mardi 4 mars 2014

2) La question du renouvellement des gisements du don ou réencastrement de l'économie, a) Le marteau de l'économie et la question de la confiance mutuelle

Dernière mise à jour, le 26-03-2018


On peut formuler les termes du problème ici en jeu, aussi bien suivant une problématique du renouvellement des gisements du don héritée de l'anthropologie de Mauss, que suivant celle du réencastrement de l'économie  telle qu'on peut l'élaborer en s'inspirant de l'oeuvre fondatrice de Polanyi. Les deux approches me semblent parfaitement complémentaires. La seconde va nous renvoyer à l'image du marteau de l'économie tandis que la première permettra de poser la question de la confiance mutuelle. Il devra apparaître alors que la proposition d'un revenu inconditionnel s'inscrira dans un projet beaucoup plus vaste de resocialisation des comportements et de réencastrement de l'économie, le tout ordonné à un projet politique de radicalisation de la démocratie.

Le marteau de l'économie
Une formulation possible du gros problème que nous avons ici devant nous, est celui de ce que l'on peut appeler "l'économie autonomisée". Comme le dit R. Blaschke, membre du réseau suisse pour le revenu de base, "personne ne se demande plus à quoi l'économie est censée servir [...] Aujourd'hui, l'économie fonctionne en circuit fermé. Elle poursuit [des objectifs] qui n'ont pratiquement plus rien à voir avec la vie humaine, qui peuvent même  détruire la vie humaine." ( à 12'15 dans le documentaire de Häni et Schmidt sur le revenu inconditionnel) Les sociétés  modernes de marché posent ce problème inédit dans l'histoire humaine. Elles sont les premières connues à ce jour à prétendre se réorganiser, de fond en comble, en s'ordonnant aux lois de l'économie. Jusque là, celle-ci était toujours "encastrée" dans la société, subordonnée à des finalités d'un autre ordre, social, politique, religieux, moral, culturel. Pourquoi et comment il en est allé ainsi, c'est ce que nous avons traité dans  Les sociétés modernes de marché et l'échange. Nous empruntons à S. Latouche l'image du marteau (cf. à 7'30) dans ce qui suit. M. Twain disait que pour celui qui a un marteau dans la tête tout lui apparaît sous la forme de clous. Pour le paraphraser, on peut dire que la société moderne de marché est la première à fonctionner avec le marteau de l'économie dans la tête. Si on la compare, par exemple, à la civilisation romaine de l'antiquité, celle-ci avait un autre marteau, celui de la religion: pour entreprendre quoique ce soit, les Romains ne se demandaient pas d'abord s'ils avaient le budget pour le faire, mais si les dieux allaient leur être favorables. Le moindre problème de la vie quotidienne était appréhendé comme un problème religieux qui demandait de consulter l'augure, le prêtre chargé de deviner les intentions des dieux. De façon complètement différente, pour nous les tard venus, le moindre problème tend à se présenter en termes économiques: s'il neige, c'est un problème économique, car cela paralyse le trafic de marchandises; s'il ne neige pas, c'est toujours un problème économique, car les stations de ski risquent faire faillite, etc.
