monde rural  mais au village, à la  commune, à la vallée dans laquelle il est né et a grandi:"Chez nous, le moindre village, écrivait un historien local du Var, a la prétention d'être un pays , avec son langage, ses légendes, ses coutumes et ses moeurs. Le terme "pays" [...] signifie fondamentalement "terre natale", et s'applique plus proprement au territoire local qu'au territoire national [...] c'est pourquoi, pendant très longtemps, la plupart des Français ne pensèrent pas à désigner la France comme leur "pays"" jusqu'au moment où ce qu'on leur enseignait viendrait coïncider avec l'expérience." (ibid., p. 66) La constitution d’une nation française est donc l'aboutissement d'un long processus  de colonisation intérieure du territoire qui ne l’emportera pas avant le tournant du XXème siècle, la guerre de 1914-18 formant la grande ligne de partage des eaux qui  précipitera l‘achèvement de l'intégration culturelle des populations. Et ce n'est pas là une particularité qui serait propre à la France. Le problème s'est posé dans les mêmes termes pour tous les grands Etats-nations qui se constituent à cette période. On pourrait ainsi tout aussi bien prendre le cas de l'Italie dont l'unité politique s'est faite en 1860. Les autorités avaient alors affaire à la même problématique se posant en termes sans doute encore plus aigus:"En 1860, lors de son unification, on estime que deux et demi pour cent seulement de sa population se servaient de l'italien dans la vie de tous les jours, le reste utilisant  des idiomes si différents que les instituteurs envoyés par l'Etat en Sicile dans les années 1860  furent pris pour des Anglais (sic) (...) on ne saurait s'étonner  qu'en 1860 Massimo d'Azeglio se soit exclamé:"Nous avons fait l'Italie; il nous faut maintenant faire les Italiens." (E. Hobsbawn, L'ère du capital, 1848-1875, p. 130) Il fallait donc aussi bien faire les Français après avoir fait la France à la même période alors même que l'unification politique du pays avait été réalisée depuis plus longtemps dans ce dernier cas. Et encore, dans certaines régions reculées de l'Europe, jusqu 'au XXème siècle, la question de la nationalité était strictement dépourvue de sens pour les autochtones:"En 1931 encore, les habitants de la Polésie, interrogés sur leur nationalité par des fonctionnaires polonais travaillant au recensement, ne comprenaient rien à la question:"Nous sommes de la région", répondaient-ils, ou:"Nous sommes nés ici."" (ibid., p. 244) Il était donc, là aussi, grand temps de faire les Polonais.
Dans le cadre de la formation d'une identité nationale, le principe voulant que c'est à l'école d'instruire et à la société d'éduquer ne pouvait être suivi. Si nous prenons le cas du territoire français, la société éduquait dans un sens qui était fondamentalement contradictoire avec les exigences d’une école reposant sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture de la langue française. Ce qui sera demandé à l’école, ce n’est pas d'abord d’instruire sous l'autorité de la vérité mais de constituer un des vecteurs privilégiés  de la constitution d’une identité nationale; autrement dit, de faire en sorte, que le basque, le breton, l’auvergnat, l'ariégeois, etc. cessent de se définir d'abord comme basque, breton, auvergnat, ariégeois, etc., mais se sentent avant tout français. Il fallait pour cela impérativement s'attaquer aux fêtes locales pour leur substituer des fêtes nationales célébrant l'unité de la nation. Dans ce projet politique, l'école d'une éducation nationale était amenée à jouer un rôle décisif. Déjà, Lepeletier, pendant  la Révolution de 1789, en établissait les fondements en la distinguant bien du projet alternatif d'une école de l'instruction publique:"L'instruction publique demande des lycées, des collèges, des académies, des livres, des instruments des calculs, des méthodes, elle s'enferme dans des murs ; l'éducation nationale demande des cirques, des gymnases, des armes, des jeux publics, des fêtes nationales, le concours fraternel de tous les âges et de tous les sexes, et le spectacle imposant et doux de la société humaine assemblée." ( Projet d'éducation nationale cité par F. Guichard) Telle sera une des missions prioritaires de l'école républicaine (l'autre étant l'adaptation des individus aux nouvelles évolutions de la machinerie techno-économique) (1). Resituer ainsi  dans son contexte historique, on comprend mieux à quelle nécessité répondait le projet de Lepeletier de promouvoir une école de l'éducation nationale et pourquoi il répondait autrement mieux aux nécessités de l'époque qu'une instruction publique. Un siècle plus tard, avec l'école de la IIIème République, l'Etat se dotait de  l'institution adéquate qui allait finir de transformer un ensemble de cultures locales disparates et plus ou moins autonomes au caractère transnational fortement marqué, en une nation une et indivisible. L'instituteur est littéralement celui qui est chargé d'instituer la nation, de faire sortir le sauvage des territoires intérieures de son état de barbarie et d'arriération pour le faire accéder à la lumière de la civilisation et du progrès.
