jeudi 3 janvier 2013

Sommes-nous prisonniers du temps?

Mise à jour, 27-05-2020


Introduction
Le temps semble être de prime abord ce qui marque la finitude de notre existence. Chronos, son symbole divin, dévorait ses enfants dans la théogonie (genèse des dieux) du poète grecque du VIIIème siècle avant J.-C., Hésiode. Tout ce qui est soumis à son régime paraît voué à la destruction et la mort, ce qui marque les limites absolues de notre pouvoir. L'écho de cette expérience du temps se retrouve dans les diverses métaphysiques qui opposent la plénitude de l'éternité au vide et au quasi-non être de ce qui est soumis à la loi du devenir. En ce sens, on peut bien dire que nous sommes condamnés à vivre dans la prison du temps. Mais, nous observerons tout de suite que cette dimension ne suffit pas à épuiser notre expérience du temps. Celle-ci se constitue aussi, pour une autre part essentielle, dans une certaine façon d'instituer socialement le temps. Le temps de vivre n'est pas nécessairement le même que le temps de travailler. Le temps libre de l'otium latin n'est pas le temps serf (asservissant) du neg-otium (négation de l'otium), qui a donné le mot de "négoce", le commerce, l'activité devenue centrale dans les sociétés modernes modelées par le capitalisme. Que nous reste-t-il dès lors de ce temps libre? Ne voyons-nous pas apparaître le fait que la question se pose alors sous un jour entièrement nouveau? Si le temps est, pris en ce second sens, une institution des sociétés humaines, il peut, dans cette mesure, être transformé par les individus sociaux eux-mêmes. Il n'a plus alors à être nécessairement vécu sur le mode d'une prison qui nous enferme. N'y-t-il pas dès lors, divers régimes de la temporalité qui, en fonction de la façon dont ils sont institués socialement, peuvent être plus ou moins oppressants? Et, n'y-a-t-il pas une temporalité qui serait propre à l'expression de la liberté humaine? On en revient alors à la signification de quelque chose comme l'otium latin dont l'équivalent grec était la skholé, qui a donné le mot "école", par un étrange renversement des choses, s'il est vrai, comme le pensait le philosophe Cornelius Castoriadis, que l'école n'est pas une institution à réformer mais une prison à détruire. Plus généralement, on se demandera ici si le monde moderne ne pourrait pas se définir comme une certaine façon d'instituer socialement la domination du temps sur la vie humaine, comme semble en témoigner les innombrables pathologies mentales dont le burn out (épuisement au travail), n'est qu'une des formes, la plus médiatisée, que l'on constate aujourd'hui partout, avec l'impression étouffante d'être pressé de toutes parts par le temps comme un citron, et ce, dès le plus jeune âge (il faut se dépêcher pour ne pas arriver en retard à l'école, pour rendre ses devoirs à  temps, pour finir dans les délais ses contrôles sur table, etc.)? Et, dans ce cas, est-il loisible de nous en évader pour retrouver quelque chose comme un temps libre? Et, à quoi celui-ci pourrait-il ressembler précisément?

1 La strate naturelle du temps
a) L’irréversibilité
A ce premier niveau d’analyse, il semble que toutes les sociétés humaines se constituent à partir d’une même expérience du temps qui, est, en ce sens, un constituant de la condition humaine auquel il est impossible d’échapper. Quelque soit la société, nous sommes tous inexorablement conduit à naître, grandir, vieillir et finalement mourir. Ce qui caractérise cette strate naturelle du temps, c’est son irréversibilité. Il faut comprendre cette propriété par opposition à celle de l’espace. Ce qui spécifie ce dernier, c’est, au contraire, sa réversibilité: je peux me rendre d’un point A à un point B, puis, faire le chemin en sens inverse pour revenir au point A: c’est cela la réversibilité de l’espace. Ce que je peux faire dans l’espace, il m’est rigoureusement impossible de le faire dans l’ordre de la temporalité: la flèche du temps ne peut être parcourue que dans une seule direction: je ne peux aller du 2 janvier au 3 janvier puis revenir au 2 janvier. On est conduit alors à penser que, tandis que l'espace est la dimension au sein de laquelle nous pouvons affirmer un certain pouvoir, le temps est, au contraire, la dimension de notre impuissance.


b) Le temps expression de notre impuissance
Autant l’espace est le cadre à l’intérieur duquel peut se déployer un certain pouvoir sur le monde: je vais à la boulangerie, mais j’ai oublié mon porte monnaie à la maison; il m’est possible de revenir en arrière pour réparer mon étourderie. Autant, la dimension temporelle de notre existence semble frapper celle-ci d’une impuissance radicale: j’ai commis par imprudence un accident qui cause la mort de quelqu’un: rien n’y fait, je ne peux revenir en arrière pour modifier ce qui a eu lieu. Je ne peux pas plus me dire: voilà que je suis vieux mais ce n'est pas grave, je vais revenir en arrière pour retrouver ma jeunesse. Le temps apparaît donc ici comme une limitation absolue de notre pouvoir, celle qui fait de chacun de nous un mortel,et, dans cette mesure, ce qui peut rendre légitime son assimilation à la prison de notre impuissance et de notre finitude.


c)Temps naturel et temps social-historique
Mais cette rapide analyse reste insuffisante car le temps pour l'être humain ne peut se réduire à cette seule dimension. Sur la base de cette strate naturelle du temps se fait jour une autre strate qui en fait une construction sociale. Comment s’articule ces deux étages du temps? Il s’agit d’une question extrêmement complexe et obscure que nous n’aurons pas ici la prétention de démêler de façon définitive: "D’une manière […]profondément plus complexe se pose la question du rapport de l’institution social-historique du temps et de la temporalité naturelle du temps." (Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, p. 307) Retenons juste deux choses importantes à ce sujet. D'abord, le fait que la strate naturelle du temps n'est pas absolument déterminante pour suffire à définir le temps socialement institué déjà pour une simple raison naturelle elle-même, "à savoir que les grandes périodicités naturelles n'ont pas, entre elles, des rapports numériques simples (il n'y a pas de nombre entier de jours ou de mois lunaires dans l'année solaire ou sidérale, ces deux années ne coïncidant pas strictement, etc.)." (ibid., p. 312) Ensuite et surtout, il y a des raisons qui sont à chaque fois spécifiques à chaque société considérée, par quoi elles instituent de façon originale, leur propre temporalité. En particulier, l’irréversibilité du temps naturel ne signifie, en soi, encore rien de strictement déterminée. Tout dépend de "la manière dont cette irréversibilité locale est instituée, et prise en compte dans le représenter et le faire de la société." (Castoriadis, ibid., p. 303) Concrètement, la temporalité naturelle et son irréversibilité ne seront absolument pas vécues de la même manière suivant que nous nous situons dans la société nomade des Bochimans d’Afrique noire ou dans la société new yorkaise du XXIème siècle! Un cas typique qui montre bien qu'il n'y aucune relation nécessaire et déterminante de la strate naturelle du temps à son institution par une société, ce sont les anciens Mayas: ils disposaient d'un savoir astronomique d'une très haute précision "qui leur permettait, comme il semble, de prévoir les levers de Vénus avec une erreur d'un jour sur six mille ans." (ibid., p. 312) Malgré cela, ils avaient des années de 260 jours rythmées par des grands rituels religieux, et déconnectées du temps astronomique basé sur les repères naturelles. 

