mercredi 30 avril 2014

4) Cornelius Castoriadis: la fête assiégée



4)La fête est morte, vive la fête:develop-man

a) Réinvention du Carnaval 

Comme le note l'ethnographe Florence Weber, la culture ouvrière, loin du cliché qu'un sociologue comme Bourdieu a pu reproduire, n'est pas réductible à une simple culture de la nécessité et du besoin. La réinvention du Carnaval intégrée dans les manifestations politiques du premier mai dans la petite commune ouvrière de Montbard, en Bourgogne, en est un bon exemple (sur la signification originellement politique de la fête du premier mai, inventée par le mouvement ouvrier américain, nous renvoyons à l'aperçu que nous en donnons dans la partie 2.a. du sujet La révolte peut-elle être un droit? Un certain nombre d'éléments "montrent l'imbrication (inextricable) d'une symbolique carnavalesque et d'une tradition de lutte ouvrière." (F. Weber, Manuel de l'ethnographe, p. 203) D'abord, la transposition du Mardi gras à la date du premier mai montre comment une tradition populaire n'est pas destinée à rester figée dans la répétition mais parvient à se réinventer alors même que les conditions initiales qui donnaient sens à la fête ont disparu  Si l'ère de la société de consommation de masse a vidé de son sens initial le calendrier festif de la fin de l'hiver (les supermarchés sont pleins toute l'année!), la tradition populaire de Montbard l'a fait revivre en l'investissant d'un sens politique par son association avec la fête du premier mai pour devenir un véritable carnaval anti capitaliste. Ici aussi, nous sommes face à un processus d'acculturation positif par lequel une tradition populaire de lutte politique se réapproprie les éléments d'une culture festive héritées de la société religieuse du Moyen Age et réinvente ainsi ses formes de protestation : "Le clou du spectacle -qui est aussi sa clôture- est la mise à mort, dans les flammes, de Sa Majesté Carnaval, qui, depuis 1946, est représenté sous la forme d’un énorme mannequin en carton figurant un capitaliste (reconnaissable à son chapeau, à son cigare et à ses sacs de dollars)." (F. Weber, Manuel de l’ethnographe, p. 198) L'exemple de Montbard est typique du processus de criminalisation d'une culture populaire auquel a donné lieu le développement du droit moderne bourgeois. Le même événement festif, qui, autrefois, était conforme aux moeurs et aux normes locales, devient, sous la législation de l'Etat-nation, un délit passible de sanctions pénales. Dans la nuit précédant le premier mai, se joue un curieux rituel orchestré par des bandes de jeunes garçons qui se décompose en trois phases:

-"la veille ou l'avant-veille, ils vont dans les bois pour couper de jeunes arbres qui prennent le nom de "Mais"

-le 30 avril à la nuit tombée, ils les transportent et les accrochent sur des maisons du voisinage où résident des jeunes filles...

-dans la nuit, ils déplacent systématiquement tous les objets qui traînent dans le voisinage." (F. Weber, p. 172)

La coupe des mais suppose l'héritage d'un très vieux droit coutumier qui donnait aux gens le libre accès aux forêts communales. Le capitalisme moderne s'est développé contre ce droit coutumier à travers le mouvement d'enclosure des terres communales, dès la fin du XVème siècle en Angleterre. Dans le cas qui nous occupe, l'évolution du droit moderne a mis hors la loi, le rituel de la coupe des mais; ce qui était une coutume ancestrale devient un acte délictueux pouvant, à tout moment, être passible de sanction pénale:"C'est la manifestation d'un droit d'usage devenu illégal mais sur lequel on ferme souvent les yeux." (ibid., p. 179) De la même façon, à la fin du XIXème siècle, il y eut un processus de criminalisation du ramassage du bois pour les feux de joie de la Saint Jean:"Ces vols rituels, bien acceptés pendant la première moitié du siècle furent de plus en plus considérés comme des actes nocifs et des violations de propriété." (Eugen Weber, La fin des terroirs, p. 467) Le rituel du déplacement des objets, geste typiquement carnavalesque, met ici aussi la tradition hors la loi puisqu'il constitue une autre infraction au droit sacré de la propriété privée qui est au fondement du droit moderne bourgeois (article XVII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789:"La propriété étant un droit inviolable et sacré (souligné par moi), nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.") Les bandes de jeunes s'emparent dans la nuit de tout ce qu'il trouve dans les jardins des riverains (arrosoir, échelle, brouette, etc.) pour le déplacer dans les endroits les plus insolites et de préférence difficile d'accès, par exemple, cette table de jardin "accrochée très haut à un poteau électrique", (F. Weber, Manuel de l'ethnographe, p. 190) donnant ainsi un spectacle insolite et surréaliste au petit matin. Il est significatif de noter que les réactions du public, allant de l'amusement et de la connivence à l'hostilité pouvant aller jusqu'à des dépôts de plaintes, varient suivant le milieu social. Ce qui dans les milieux ouvriers sera plutôt regardé d'un oeil bienveillant tendra à être criminalisé dans les milieux bourgeois des professions de cadres marquant la césure entre une culture populaire conviviale et la culture bourgeoise des classes supérieures ayant parfaitement assimilées "le droit de l'individu à vivre séparé de la communauté" (Marx, La question juive). 

Le modeste exemple de Montbard n'était qu'une porte d'entrée. La perpétuation d'une culture festive étroitement liée au combat politique contestant les cadres institués de la société du spectacle nous invite à ne pas désespérer quant à l'avenir des fêtes. On ne saurait trop sous estimer la vitalité des cultures qui, de par le monde, résistent aux forces dissolvantes de la société du spectacle et réinventent, chacune à leur façon, à Montbard comme partout ailleurs, leur propre version de la modernité.

b) Qu'est-ce qu'un develop-man?