La fête, parce qu'elle est l'institution privilégiée à travers laquelle une collectivité parvient à dépasser ses divisions et à se souder devait être un des vecteurs de l'intégration nationale:"Depuis la Révolution, les fêtes avaient été considérées comme d'utiles moyens didactiques, pouvant influencer les populations dans le sens que l'on désirait. La Constitution de 1791 décréta l'établissement de fêtes nationales destinées "à préserver la mémoire de la Révolution française, à maintenir la fraternité entre les citoyens, et à les lier à la constitution, à la patrie et aux lois"[...] A cette fin, les fêtes officielles se mirent à rivaliser avec les fêtes traditionnelles, et aidèrent finalement à les supprimer."(E. Weber, La fin des terroirs, p. 461) L'éducation nationale, comme l'affirmait Lepeletier, n'est pas seulement destinée aux enfants mais doit accompagner l'homme toute sa vie, avant même sa naissance, pour former et cultiver son sentiment d'appartenance à une "communauté" nationale:"Toute sa doctrine consiste donc à s'emparer de l'homme dès le berceau, et même avant sa naissance; car l'enfant qui n'est pas né appartient déjà à la patrie. Elle s'empare de tout homme sans le quitter jamais, en sorte que l'éducation nationale n'est pas une institution pour l'enfant, mais pour la vie entière." (cité par F. Guichard) Cette  lutte à mort contre les cultures festives locales se retrouve sur le terrain des chansons: "Ainsi, l'assimilation nationale, entre autres choses, entraîna une guerre des chansons." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 523) Les chants nationaux conformes au bon goût bourgeois devaient s’attaquer aux chansons paillardes de la culture populaire ainsi que l’énonce en 1864 un inspecteur des écoles dans l’Aude: "les chansons obscènes qui blessaient même les oreilles les moins pudiques sont remplacées aujourd’hui par des chœurs religieux et patriotiques des nombreux orphéons créés dans le département et dont l’origine est due à l’école et à l’initiative des instituteurs."(cité par E. Weber, ibid., p. 524) Les chants exaltant la fierté d'être français que véhiculait la propagande national-étatique étaient étrangers aux cultures locales, celle, par exemple, des bergères du Limousin. Les promoteurs de l'éducation nationale pouvaient bien récupérer cette culture, il n'en restait plus qu'une pâle contre façon ainsi de cette "Chanson pour une bergère":
"Vivo lo jônesso de Franço
Per bien fô de toû loû meitiei
A la guèro coumo à lo danso
S'ei jomais ne vu de pôrei
" (Vive la jeunesse française/ Tout ce qu'elle fait, elle le fait bien/A la guerre comme à la danse/On n'en a jamais vu de pareille/ Cité par E. Weber, ibid., p. 513) Comme le souligne E. Weber, "contrairement à ce genre de bêtises qu'aucune bergère digne de ce nom n'aurait osé dire, les véritables pastourelles que l'on chantait en gardant les moutons ou en ébarbant du maïs le soir, étaient des mini-églogues." (ibid., p. 513) Elles avaient le plus souvent pour thème l'amour et pouvaient mettre en scène la rencontre entre une pauvre bergère s'exprimant dans son patois et  un citadin bourgeois parlant français qui n'avait pas le beau rôle, par exemple, de "La bargieira et lou monsur":
"Adieu la bergère!
Adusias, monsur!
Que fais-tu solette
Dans ce bois obscur?
Fiale ma conoulha,
Garde mous moutons."
(ibid., p. 513)
Le discours colonial est ici aussi toujours à usage à la fois extérieur (le nègre qu'on civilise) et intérieur (l'Ariégeois est notre sauvage; cette population est "aussi brutale que les ours qu'elle élève", notait le préfet de l'Ariège en 1833; cf. E. Weber, ibid., p. 17)  Il faut, certes, se garder d'idéaliser cette France révolue des terroirs. Essentiellement rurale, elle conjuguait  un mode d'administration domestique caractérisé par la pénurie et la saleté ("Quand un vilain mourait même l'enfer n'en voulait pas parce qu'il sentait trop mauvais" plaisantait le poète Rutebeuf au XIIIème siècle; ou encore, ce dicton auvergnat:"Au lit!/La paille a froid/Les poux ont faim/Les puces ont soif." (Cité par E. Weber, p. 189), avec des formes de féodalisme dans lesquelles des potentats locaux pouvaient faire la pluie et le beau temps. C'est d'ailleurs ce qui explique que les deux fois où le suffrage universel a été institué au XIXème siècle, en 1848 et en 1871, il a conduit à l'élection de pouvoirs tout ce qu'il y a de plus conservateurs. Il ne faudrait surtout pas sous estimer la portée émancipatrice qu' a pu avoir la bourgeoisie de ce point de vue. Les choses ne peuvent être pensées de façon manichéenne en opposant simplement les bonnes cultures populaires des terroirs aux vilaines forces dissolvantes de la société bourgeoise; en particulier, il faudra se demander dans quelle mesure la Révolution industrielle n'a pas involontairement contribué à la naissance de nouvelles formes d'être-ensemble à partir desquelles une culture urbaine populaire, transcendant l'horizon borné des cultures des terroirs, va pouvoir se développer, particulièrement, dans le mouvement ouvrier, comme nous le verrons plus loin avec le phénomène des grèves et leur importance quant à l'émergence d'une nouvelle façon de faire-société, ainsi que l'évoque la deuxième partie du texte de Castoriadis (à suivre...)