L'implication décisive de ces analyses pour faire un pas important dans le traitement de ce sujet, c'est d'observer, à partir de là, que ce n’est pas tellement le temps en tant que réalité naturelle qui peut ou non avoir le caractère d’une prison mais plutôt la façon dont il est réélaboré dans le cadre d’une société donnée et de l'imaginaire qui lui est propre. Dans cette mesure, le temps n’est plus une simple donnée naturelle contre laquelle on ne pourrait rien faire mais il dépend d’une création humaine qui peut éventuellement être mise en question voir altérer (transformer). Y-a-t-il, dès lors, des modes d’institution du temps comme création sociale historique qui peuvent être plus ou moins aliénants (privateurs de liberté)? Et si oui, que serait l’institution d’une temporalité sociale historique qui aurait une portée émancipatrice? Celle des sociétés occidentales modernes? On verra qu'il est loisible d'en douter! C’est à l’ensemble de ces questions que nous allons nous atteler…

2) La strate sociale historique du temps
a) La définition d’une société par sa temporalité propre

Comprendre la nature profonde d’une société revient à savoir quelle est sa temporalité propre:"la description et l’analyse d’une société sont évidemment description et analyse de ses institutions; et de celles-ci, la première est celle qui l’institue comme être, comme étant-société et cette société- ci, à savoir son institution comme temporalité propre."(Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, p. 307) . Illustrons la chose. Qu’est-ce qui distingue, par exemple, la société des Kapauku de Nouvelle Guinée de celle des Polynésiens des îles de Tikopia? Elles ne réélaborent pas la strate du temps naturel de la même façon. Chez les Polynésiens, le rythme des tâches quotidiennes est faiblement soutenu; le travail de la terre alterne, de manière aléatoire, avec  diverses autres occupations qui peuvent être notoirement anti économiques et anti utilitaires comme s'appliquer "à confectionner un chapeau en feuilles de bananiers [...] de nulle utilité pratique[...].Le rythme de travail est débonnaire [...] L'atmosphère est celle d'un travail diversifié à volonté par le loisir." (Firth cité par Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d'abondance, p. 99) Chez les Kapauku, c'est une autre temporalité qui prévaut même si elles présentent des affinités comme avec l'ensemble de ces sociétés vivant encore étroitement liées à leur milieu naturel: le rythme des travaux quotidiens est  plus soutenu et l'alternance travail/loisir est organisé suivant un autre principe qui veut  qu'ils "ne travaillent qu'un jour sur deux."(Pospisil cité par Marshall Sahlins, ibid., p. 100) Chez l'occidental surmené, c'est encore une toute  autre temporalité qui prévaudra...


b) Temps calendaire et temps de la signification imaginaire 

Affinons encore plus notre analyse. Dans toute construction sociale historique du temps, il importe de distinguer même si elles sont, en réalité, inextricablement liées entre elles, deux dimensions:" le temps identitaire (temps de repérage, temps calendaire) et le temps de la signification (temps imaginaire)" (Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, p. 309) Le temps calendaire est celui par lequel une société crée des repères temporels en fonction desquels la vie sociale va s'organiser. Dans les sociétés archaïques et primitives, ce temps calendaire épouse très largement les rythmes de la nature. A l'échelle de l'année, c'est le rythme des cycles naturels qui fournit les repères temporelles de base. A l'échelle de la journée, ce sont les grandes phases rythmant la course du soleil dans le ciel (soleil du levant, soleil du midi, soleil du soir...)  Etroitement lié à ce temps de repérage, toute société crée aussi le "temps de la signification" ou "temps imaginaire" qui se confond finalement avec le sens qu'elle  donne à son existence. Par exemple, " l'institution explicite du temps dans une société archaïque [est] celle d'un cycle de répétitions, scandé par la récurrence d'événements naturels pleins de signification imaginaires ou de rituels importants."(ibid.) Dans l'hindouïsme, comme dans beaucoup d'autres cultures, ce cycle prend pour signification les pérégrinations de l'âme attachée au cycle des réincarnations. Cette dimension du temps met en jeu une signification imaginaire sociale qu'on peut caractériser négativement par une double impossibilité. C’est une signification dont la vérité ne peut être démontrée rationnellement à la façon d’un théorème de mathématique. Elle ne peut non plus être dérivée de la simple observation de faits empiriques: on a vu que la mesure astronomique du temps naturel ne détermine pas exactement comment le temps va être institué socialement. A suivre Castoriadis, c'est ce qui fait de l'humain un être qui ne se définit non pas d'abord par la raison mais par l'imagination créatrice. Ce qu'il faut bien intégrer pour éviter un malentendu qui risque tout de suite de surgir, c'est que cet imaginaire ne doit pas être pris au sens d'une simple illusion qui cacherait derrière lui le réel. Pour l'être humain, les  symboles que produit son imaginaire "sont plus "réelles" que tout réel pour la société qui les créée" (Castoriadis, L'institution imaginaire de la société) Cet imaginaire, en réalité, modèle entièrement le monde que se donne une société, en témoigne, de façon paroxystique (extrême), à l'époque actuelle, la dévastation en cours de la nature au nom d'un certain imaginaire propre aux Temps modernes que nous aurons tout le temps (c'est le cas de le dire!) d'étudier de près et essayer de comprendre ainsi le sens profond qu'ils se sont donnés.
Venons y justement. Dans les sociétés modernes, le temps calendaire est celui du temps abstrait et le temps imaginaire qui lui est étroitement associé, celui du temps historique comme champ du développement illimité des forces productives. C'est donc cette formation sociale historique que nous allons particulièrement développé car cela nous mènera au coeur de la question de la domination que le temps abstrait eexerce sur l'individu dans les conditions de vie modernes. 

3) Le temps abstrait et le nouveau régime de la domination sociale sous le capitalisme moderne

Comme pour n'importe quelle autre création social historique du temps, le temps qui spécifie la modernité a donc une double dimension: temps calendaire de repérage et temps de la signification où se déploie l'imaginaire d'une société. Examinons les dans cet ordre pour comprendre ce qui peut faire de cette temporalité la prison des temps modernes. 

a)Le temps calendaire abstrait
Les temps modernes inaugurent un nouveau régime de la temporalité, celui que Marx avait appelé le temps abstrait dont il est essentiel de comprendre la nature si nous voulons apercevoir la forme de domination, à son niveau peut-être le plus fondamental, qui s'impose dans les sociétés modernes. La rupture que constitue les Temps modernes est avènement d'un nouveau régime du temps calendaire qui aurait été inconnu de toutes les civilisations antérieures:" Selon Joseph Needham, la conception du temps comme variable indépendante des phénomènes ne s'est développée que dans l'Europe occidentale moderne [...] La division du temps en segments interchangeables et mesurables est étrangère au monde de l'Antiquité et du bas Moyen Age. Le temps abstrait est donc historiquement unique..." (Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, p. 300) Comprendre la nature du temps abstrait, c'est donc comprendre une part essentielle de la façon singulière dont les sociétés modernes s'instituent. A partir de cette compréhension, nous pourrons finalement mieux concevoir les conditions nécessaires pour nous libérer de cette structure sociale qui a toutes les chances d'être aliénante et espérer nous réapproprier notre temps pour en faire le champ de notre développement humain.