 Si les trésors de  la connaissance anthropologique accumulés depuis le XIXème siècle doivent être d'un quelconque secours, c'est pour aider les hommes à se sortir ce marteau de la tête, ou, comme le disait Schmidt, pour les " aider [...] à sortir de leur emprisonnement  dans le déterminisme économique incompris." (cité par Sahlins, Raison utilitaire, raison culturelle, p. 14) Faute d'une telle démarche, nous risquons de rester passablement démunis  face aux problèmes de notre temps, avec nulle autre ressource que ce marteau pour y faire face. Il serait judicieux ici de s'inspirer de ce que disait Einstein: "On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l'ont engendré." Il faut envisager que notre dénuement  pour affronter les défis actuels puisse venir du fait qu'"ayant ainsi absolutisé en pratique la motivation du gain économique, l'homme perd la capacité de la relativiser mentalement [...] Il est conduit à se créer lui-même des difficultés là où elles n'existent pas autrement et à buter sur des obstacles faciles à éviter mais dont il ignore jusqu'à l'existence." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 19) L'enquête d'opinions tirée du documentaire de E. Schmidt et D. Häni sur le revenu inconditionnel offre un cas d'école de ce genre de difficultés imaginaires sur lesquelles on bute de cette façon (cf. à 23’; documentaire qu'on peut trouver dans la première partie ). On demande aux gens s’ils continueraient à travailler un bénéficiant d’un revenu inconditionnel: 60% répondent oui, 30 % oui mais sous d’autres conditions (plus à plein temps ou pour faire autre chose) et seulement 10% disent qu’ils ne feront plus rien, au moins dans un premier temps. Mais, lorsqu’on leur demande si les autres continueraient à travailler ils sont 80 % à répondre non ( en France le tableau est le même). Les gens, en croyant massivement que plus personne ne ferait rien si on leur assurait leur moyen de subsistance sans condition, se créent des "difficultés là où elles n'existent pas" car "ils ne sont plus capables de relativiser mentalement" la motivation du gain économique; le marteau de l'économie les a ensorcelé.
 Cette domination totale de l'économique sur la vie humaine fait que désormais le gouvernail des sociétés de marché modernes est tenu par les experts de cette discipline. Mais, comme le disait un grand économiste du XXème siècle lui-même, qui, visiblement, avait réussi à se sortir ce marteau de la tête:"Les économistes sont actuellement au volant de notre société, alors qu'ils devraient être sur la banquette arrière." (J.M. Keynes)

La question de la confiance mutuelle
Ce que ces enquêtes d'opinions au sujet du revenu inconditionnel montrent aussi très bien, c'est comment, en fonctionnant avec un tel marteau dans la tête, on en arrive finalement à un degré catastrophique d'érosion du lien social dans les sociétés modernes de marché par l'incapacité où en sont les gens de se faire confiance les uns envers les autres. Il ne faut donc pas s'étonner que la proposition d'un revenu inconditionnel ait été rejeté massivement par les Suisses lors du referendum organisé en juin 2016. Tout conspire, dans les formes vides de socialisation actuelles à saper la confiance mutuelle des gens les uns à l'égard des autres (qui est pourtant la base fondamentale rendant possible un vivre-ensemble), ce que des penseurs critiques comme Debord ont analysé comme société du spectacle. En fait, on pourrait aller jusqu'à prétendre que l'essentiel des institutions qui ont façonné les sociétés occidentales (la justice, les lois, le gouvernement, l'école, la prison, etc.) ont été édifié sur la base du principe qu'on ne peut pas faire confiance aux gens puisqu'ils ne seraient fondamentalement motivés que par leurs appétits égoïstes; ainsi, on est conduit à les traiter comme d'éternels enfants qu'il faut surveiller constamment. Le problème avec ce genre de postulat de départ, c'est son caractère de prophétie auto-réalisatrice: elle se réalise parce qu'on la croit; puisqu'on traite les individus comme des enfants, et qu'on agence les institutions en fonction de cette croyance, ils finiront par se comporter comme tels.
Le médium spectaculaire de la télévision est une autre de ces institutions qui oeuvre dans le même sens d'une érosion considérable de la confiance. Elle est un puissant vecteur de production du « syndrome du grand méchant monde », une façon de se l'imaginer pire qu'il n'est en réalité pour en arriver à la conclusion que, définitivement non, on ne peut pas faire confiance aux gens. Un exemple frappant est celui que relève Desmurget pour les Etats Unis: "Entre 1978 et 1992, une petite moyenne de 2 à 5 % des gens mentionnait la criminalité comme sujet principal de préoccupation. Au terme de cette période, la proportion explosa inexplicablement. Elle atteignit […] 52 % en 1994 […] Cette évolution parut d’autant plus curieuse aux observateurs que les statistiques du FBI avaient mis en évidence une diminution de la criminalité, notamment violente, durant la décennie 1990-2000." (TV Lobotomie, pp. 231-232) Ce paradoxe trouve sa solution dans l’évolution du traitement médiatique de la criminalité. Ce qui a explosé, ce ne sont pas les crimes mais leur  représentation médiatique: "Sur la décennie 1990-2000, aux Etats-Unis, les sujets consacrés à des affaires de meurtres augmentèrent de plus de 500%. Sur la même période, le nombre d’homicides constatés par le FBI chutait de 40%." (ibid., p. 232) Il est facile dès lors d'observer que l'abus de télévision nuit gravement à la santé mentale. Autrement dit, le téléspectateur moyen est victime du même type d’illusion que Platon décrivait dans son Allégorie de la caverne il y a 2400 ans: il confond une représentation spectaculaire du monde avec le monde lui-même. En ce sens,  dans l'univers des médias de masse, règne la fausseté aux antipodes de leur prétention à donner une représentation objective et vraie du monde.