(1) Il va de soi que dans une telle logique, la première victime est la vérité, particulièrement, la vérité historique. Car, ce qu’il s’agit d’abord de diffuser, c’est le mythe de la constitution de la nation française composé de deux caractéristiques. Elle aurait été  l'expression d'une volonté générale de la population d'être française; population, d'autre part unie, par une culture commune. D'où la fable que devra diffuser l'école de l'éducation nationale: les 40 rois qui ont fait en mille ans la France, processus que la Révolution de 1789 aurait définitivement achevé suivant  l'expression d'une volonté générale des Français d'être français:"C'est à peu de chose près ce qu'enseignaient les manuels scolaires de la IIIème République: un peuple, un pays, un gouvernement, une nation, une patrie. C'est ce qu'ont exposé sans relâche les historiens, axiome rappelé par Soboul:"La Révolution française a complété la nation, qui est devenue une et indivisible."" (E. Weber, La fin des terroirs, p. 125) Rien de tout cela ne tient la route à l'épreuve des faits: d'abord, le processus d'intégration nationale n'a pas été l'expression d'une volonté populaire mais une politique conduite par l'Etat central, au besoin par la force, qui a rencontré partout la mauvaise volonté des populations locales: les représentants de l'Etat-nation auxquels pouvait être confronté l'Ariégeois comme d'autres indigènes des Provinces pendant encore tout le XIXème était le sergent-recruteur, le percepteur des impôts, le juge, le gendarme et le garde-forestier qu'il percevait comme des étrangers hostiles venant fourrer leur nez dans les affaires que les collectivités locales réglaient jusqu'alors par elles-mêmes, depuis des temps immémoriaux: la lutte menée par les autorités de l'Etat contre le Charivari est, à ce titre, emblématique (voir la partie suivante).  Quant à l'idée d'une culture commune unissant en une même communauté nationale les populations du territoire, on voit bien qu'elle ne résiste pas à la notion de "pays" tel que l'entendaient les populations locales. Bien au contraire, la nation n'a pu se constituer qu'en sapant les cultures populaires locales:"Mais le point de vue moderne de la nation en tant qu'ensemble de populations unies selon leur propre volonté et ayant certains attributs en commun (au moins l'histoire) était difficilement applicable à la France de 1870 [...] Un grand nombre de Français n'étaient pas conscients de former une nation avant que les longues campagnes d'éducation le leur aient appris et que leur propre expérience et le changement de leur condition les aient convaincus que cela avait un sens. Finalement, on a recours a la force. Finalement, mais aussi dès le début, et tout au long du processus. C'est la centralisation, déclarait A. Sanguinetti, "qui a permis la construction de la France malgré les Français, ou au milieu de leur indifférence... La France est une construction politique délibérée pour laquelle le pouvoir central n'a jamais cessé de lutter". Vérité d'évidence, sans doute; mais vérité trop souvent oubliée."" (E. Weber, p. 575 et 144-145) Et, il faut élargir l'analyse au-delà des seuls territoires ruraux. Il a pu arriver que les villes elles-mêmes, qui jouissaient d'une autonomie héritée du Moyen Age, aient été intégrées au territoire nationale d'abord par la force, ainsi que ce fût le cas en Alsace avec Strasbourg et Mulhouse:"la patrie bourgeoise englobe des villes et des provinces, agglomérées par la force, dont les habitants sont de races les plus diverses Mulhouse, la ville libre d’Alsace, dut sacrifier son indépendance et s’annexer à la France pour sauver son industrie que le Directoire affamait par le cordon de douanes, dont il avait entouré son territoire. Strasbourg fut conquise par Louis XIV, qui pour commémorer sa victoire fit construire la Porte Saint-Martin : sur la façade tournée vers la Seine, carnavalesquement déguisé en imperator romain, il reçoit les clefs de la ville des mains d’une femme à genoux qui symbolise Strasbourg. " (P. Lafargue, Socialisme et internationalisme, 1905)

2 commentaires:

  1. bonjour je découvre votre site et ce texte passionnants Cornelius Castoriadis, la fête assiégée: les agents du siège, je ne comprends pas très bien qui en est l'auteur. Merci, bien cordialement Véronique

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  2. Bonjour. Et bien ce texte, comme tous ceux figurant sur ce site (à une exception près je crois), est de moi-même. A l'origine, très lointaine aujourd'hui, il s'agissait de la deuxième partie d'une explication de texte à usage scolaire pour de la philo en terminale (beaucoup trop longue dans ce cadre), d'un écrit de Castoriadis présenté dans la première partie. Merci de trouver ça "passionnant" par ce qu'en réalité ça doit intéresser bien peu de monde.

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