Le temps calendaire abstrait trouve ses racines historiques dès le XIVème siècle dans les grandes villes italiennes commerçantes, en particulier, à partir de l’édification des tours-horloges se dressant face aux clochers d’église:"Le nouveau temps proclamé par les tours-horloges- fréquemment érigées en face des clochers d’église- était le temps associé à un nouvel ordre social dominé par la bourgeoisie, qui ne contrôlait pas seulement les villes socialement et politiquement, mais qui commençait aussi à affaiblir l’hégémonie culturelle de l’Eglise."(Moishe Postone, ibid., pp. 316-317) On pourra facilement commencé à soupçonner, à partir de cette observation, les immenses implications sociales et politiques que ce conflit autour de deux façons radicalement différentes d'instituer le temps calendaire va avoir.
Le temps abstrait est à saisir par opposition au temps concret qui était celui d’une société  paysanne occupée au travail de la terre. Dans cette mesure, il épouse très largement les grands rythmes de la nature. La vie du paysan est scandé, au jour le jour, par ces grands repères, soleil du lever, soleil du midi, soleil du soir. Sur cette base naturelle, la temporalité des clochers réélabore les différentes choses à accomplir dans l’année conformément aux prescriptions religieuses: temps de la messe, temps du baptême, du mariage, de la mort, temps de la célébration des saints et des rituels, etc. Dans la symbolique du drapeau national français bleu-blanc-rouge, la temporalité des clochers renvoie à la composante blanche, celle de l’Ancien Régime; la Monarchie, l'Eglise et la grande propriété foncière (la terre) possédée par la noblesse qui vit donc  à la campagne.
 La temporalité du temps abstrait est celle du bourgeois, l’habitant des bourgs (les villes) où se concentre le capital mobilier, les fabriques et les banques. Dans la symbolique du drapeau national, c'est le bleu.
De l'un à l'autre de ces deux régimes du temps calendaire, c'est la définition socialement instituée de la journée qui change du tout au tout. Dans le cadre du temps concret d‘une société paysanne, la journée commence au lever du soleil et se termine à son coucher. Toute autre est son repère calendaire dans le cadre du temps abstrait qui est une variable indépendante totalement déconnectée des rythmes naturels de la vie: la journée bourgeoise commence à minuit et se termine à minuit:"C‘est l‘établissement de cette heure zéro abstraite qui a achevé la création de ce que Bilfinger appelle "le jour bourgeois.""(ibid., p. 315). Mais, cela signifie aussi que la journée, au sens bourgeois, ne se termine jamais véritablement! En même temps que l'heure 0 marque la fin d'une journée, elle en inaugure une nouvelle qui commence aussitôt. C’est à partir de là qu’on peut comprendre pourquoi le travail de nuit, qui avait été interdit au Moyen Age, deviendra la norme à partir du début du XIXème siècle, quand la temporalité des tours-horloges aura vaincu pour de bon celle des clochers, quand les bourgeois auront renversé les curés; quand les Lumières de la science moderne auront mis au point les lumières artificielles de l’éclairage au gaz qui enlèveront le dernier obstacle au développement industriel du travail de nuit. C'est dans ce contexte, qu'il faut comprendre l'oeuvre romantique telle qu'on la trouve chez le grand poète allemand Novalis dans les Hymnes à la Nuit, comme une révolte contre le règne sans partage des Lumières artificielles qui nous ont volées la Nuit. 
La temporalité propre du temps abstrait qui règne désormais en maître sur la société est celle du mouvement perpétuel des fabriques qui produisent 24hrs/24 entraînant dans leur mécanisme sans fin la force humaine de travail comme le formulait, dans un rapport à la Chambre des pairs (l'ancêtre du Sénat), en 1847, le baron Charles Dupin:" Il y a donc un avantage extrême à faire opérer infatigablement les mécanismes en réduisant à la moindre des durées les intervalles de repos. La perfection lucrative serait de travailler toujours[...]. On a donc introduit dans le même atelier les deux sexes et les trois âges exploités en rivalité [...], entraînés sans distinction par le moteur mécanique vers le travail prolongé, vers le travail de jour et de nuit pour approcher de plus en plus le mouvement perpétuel." Il y aurait beaucoup à tirer de cette description de la fabrique idéale du baron. Remarquons d'abord que l'avantage essentiel d'un tel dispositif c'est, pour le baron, de porter à sa perfection le lucre (lucrativité), c'est-à-dire, ce qui était considéré comme un péché capital valant la damnation éternelle en enfer par l'Eglise, la recherche du profit, la transformation de l'argent en plus d'argent. "Le mouvement perpétuel" permet de générer un flux illimité de capital s'accumulant dans les mains des propriétaires des fabriques. Ce mouvement est celui mis en branle par les machines. L'ère inaugurée par l'invention du machinisme est un événement extraordinaire dont nous sommes encore bien incapables de deviner aujourd'hui  toutes les répercussions qu'il aura pour notre avenir. Nous sommes en 1847, en plein coeur des débuts de l'introduction du machinisme dans la production. A la différence des travailleurs, les machines ne se fatiguent jamais et peuvent fonctionner, hors panne, 24 hrs/24. Le travailleur est désormais contraint de suivre ce rythme infernal, toujours identique à lui-même qui ne s'arrête jamais. De ce point de vue, comme le reconnaissaient les propriétaires des grandes fabriques au XIXème siècle, la difficulté principale qu'ils ont dû surmonter n'était pas d'ordre technique mais tenait au facteur humainconsistait à faire intégrer aux ouvriers le rythme monotone de la machine qui était totalement étranger à leur ancien mode de vie:"La difficulté principale ne consistait pas tant dans l'invention d'un mécanisme automatique.. .la difficulté consistait surtout dans la discipline nécessaire, pour faire perdre aux ouvriers leurs habitudes irrégulières dans le travail, et les identifier avec la régularité immuable du grand automate." (A. Ure cité par Marx, Le capital, Livre I, p. 505) Ces habitudes irrégulières étaient précisément celles de l'ouvrier-paysan qui alternait sa vie entre le travail de la terre et la production artisanale suivant les périodes de l'année:"La persistance de la coutume des ateliers ruraux : travail du textile l’hiver, travaux des champs l’été, vide les manufactures des bras indispensables pour faire tourner les machines; le cycle des saisons procède selon un temps qui n’est pas adéquat à celui de la production." (Révoltes logiques, numéro 3, p. 9) Partant de là, on comprend mieux toute l'importance d'une institution comme l'école dont l'une des tâches prioritaires sera d'inculquer aux enfants d'ouvriers la discipline du temps abstrait dès le plus jeune âge. C'était là la base de l'apprentissage de la vie moderne. La façon dont on apprenait les rudiments de la langue anglaise aux ouvriers polonais fraîchement émigrés aux Etats-Unis dans la seconde moitié du XIXème siècle est aussi très significative à cet égard, comme on le lit dans cette brochure de l'International Harvester Corporation:
 "J'entends le sifflet. Je dois me dépêcher.
J'entends le sifflet de moins cinq.
Il est temps d'entrer dans l'atelier (...)
Le sifflet de départ retentit.
Je mange mon déjeuner.
Il est interdit de manger jusque là.
Le sifflet retentit cinq minutes avant le début du travail.
Je me prépare à aller au travail.
Je travaille jusqu'au dernier coup de sifflet.
Je laisse ma place propre et en ordre.
Je dois rentrer chez moi. " (Cité parHobsbawn E. , L'ère du capital, 1848-1875, p. 273)
C'est là une discipline chronométrée dans laquelle l'écolier, encore aujourd'hui, se reconnaîtra sans peine.
 Le temps abstrait, pour être bien compris, ne peut être séparé de la valeur-travail qui constituent solidairement les catégories fondamentales du capitalisme avec celle de la marchandise et de l'argent. Ce qu'il faut entendre ici très précisément par "valeur-travail", c'est ce mode tout à fait spécifique au capitalisme moderne de donner une valeur à la richesse produite par le temps de travail qu'elle contient en faisant totalement abstraction (d'où le qualificatif d'abstrait pour définir cette temporalité) Le temps abstrait, pour être bien compris, ne peut être séparé de la valeur-travail qui constituent solidairement les catégories fondamentales du capitalisme avec celle de la marchandise et de l'argent. Ce qu'il faut entendre ici très précisément par "valeur-travail", c'est ce mode tout à fait spécifique au capitalisme moderne de donner une valeur à la richesse produite par le temps de travail qu'elle contient en faisant totalement abstraction (d'où le qualificatif d'abstrait pour définir cette temporalité) de la richesse concrète produite. Une chose a de la valeur à mesure du temps de travail qu'elle contient; ainsi, sur le marché économique un kilo de tomates bio peut avoir la même valeur qu'un bidon de Round Up qui détruit les sols parce qu'ils contiennent la même quantité abstraite de temps de travail. D'où le fait que le temps abstrait est constitué d'unités de temps homogènes et constantes, qui permettent de mathématiser intégralement le temps humain. Le temps abstrait est ainsi ce temps totalement mathématisé que formalise parallèlement la nouvelle science de la nature au XVIIème siècle, en particulier, avec les travaux de Newton: c'est le "temps absolu, vrai et mathématique qui s'écoule de façon égale, sans aucun rapport avec quoique ce soit d'extérieur à lui." (Isaac Newton, Principia, cité par Postone, ibid., p. 300)
 L'application technique décisive qui en découle, c'est l'invention d'instruments de mesure du temps de haute précision. Nous rentrons, à partir de là, dans un tout nouvel univers suivant le titre du texte de l'épistémologue Alexandre Koyré, Du monde de l'à-peu-près à l'univers de la précision. Cette mathématisation va rendre possible un perfectionnement considérable des horloges mécaniques qui indiquent l'heure de façon constante et uniforme. En particulier, une étape décisive est franchie au XVIIème siècle avec l'invention de l'horloge à pendule par l'homme de science Christian Huygens. A partir de là on dispose enfin d'un instrument fiable et précis. Mais à soi seul, une telle invention n'implique pas encore nécessairement des bouleversements sociaux. Ce qui le montre très bien, c'est le fait, en Chine, que les horloges mécaniques que les voyageurs européens offrirent aux hauts dignitaires de la cour impériale "furent, semblent-ils considérées et utilisées comme des jouets [et] n'acquirent aucune signification sociale pratique." (Moishe Postone, Temps travail et domination sociale, p. 306) La Chine avait pourtant été, du point de vue du développement technique, en avance sur l'Occident en inventant avant lui la boussole, l'imprimerie et la poudre à canon qu'on présente souvent comme les trois innovations majeures qui font basculer dans les Temps modernes. Il y a donc quelque chose de spécifique à l'Occident moderne, qui, lui, ne va pas se gêner pour complètement réorganiser la vie sociale sur la base de ces instruments mécaniques de haute précision de mesure du temps. En particulier, c'est leur introduction dans la production qui va chambouler complètement la nature du travail désormais dominée par le temps abstrait.
Si le temps concret était ce qui rythme la vie, le temps abstrait devient ce qui domine la vie et s'écoule indépendamment d'elle de façon constante et uniforme. La contrainte du travail dans la fabrique est désormais ce qui ressort de l'activité productrice alors que l'artisan producteur à domicile du Moyen Age restait maître de son temps dans son atelier et mêlait de façon inséparable le temps de vivre avec le temps du travail, à l'image des Kapauku, évoqués dans la partie 2a.  Les deux sont désormais rigoureusement disjoints, et comme le disait Marx, au XIXème siècle, le temps de vivre commence maintenant après la journée de travail; celle-ci devient plutôt le sacrifice de sa vie. Par ailleurs, comme l'avait relevé l'historien E. P. Thompson, alors que dans l'ancien mode de production où l'ouvrier était payé à la tâche et non au temps, le temps était mesuré par le travail, tout s'inverse avec le nouveau régime capitaliste: c'est désormais le temps qui mesure le travail et se le soumet.
 La mesure de haute-précision du temps appliquée à l'activité productrice permettra de faire valoir le règne du calcul marchand, soit, appliquer les signes de l'égalité et de l'addition aux heures pour mesurer très exactement la "lucrativité" que l'on peut retirer de l'exploitation du travail pour la porter à son rendement maximal. La temporalité concrète, au contraire, est donc faite d'unités de temps variables et hétérogènes auxquelles on ne peut appliquer les règles du calcul mathématique, et qui s'écoule de façon inégale au gré des événements de la vie. Voyons comment temps concret et abstrait s'opposent de la façon la plus nette qui soit suivant leurs deux propriétés respectives.