Une des tâches prioritaires d'une école démocratique à vocation émancipatrice serait de travailler à partir du cadre d'analyse des médias de masse que donnait le sociologue français Bourdieu, qui permettrait de se défaire de ce genre d'illusions qu'ils produisent:"Ce travail, c'était commencer à s'interroger politiquement [je dirais sociologiquement] sur les images et les sons, et sur leurs rapports. C'était ne plus dire:"C'est une image juste", mais:"C'est juste une image"; ne plus dire:"C'est un officier nordiste sur un cheval", mais:" C'est une image d'un cheval et d'un officier"." (Bourdieu, Sur la télévision, p. 8)

 Bien sûr que ce n'est pas une pipe, en dépit du réflexe spontané qui nous pousse à le dire: c'est la représentation d'une pipe, ce qui change tout.
La confusion dans l'esprit du téléspectateur entre une mise en scène spectaculaire de la réalité (le journalisme de masse travaille avec les catégories du spectaculaire-non spectaculaire, en fonction desquelles il va faire le tri entre ce qui est digne de retenir son attention ou pas) et la réalité elle-même produit ainsi une fantastique érosion de la confiance que les gens peuvent avoir vis-à-vis en leurs congénères: "[George Gerbner et son équipe] montrèrent, dès le milieu des années soixante-dix, que la téléphagie conduisait à un sentiment exagéré de victimisation, à la méfiance et à des perceptions erronées en matière de prévalence criminelle. Il fut établi, par exemple, dans une première étude, que plus un individu regardait la télévision et plus il surestimait ses chances d’être agressé, tout en souscrivant à des affirmations telles que " on ne peut pas faire confiance à la plupart des gens. "" (souligné par moi, Desmurget, TV lobotomie, p. 230) Ce qui devrait nous faire encore plus sérieusement réfléchir à la portée désastreuse de cet état de choses, c'est que, d'après les études faites par P. Zak (2005), "les enquêtes sur le bonheur enregistrent les taux les plus élevés non pas dans les nations les plus riches, mais dans celles où existe le plus fort degré de confiance entre les citoyens." (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 321)
Le problème que pose l'institution d'une situation de confiance mutuelle peut être posé dans les termes du dilemme du prisonnier que l'on trouve dans la théorie des jeux:"Si prisonnier et placé par un juge [...] dans l'impossibilité de communiquer avec lui, je dénonce mon complice, je serai condamné à quatre ans de prison s'il me dénonce aussi, et libéré s'il ne me dénonce pas (le même calcul valant pour lui). Si je ne le dénonce pas mais qu'il me dénonce, j'aurai huit ans. Si nous ne nous dénonçons ni l'un ni l'autre nous serons condamnés à un an." (Caillé, anthropologie du don, p. 48) La dernière façon de dénouer le dilemme est globalement la plus avantageuse; elle est aussi celle qu'il sera la plus difficile à envisager car elle suppose un état de confiance mutuelle. Mauss avait résumé ainsi le dilemme du prisonnier: "Dans toutes sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent […] il n’y a pas de milieu: se confier entièrement ou se défier entièrement… » (Essai sur le don, p. 238) Ou l'on donne tout  pour sceller l'alliance ou l'on prend les armes pour s'étriper. Ou la guerre ou la réciprocité totale du don, "il n'y a pas de milieu". C’est le dilemme que pose la question du prisonnier qui est au fond celui qui se pose à toute vie en société pour qu'elle ne se transforme pas en enfer. Ce que Caillé, à la suite de Mauss, le fondateur de l'anthropologie du don, résumait ainsi, comme étant la seule façon positive de sortir du dilemme du prisonnier:"Le don est le seul opérateur susceptible de dénouer les liens paradoxaux d'une rationalité autodestructrice [...] il se définit justement comme l'acceptation du risque rationnel qu'il n'y ait pas de retour. Il est donc pari de confiance nécessaire à l'établissement de la confiance." (Anthropologie du don, p. 49) Se donner entièrement à l'autre, sans avoir de garantie préalable d'un retour, tel est pourtant la seule issue positive pour sortir du dilemme.