Christopher Lasch voulait montrer que la critique élitiste de la culture de masse a un point aveugle qui réside dans sa sous estimation de la résistance des cultures populaires et de leur capacité à se réinventer. Elle se prend, à tort, pour l'ultime bastion de la culture dans un contexte de déglingue généralisée (voir Lasch, Culture de masse ou culture populaire). Abondant dans ce sens, l'intérêt des réflexions de Marshall Sahlins dans, La découverte du vrai sauvage, est de dépasser l'alternative entre tradition et modernité, alternative à partir de laquelle se développent aussi bien les discours tiersmondistes pour maintenir intactes les cultures indigènes en les préservant de tout contact avec le capitalisme mondialisé que les discours néo impérialistes pour faire sauter tous les verrous à l'acquisition d'une mentalité capitaliste en prétendant faire de "l'aide au développement". Indigénisation de la modernité et develop-man constituent deux concepts qui donnent à sortir de cette mauvaise alternative; ils donnent à penser autre chose, la capacité qu'a une culture de résister aux forces uniformisantes de la modernité, à les digérer par son métabolisme, pour les mettre au service de son propre développement:"Develop-man est le terme néo-mélanésien désignant ce phénomène [...] où le projet auquel il fait référence est l'utilisation des richesses étrangères pour développer les fêtes, la politique, la parenté et les autres activités relevant des conceptions locales de l'existence humaine." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 317) Le concept de "develop-man" est la réponse positive apportée à la problématique qu'ont dû affronter toutes les cultures ayant eu à se confronter à l'occidentalisation du monde:"pour tous les pays, qui entretenaient des rapports avec l'Occident [...] une double question se posait: devaient-ils se "moderniser", et si oui, pouvaient-ils le faire sans s'"occidentaliser."?" (Godelier, Au fondement des sociétés humaines, p. 261) Les pratiques de develop- man permettent de répondre par l'affirmative à chacune de ces deux questions. Les fêtes traditionnelles, loin de devoir fatalement dépérir avec la modernisation des sociétés, peuvent se développer dès lors qu'une culture donnée est capable de faire servir la machine techno-économique mondiale à ses propres perspectives de développement culturel. Ce phénomène s'observe dans les bidonvilles des mégalopoles :"Au sein de la déréliction des bidonvilles, une extraordinaire vitalité se déploie. Il ne s'agit pas de se contenter d'une survie biologique pour constituer les troupeaux dociles et passifs à la disposition des firmes, esclaves mécaniques d'une consommation et d'une production délirantes. Il s'agit d'une création, de la reconstruction d'une société humaine par le détournement et la récupération des objets et des forces de la modernité à partir des valeurs culturelles et des liens résiduels des communautés traditionnelles." (Latouche, L'occidentalisation du monde, p. 150) Le concept de develop-man qui lie tradition et modernité permet d'articuler ensemble deux critiques du capitalisme qu'on a trop facilement tendance à poser comme exclusive l'une de l'autre: la critique conservatrice au nom de certains legs hérités du passé qu'il tend à détruire et la critique du capitalisme au nom des potentialités émancipatrices qu'il tend lui-même à générer. Avec les concepts d'indigénisation de la modernité et de develop- man, le discours misérabiliste sur les peuples de la périphérie (ce qui leur manque pour entrer sur la voie du développement économique et de l'histoire) et les discours populistes ( ce à quoi ils échappent en restant en marge de capitalisme mondialisé) peuvent être renvoyés dos à dos comme partageant une même incapacité à penser la dynamique propre de ces sociétés qui ne se contentent pas de réagir à leur colonisation mais agissent positivement, et un même aveuglement face à leur capacité à inventer leur propre version de la modernité:"La lutte menée par les peuples non occidentaux pour créer leurs versions culturelles de la modernité dément l'opposition opérée par l'Occident entre tradition et changement, coutume et rationalité - et plus encore au XXème siècle, tradition et développement."(Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 319) (1) C'est ce que Castoriadis avait aussi en vue lorsqu'il indiquait la voie du développement à suivre pour le Brésil:"Il y a un avenir possible de votre pays qui peut se résumer par ces trois mots: football, samba et 'macumba'. " (De l'utilité de la connaissance, p. 108; la macumba désigne la magie.) On voit, de ce point de vue, combien il est absurde de croire qu'il existerait un modèle unique de développement applicable universellement dont les instances internationales du capitalisme auraient le monopole. Chaque culture possède en elle la capacité d'inventer sa propre version de la modernité en fonction de l'héritage à chaque fois spécifique dont elle est est porteuse et de son propre imaginaire créateur. Ici aussi, la chose vaut autant pour l'indigène des terres lointaines que pour l'indigène des territoires occidentaux: "qu'il s'agisse des peuples primitifs, des classes populaires ou des sociétés passées, les définir négativement (position misérabiliste) par ce qui leur manque (la civilisation ou la modernité) ou positivement (position populiste) par ce à quoi ils échappent (le capitalisme, l'économie de marché) c'est faire preuve à leur égard de mépris ou de condescendance apitoyée (misérabilisme)" (F. Weber, Manuel de l'ethnographe, p. 282) Rien n'oblige à accepter les termes de cette alternative. Il y a là une source d'inspiration pour ceux qui refusent les formes d'intégration sociales vides de sens de la société du spectacle. Entre le refus pur et simple de la modernité impliquant le retour à un âge de pierre ou l'adaptation complète à la machine techno économique condamnant à devenir uniformément des travailleurs-consommateurs-électeurs apathiques, il y a de la place pour une troisième voie consistant à détourner cette machine pour lui faire servir des finalités qui lui sont étrangères. Les concepts d'indigénisation de la modernité  et de develop man sont à mettre en relation étroite avec une culture du détournement qui a toujours été un mode privilégié de résistance des classes populaires, par exemple, le détournement de la production officielle pour du travail en perruque. Ici il s'agit du détournement des marchandises d'importation, digérées par le métabolisme d'une culture possédant sa propre dynamique; comme chez les Indiens Cree, où "de nombreux produits européens étaient employés à des fins tout à fait différentes de celles pour lesquelles ils avaient été fabriqués en Europe." (Thistle cité par Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 208) Le develop-man, comme la production en perruque, doivent être compris comme des modalités particulières de quelque chose qui a une portée immensément plus vaste et dont le terme de catachrèse permet de rendre compte. Au sens premier, la catachrèse est une figure de style qui consiste à détourner un mot de sa signification initiale pour lui faire signifier autre chose; par exemple, "le pied" ne renverra plus à une partie du corps humain mais désignera "le pied d'une table". Il faut alors faire la catachrèse de la catachrèse en élargissemment la portée du terme pour apercevoir qu'elle se retrouve dans la prodigieuse inventivité de la vie, probablement depuis ses origines. Par exemple, les sabots des ongulés leur ont d'abord permis de galoper sur des surfaces dures; mais, par la suite, ils ont aussi pu servir à expédier de violentes ruades pour se défendre. Les bouches des poissons servent à leur alimentation; mais, dans bien des cas, elles ont aussi fini par servir à la femelle d'abri pour l'incubation de ses oeufs, etc. Cette inventivité se retrouve donc métamorphosée dans la sphère culturelle humaine du develop-man. Illustrons d'abord la chose de façon négative. Il peut arriver que la catachrèse à l'oeuvre dans un develop-man ne puisse fonctionner et que l'indigène ne sache finalement comment détourner ce que le colonisateur a à lui proposer comme ce chef du Tonga à qui l'on essayait, en vain, d'expliquer la valeur de l'argent:"Il continuait à penser que c'était chose peu sensée que d'attacher une valeur à l'argent, alors qu'on ne pouvait, ou ne voulait s'en servir à des fins utiles. Si, dit-il, l'argent était fabriqué avec du fer, et qu'on pouvait en tirer des couteaux, des haches et des burins, il y aurait quelque raison de lui accorder de la valeur; mais tel qu'il est je ne lui en vois aucune." (Cité par Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 365) Dans un cas comme celui-ci, la société, incapable de digérer par son métabolisme l'objet étranger pour lui faire servir de nouvelles finalités, le rejettera purement et simplement ou pourra éventuellement risquer de se faire détruire par lui: c'est ce qu'on a appelé dans la première partie une déculturation destructrice. Sur le mode humoristique, c'est ce qui donne sa trame au film, Les dieux sont tombés sur la tête, où l'on voit, à partir de 8' 10, la façon très imaginative dont une tribu de Bushmen trouve une multiplicité d'usages possibles pour une bouteille de Coca Cola qui leur est tombée du ciel et qu'ils interprètent comme un don des dieux avant de se rendre compte qu'il s'agissait plutôt d'un cadeau empoisonné. Mais, positivement, on trouvera une multitude cas où la catachrèse à l'oeuvre dans le develop-man fonctionne fort bien, ce qui correspond donc à l'acculturation positive  abordée dans la première partie. 