Heures variables vs heures constantes
Le travail monastique des moines au Moyen Age était également caractérisée par une discipline temporelle rigoureuse, mais ce n'était pas du tout dans le cadre de la même institution sociale du temps que requiert l'organisation capitaliste. Le temps rythmant la vie monastique n'est pas constitué d'unités constantes contrairement au temps bourgeois:"Quoique la forme de vie développée dans les monastères médiévaux fût strictement réglée par le temps, cela se faisait d'après une série de points temporels qui indiquaient le moment où les diverses activités devaient être accomplies. Cette forme de discipline temporelle ne nécessite pas, n'implique pas ou ne dépend pas d'unités de temps constantes..." (Moishe Postone, Temps travail et domination sociale, p. 310) 
Par ailleurs, les heures de la temporalité concrète de la société d'Ancien Régime variaient en fonction des saisons, au contraire des heures constantes du temps bourgeois. Ainsi, en passant des unes aux autres, c’est le régime de l’exploitation du travail qui s’en trouve profondément modifié. Sur la base de quelle institution sociale du temps faire travailler les autres à sa place?  Dans le système du servage de l'âge féodal, le serf était exploité sur les terres du seigneur, sous la forme de la corvée, de l’aube au soleil de midi, ce qui veut dire que s'il était beaucoup exploité en plein été, il l'était nettement moins au cœur de l’hiver! L’exploitation devient constante avec la nouvelle temporalité bourgeoise: une quantité d'heures d’été est égale à une quantité d’heures d’hiver. L'unité de base du temps de travail s'en trouve donc complètement modifié. Cette redéfinition était déjà en place dès la fin du Moyen Age, et attendait le temps où elle pourra définitivement supplanter (remplacer) l'heure variable de l'époque féodale: "(A) la fin du XIVème siècle, l'heure de soixante minutes était solidement établie, en remplacement du jour en tant qu'unité fondamentale du temps de travail." (Postone, ibid., p. 314) D'où le fait qu'à partir de là, l'un des enjeux centraux des luttes ouvrières devient celui de la durée de la journée de travail qui n'est plus déterminé a priori par les grands repères naturels.
  