C’est précisément ce dilemme que pose la question de l’institution d’un revenu inconditionnel: il n'est envisageable que si chacun peut faire confiance à l'autre pour qu'il ne profite pas de la situation et se comporte en passager clandestin qui profite du travail des autres pour ne rien faire. C’est encore le même que résolvent de nombreuses espèces dans la nature en se confiant entièrement à l’autre, par exemple, chez les singes capucins. Ceux -ci se livrent périodiquement à un curieux rituel  « dans lequel un singe insère un doigt presque entier entre la paupière et le globe oculaire d’un autre[ …] Le couple garde la posture durant plusieurs minutes, rien n ’empêchant celui qui a un doigt dans l’oeil de fourrer un des siens dans la narine de l’autre » (De Waal, L’âge de l’empathie, p. 241) De Waal fait l’hypothèse que ce curieux rituel permet de consolider les liens de confiance mutuelle qui soudent la collectivité: "Je parle de "jeux de confiance" parce qu’il faut un degré considérable de confiance pour se laisser mettre le doigt dans l’œil. S’exposer au danger en partant du principe que les autres n’en profiteront pas constitue une preuve de confiance par excellence. Ces singes - de même que les humains qui se laissent tomber à la renverse dans les bras des autres- semblent vouloir croire, en se fondant sur ce que chacun sait de l’autre, que tout finira bien." (ibid., p. 242)
 Faire confiance aux autres, c'est donc accepter de se rendre vulnérable pour arriver à faire fructifier des rapports coopératifs avantageux pour tous; c'est là ce qui empêche le pari d'être tenté pour le plus grand dommage de chacun:"Accorder sa confiance c'est se rendre vulnérable aux autres, leur permettre plus qu'à l'ordinaire de nous faire du mal, tout en restant confiants qu'ils n'en feront rien, parce qu'ils n'ont aucune raison de le faire." (Annette Baïer dans, Le souci des autres, p. 112) . Donnons encore deux leçons que la nature peut nous offrir à ce sujet qui illustrent à leur façon la morale de la fable de La Fontaine qui veut que l'on a toujours besoin d'un plus petit que soi:"Dans un zoo à l'ancienne, un petit singe cantonné dans le même enclos qu'un hippopotame s'était repu de concombres et de coeurs de salade, le singe s'approchait et tapotait sa gueule, qui s'ouvrait en grand [...] Le singe se penchait dedans à la façon d'un mécanicien sous le capot d'une voiture, et nettoyait systématiquement les débris d'une nourriture restés coincés entre les dents de l'intéressé, consommant tout ce qu'il retirait." (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 243) Le singe en se comportant ainsi, se rend vulnérable; il se donne entièrement à l'autre et c'est à cette condition seulement que peut se nouer un rapport de réciprocité mutuellement fructueux. Le biologiste R. Bshary a pu observer des comportements analogues chez des espèces de poissons de la mer Rouge:"Les labres nettoyeurs sont de petits poissons de mer qui se nourrissent des ectoparasites des poissons beaucoup plus volumineux [...] Le poisson nettoyeur est confiant dans le fait qu'on le laissera se nourrir et que le client ne mettra pas brusquement fin à sa carrière. Mais les gros poissons aussi ont besoin de confiance [car les nettoyeurs] entament parfois d'un coup de dent la chair déparasitée du client [...] ils s'empressent alors de raccommoder les relations endommagées et de reconquérir le chaland. Ils lui offrent en prime un massage tactile." ( ibid., pp. 243-244)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire