mercredi 22 mai 2013

4) Quelque chose peut-il valoir que l'on donne sa vie?

  "Veux-tu vivre heureux? Voyage avec deux sacs, l'un pour donner, l'autre pour recevoir." (Goethe)
 
4) La dette positive
a) La ronde du don 
Nous échappons donc aux formes agonistique ou injurieuse du don à partir du moment où le donateur ne nie pas l'autre dans sa capacité à donner lui aussi; mais aussi, quand le donataire ne perçoit pas chez le donateur la volonté de l'endetter pour en faire son obligé. Alors les conditions pour qu'émerge un don vertueux qui n'implique ni domination ni exploitation sont réunis. Le philosophe-poète de l'antiquité romaine, Sénèque, mieux que quiconque, les avait définit:"l'un doit oublier sur-le-champ ce qu'il a donné, l'autre n'oublier jamais ce qu'il a reçu." (Sénèque, Les bienfaits, p. 61) C'est alors que nous pouvons rentrer dans la ronde du don vertueux qui fait qu'il peut valoir de donner sa vie.

Du point de vue du donateur, il y a donc une vertu de l'oubli qui est tout sauf un défaut de mémoire mais une force active chez celui habité par l'esprit du don vertueux. Nietzsche, bien plus tard, le redécouvrira. Au contraire, le don est empoisonné quand le donateur n'oublie pas pour pouvoir rappeler à l'autre ce qu'il lui doit si le besoin s'en fait sentir. Dans ce cas, on ne peut vivre son don autrement que comme une perte entraînant un état de dette négative chez le donataire qui le fera culpabiliser; c'est le cas, par exemple; d'une mère faisant sentir à ses enfants combien elle doit renoncer à elle-même et se sacrifier pour eux. Le sentiment de culpabilité qui en découle chez les enfants sera dès lors extrêmement dur à surmonter.
En outre, dans un rapport de don vertueux, "recevoir de bon coeur vaut restitution" (Sénèque, Les bienfaits, p. 85) Le rapport de don, en ce sens, rompt radicalement avec le rapport fondé sur la logique de l'intérêt économique et obéit à ce schéma: donner=recevoir=gagner (logique du don) vs donner=perdre=se faire avoir (logique de l'intérêt). Un don génère une dette positive quand le donateur a déjà reçu en retour dans le plaisir du donataire:"[...] toutes les fois que la situation le permet, il faut prendre en considération la joie que procurent au bienfaiteur les sentiments de l'obligé...". (Sénèque, ibid., p. 61) Pour comprendre le fait que le don véritable n'est pas un sacrifice, une perte, une façon de se faire exploiter, il faut mettre totalement hors jeu la logique de l'homo oeconomicus dans laquelle donner et recevoir appartiennent toujours à deux séquences distinctes d'un échange: il y a celui qui donne d'un côté et celui qui reçoit de l'autre. Dans le don, donner et recevoir se confondent en une même séquence qui fait que c'est dans l'acte même de donner qu'on reçoit. Prenons l'amour maternel: la femme qui donne la vie ne perd rien mais reçoit de surcroît, dans l'acte même d'enfanter la gratification de devenir mère. Et, ceci vaut pour les formes les plus diverses de don:"Il y a un retour d'énergie immédiat pour celui qui donne, il est grandi [...] Ce phénomène n'a pas de nom en sciences sociales. C'est dans le don d'organe et chez les Alcooliques anonymes que cet étrange effet a été observé avec le plus d'évidence [...] "Je ne suis plus la même personne", dira le donneur." (Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 137) Comme le notent Godbout et Caillé, ce n'est pas seulement le fait d'être donateur, mais, aussi et surtout le fait d'être reconnu comme tel par les autres qui produit cet effet psychologique et qui transforme positivement la personne. Celui qui n'accède à la forme vertueuse du don où donner c'est en même temps recevoir souffre d'une immaturité psychologique qui lui barre l'accès au don. Un don qui ne peut être vécu que sur le mode de la perte n'en est pas un véritablement:"Il est vrai que, dans tout don, il y a un élément de sacrifice qui réside dans le fait de laisser aller quelque chose, de l'abandonner sans compensation [...] Mais le don consiste précisément en cela, à dépasser la perte pour la vivre comme un don, c'est-à-dire comme une plénitude plus grande." (Godbout, Ce qui circule entre nous, pp. 369-370) C'est par là que s'explique la gratuité du don. Elle ne signifie pas qu'il n'y a pas de retour mais que ce retour est déjà dans l'acte de donner lui-même:"Donner est source de plus de joie que recevoir." (Fromm, L'art d'aimer, p. 40)
On peut aller jusqu'à chercher une base biologique à cette curieuse propriété du don:"Dans un article publié en 2002, des chercheurs de l'Emory University (Atlanta) rapportent les résultats d'une recherche récente. En partant du jeu du dilemme du prisonnier dans lequel les joueurs ont la possibilité soit de jouer de manière égoïste, soit de coopérer, ils ont observé ce qui se passait dans le cerveau des joueurs avec les techniques les plus récentes de résonance magnétique. Ils ont constaté à leur grande surprise que le comportement altruiste active les mêmes régions du cerveau que les expériences de plaisir comme la cocaïne, le chocolat [...]"We are wired to cooperate"[nous sommes câblés pour coopérer]". (Godbout, ibid., p.157) "Il y a un savoir de la vie que nous possédons encore de ces choses en dépit du cynisme ambiant. Ce qui le montre, c'est l'étroite corrélation entre bonheur et don dans l'imaginaire des gens; même dans l'Occident gagné par l'anthropologie noire du capitalisme qui fait de l'égoïsme la motivation principale des actions, c'est encore massivement le cas. C'est ce que met en évidence l'enquête de ce professeur de psychologie:" 91,4 % des personnes considérées comme heureuses sont aussi jugées altruistes, et 68% des personnes malheureuses sont considérées comme égoïstes. Exprimé autrement: 3,9 % des personnes sont égoïstes et heureuses, 17, 5 % des personnes sont altruistes et malheureuses." (Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 56) Voilà qui a des implications intéressantes touchant la question du bonheur; ce sont ceux qui le recherchent le moins qui ont le plus de chance de le trouver. Exprimé négativement, on dira que "quiconque définit la vie comme la poursuite du bonheur doit être chroniquement malheureux." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 401) C'est en abdiquant le droit à réclamer son dû, son droit à être heureux, qu'on a le plus de chance de le devenir:"ces résultats contiennent un paradoxe intéressant:les individus égoïstes sont par définition, ceux dont l'activité est entièrement consacrée à la recherche de leur bonheur. Et voilà que, à tout le moins que tel jugé par leurs proches, ces individus égoïstes sont plutôt moins susceptibles d'être heureux que ceux dont les efforts consistent à rendre les autres heureux." (B. Rimland,cité par Godbout, ibid., p. 57) C'est tout le paradoxe du don: aucun don ne rapporte autant que le don gratuit, le "something for nothing" (A. Gouldner). C'est le don qui n'est pas fait dans l'intention de rapporter qui rapporte le plus. Tel est le sens que l'on pourrait aussi donner à la formule de l'Evangile selon Matthieu:"Cherchez le royaume de Dieu et sa vérité et le reste vous sera donné par surcroît." ( Matthieu, 6, 33)  C'est le vieux fond commun d'une morale de la générosité héritée des temps immémoriaux de l'histoire humaine, avant que ne se développe l'imaginaire moderne de l'homo oeconomicus et de son égoïsme calculateur, que l'on retrouve partout dans le monde. Allons sur le continent asiatique, par exemple:" la base de toutes les doctrines morales de l’Inde, enseigne que le secret de la Fortune et du Bonheur c’est de donner, de ne pas garder, de ne pas rechercher la Fortune, mais de la distribuer." (Mauss, Essai sur le don, p. 195) Ou encore,  dans l’Havamal, un poème tiré de l'ancienne sagesse scandinave:
"Les hommes généreux et valeureux
Ont la meilleure vie;
Ils n’ont point de crainte.
Mais un poltron a peur de tout;
L’avare a toujours peur des cadeaux." (ibid., p. 63)
 Mais, bien au delà de l'histoire humaine,  cette attitude plonge sûrement ses racines dans l'évolution biologique des espèces elle-même comme en témoignent les expériences menées par le primatologue Frans de Waal sur les services rendus chez les chimpanzés. Les individus ayant rendu service en toilettant les autres auront un retour de don quand il s'agira de faire le partage de la nourriture:"Les données indiquaient qu'un partage plus important était observé au bénéfice du toiletteur." (de Waal, Primates et philosophes, p. 72) Ce qui fait ressembler furieusement ce scénario à un cycle de don, c'est que le retour est différé dans le temps. C'est une loi fondamentale de l'esprit du don, de ne pas précipiter le retour; c'est par là seulement que peuvent se nouer des liens s'inscrivant dans la durée entre les membres d'une communauté. On trouverait chez les dauphins des types de comportement semblables. Le biologiste R. Trivers en a formulé la loi générale:"Dans ce cas, la sélection peut favoriser un individu, A, qui se comporte de manière altruiste à l'égard d'un autre individu, B, même lorsque A sait que B ne le récompensera pas totalement ou pas du tout à l'avenir. L'augmentation éventuelle des chances de survie globale chez A viendra du fait que les individus mis au courant de l'altruisme de A auront plus tendance à se comporter à son égard avec altruisme." (Cité par Mousaieff Masson et McCarthy, Quand les éléphants pleurent, p. 245) Telle est la ronde du don que symbolisent, dans la mythologie grecque, les trois Grâces, Euphrosyne (donner), Thalie (recevoir) et Aglaé (rendre):
"Pourquoi cette ronde à mains enlacées qui revient sur elle-même? C'est qu'un bienfait forme chaîne, et, tout en passant de main en main, ne laisse pas de revenir au donneur." (Sénèque, Les bienfaits, p. 31) Aristote avant Sénèque et bien avant Mauss, avait déjà établi qu'une collectivité a pour fondement les liens de réciprocité de don- retour de don qui génèrent la philia (amitié) entre ses membres. Etre un citoyen, dans la perspective grecque d'Aristote, c'est savoir tout à la fois donner, recevoir et rendre. C'est pourquoi les trois Grâces tenaient une place centrale dans la cité athénienne:"L'existence même de la cité dépend de semblables actes de réciprocité proportionnelle [...] C'est pourquoi nous avons dressé un monument aux Grâces dans un lieu public pour rappeler aux hommes de rendre bonté pour bonté. Telle est une caractéristique particulière de la Grâce. Car c'est un devoir non seulement de donner en retour d'un service rendu, mais aussi de prendre soi-même l'initiative du service une autre fois." (Aristote, Ethique à Nicomaque, 1133 a 3-6)
Ce que les théoriciens du libéralisme admettent bien, c'est que la collaboration paie. Ce qu'ils ont beaucoup plus de mal à appréhender, c'est que la collaboration ne paie que si elle n'est pas recherchée pour cela! Autrement dit, elle paie d'autant mieux que le lien est recherché pour lui-même, et non instrumentalisé en vue d'un intérêt personnel. (1) Le don a ainsi des propriétés dialectiques (dialectique = une chose se supprime et se conserve en même temps dans sa propre négation= "aufheben" chez Hegel) et oblige à abandonner la logique binaire du vrai ou faux: dans la logique dialectique du don, donner, c'est gagner. C'est en donnant sa vie qu'elle fructifie. On accède à soi en donnant librement de soi; par exemple, le pardon (par-donner est le don par excellence en ce sens qu'il est gratuit et libre; rien n'oblige à pardonner; comme le dit Sénèque, "il n'est de don que parce qu'il aurait pu ne pas être donné."), comme le don d'organe, transforment positivement la personne et la fait accéder à une dimension supérieure de l'existence:"pour tous ceux qui ont donné un rein, ce geste s'est révélé comme l'expérience la plus significative de leur vie. Cette transformation s'exprime par des phrases comme: "J'ai le sentiment d'être devenu meilleur [...] J'ai fait quelque chose de ma vie. Maintenant, je suis capable de faire n'importe quoi."[...] Les donneurs sont transformés par le don au point que leurs témoignages ne sont pas sans rappeler les textes décrivant les rites d'initiation, de "nouvelle naissance" [dans les sociétés archaïques]." (Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 131) Ce "meurs et deviens" (Goethe) est bien connu de toutes les antiques sagesses au faîte des subtilités du don:
" Le Ciel est éternel et la Terre durable.
Ils sont durables et éternels,
parce qu'ils ne vivent pas pour eux-mêmes.
Voilà ce qui les fait vivre éternellement."
(Lao Tseu, Tao Te King, VII)