Heures hétérogènes vs heures homogènes
 Le caractère hétérogène des unités de temps est typique de la temporalité religieuse. Les heures n'ont pas toutes la même qualité. Comme le dit la Bible elle-même:"Il y a un temps pour enfanter et un temps pour mourir, il y a un temps pour tuer et un temps pour guérir..." (Ecclésiaste, 3). Dans ce cadre, les heures de la journée était d'abord rythmées par les différentes choses de la vie à accomplir. En Chine, les heures de la journée étaient mises en correspondance avec les différents signes du zodiaque, et avaient là aussi des couleurs différentes les unes des autres. Le temps bourgeois est ce qui uniformise tout ce qui est soumis à son régime. C'est à partir de là que l'on peut comprendre l'extraordinaire processus de destruction de la diversité des cultures à travers le monde sous la domination de l'extension universelle de ce régime de la temporalité.
  
b) L'institution sociale du temps et la lutte pour le pouvoir
 L’assaut que la bourgeoisie a du mener peut être donc essentiellement compris comme un assaut contre la temporalité de l’Eglise qui, de tout côté, limitait son essor, en empêchant la mobilisation générale des populations sous le régime de la valeur-travail, soit identiquement celui du temps abstrait. Que l’on songe, par exemple, aux quelques 55 fêtes religieuses qui rythmaient l’année au moment où Colbert, ministre de Louis XIV commence à en supprimer 17 à la fin du XVIIème siècle. Le temps des fêtes, élément central de la vie prémoderne, celui du repos dominical (le dimanche), le tout sous l'empire de l’Eglise, étaient autant de verrous qui entravaient l'essor du capitalisme moderne qu'il fallait faire sauter. On trouve chez Jean La Fontaine un écho  de ce conflit lourd de la Révolution à venir. Au financier qui l'interroge sur la bonne marche de ses affaires, le savetier avait cette réponse:
"Et bien, que gagnez-vous, dites moi, par journée?
Tantôt plus, tantôt moins, le mal est que toujours
( Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il faut chômer; on nous ruine en fêtes.
L'une fait tort à l'autre, et monsieur le Curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône.
"
(Jean de La Fontaine, Le savetier et le financier) Le prône est l'annonce faite par le curé, lors de la messe du dimanche, des prochaines fêtes religieuses du calendrier à célébrer. De la même façon, le temps calendaire de l'Ancien Régime était rythmé, de façon hebdomadaire, par la semaine de sept jours conformément au récit biblique de la Genèse où le septième jour est consacré au repos sacré. La création du calendrier révolutionnaire, en 1793, orchestrée par un bourgeois dantoniste, Fabre d'Eglantine, participe du même processus de déchristianisation nécessaire à l'avènement d'une nouvelle société reposant sur le diktat (dictature) de la valeur-travail et du temps abstrait: la semaine révolutionnaire où l'on se repose seulement tous les dix jours est  plus proche de l'idéal du mouvement perpétuel des fabriques  que la semaine du calendrier grégorien où l'on se repose tous les sept jours. Nous en sommes aujourd'hui à ce qu'on peut appeler la reconquête du dimanche par la temporalité des tours-horloges actuels, c'est-à-dire les horloges atomiques construites sur la base de mesure d'ondes électro-magnétiques qui ont reléguées les premières horloges mécaniques au rayon de la préhistoire de la mesure du temps abstrait! Voyez à quoi sont occupés les employés de Carglass un dimanche soir: à se relaxer sous le management d'un coach (et non plus d'un "chef") d'entreprise avant d'entamer une troisième nuit sans dormir pour réussir l'installation du nouveau logiciel de l'entreprise! (Jean-Robert Viallet,  La mise à mort du travail, partie 2: l'aliénation)

On voit donc pourquoi c'est une lutte à mort que les "tours-horloges" ont dû mener contre la temporalité qu'imposaient les clochers d'église partout dans la société. Il est strictement impensable que deux types de temporalité aussi radicalement opposés puissent coexister sur un pied d'égalité pour se partager le pouvoir dans la société. Vers la fin du Moyen Age, le conflit se posait alors en ces termes:"Un calendrier réglé par des fêtes mobiles était éminemment mal commode pour l'homme d'affaires. L'année religieuse commençait à une date variable entre le 22 mars et le 25 avril. Les marchands avaient besoin, pour leur calcul, l'établissement de leurs bilans [...] de repères fixes." (Jacques Le Goff, Marchands et banquiers du Moyen Age, p. 110) On ne peut concilier un temps calendaire rythmé d'abord par les jours fériés consacrés aux multiples fêtes religieuses, le repos de la nuit et du dimanche avec un temps calendaire dont l'idéal est le mouvement perpétuel des fabriques, et, dans les formes actuelles, l'ouverture des temples de la consommation, sept jours sur sept: voyez, par exemple, le lobbying de Virgin Megastore pour ouvrir ses magasins "le jour du Seigneur". L'un doit nécessairement se soumettre l'autre et finir par le pulvériser et l'on sait en quel sens l'histoire a tranché. Le sens de ce combat est très exactement, sous la forme qu'il a pris en France, celui qu'a mené le bleu du drapeau national pour finir par laminer le blanc de la temporalité religieuse. Ce qui s’annonce donc dès la fin du Moyen Age avec l'émergence des tours-horloges, c’est l'orage de la révolution de 1789 dont on peut ainsi déterminer la signification à un niveau plus fondamental que celui auquel on a l'habitude de placer l'analyse: la Révolution française n’est rien d’autre que le triomphe de la nouvelle temporalité bourgeoise  sur la vieille temporalité religieuse  et qui va imposer son nouvel ordre à l’ensemble de la société. 1789, ce sont les tours-horloges qui estourbissent pour le compte les clochers d‘église. Mais le fait avait déjà été accompli bien avant, dès la fin du Moyen Age:"Désormais, ce ne fut plus sur la cloche de l'Eglise mais sur l'horloge communale, laïque, que se régla la vie des gens. A l'heure des clercs succédait l'heure des hommes d'affaires." (ibid., p. 110-111) Ne restait plus qu'à l'entériner politiquement ce changement avec la conquête du pouvoir d'Etat par la bourgeoisie d'affaires.
On peut dire beaucoup plus généralement que la question de l'institution du temps est ainsi au cœur d'enjeux de pouvoir absolument décisifs dans une société de classes. Le pouvoir reviendra à la classe sociale qui saura imposer sa temporalité propre à l’ensemble de la société. Etre maître du temps, c’est être maître des hommes:"Le problème était celui de la relation entre la domination sociale, et la définition et le contrôle social du temps."(Moishe Postone, Temps travail et domination sociale, p. 308)
 