Develop-man Eskimo 

L'introduction de fusils, de moto neiges, de bateaux à moteurs, le développement du travail salarié, la dépendance aux aides sociales de l'Etat etc. n'ont pas ruiné la culture eskimo mais ont été intégrés dans un processus de develop-man marquant un nouvel essor de la culture festive traditionnelle: "[On] découvrit que les Eskimos des années 1980 et 1990 avaient changé à la fois beaucoup plus et beaucoup moins qu'on avait pu l'imaginer. Beaucoup plus, à cause de l'afflux considérable de technologies de production et de commodités domestiques; beaucoup moins, parce que ces nouvelles techniques avaient été presque exclusivement mises au service du mode de vie de subsistance et manipulées dans le cadre des relations coutumières de production et de distribution [...] il s'ensuivit un épanouissement général des traditions, allant des relations intensives de réciprocité entre parents aux relations cosmiques de dons de vie réciproques entre hommes et animaux, passant par la relance des fêtes d'hiver où s'opéraient classiquement de tels échanges." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 315) 

Develop-man en Nouvelle Guinée

Le processus d'assimilation de la modernité mise au service d'un développement culturel local autonome, est, comme l'exprime ce poème du peuple Enga de Nouvelle Guinée, comparé au processus de transformation du pollen en miel:

"Nos jeunes, comme les oiseaux à miel, 

Après que les Rouges [les Européens] seront partis, 

Butineront les fleurs, 

Tout en revenant jusqu'ici.

Nous ferons comme eux,

Nous nous nourrirons de leurs exploits

Comme les oiseaux à miel butinant les fleurs." 

 (Cité par Sahlins, ibid., p. 316) Ici aussi l'afflux de marchandises fût intégré au sein d'un processus de développement culturel autonome: "Profitant des bénéfices tirés du travail migratoire, de la production de café et autres mannes financières, les grands échanges cérémoniels entre clans [...] ont prospéré ces dernières décennies comme jamais auparavant [...] On mangea plus de cochons et on échangea plus de coquilles de nacre au cours de ces nouvelles fêtes que lors de toutes celles du bon vieux temps [...] Laissons les bureaucrates néo coloniaux et les économistes du développement se lamenter, il n'y a là ni gâchis ni arriération, mais, précisément, du développement considéré du point de vue indigène." (ibid., p. 318 et 290) Les bénéfices tirés du travail migratoire, cible privilégiée du populisme d'extrême droite qui se développe dans les pays européens (l'argent gagné en France sert à alimenter le développement d'une société étrangère) correspond pourtant au genre de mobilité qui était encore celle des populations rurales du territoire français pendant très longtemps. Le mode de vie était alors fondé sur l'alternance entre la vie au pays et la migration saisonnière qui, loin d'entraîner un déracinement, servait au contraire au développement de la culture locale:"Il est important d'observer que la migration saisonnière traditionnelle contribuait fort peu au changement culturel. Suivant généralement des routes traditionnelles, déplaçant souvent des groupes du même village, les migrations ne détruisaient pas la solidarité villageoise mais au contraire la renforçait [...] De tels passages de la stabilité au mouvement, puis du mouvement à une nouvelle stabilité suggèrent que l'essentiel de la société traditionnelle n'est pas l'immobilité, mais une mobilité d'un genre impénétrable. Les maçons de la Creuse, les moissonneurs du Tarn, les forestiers du Livradois, les colporteurs de la Savoie et des Pyrénées pouvaient voyager très loin, mentalement ils ne quittaient pas leurs foyers." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 339) C'est ce type de "mobilité d'un genre impénétrable", que l'on peut appeler une "diaspora"qui alimente un processus de develop-man, "un projet d'indigénisation de la modernité." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 318) Un chef Kewa répondait ainsi à un ethnographe qui lui demandait ce qu'ils entendaient par développement et qui fera sûrement se lamenter n'importe quel expert du développement économique:"Nous entendons construire le lignage, la maison des hommes, et tuer les cochons. C'est ce que nous avons fait." (cité par Sahlins, ibid., p. 290)

Develop-man hawaïen, tahitien et nahua

 De la même façon, pour les populations de l'arrière-pays à Hawaï, leur contact avec le capitalisme mondialisé leur a permis d'acquérir, "à moindre effort, plus de biens d'une extraordinaire valeur sociale qu'ils n'auraient jamais pu le faire au temps de leurs ancêtres. Avec pour conséquences les plus grandes fêtes, échanges et sing-sing qui aient jamais existé." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 210) C'est encore le cas pour le Tahitien lui aussi traditionnellement bon vivant qui n'a pas disparu avec l'arrivée massive de la technologie occidentale; bien au contraire; il se porte mieux que jamais. Sahlins rapporte ce dialogue avec un énorme et vieux Tahitien qui "était plutôt bien parvenu à combiner les valeurs indigènes et l'influence française. s'affalant dans un grand fauteuil après un excellent dîner et désignant la place privilégiée du réfrigérateur dans la salle à manger, il adressa [à son interlocuteur] un sourire de contentement et dit:" Le ma'a [la nourriture] dans le réfrigérateur - voilà la vie tahitienne!" (Cité par Sahlins, ibid., p. 292) Comme le formulaient aussi bien, à leur façon, les indiens Nahuas du Mexique, pour bien marquer leur différence avec une ethnie voisine, visiblement moins apte à s'engager dans un processus de develop-man:"Nous autres, nous savons combiner." (Cité par A. Ariel de Vidas, dans cette conférence au Collège de France, à 7'40,  daté du 2018-02-08, Combiner pour faire travailler le monde) Et dans ce contexte, comme le précise l'anthropologue, les Nahuas associaient intimement cette capacité avec celle du "con-vivir" (vivre avec ou ensemble). 

Un point remarquable de tous ces divers processus de develop-man est que ceux qui y contribuent le plus sont les mêmes qui sont les plus engagés dans la vie moderne:"[...] les leaders des mouvements modernes de renouveau culturel sont souvent les gens les plus acculturés et ceux qui réussissent le mieux dans un monde commercial dont ils répudient ostensiblement les valeurs." (ibid., p. 295) Certes, et Sahlins se garde bien de le faire, on ne peut négliger non plus l'immense processus de déculturation destructrice des cultures et de leur dimension universellement festive à l'oeuvre dans le monde moderne sous l'effet du techno capitalisme mondialisé et de "la loi féroce de l'équivalence" (Baudrillard) qu'elle impose à l'échelle planétaire (2). Si nous vivons, sur le plan écologique, la sixième extinction des espèces, celle-ci tenant son originalité au fait qu'elle est directement liée à l'activité humaine ( "les espèces végétales et animales disparaissent à la vitesse de cinquante à deux cents par jour, soit à un rythme de 1 000 à 30 000 fois supérieur à celui des hécatombes des temps géologiques passés"  S. Latouche, L'âge des limites, p. 83), sur le plan anthropologique, "on assiste à une extraordinaire uniformisation planétaire. Il resterait environ 6 000 langues sur les 20 000 parlées par l'humanité à l'époque néolithique; on estime que la moitié aura disparu d'ici un siècle. Rien qu'en Amérique, une langue meurt chaque année." (S. Latouche, ibid., p. 54) Ce n'est certainement pas une coïncidence si l'épuisement des ressources naturelles se conjuguent avec celui des ressources culturelles. Mais, un tableau aussi sombre ne doit pas conduire à sous estimer la force de résistance des cultures à ce processus destructeur. La culture indigène constitue, du point de vue de ce develop man, l'essentiel du réservoir de forces dans lequel les populations locales peuvent puiser pour lutter:" La culture est apparue comme le véritable socle du mouvement de libération. Seules des sociétés qui préservent leurs cultures sont capables de se mobiliser, de s'organiser et de combattre la domination étrangère." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 291) Ces considérations invitent à tempérer le diagnostic d'où nous étions partis de la mort du Carnaval, en particulier, et, des fêtes populaires, en général. Enfants du peuple, il ne tient qu'à vous de vous réapproprier l'héritage des traditions festives et les réinventer suivant les usages que vous trouverez bons de faire valoir en détournant la machine industrielle de ses objectifs absurdes de croissance abstraite et illimitée. Peut-être, pourrions tirer, de ce point de vue, des leçons des formes de develop man des cultures indigènes auxquelles nos élites prétendent apporter le progrès, l'histoire et la civilisation.

Develop-man en pays évène

Dernière illustration qui nous conduit en pays évène, dans le Kamtchatka, où certains indigènes du lieu, suite à l'effondrement du bloc soviétique, ont décidé de retourné à leur mode de vie de chasseurs-collecteurs dans la forêt, qu'ils alimentent avec le commerce de produits de luxe destinés aux riches des pays occidentaux, tels que fourrure et caviar de saumon. Voir le compte-rendu qu'en fait l'ethnologue N. Martin, à partir de 24'30, Instabilité des mondes et réponses animistes:



c) Le Sud au secours de l'Occident 

Polanyi disait, à la fin de sa vie, que l'Occident n'avait rien à apprendre aux pays "pauvres" du Sud. Nous suggérons d'aller encore plus loin en nous demandant dans quelle mesure, ce n'est pas plutôt nous qui aurions besoin d'apprendre des choses essentielles venant d'eux conformément à ce que donne à penser le titre de l'ouvrage d'A.C. Robert, L'Afrique au secours de l'Occident. Voyageons en Afrique noire où nous continuerons d'observer les mêmes formes de vie sociale qui peuvent alimenter un develop-man:"[...] ces fêtes, où l'on "claque" en une journée l'équivalent d'un salaire annuel moyen, ne revêtent leur signification profonde que replacées dans un contexte général de "toubabisation". Les sommes colossales jetées au griot ou au nganga au cours d'une cérémonie ne servent pas, on le sait, à créer des activités productives de biens matériels dont l'Afrique a besoin, mais à renforcer un narcissisme culturel perçu comme positif à tous les échelons de la société. Très clairement le culturel, en Afrique, concurrence l'économique et le bat à plat de couture." (A. Kabou cité par A.C Robert, L'Afrique au secours de l'Occident, p. 192). La "toubabisation" (de toubab, le blanc) désigne un processus d'occidentalisation du mode de vie. La permanence d'une culture festive traduit la force de résistance de ces sociétés à la colonisation de leur imaginaire.Pour les promoteurs de l'idéologie du développement et de la lutte contre la pauvreté, il s'agit là d'archaïsmes, d'un "narcissisme culturel", qu'il faut combattre pour faire rentrer ces sociétés sur la voie du progrès et de leur intégration dans le marché économique mondial. L'état d'arriération de l'Afrique, en particulier, et ,des pays "pauvres", en général, proviendrait de leur incapacité à le faire. Le discours sur la lutte contre la pauvreté et l'aide au développement est le type même du discours piégé qui, sous des dehors humanistes, peut enrôler toute une armée de travailleurs humanitaires dans la destruction des cultures indigènes. D'abord, le concept de "pauvreté" mis en avant dans ce genre de discours, est ethnocentrique: il impose une conception de la pauvreté propre aux sociétés occidentales, où, conformément à l'esprit marchand, le lien social est au service de la circulation et de l'accumulation des biens, la richesse se mesurant à la quantité de biens et de services susceptibles d'être achetés ou vendus sur le marché. Dans les sociétés non marchandes où prédomine l'esprit du don, la circulation des biens est, tout à l'inverse, au service du lien social. Autrement dit, la richesse y est pensée en termes de liens sociaux et non d'accumulation de biens:"est pauvre celui qui est isolé, qui n'a pas de parents ou d'amis sur qui compter; celui qui ne s'insère pas dans une communauté humaine, qui ne peut compter sur aucun soutien social." (ibid., p. 152) Si on suit ce concept indigène, les sociétés qui auraient besoin qu'on les aide dans leur lutte contre la pauvreté seraient plutôt les sociétés occidentales atomisées dans lesquelles le lien social gravement atteint demande à être restauré. Nous pourrions déjà y réapprendre le sens premier des fêtes. Si elles sont au coeur des cultures indigènes, c'est d'abord par ce qu'elles sont le lieu, par excellence, où se consolide le tissu des liens communautaires: "En Afrique, les seules richesses valables sont celles qui sont partagés avec le groupe. D'où l'importance des fêtes où il faut apporter moutons et autres biens à partager." (ibid., p. 153) On comprend donc pourquoi la fête est une institution centrale dans toute société où la richesse est d'abord définie par l'étendue et l'intensité des liens sociaux. C'est pourquoi les Néo-Calédoniens ont cette image pour expliquer que leurs fêtes "sont le mouvement de l'aiguille qui sert à lier les parties de la toiture de paille, pour ne faire qu'un seul toit." (Cité par Caillé, Marcel Mauss et le paradigme du don) Comme le disait Godelier, on comprend ici pourquoi "les hommes ne se contentent pas de vivre en société [...] mais doivent produire de la société pour vivre." (L'énigme du don, p. 141) La fête, de ce point de vue, est l'institution par excellence pour produire de la société, au sens où nous l'entendons ici: nourrir, entretenir des formes positives de socialisation. On le voit bien encore dans les cultures indigènes du Mexique, dans le combat qu'elles mènent depuis 500 ans contre l'invasion du capitalisme, en réinventant leur propre version de la démocratie. Ici aussi, comme en Europe, l'intégration des gestes du carnaval dans ce combat politique reprend et renouvelle, à sa façon, une longue tradition de luttes populaires qui traverse les frontières, comme les Parisiens ont eu l'occasion de le voir récemment lors de cette balade carnavalesque organisée par les Indiens zapatistes pour célébrer les vingt ans de la renaissance de leur combat contre l'oppression qui les ont réduit à la misère et au mépris:"Du samedi 11 au dimanche 19 janvier 2014, des collectifs organiseront à Paris une série de manifestations pour célébrer le soulèvement des communautés zapatistes qui à débuté il y a vingt au Chiapas [...] Tout en racontant le cheminement zapatiste par la lecture d’extraits de leurs déclarations, une balade artistique, festive et collective arpentera les rues de Paris. Tout au long du trajet de la musique avec une batucata, de la guitare, du saxo, de la trompette, et aussi du cirque, de la danse, un peu de théâtre, des marionnettes, à mi-parcours pour se réchauffer une pause café avec contes zapatistes à la Petite Rockette-Ressourcerie, et enfin une performance collective "El Caracol."" (Voir, Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte) 


Le tissage des liens sociaux dans le cadre indigène de l'institution des fêtes, se fait suivant un principe de réciprocité, de cycles de dons-contredons, hérité des formes sociales primitives qui conservent vivante une "vraie société", comme on peut l'observer dans la même région du Mexique, dans la Commune d'Oaxaca:"La fête reste l’élément central vers lequel converge toute l’activité sociale d’un peuple, d’une communauté ou d’un quartier — à Oaxaca, elle reçoit le nom de guelaguetza, qui signifie l’ensemble des dons. Sous couvert de la religion, les fêtes suivent les rythmes du cycle agricole. D’une part, elles soudent les liens entre les membres d’une même communauté en insérant la réciprocité des dons dans la durée." (G. Lapierre, La communalité comme théorie et pratique) Dans ce cadre, il faut souligner le rôle essentiel que jouent les formes primitives de chefferie. L'anthropologie nous a appris que la première qualité attendue d'un chef dans ce contexte est l'obligation de générosité à laquelle il est tenu. C'est pourquoi une de ses fonctions est de centraliser ces dons pour en assurer la redistribution sous forme de grandes fêtes cycliques qu'il organise:"l'une des raisons pour lesquelles on surnommait le chef Wate'ou'ou..."Celui qui maintient la pirogue dans sa droite course", était sa compétence en matière de fêtes." (Ivens cité par Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 361)

Il est important, de ce point de vue, de ne pas juger la réussite ou l'échec d' alternatives concrètes à la forme d'intégration sociale tournant à vide qu'impose la société du spectacle, uniquement à l'aune de critères économiques de rentabilité. C'est le sens de la thèse 1 de de Sousa Santos et Garavito que nous avions déjà évoqué dans la partie précédente, parmi les neuf qui synthétisent un ensemble de conditions qui rendent viables des institutions comme la Commune d'Oaxaca dans laquelle renaît "une vraie société". La valeur de liens créés ne saurait être estimée dans une comptabilité de type capitaliste qui n'intègre que les biens marchands qui peuvent s'acheter ou se vendre. Ces concepts indigènes de la pauvreté et de la richesse sont aussi ceux des cultures populaires européennes ce à quoi nous rend attentif le texte parlant de l'exemple des grèves de Wallonie en 1961: être en grève implique de se priver du salaire. Mais, le dénuement matériel, la pauvreté au sens bourgeois du terme, était dépassé par la richesse des liens sociaux recrées dans le cadre "d'une vraie société, d'une vraie communauté, par le fait que chacun existait avec et pour les autres".

d) Dévelop-man émancipateur ou oppressif

  Le concept de "communauté" reste toutefois à être déterminé lui-même de façon encore plus rigoureuse. Il ne faudrait surtout pas mettre dans le même sac une communauté qui étouffe ou opprime l'individu d'une communauté qui l'émancipe. Si une "vraie communauté" doit renaître, si l'économie doit se réencastrer dans des rapports sociaux, il faut à tout prix éviter que cela ne se fasse suivant des voies régressives et oppressives. L'enjeu décisif de la lutte anti capitaliste est qu'elle évite les pièges d'une double réaction, soit dans l'explosion identitaire, comme le communautarisme ethnique, le nationalisme ou dans l'intégrisme religieux. Dans tous les cas nous avons à faire à des formes de communauté qui s'alimentent à la haine de l'autre et qui ne peuvent qu'entraîner dans une spirale sans fin de violence dont on ne voit guère d'autre issue que des pratiques de purification ethnique, de terrorisme etc. Il va de soi que si le processus d'indigénisation de la modernité doit signifier, par exemple, l'exploitation de gisements de pétrole au service du développement d'un Etat théocratique et des pires formes de patriarcat qui soumet la femme à l'homme, dans le cadre de fêtes religieuses, comme on en trouve dans l'Islam, on s'en passera bien. Parmi d'autres, c'est le cas de ce courant doctrinal qu'est le wahabisme "rejetant les modèles de société, les façons de pensée et d'agir de l'Occident et en appelant au retour aux sources de l'islam afin de refonder leur société non pas en modernisant l'islam, mais en islamisant le monde moderne." (Godelier, Au fondement des sociétés humaines, p. 256) Le drame des rapports entre la modernité occidentale et les sociétés de la périphérie structurées à partir de rapports de domination traditionnels patriarcaux et politico-religieux était le suivant pour Castoriadis: ces dernières savent parfaitement filtrer les apports politiques émancipateurs liés à l'héritage du mouvement démocratique occidental pour ne s'assimiler que les gadgets technologiques, que ce soient la téléphonie mobile (illustration typique, certains militants tiers-mondistes en Occident pouvaient rendre gloire à Kadhafi d'avoir été le premier en Afrique à faire bénéficier sa population d'un réseau de téléphonie mobile, une façon de minimiser le féodalisme impitoyable de son régime parfaitement compatible avec la diffusion de ces gadgets occidentaux (évidemment, il ne faut pas prendre cette remarque comme une justification de l'intervention occidentale en Lybie qui a renversé le régime de Kadhafi; la pensée ordinaire fonctionnant suivant une logique binaire a toutes les peines du monde à intégrer le fait que l'ennemi du mal n'est pas nécessairement un bien), ou des engins de destruction massive, missiles, avions de chasse, tanks etc. Une des causes majeures de ce "develop man"de type oppressif tenait, pour Castoriadis, dans l'effondrement interne du mouvement émancipateur démocratique la civilisation occidentale, se traduisant par un repli massif des gens sur leur sphère privée d'existence au profit d'un développement illimité du capitalisme. L'Occident n'a plus grand chose d'autre à offrir en exemple au monde ce point de vue. C'est ce qui induit ce genre de rapport problématique qu'entretient le fondamentalisme religieux, qu'il soit islamiste, hindouiste, ou autre, avec la modernité occidentale:" Ils prennent les Jeeps, les mitraillettes, ils prennent la télévision comme moyen de manipulation [...] mais ils disent que tout le reste, c'est la corruption occidentale, c'est le Satan, etc. Je crois que tout est aussi conditionné par le fait que l'Occident lui-même a un rayonnement de moins en moins fort parce que, précisément, la culture occidentale, et en tant que culture démocratique au sens fort du terme, s'affaiblit de plus en plus." (Politique, Démocratie, Valeurs occidentales, pp. 19-20)