b)L'endettement mutuel positif
Un rapport de don vertueux se reconnaît alors au fait qu'il génère la situation, totalement étrange pour l'économisme moderne, d'un endettement mutuel positif. La véritable richesse est là. C'est elle qui nous donne quelque chose qui commence à ressembler au bonheur et ce qui pousse, au bout du compte, à donner sa vie. Il y a endettement mutuel positif dès lors que chacun, au sein d'un couple, d'une relation d'amitié ou d'un groupe a l'impression de recevoir plus qu'il ne donne ce qui, du strict point de vue d'une logique économique qui définit un jeu à somme nulle (ce qui se gagne d'un côté doit se perdre de l'autre), est une absurdité. Si j'ai dix euros à distribuer entre A et B et que j'en donne 7 à A, il ne m'est plus possible d'en donner autant à B; ce qui semble impossible sous l'angle de la rationalité économique devient effectif dans un état d'endettement mutuel positif. Ce trait étrange peut s'expliquer par le fait que dans un rapport marchand, l'échange se réduit strictement aux choses échangées, alors que dans un rapport de don, comme le dit Anspach, "il y a plus dans l'échange que les choses échangées." (cité par Godbout, Ce qui circule entre nous, p.130) Ce qu'il y a en plus, c'est la valeur de lien qui se crée par le fait que chacun donne, non pas seulement des biens ou des services, mais surtout de soi-même. On peut revenir ici à l'exemple de la tournée de bistrot. D'un point de vue comptable, il a circulé la même quantité de biens que chacun paie sa note à la fin ou offre à tour de rôle sa tournée. Mais, conformément à l'esprit du don, il a circulé, par le geste réitéré d'offrir, plus de richesse dans le second cas et ce plus réside dans le lien qui a été nourri autant de fois qu'il y a eu de tournées offertes. C'est exactement le même phénomène qui s'observe, avec une ampleur infiniment plus grande, dans les formes primitives de société comme celle des Trobriandais de Nouvelle-Guinée étudiée par Malinowski; la circulation de n'importe quel bien, un cochon, par exemple,  joue le rôle de la tournée de bistrot:"l'échange  se traduit par le va-et-vient d'un objet rigoureusement identique entre les partenaires ce qui enlève ainsi à la transaction tout but ou toute signification économique imaginable![...] Le seul but de l'échange est de resserrer le réseau de relations en renforçant les liens de réciprocité." (Polanyi, Essais, p. 88) La circulation du bien est antiéconomique en ce sens qu'elle est fondamentalement au service du maintien, de la reproduction et de l'enrichissement du lien social. La différence essentielle étant que dans la société primitive, la "tournée de bistrot" n'est pas une annexe de la vie sociale mais constitue la charpente de toute la société, le mode ultra dominant de circulation de la richesse générant de la dette mutuelle positive.

Ce qui est ainsi absurde du point de vue de la rationalité instrumentale de l'homo oeconomicus, ne laisse pas d'être. Soit, les deux dialogues suivants: .
Etat de dette mutuelle négative
« C'est à toi de faire la vaisselle.
– Pas du tout. C'est toujours moi qui la fais ; encore hier, justement...

– Hier peut-être, mais en général c'est toujours moi.
– Oui mais moi, je fais autre chose, etc.»
( Godbout et Caillé, L'esprit du don, pp. 49-50)
C'est le contraire de la dette mutuelle positive; chacun a l'impression de donner plus qu'il reçoit; les liens d'affection se sont dissous et la logique marchande du calcul est prête à reprendre le dessus pour régler les comptes, liquider la dette, éventuellement, par avocats interposés:"Lorsqu'un couple essaie continuellement de faire les comptes, cela est un indicateur de mauvais fonctionnement, et la vie à deux finit par un "règlement de comptes". Le don a horreur de l'égalité. Il recherche l'inégalité alternée." (ibid., L'esprit du don, p. 51) C'est ce qui a lieu dans la configuration suivante...
Etat de dette mutuelle positive

« Laisse, je vais faire la vaisselle, tu l'as encore faite hier.
– Pas question, c'est toujours toi qui la fais, et puis de toute façon tu t'occupes tellement d'autres choses, laisse-moi au moins faire cela.
– Mais non, qu'est-ce que tu racontes ? »

Ici, chacun a l'impression de recevoir plus qu'il ne donne. Et c'est plus qu'une simple impression:"Si chacun pense recevoir plus de l'autre qu'il ne donne, c'est parce que le fait même de s'inscrire dans la confiance en accédant au don-partage améliore réellement, objectivement et subjectivement, la situation de tous."(Caillé, Anthropologie du don, p. 79)
On rentre alors dans le cercle vertueux qui pousse à donner de soi. Il n'est plus question ici de liquider la dette, mais, au contraire, de l'entretenir. On passe de l'obligation de rendre au plaisir de donner à son tour, qui entraîne les partenaires dans une spirale de la générosité. (qui n'est certes pas sans danger en ce sens qu'elle peut entraîner une surenchère dans le don qui finit par coûter trop cher)
Tel est l'état idéal d'amour qui a sa traduction dans l'acte sexuel lui-même. Chacun doit pouvoir donner de lui; l'homme pour échapper à l'impuissance; la femme, pour échapper à la frigidité. "C'est lorsque tout le monde donne que tout le monde gagne" (Caillé), chacun finissant par recevoir plus qu'il ne donne. C'est ce qui correspond dans le dilemme du prisonnier à la solution globalement la plus avantageuse (1 an pour chacun au lieu de 4), mais aussi la plus difficile à obtenir, la confiance mutuelle, celle où chacun se donnant entièrement à l'autre, aucun ne dénoncera l'autre:"Telle est l'idée essentielle de la dette mutuelle positive. C'est un état de confiance mutuelle qui autorise un état de dette sans culpabilité, sans inquiétude, sans angoisse." (Godbout, Don dette et identité, p. 45) C'est à partir de là qu'on peut comprendre aussi pourquoi le sociologue M. Weber a pu soutenir que le ferment de la dissolution des communautés villageoises traditionnelles s'est introduit à partir du moment où l'on s'est mis à vouloir comptabiliser la contribution de chacun: c'est à partir de là qu'on a commencé à passer d'une logique de don cimentant la communauté au monde de l'individualisme moderne. De ce point de vue, on peut se demander si le dicton bien connu, "Les bons comptes font les bons amis", n'est pas le produit de cette nouvelle époque qui se donne une curieuse conception des relations humaines: le hic, c'est que de bons amis ne sont justement pas censés compter entre eux. Il s'agirait alors plutôt d'une amitié d'épiciers, prête à se rompre à la moindre entorse.


c) L'assistance mutuelle: sûreté vs sécurité

Cet état parvient à naître dans les situations les plus diverses: dans la collectivité autogérée des LIP  , dans un couple, entre deux amis, entre un psychanalyste et son patient, entre un instituteur et une classe (sic, rêvons un peu), entre un artiste et son public etc., ou, au ciel de cette légende soufie...


L'anthropologie fournit la transposition sur terre du système de don dépeint au ciel de cette  légende chez les indiens Aché. Toute leur vie sociale est organisée à partir de ce principe qui veut que « les animaux quon a tués, on ne doit pas les manger soi-même. » (Clastre, Larc et le panier dans, La société contre lEtat, p. 98) Le produit de ma chasse est pour les autres; le produit de la chasse des autres est pour moi: "En contraignant lindividu à se séparer de son gibier, [ce tabou] loblige à faire confiance aux autres, permettant ainsi au lien social de se nouer de manière définitive." (ibid., p. 99) Ainsi, linstitution de la règle est faite de telle sorte quelle favorise un état de confiance mutuelle qui peut générer une dette positive. La forme des rapports sociaux que cette légende met en scène, appliquée à la société primitive des Aché, est celle de la réciprocité, qu'on peut faire correspondre au concept de don fraternel développé dans la partie précédente, dont l’associationnisme socialiste a été la version moderne, en particulier, dans le mouvement révolutionnaire ouvrier (la coopérative et la mutualité  en ont été les formes institutionnelles). Il se comprend par distinction avec  trois autres principes suivant lesquels peut être organisée la distribution des biens et des services: le principe de l'administration domestique qui prévaut là où l'on produit pour son propre usage. Le principe de redistribution qui prévaut là où existe un pouvoir centralisé et dont l’Etat est le mécanisme institutionnel qui en assure le fonctionnement dans les sociétés à Etat (Clastres). Enfin, le principe de l'échange marchand qui n’est, dans quasiment toutes les sociétés, à l’exception de celles modelées par le capitalisme moderne, qu’une annexe qui ne joue qu’un rôle mineur. 
Seul le lien de réciprocité peut conduire à donner spontanément et librement  sa vie pour autrui. Rousseau, par exemple, le savait; dans sa pensée politique et sociale, c'est la base fondamentale sur laquelle repose le "contrat social"  sans quoi aucune société libre n'est possible; c'est le principe de réciprocité qui seul peut fonder un lien social qui oblige à se porter assistance mutuelle:"Le lien social est la formule qui décrit la double rôle de chaque citoyen adulte, quand il fait le serment   (souligné par moi) de soutenir en toutes choses tous ses concitoyens et qu'il reçoit en échange la promesse d'être soutenu par tous. En termes concrets, si la plus petite partie du territoire de notre pays est attaquée, si la propriété du plus modeste des hommes est menacée par une action ennemie, le peuple tout entier rassemblera toutes ses forces et volera au secours de cet homme." (Polanyi, Rousseau: une société libre est-elle possible dans, Essais, p. 534) On aura reconnu sans peine ici ce qui faisait le lien social dans les formes primitives d'existence fondées d'abord sur la réciprocité, que décrivait par exemple Godelier dans les tribus de Mélanésie:"[...] dans ces sociétés, [l'individu] sera vengé et protégé par son clan en cas d'agression par des membres d'un autre clan."( L'énigme du don, p. 135). C'est ce que formule Rousseau:"Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout." (Le contrat social, Livre I, ch. 6) C'est sur cette base fondamentale du lien social de réciprocité que se conçoit le don mutuel que chacun fait à tous de sa vie:" Pourquoi chacun devrait-il risquer sa vie pour lui si lui-même, de façon visible ou pas, émettait des réserves par rapport au contrat?" (Polanyi, Rousseau: une société libre est-elle possible dans Essais, p. 534)
La trame de la légende des chevaliers de la "Table Ronde" raconte, au fond, la même histoire que celle du contrat social de Rousseau. C'est ainsi que se termine L'essai sur le don de Mauss. Le génie du roi Arthur consista en cela; à conduire les chevaliers à déposer leurs armes pour se donner entièrement les uns aux autres par un serment d'assistance mutuelle. C'est  la "Table Ronde" qui symbolise la création d'une institution obligeant à la réciprocité:" [...] le roi Arthur  avec l'aide d'un charpentier de Cornouailles inventa, cette merveille de sa cour: la "Table Ronde" miraculeuse autour de laquelle les chevaliers ne se battirent plus [...] Le charpentier dit à Arthur:"Je te ferai une table très belle, où ils pourront s'asseoir seize cents et plus, et tourner autour, et dont personne ne sera exclu... aucun chevalier ne pourra livrer combat, car là, le haut placé sera sur le même pied que le bas placé."" (M. Mauss, Essai sur le don, p. 240)

 C'est donc aussi bien ce qui est au coeur du Contrat social de Rousseau: le serment que tous se font de se donner entièrement les uns aux autres ce qui était pour lui la base fondamentale d'une société libre et démocratique. Le terme de "contrat" employé par Rousseau est trompeur car il pourrait laisser à penser que le lien social s'établit sur la base de l'échange; il ne peut en aller ainsi car dans cette logique, les individus seraient censés céder équivalent contre équivalent et rompre les liens de réciprocité de cette façon; ce système de l'échange est celui qui permet de liquider les dettes et de ne rien devoir à personne en donnant équivalent contre équivalent. En réalité, le terme de "serment" conviendrait mieux au lien social que veut penser Rousseau pour établir les bases d'une société libre. Il faut bien distinguer comme le fera un socialiste de liberté comme Proudhon, un siècle après Rousseau, entre la République bourgeoise des contrats qui atomise la société et la "République des associations" qui constitue le projet politique alternatif du socialisme de liberté reposant sur le serment que nous nous faisons les uns aux autres de nous prêter assistance mutuelle (cf. Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 125 et suite pour plus de développement sur cette distinction proudhonienne).
Si, pour une raison ou une autre, dans la société, le lien de réciprocité  est rompu, la confiance mutuelle ne peut plus s'établir; je ne peux plus être sûr de pouvoir compter sur les autres en cas de besoin; il faudra alors recourir à un tiers pouvoir qui garantit la sécurité des uns et des autres; c'en est alors fini des conditions qui rendent possible une société libre, c'est-à-dire une société où la liberté des uns et des autres peut s'exercer sous le régime de lois. Il faudra alors recourir à un pouvoir surplombant la société, l'Etat:"si des réserves étaient émises, elles mettraient en danger la société, puisque personne ne saurait à quel degré les autres sont engagés. Les membres de la société chercheraient alors un troisième pouvoir qui décideraient des véritables limites de leurs obligations vis-à-vis des autres." (Polanyi, Rousseau: une société libre est-elle possible dans Essais, p. 534) Dans ce dernier cas, autrui n'est plus qu'une simple limite à ma liberté. C'est tout l'abîme qui sépare une problématique de la sûreté fondée sur des liens de réciprocité où chacun sait qu'il peut compter sur les autres pour être défendu d'une problématique de la sécurité où plus personne ne peut compter sur personne et où le développement d'un Etat policier et procédurier (menaces de procès) devient nécessaire. C'est une distinction élémentaire à faire pour ne pas se faire mener en bateau par la propagande sécuritaire des gouvernements actuels qui confondent systématiquement la sûreté et la sécurité pour donner un semblant de légitimité à leur politique sécuritaire en prétendant invoquer la Révolution de 1789, (voir, pour se remettre les idées en place, La politique de sécurité n'est pas la sûreté de la Révolution française, par Guillaume Mazeau)
Ce qui montre fort bien que dans les sociétés actuelles, nous sommes plus ou moins complètement passés d'une problématique de la sûreté à celle de la sécurité, c'est  le phénomène psychosocial typique de l'atomisation de la société moderne de masse, l'effet spectateur, tel qu'il a été mis en évidence dans les années 1960. La loi générale qu'on peut en tirer est la suivante: plus il y a de monde autour de nous et moins nous pourrons compter sur l' assistance des gens pour nous venir en aide en cas de besoin. Le phénomène a été étudié à partir du cas du meurtre d'une jeune femme en pleine rue sans qu'aucun des passants présents n'interviennent; il a depuis été confirmé sur la base d'autres expériences. Nous sommes ici à l'extrême opposé d'une société libre telle que Rousseau a voulu l'a penser, celle au sein de laquelle chacun sait qu'il peut compter sur l'aide de tous les autres en cas de besoin. L'effet spectateur se produit dans le contexte d'une "foule solitaire" (D. Riesman), une masse de gens plongés dans l'anonymat et n'ayant entre eux aucun rapport de socialisation positif, et s'en remettant à l'appareil répressif de l'Etat pour garantir la sécurité. Autant dans une société fondée sur un principe d'assistance mutuelle, chacun sera prêt à donner sa vie pour l'autre, autant dans une société obéissant à une logique de sécurité, cela deviendra problématique.


Conclusion
a) Ce qui peut valoir qu'on  donne sa vie n'est rien d'autre que l'impulsion fondamentale qui pousse l'être humain à donner, qui en fait un homo donator; ce besoin de donner lui est aussi nécessaire, sur le plan moral, que le besoin de manger ou de respirer sur le plan physiologique car il s'identifie, au fond, avec le besoin d'aimer. L'amour est l'oxygène du monde moral; il est, selon Erich Fromm, l'unique alternative à la destruction de l'humanité.
b) Une telle conception implique de dépasser les cadres étroits de l'anthropologie libérale de l'égoïsme calculateur de l'homo oeconomicus; mais, elle doit aussi savoir déjouer les pièges du don empoisonné qui peuvent conduire aux pires formes de domination et d'exploitation. De ce point de vue, l'apprentissage le plus important de la vie est  l'art de s'initier au don, de savoir neutraliser son poison  pour en extraire les vertus bienfaisantes.
c) Que cette question a une double portée morale et politique. Pour celui qui ne veut sombrer ni dans le cynisme (on ne croit plus en rien sauf en son intérêt bien compris; le cynisme tel qu'on le rencontre partout aujourd'hui est la forme pervertie de l'esprit critique hérité des Lumières et de la philosophie grecque) ni dans le désespoir (il n'y a rien à attendre de fondamentalement bon de l'être humain) auxquels invite le monde actuel, il est fondamental de pouvoir trouver des raisons d'espérer dans la vie. Seule la confiance dans la vie peut pousser à donner. C'est la source d'où coule le miel de la vie:"C'est la confiance en l'univers, qui s'oppose à la peur de se faire avoir, la peur de donner toujours plus qu'on ne reçoit." (Godbout, Don dette et identité, p. 52) L'assise théorique d'une telle attitude est celle qu'offre une anthropologie concevant l'être humain d'abord comme un animal sociable, un être mu par "l'appât du don", ce qui fut, à l'époque moderne, le legs peut-être le plus important du socialisme originel...



(1) Voilà un curieux paradoxe qui a vivement intéressé certains entrepreneurs capitalistes avisés. C'est ce qu'on peut  appeler le "paradoxe de Carnegie". Dans son best seller publié en 1936 Comment se faire des amis pour réussir dans la vie, l'homme d'affaires donnait une liste de six moyens de gagner la sympathie des gens ce qui constitue, en, fin de compte, la clef de la réussite dans le monde des affaires; par exemple," vous vous ferez plus d'amis en deux mois en vous intéressant sincèrement aux autres [...] faites toujours sentir son importance à votre interlocuteur et faites-le sincèrement". Si je ne m'intéresse aux autres que de façon instrumentale pour augmenter mon profit , j'ai toutes les chances d'échouer. En vertu d'une étrange dialectique, la rationalité de l'homo oeconomicus ne semble pouvoir parvenir à ses fins, la maximisation de son intérêt personnel qu'en se niant elle-même. Ce que le paradoxe de Carnegie laisse de côté, c'est le point de vue du receveur. Pour qu'un rapport de don s'instaure, il faut un donateur qui sache donner, certes, mais aussi, un receveur qui sache encore recevoir le don comme un don. Or, on ne voit plus sur la base de quoi, ni au nom de quoi, un phénomène comme la gratitude pourrait encore se reproduire si on adopte la rationalité de l'homo oeconomicus comme norme de comportement telle que le formule Fukuyama: si quelqu'un "nous offrait un bienfait, nous pourrions l'accepter, mais nous ne ressentirions  nulle gratitude parce que nous saurions que c'est le résultat d'un calcul rationnel de sa part, non de la bonne volonté." (cité par Godbout  Ce qui circule entre nous, p.106) L'homo oeconomicus  a besoin des gisements qu'il puise chez l'homo donator pour faire fructifier son capital humain, mais il fait tout, emporté par la logique de l'intérêt personnel, pour que plus personne ne croit en cet homo donator. Telle est sa contradiction insurmontable. Il ne peut prospérer qu'en puisant dans des gisements qu'il trouve dans l'esprit du don, gisements qu'il est, en vertu de son propre esprit, incapable de renouveler et qu'il tend  à épuiser en noyant tout dans "les eaux glacées du calcul égoïste"(Marx). Il est ainsi condamné à épuiser les ressources  anthropologiques  lui permettant de se reproduire (Castoriadis) D'où l'injonction paradoxale qu'on trouve dans ce manuel de marketing dans la droite ligne des idées de Carnegie:"Le don devrait être un plaisir et relever du désir sincère de témoigner de l'estime. La maîtrise de cet art vous procurera un rendement décuplé, en relations solides, en loyauté et en bonne volonté." (Incentive Marketing, cité par Godbout, ibid., p. 313) Le paradoxe de Carnegie en cache ainsi un autre," le paradoxe de Midas" dont la malédiction le condamnait à transformer tout ce qu'il touche en or. Ce qui peut sembler être l'accomplissement du fantasme le plus cher d'une société où règne en maître la valeur de l'argent, signe, en réalité, son arrêt de mort:" Telle est bien, en définitive, la contradiction majeure de l'utopie libérale ( ce que l'on pourrait appeler son paradoxe de Midas). Elle ne peut se développer au-delà d'une certain seuil sans détruire du même mouvement ses propres conditions de possibilités écologiques et culturelles." ( Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 347) C'est ce qu'exprime à sa façon cette sentence amérindienne :""Quand le dernier arbre aura été abattu - Quand la dernière rivière aura été empoisonnée - Quand le dernier poisson aura été péché - Alors on saura que l'argent ne se mange pas."  Le paradoxe de Midas, on l'aura compris, contient, de surcroit, sa traduction  sur le plan anthropologique. En soumettant tout à la logique du profit, le capitalisme épuise les gisements du don grâce auxquels il a pu se développer et se reproduire. On se donnera une bonne idée du trésor inestimable que représentent ces gisements anthropologiques en observant, comme Godbout, que c’est en puisant en eux, les services rendues, les biens et l'hospitalité offerts, que la société québécoise a pu surmonter la crise de la tempête de verglas de 1998. Ce n’est ni par le marché, ni par l’Etat mais par  les innombrables réseaux de don tissées dans la société civile que le Québec a pu affronter et surmonter pour le mieux  la crise. Par extension, on peut suggérer l’hypothèse que la possibilité d’une sortie civilisée de la crise du capitalisme dépendra d’abord de la capacité des sociétés touchées de pouvoir puiser dans ces gisements et parvenir à réencastrer l‘économique dans la société en le soumettant à des normes supérieures qui ont  à voir avec la common decency d‘ Orwell, ce sens commun qui nous fait sentir qu‘il y a des choses qui ne se font pas, comme laisser quelqu‘un mourir parce que ses besoins ne sont pas solvables:"La société considère que certaines normes (empêcher quelqu'un de mourir de froid, même s'il n'a pas les moyens de se procurer des moyens de chauffage) sont plus importantes que la loi de l'offre et de la demande." (Godbout, Don dette et identité, p. 57)

6 commentaires:

  1. j'aime beaucoup cet article sur le don, avez vous des ouvrages sur le don à me conseiller ?

    Merci beaucoup

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  2. Caillé et Godbout: l'Esprit du don livre qui fait une large place aux formes modernes du don.
    Godbout: Don dette et identité , un livre qui est accessible en format numérique et gratuitement à l'adresse http://classiques.uqac.ca/contemporains/godbout_jacques_t/don_dette_identite.html
    Godelier, L'énigme du don, plus centré sur les formes primitives du don mais tout aussi intéressant

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  3. Et j'oubliais; il y a évidemment l'ouvrage fondateur en cette matière de M. Mauss, L'essai sur le don mais qu'il ne vaut peut être mieux pas aborder en premier.

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  4. Je vous remercie pour toutes ces informations, je vais chercher cela dès maintenant.

    Merci beaucoup

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    1. Bonjours monsieur, je suis Léa Carvalho, une de vos anciennes élèves du lycée Gabriel Fauré et surement une de vos plus fidèle lectrice! J'aimerais beaucoup avoir votre adresse mail si possible car je ne la trouve pas sur internet et j'ai depuis longtemps envie de prendre de vos nouvelles. Je vous embrasse et espère avoir une réponse de votre part. Merci :)

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