 c) La nature de la domination sous le régime du temps abstrait 

L'avènement de cette nouvelle temporalité bourgeoise transforme la nature du pouvoir qui s'exerce sur les populations. Comme le soutient Postone, le régime de la domination sous le capitalisme moderne, à son niveau le plus fondamental, ne consiste plus en la domination d’une classe sociale sur d’autres mais en la domination de catégories abstraites liées au temps, au travail, à la marchandise et à l'argent sur l'ensemble de la société. En ce sens, il y a un drôle de renversement qui fait que ce sont plutôt les classes supérieures de la société, par leur culte monomaniaque du profit, qui tendent à être le plus radicalement dominées par ces structures. C'est en tout cas en ce sens que Postone réinterprète l'oeuvre de Marx, à contre courant des marxismes traditionnels qui réduisaient les enjeux de pouvoir à de simples luttes opposant les classes sociales:" Dans l'analyse de Marx, la domination sociale sous le capitalisme ne consiste pas, à son niveau le plus fondamental, en la domination des hommes par d'autres hommes, mais en la domination des hommes par des structures sociales abstraites que les hommes eux-mêmes constituent." (Postone, ibid., pp. 53-54)  Parmi  ces structures, "la tyrannie du temps dans la société capitaliste est une dimension centrale de l'analyse catégorielle de Marx." (ibid., p. 317) Prenons comme exemple, pour étayer cette thèse, la production de textile au milieu du XIXème, au moment où Marx en fait l'analyse et dont on peut facilement généraliser la portée à l'ensemble de la production. Avant l’introduction de la machine à tisser à vapeur, la norme socialement nécessaire de temps abstrait pour produire 40 aunes de toile était d’une heure. Une fois que s’est généralisé l’emploi de machines à tisser à vapeur, la nouvelle norme de temps abstrait tombe à une demie heure pour ces 40 aunes et ainsi de suite à l‘infini jusque vers la limite idéale, temps de travail nécessaire=0, qui correspond à une production intégralement automatisée. Cette norme de temps abstrait s’impose à tous et le prix à payer pour y désobéir, c’est de ne pouvoir réaliser la valeur contenue dans la richesse produite, ce qui veut dire aussi bien, ne plus pouvoir être concurrentiel sur le marché, devoir mettre la clé sous la porte et se retrouver dans l’impossibilité de gagner sa vie. La domination bourgeoise du temps abstrait sur la société est donc identiquement celle de la valeur-travail au sens où les deux, conjointement, soumettent l’ensemble des producteurs à une norme sociale de temps abstrait qui exige de toujours réduire plus le temps de travail nécessaire pour réaliser la valeur de leur production. C'est à partir de là qu'on peut comprendre le sens de l'équation que définissait un entrepreneur capitaliste américain comme Benjamin Franklin: "le temps, c'est de l'argent". Il donne ici la formule de la temporalité propre aux sociétés modernes et qui les constitue comme régimes de la soumission au temps abstrait et qui permet d'établir la quadruple équation temps abstrait-valeur-travail-marchandise-argent.
Les hommes sont ainsi dominés par les structures sociales qu'ils engendrent eux-mêmes et qu'ils contribuent à reproduire par leur activité: ce qui leur est propre leur devient étranger et les domine: c'est la définition exacte de ce qu'est l'aliénation, conformément à l'origine religieuse du terme. Dans cette nouvelle forme de vie sociale qu'impose le capitalisme, le temps a cessé d'être ce qui rythme la vie humaine (temporalité concrète) pour  se séparer de la vie humaine et la dominer: :"C’est le temps dévalorisé, l’inversion complète du temps comme "champ de développement humain."" (Guy Debord, La société du spectacle, 147) L'homme, comme le disait Marx n'est plus que "la carcasse du temps."
Cette révolution qui marque l'avènement des Temps modernes condense, à lui seul, tout le caractère fantastiquement équivoque (équivoque, bien sûr, passée systématiquement à la trappe dans le catéchisme de l'Etat républicain) de sa signification: s'il libère les hommes des anciens rapports de dépendance personnelle et du servage dans le cadre des structures de l'Ancien Régime, ce n'est que pour mieux les soumettre à une nouvelle forme de domination impersonnelle qui est celle que la construction sociale du temps abstrait impose à tous: "La ville est devenue maîtresse de son propre temps [...] au sens où ce temps a été arraché au contrôle de l'Eglise. Mais il est non moins vrai que c'est en ville que l'homme a cessé d'être maître du temps car le temps, libre désormais de s'écouler indépendamment des hommes et des événements, a établi sa tyrannie, à laquelle les hommes doivent se soumettre." (Gourevitch cité par Postone, ibid., p. 317) Ce qui nous définit  précisément, nous les modernes,en ce sens, c'est de constituer la civilisation des prisonniers du temps abstrait.

4)Le temps imaginaire du capitalisme
a) Les significations imaginaires sociales du temps bourgeois
Voyons maintenant comment ce temps calendaire abstrait s'articule avec  le temps de la signification propre à l'imaginaire capitaliste. On peu ici partir de cette remarque de Moishe Postone:"L'une des caractéristiques du capitalisme est donc la constitution sociale de deux formes de temps - le temps abstrait et le temps historique - qui sont intrinsèquement liées entre elles." (ibid., p. 434) Le temps calendaire abstrait est donc inséparable du temps de la signification déterminé comme temps historique. A suivre les analyses de Moishe Postone, la conscience historique moderne trouve ses racines dans l'imaginaire du capitalisme triomphant. On peut résumer à  deux significations matricielles le contenu de ce temps historique et de l'imaginaire qui lui est attaché:

- C'est la temporalité propre à l'imaginaire du développement illimité des forces productives, de l'idéologie du progrès et de l'obsession de la croissance économique.
Au coeur de cet imaginaire, ce que l'on trouve, c'est un délire de toute-puissance qui s'exprime dans un projet de conquête totale de la nature. Nous sommes en présence d'"un temps "infini" représenté comme temps de progrès indéfini, de croissance illimitée, d'accumulation, de rationalisation, de conquête de la nature, d'approximation toujours plus serrée d'un savoir exact total, de réalisation d'un phantasme de toute- puissance." (Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, p. 308). C'est la marche en avant inexorable du progrès qui, tel le char du Juggernaut ( du nom d'un rituel de la religion hindoue lors duquel il arrivait que le char dédié à la divinité écrabouille ceux qui se mettaient en travers de sa route) écrase ceux qui auraient le malheur de se dresser en travers de sa route comme les artisans Luddites de l'Angleterre des années 1811-1812. C'est la formule convenue, qui condense à elle seule tout cet imaginaire, rabâchée systématiquement, dès lors que la moindre petite réserve serait émise sur la valeur d'une innovation:"On n'arrête pas le progrès."
Rien n'est plus opposé à cela que la signification du temps imaginaire des périodes passées de l'humanité définie, de façon cyclique, par la répétition d'événements chargés d'une dimension essentiellement religieuse:"L'institution [...] du temps dans une société archaïque n'est pas, en réalité, [...] celle d'un flux homogène dans lequel quelque chose grandit sans fin (comme elle l'est dans le capitalisme), mais beaucoup plus celle d'un cycle de répétitions, scandé par la récurrence d'événements naturels pleins de significations imaginaires ou de rituels importants." (ibid. p. 309)  C’est cette signification imaginaire du temps propre au capitalisme moderne qui permet de rendre compte d’une illusion  rétrospective sur le déroulement de l’histoire économique de l’humanité, comme si tout ce qui avait précédé son avènement ne faisait qu’annoncer sa venue. L’économiste des temps modernes ne verra le capitalisme que comme la version développée et parvenue à pleine maturité de ce qui n'était au début de l'histoire humaine qu'un tout petit germe. Précisément, le marché économique mondialisé actuel sera envisagé comme la forme pleinement développée du penchant "naturel" au troc qu'auraient manifesté partout les primitifs. Ceux-ci seraient, en réalité, des capitalistes en herbe. Sauf que cette mythologie a été totalement démentie par les acquis de la recherche en histoire et en anthropologie. Je renvoie, sur ce blog à l'article, Le mythe du troc, pour s'en faire une idée.
 Comme l'a fait remarquer fort justement le grand historien et théoricien de l'économie Karl Polanyi, « la prédilection pour la continuité dont a souffert l’historiographie du XIXème siècle nous a conduits à interpréter faussement la séquence des faits… » ( La subsistance de l’homme, p. 29) C’est une toute autre signification imaginaire du temps que Polanyi élabore pour rendre compte de l’évolution historique, et, en particulier, de la naissance du capitalisme moderne. La temporalité pensée ainsi n’implique plus de se représenter un déroulement linéaire et continue de quelque chose présent dès le début de l’histoire et censée croître indéfiniment, mais, au contraire, des ruptures et des discontinuités. Elle donne à penser l’histoire comme une suite de créations qui ne peuvent être logiquement déduites les unes des autres: "A côté de la croissance continue à partir d’éléments originels de petite taille, il existe aussi un modèle très différent, celui du développement discontinu à partir d’éléments jusque-là déconnectés." (Karl Polanyi, La subsistance de l’homme, p. 30) C’est ainsi que Polanyi comprend l’apparition du capitalisme: il résulte de l’agrégation de certains éléments, en l’occurrence, le commerce, la monnaie et le marché qui, jusque là, existaient de façon séparés les uns des autres, agrégation qui rend possible la création de quelque chose d'entièrement  nouveau, l'utopie d'un marché autorégulateur mondialisé qui détermine le prix de toutes choses par l'offre et la demande, y compris et surtout celles  essentielles à la vie humaine, les facteurs de production comme la terre, le travail et la monnaie. Cette approche discontinue de l’histoire à partir d’une toute autre signification imaginaire du temps n’est pas sans affinité avec celle que l'on trouve chez Cornelius Castoriadis lui-même. Pour ce dernier, « l’institution de la société est à chaque fois institution d’un magma de significations imaginaires  sociales. » (L’institution imaginaire de la société, p.  519) Par exemple, le capitalisme moderne est une création historique, au sens le plus fort du terme, que l'on ne peut déduire logiquement de rien de ce qui le précède (phantasme de la philosophie moderne de l'histoire dont Hegel est le point culminant)  mais qui survient à partir de l’agglomération d'un "magma", pour reprendre une image tirée de la volcanologie, c'est-à-dire, là aussi, de l'agrégation de significations imaginaires sociales, au départ, sans nécessaire connexion les uns avec les autres, et précisément celles-ci: "Ce qui importe ici […]  c’est la convergence, que l’on constate à partir, disons, du XIVème siècle, entre la naissance et l’expansion de la bourgeoisie, l’intérêt obsédant et croissant porté aux inventions et aux découvertes, l’effondrement progressif de la représentation médiévale du monde et de la société, la Réforme, le passage du monde clos à l’univers infini, la mathématisation des sciences, la perspective d’un progrès indéfini de la connaissance et l’idée que l’usage propre de la Raison est la condition nécessaire et suffisante pour que nous devenions (« maîtres et possesseurs de la Nature (Descartes) "." (Domaines de l'homme, p. 171.) Une rectification s'impose ici, car c'est quelque chose qui tend à être systématiquement occulté, et Castoriadis, lui aussi, n'échappe pas à cette erreur. Descartes dit, en réalité, "comme (souligné par moi) maîtres et possesseurs de la Nature" (Discours de la méthode, sixième partie) Et cela change beaucoup de choses quant à la signification de son propos. Alors que pour lui, ce n'était encore qu'une simple et lointaine analogie à faire avec le pouvoir divin, l'évolution actuelle des sociétés modernes tend à effacer le "comme". De plus en plus, à mesure que le char du progrès avance inexorablement, l'humanité se retrouve en possession d'une puissance quasi divine sûrement bien trop grande pour elle. Par exemple, le feu nucléaire n'est ni plus ni moins qu'une façon de faire descendre le soleil sur la terre, puisque le processus de fission de l'atome est ce qu'on trouve, à l'état naturel, seulement au coeur des étoiles.

 - C'est une temporalité en constante rupture avec le passé, entraînant la société dans un perpétuel mouvement de modernisation:"le temps capitaliste est le temps de la rupture incessante, des catastrophes récurrentes, des révolutions, d'un arrachement perpétuel à ce qui est déjà, admirablement perçu et décrit par Marx comme tel dans son opposition au temps des sociétés traditionnelles." (Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, p. 308)  C'est effectivement ce qu'analysait très bien Marx, par exemple, dans le Manifeste communiste:"La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l'ancien mode de production était au contraire, pour toutes les classe industrielles antérieures, la condition première de leur existence." (chap. I) C'est tout l'abîme qui sépare les formes de domination propres au monde moderne de celles de l'Ancien Régime. Ces dernières ne pouvaient se reproduire qu'à condition de garder ses structures immuables. Le temps socialement institué était un temps de la répétition et de la conformité à une tradition établie. Au contraire, le capitalisme ne peut se reproduire que dans le mouvement perpétuel et la transformation permanente des normes (règles) établies. Cette temporalité est celle d'une étrange dialectique (une chose se transforme en son contraire) où il faut que tout change pour que rien ne change:"Le temps capitaliste est temps de [...]l'immobilité dans le "changement" perpétuel, de la tradition du nouveau..." (Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, p. 309)  Autrement dit, le conservatisme économique qui perpétue les structures fondamentales du capitalisme (répétons le: le temps abstrait, la valeur-travail, la marchandise et l'argent) implique comme sa condition nécessaire une culture de la transgression permanente des normes sociales, qui donnera naissance à la figure du libéral-libertaire. C'est ce qui s'affiche dans la langue de bois du pouvoir comme "politique de modernisation" qui s'alimente à un imaginaire qui est celui du temps imaginaire capitaliste de la signification auquel puisent aussi bien l'homme de gauche "libéré" que l'homme d'affaire de droite:"Je pense qu'on se construit en transgressant, que l'on crée toujours en transgressant [...] L'intérêt de la règle, de la limite, de la norme, c'est justement qu'elles permettent la transgression." Et non, ce n'est pas une citation de Serge Gainsbourg ni de Mick Jagger ou de quelque autre présumé dangereux subversif pour l'ordre établi mais de .... Nicolas Sarkozy (Dialogue avec Michel Onfray, Philosophie magasine, avril 2007).