Nous touchons là les limites de validité du concept de develop man au delà desquelles nous tombons dans un relativisme culturel au nom duquel peuvent se justifier les pires formes d'oppressions réactionnaires. S'il s'agit bien là d'une forme de "develop man", alors il nous semble impératif d'opposer ses formes régressives à ses formes évolutives. Comme Castoriadis invitait à le faire, l'Occident devrait aussi et surtout s'interroger sur lui-même quant à ce qu'est devenu son propre mouvement démocratique et l'insignifiance qu'il offre désormais "en exemple" au monde, qui fait de l'élévation du standard of life, le niveau de vie, l'alpha et l'oméga de son imaginaire (voir la partie précédente). Il est révélateur, de ce point, qu'un artiste païwan (région de Taïwan), pourtant parfaitement à l'aise dans les circuits commerciaux occidentaux, justifiait ainsi son combat militant pour un retour aux traditions de son peuple, comme on peut l'entendre un peu partout dans les régions de la périphérie:"du point de vue des valeurs de la culture païwan, une vie fondée sur l'argent est tout simplement inhumaine."(Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 295) Suggérons, pour finir, comme hypothèse de travail, l'idée que les processus de develop-man ne peuvent être émancipateurs qu'à la condition qu'il soit capable d'intégrer les éléments de la modernité dans le développement de formes culturelles s'appuyant prioritairement sur des circuits de don réciproque dépassant ses formes agonistique aussi bien qu'injurieuse, qui mettent en jeu des rapports de domination. Dans cette mesure, ils pourraient constituer, une façon ou une autre, de faire renaître les sociétés primitives à un niveau supérieur, dépouillés aussi bien des formes d'oppression traditionnelles, héritées d'archaïsme, comme le patriarcat, le servage, ou pire encore, l'esclavage, que de celles que la modernité elle-même a engendré. Qu'à ces conditions seulement, les fêtes redeviennent les institutions centrales d'un "way of life" démocratique.

Conclusion

a) Le capitalisme en est au stade, comme le formulait ailleurs Castoriadis, où sa crise tend à devenir une crise de la socialisation en tant que telle; le niveau d'analyse économique auquel s'en tient l'orthodoxie a toutes les peines du monde à la penser à ce niveau le plus fondamental. Ceci s'observe dans le déclin des fêtes populaires et l'avènement de la société du spectacle qui fournit le modèle tournant à vide de la socialisation actuelle.

b) Mais la résistance des sociétés à leur atomisation, qui s'observe particulièrement dans le conflit social et politique, est une invitation à ne pas désespérer de leurs capacités à se régénérer. A travers les grèves, entre autres, le mouvement ouvrier en Occident a offert à notre histoire la promesse qu'une autre société est possible.

c)Les multiples processus de develop man qui s'observent partout dans le monde aujourd'hui continuent de faire vivre cette promesse. Reste à déterminer dans quelle mesure, ils suivent ou non les voies émancipatrices que fraye le mouvement démocratique moderne. De ce point de vue, l'Occident aurait grand besoin de se réveiller pour offrir au monde autre chose en exemple qu'une civilisation du gadget et pourrait aussi commencer par se demander s'il n'y a pas des choses à réapprendre des populations qu'il prétend faire rentrer sur la voie de l'histoire... 


(1) Pour une illustration du misérabilisme condescendant typique l'héritage colonial, voir ce trop fameux discours du président Sarkozy à Dakar  (Sénégal) qui  recycle tous les clichés habituels qui entretiennent l'Occident dans son complexe de supériorité:



Ici encore la lecture de Sahlins est salutaire pour démasquer leur caractère fumeux, en montrant que ces populations colonisées sont bien autre chose qu'une masse inerte ayant dû attendre l'arrivée des Blancs pour qu'on leur indique le chemin qui les ferait rentrer, pour de bon, dans l'histoire. On croirait ces lignes de Sahlins tirées de La découverte du vrai sauvage écrites exprès pour démonter le discours présidentiel:"Les Européens considèrent, bien sûr, que la grande rupture dans l'histoire du reste du monde est provoquée par leur apparition en ces lieux [...] A l'extrême (mais sans que ces formulations soient exceptionnelles), on allait jusqu'à dire qu'il ne s'était rien passé avant la "découverte" européenne [...] sinon la reproduction rudimentaire de formes "traditionnelles" [...] Les Fidjiens, eux, comme bien d'autres peuples colonisés, décrivent autrement la rupture historique [...] Les richesses étrangères entretenaient les schèmes culturels indigènes: la parenté à Hawaï, les festoiements cérémoniels à Ponape (Océanie) et dans les montagnes de Nouvelle-Guinée [etc] C'est bien pourquoi les chevaux, le tabac, les couteaux de brousse ou les vêtements, et jusqu'au christianisme, quoique venus d'Europe, sont toujours considérés localement comme faisant partie de la culture traditionnelle. nous sommes là dans le cadre du develop-man, cette réponse indigène à l'Occident [...] Le premier réflexe commercial des peuples fut non pas de devenir semblables à nous, mais de se rendre encore plus identiques à eux-mêmes." (Sahlins, découverte du vrai sauvage, p. 288-289)

(2) Cette loi universelle de l'équivalence qui indifférencie et uniformise les cultures est le grand principe du projet de l'Occident dont la matrice intellectuelle est celle des Lumières et de son rationalisme. Par exemple, elle s'observe, dès la fin du XVIIIème siècle, par la redéfinition des unités de mesure des différentes grandeurs qui fournissent aux sociétés leurs repères spatio-temporels. Les unités de mesure concrètes et variables du pouce et du pied sont remplacées par l'unité abstraite et uniforme du mètre qui vaut universellement, partout de la même façon. Dans le même sens, le temps concret lié au rythme des saisons et constitué d'heures variables est remplacé par le temps abstrait qui s'écoule uniformément et indépendamment des rythmes de la vie (voir la partie 3 du sujet, Sommes-nous prisonniers du temps? pour des développements sur le sens de l'invention du temps abstrait ) C'est par l'imposition de ces normes abstraites et universelles que l'on peut détruire des cultures. Par exemple, chez les Indiens Yaqui du Mexique, il y a sept repères cardinaux qui permettent de s'orienter dans l'espace: l'en-haut, l'en-bas, l'en-face, l'arrière, le côté, l'autre coté, le centre. Imposer à cette culture la norme universelle d'un repère quaternaire, nord-sud-est-ouest, c'est détruire sa façon propre d'habiter l'espace du monde.




dimanche 27 avril 2014

3) Cornelius Castoriadis, la fête assiégée

Mise à jour, 03-07-20
 Gil Scott-Heron, The revolution will not be televised (1970)

3) Culture festive et culture politique
a) La mort du Charivari 
Le Carnaval ne fût pas le seul cycle de fêtes à décliner. S'il en reste encore aujourd'hui quelques débris, le Charivari, lui, a complètement disparu. Il constituait  une manifestation festive qui pouvait prendre une tournure carnavalesque où s'accomplissait une forme de justice populaire immanente par laquelle une communauté s’assurait elle-même du maintien et du respect de certaines normes communes censées préserver son intégrité. Dans sa version espagnole, la karrosa, quand on apprenait " un événement portant atteinte aux bonnes moeurs, par exemple que quelqu'un a provoqué un scandale parce qu'il était en état d'ivresse, qu'un mari a battu sa femme ou, mieux encore, qu'une femme a battu son mari (sic), qu'une jeune fille a été outragée, que quelqu'un a insulté ses parents, on organise une sorte  de représentation satirique en guise de réparation." (Baroja, Le Carnaval, p. 205)

jeudi 24 avril 2014

2) Cornelius Castoriadis, la fête assiégée: les agents du siège


2) Les agents du siège
a)Les agents religieux
Le combat de Dame Quaresma (le Carême), représentée sur la partie droite du tableau, contre Don Carnal et son cortège, à gauche (le Carnaval), peint par Bruegel l'ancien (XVIème siècle), a une portée symbolique considérable touchant les premières vagues d'assaut menées contre les fêtes populaires des cultures européennes par les autorités religieuses à la sortie du Moyen Age:"Le XVème siècle est [...] considéré comme l'apogée de la vie festive médiévale [...] Au fil des siècles suivants, tout cela allait être détruit. La vie festive serait systématiquement attaquée par les réformateurs puritains en Angleterre, puis, finalement, par les réformateurs partout, catholiques ou protestants. En même temps, sa base économique dans la prospérité populaire allait se dissoudre." (Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 376) Ce que nous ne comprenons plus depuis que ne subsiste plus que la carcasse du Carnaval, c'est qu'il n'était pas une simple fête ponctuelle l'espace d'un jour, le Mardi gras, désormais réservé aux enfants, mais  qu'il constituait un cycle de fêtes correspondant à une période de l'année; dans le calendrier chrétien, "le carnaval est, donc, une époque, une période de l'année" (Baroja, Le Carnaval, p. 47) qui couvrait l'époque  hivernale de décembre à février.

mercredi 23 avril 2014

1) Cornelius Castoriadis, la fête assiégée: de la fête au spectacle


"La fête [...], création immémoriale de l'humanité, tend à disparaître des sociétés modernes comme phénomène social; elle n'y apparaît plus que comme spectacle, agglomération matérielle d'individus qui ne communiquent plus positivement entre eux, et ne coexistent que par leurs relations juxtaposées, anonymes et passives, à un pôle qui est seul actif et dont la fonction est de faire exister la fête pour tous les assistants. Le spectacle, performance d'un individu ou d'un groupe spécialisé devant le public impersonnel et transitoire, devient ainsi le modèle de la socialisation contemporaine, dans laquelle chacun est passif relativement à la communauté et ne perçoit plus autrui comme sujet possible d'échange, de communication et de coopération, mais comme corps inerte limitant ses propres mouvements. Et ce n'est nullement accidentel que les observateurs des grèves en Wallonie, en janvier 1961, aient été tellement frappés par l'aspect proprement de fête que présentait le pays et le comportement de gens plongés dans une lutte dure et dans le besoin: les immenses difficultés matérielles étaient dépassées par la résurrection d'une vraie société, d'une vraie communauté, par le fait que chacun existait avec et pour les autres. Ce n'est que dans les éruptions de la lutte des classes que peut désormais revivre ce qui est définitivement mort dans la société instituée: une passion commune des hommes qui devient source d'action et non de passivité, une émotion qui renvoie non à la stupeur et à l'isolement mais à une communauté qui agit pour transformer ce qui est."
Cornelius Castoriadis, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne.

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Introduction
"Le Carnaval est mort; il est mort, et non pas pour ressusciter comme, jadis, il ressuscitait chaque année." (Baroja, Le Carnaval p. 25) A suivre le propos du texte, ce verdict inaugurant le travail de Baroja sur l'histoire du Carnaval, peut s'entendre au sens le plus large de la fête comprise comme "création immémoriale de l'humanité".  L'apologue de la modernité ne l'entendra certainement pas de cette oreille. Notre époque n'est-elle pas celle de l'âge du fun, de la "conquest of cool", de l'industrie de l'amusement et du divertissement? Si les fêtes des anciens temps ont bel et bien disparu qu'est-ce qui empêche de penser que d'autres, comme la fête de la musique, ont pris le relais? En déplorant la disparition des fêtes, ne sommes-nous pas les agents d'un discours réactionnaire toujours prompt à déplorer ce qui disparaît en restant aveugle à ce qui le remplace? Ne voyons-nous  pas la "destruction créatrice" que Schumpeter saluait comme typique du capitalisme industriel? Le texte prévient l'objection; ce discours  confond deux choses radicalement opposées: la fête et le spectacle. Ce qui remplace les fêtes, ce ne sont pas d'autres fêtes, mais des spectacles, transformation loin d'être anodine car elle fournit "le modèle de la socialisation contemporaine, dans laquelle chacun est passif relativement à la communauté et ne perçoit plus autrui comme sujet possible d'échange, de communication et de coopération, mais comme corps inerte limitant ses propres mouvements." De la fête au spectacle, nous serions entraînés dans un processus d'atomisation de la société, dans une forme de socialisation qui tourne à vide, ce  qui constituait déjà le fond de la critique anti capitaliste des socialismes depuis l'aube du XIXème siècle. La question de la fête et de son érosion,  loin d'être frivole, soulève ainsi des questions fondamentales touchant la crise anthropologique des sociétés industrielles, qui traduit une crise de la socialisation en tant que telle. C'est en ce sens qu'il y a lieu de prendre au sérieux le verdict de la mort du Carnaval qui "avait été annoncée avant, et annoncée comme quelque chose d'une gravité exceptionnelle." (Baroja, Le Carnaval, p. 159)
Le texte s'articule en deux parties distinctes:
1- Comprendre ce que le monde moderne menace de faire disparaître, ce qui demande des éclaircissements sur le concept de  fête entendue comme "création immémoriale de l'humanité". Nous pourrons alors mieux saisir la signification de sa transformation en un spectacle.
2- Mais, si l'esprit de la fête hérité des origines de l'humanité continue d'exister tant bien que mal dans le monde actuel, l'auteur, partant de l'exemple des grèves de Wallonie, nous invite à en suivre la trace dans le conflit social, et, particulièrement, dans la dimension fondamentalement festive des grèves. La fin du texte sera une invitation à ne pas désespérer de la capacité de résistance des populations à leur atomisation dans le cadre social que leur imposent les agents façonnant la société du spectacle. Les concepts d'indigénisation de la modernité et de develop-man tirés de l'anthropologie de M. Sahlins nous serviront  finalement à penser comment les forces concourant à l'édification de la société du spectacle peuvent être détournées de leur orientation dominante, conformément à une ancestrale stratégie du détournement des cultures populaires, pour alimenter un développement culturel favorable à une nouvelle jeunesse des fêtes, soit, la renaissance d'une société riche en liens. Restera à déterminer dans quelle mesure ce processus de "develop man" peut être émancipateur ou non ...

dimanche 20 avril 2014

2- Socialisme ou barbarie

Dernière mise à jour, le 31-03-2018

Cette alternative s'est reposée avec insistance depuis la fin du XIXème siècle. A ma connaissance, on en trouve la première trace chez Engels, le compagnon de route de Marx:"La société bourgeoise est placée devant un dilemme: ou bien passage au socialisme ou bien rechute dans la barbarie."  Rosa Luxemburg, une grande figure du socialisme de liberté reprendra la formule en 1915  pour appréhender le désastre que sera la Première Guerre Mondiale. Castoriadis et d'autres formèrent, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, un groupe de militants qui s'étaient donnés comme mot d'ordre "socialisme ou barbarie". C'est encore Jacques Ellul, à la fin de sa vie, qui avait averti que nous étions à ce point de croisée très court qui peut nous faire bifurquer vers une socialisme de liberté ou une cybernétisation de la société.
Pour  comprendre la signification et évaluer la pertinence de cette alternative, il faut commencer par se confronter à une objection. Une alternative posée dans les termes de "socialisme ou barbarie", sera fortement contestée par les libéraux pour qui le sacro-saint marché est la réponse à tous les maux.

mardi 15 avril 2014

1a) Qu'est-ce qu'un socialisme de liberté? Renaissance des sociétés primitives à un niveau supérieur.

Mise à jour, le 22-07-2019.
Notions du programme en jeu: la politique, la liberté, le langage, l'histoire, la morale, les échanges.

Le problème des mots.
Une remarque préliminaire nécessaire pour porter l'attention sur un malentendu inévitable tenant compte de l'évolution du sens du mot "socialisme" depuis son invention au XIXème siècle. Il fait partie de ces termes usés jusqu'à la corde qui a fini par désigner toute autre chose que ce qu'il signifiait à l'origine: on définira cela comme un usage orwellien. La confusion est ici systématique. En fait, on ose encore à peine prononcer le mot tellement il a été  l'objet d'un rejet massif dans l'opinion publique, ô paradoxe, sous la présidence d'un dirigeant du Parti Socialiste, F. Mitterrand,  qui  sera pourtant réélu en 1988! Durant la décennie 1980, parmi les termes qui perdent le plus d'appréciations positives dans l'opinion, figure celui de "socialisme". (cf. A. de Besnoit, L'effacement du clivage Droite-Gauche, p. 12) (1) C'est pourquoi, une des figures majeures de cette philosophie politique au XXème siècle, Castoriadis, suggérait, à la fin de sa vie, de le jeter à la poubelle pour inventer de nouveaux mots. C'est un problème de langage terrible qui est le même que celui qui faisait dire à Polanyi que "nous devons absolument exiger [...] de nouveaux termes, qui nous libéreraient de notre impuissance totale et funeste à décrire les événements les plus banals de notre époque sans suggérer précisément le contraire de ce que nous voulons exprimer." (Polanyi, Essais, p. 425)

samedi 12 avril 2014

5) La thèse polanyienne: l'utopie destructrice de la société de marché (the satanic mill)

Dernière mise à jour, le 03-01-2018.
Notions du programme en jeu: la société, le travail, la politique, l'Etat, les échanges, la vérité, autrui, la morale, le devoir, le droit, le sujet, la culture.

Polanyi n'avait pu anticiper le deuxième grand mouvement des enclosures touchant  la connaissance. Mais il avait déjà développé l'idée qu'une société de marché qui prétend transformer en simples marchandises ces constituants fondamentaux de la vie humaine que sont la terre, le travail, la monnaie (et donc aujourd'hui aussi la connaissance), constitue une impossibilité  anthropologique. Ce qui est attaqué ce sont les piliers porteurs de la vie de l'être humain: "son apport au collectif (le travail), son environnement naturel (la terre), et son unité de mesure de ce qui vaut (la monnaie)." (N. Postel et R. Sobel, Socio économie et démocratie, L’actualité de Polanyi, p. 113)

mardi 8 avril 2014

2b) Autour de l'hypothèse d'un revenu inconditionnel: tentative pour exorciser le marteau de l'économie

Le but du jeu ici, comme nous l'avions indiqué à la fin de la partie précédente, est de déblayer le terrain pour rendre envisageable l'institution d'un revenu inconditionnel qui mette à l'abri de leur captation marchande ces activités de mise en commun des ressources abondantes de la connaissance à l'ère de l'informatique. Il sera difficile de  sortir des impasses du capitalisme cognitif sans repenser  la façon dont doivent s'organiser les principes d'intégration économique dans ce nouveau contexte. Ce qui ressort de notre exposé jusque là, c'est que  le principe dominant de l'échange marchand devient caduque (dépassé) dans un tel contexte. Rendre concevable  une alternative suppose comme préalable de se sortir le marteau de l'économie de la tête pour repenser la question  des stimulants de l'activité humaine en dehors de l'argent.

vendredi 4 avril 2014

3) Résistance au capitalisme cognitif: les communs de la connaissance

Il ne faudrait surtout pas sous estimer la résistance qu'oppose le monde  à l'extension du capitalisme cognitif. C'est la lutte qui est menée aujourd'hui contre le deuxième grand mouvement des enclosures par la communauté mondiale des informaticiens, et, plus largement encore, par la communauté mondiale des utilisateurs du réseau Internet, pour laisser ouvertes et libres de circuler les ressources abondantes de la connaissance à l'âge de l'informatique.