b) L'hubris (démesure) du turbo capitalisme des temps présents
La dynamique de ce temps historique, en rupture permanente avec le passé, fait que les sociétés modernes sont soumises à une accélération de plus en plus vertigineuse de leur temporalité jusqu'à la démesure: "Contrairement au "flux" du temps abstrait, ce mouvement du temps n'est pas égal mais change et peut même s'accélérer." (Moishe Postone, Temps travail et domination sociale, p. 434). Deux choses frappent, en premier lieu, un immigré venant d'une société ignorant tout du temps abstrait et qui se retrouve subitement immergé dans nos sociétés: en dehors du sentiment de la glaciation des rapports sociaux d'individus de plus en plus étrangers les uns aux autres, c'est la vitesse à laquelle va toute chose. Au contraire, ce qui frappera un Occidental subitement plongé chez les Bochimans du Kalahari, par exemple, c'est la lenteur du rythme de la vie. Le capitalisme, dans sa phase la plus avancée est institution d'un nouveau régime de sa temporalité caractérisé par l'accélération vertigineuse du temps qui a cessé d'être à échelle humaine. Tout doit toujours aller plus vite: à l'heure actuelle, ce processus culmine dans la sphère de la spéculation financière avec le trading à haute fréquence qui atteste bien que nous sommes désormais entrain de passer à un nouveau régime de la temporalité dans lequel les humains sont en passe d'être totalement obsolètes ( dépassés) Réaliser des transactions financières au millionième de seconde (0,000 0001 seconde) est évidemment hors de portée d'un être humain; seuls des robots peuvent les exécuter. On comprend très bien partant de là, pourquoi, dans ces milieux boursiers, la consommation de cocaïne et d'anphétamines, de puissants stimulants pour accélérer le rythme de l'activité, est très largement diffusée.
C'est ce qui fait que ce phantasme de toute-puissance au coeur de la dynamique des Temps modernes est en réalité complètement illusoire et finit par se transformer en son exact contraire, une impuissance de plus en plus dramatique des sociétés à maîtriser les énormes dispositifs technologiques qui ne cessent de proliférer toujours plus:"Le temps capitaliste est temps [...] de l'impuissance au coeur de la puissance, d'une puissance qui se vide au fur et à mesure qu'elle s'étend." (Castoriadis, ibid., p. 309)  Le krach financier de 2008, qui a très sérieusement menacé d'un effondrement intégral l'économie mondiale en est la parfaite illustration:"Quand Alan Greespan, président de la réserve fédérale américaine de 1987 à 2006, explique à propos de la crise des subprimes, devant le Congrès américain, qu'il n'a rien vu venir, car tout passait par des machines automatisées, il dit:" Je n'ai plus de savoir économique" [...] En réalité, il se déclare prolétaire!"(Bernard Stiegler) Le prolétaire désigne très précisément un être humain qui a perdu ses savoirs fondamentaux. Au XIXème siècle, avec l'introduction, en particulier, du machinisme dans la production, ce sont les catégories populaires, et les ouvriers, en particulier, qui ont été prolétarisés. Désormais, ce processus touche toutes les couches de la société, y compris celles qui sont censées diriger le monde. Nous sommes désormais à bord d'un "bateau ivre" (Rimbaud) dont on peut se demander s'il a encore des pilotes.
Cette inversion de la puissance en impuissance est ce que le philosophe Ivan Illich avait  analysé avec les notions de contre productivité et de limites supérieures à ne pas dépasser. Par exemple, si, plutôt que d'aller à pied, je me déplace en vélo à Paris, je gagnerai du temps; ce qui veut dire qu'en de ça d'une certaine limite, il me faut un peu plus de vitesse pour gagner du temps. Mais, au-delà d'une certaine limite supérieure, continuer à vouloir aller plus vite et gagner du temps devient contre productif: on finit par aller moins vite et plutôt que de gagner du temps nous en reperdons. Si je prends ma bagnole plutôt que le vélo, je finirai par aller, en région parisienne, comme tous les calculs faits  le montrent, aux environs de 6 km/heure, soit, la vitesse d'un piéton en marche rapide:



S'il était nécessaire de fournir une analyse complémentaire qui semble elle aussi contre-intuitive, on pourra renvoyer aux études faites par un autre ingénieur, spécialisé dans les questions énergétiques, J. M. Jancovici, données chiffrées à l'appui, confirmant au passage des analyses qu'A. Gorz avaient déjà faites, dès les années 1970, qui montrent clairement que, "quand on augmente la vitesse de déplacement grâce à un engin motorisé, on ne diminue pas le temps de déplacement." (Voir à partir de 1 h 16' 30" dans cette conférence pour des développements)


C'est, en fait, tout le contraire (Jancovici n'intègre pas ici dans ses estimations ce qu'était autrefois la vie de celui qui se déplaçait pour l'essentiel à pied, temps de déplacement qui occupait, selon les estimations que donnait Gorz, autour de 5 % de son temps social contre vingt fois plus pour l'homme des temps actuels): on multiplie le temps de déplacement, car, désormais, l'individu voit ses activités éclatées aux quatres coins de l'espace, ce qui fait qu'il passera beaucoup plus de temps à se déplacer que celui, qui, autrefois, avait tout le cercle de ses activités concentrées sur un petit périmètre, entraînant, au passage, un engorgement fantastique des voies de transport et une quantité astronomique d'énergie consommée avec toutes les pollutions qui en résultent.
Cette accélération allant jusqu'à la démesure entraîne ainsi un effondrement de la signification qui est celui d'un univers Shadok où l'absurdité règne en maître: "Le temps capitaliste est temps[...] de la destruction de la signification." (Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, p. 309) 

L'émiettement du temps, un autre aspect essentiel de ce processus de destruction de la signification, l'atteste lui aussi. On peut le mettre en évidence en partant de l'analyse d'un des  mots fétiches du capitalisme actuel qui envahit désormais tous les aspects de la vie sociale: "le projet". Comme les travaux des sociologues Boltansky et Chiapello le mettent fort bien en évidence dans leur ouvrage, Le nouvel esprit du capitalisme, si l'entreprise était encore pensée en terme de "hiérarchie" jusque dans les années 1960, elle est désormais pensée en terme de "projet" auquel des "collaborateurs" participent tous dans une "joyeuse" équipe, cadres, ouvriers, employés confondus, brouillant tout conflit de classes. Il faut bien prendre garde de distinguer le "projet" dont il est question ici du "projet" ayant une temporalité longue. Le projet actuel du neo management d'entreprise est la traduction de l'anglais "project" qui désigne toujours un objectif très limité dans le temps: faire face à une commande d'un client, réaliser une fusion-acquisition, gagner les prochaines élections, etc. D'où la "flexibilité" qui est désormais attendue du travailleur que l'on doit pouvoir embaucher et licencier le plus facilement possible, comme un produit jetable. Le projet qui s'inscrivait dans une temporalité longue n'a rien à voir avec l'inflation délirante de projets du capitalisme actuel qui s'inscrivent dans une temporalité de plus en plus fragmentée et court termiste. L'avènement des projets à court terme signifie, en réalité, l'épuisement de tout projet sur le long terme, aussi bien à droite qu'à gauche du champ politique:" il y a trente ou soixante ans, les gens de gauche vous parlaient du Grand Soir, les gens de droite du progrès indéfini, etc. Aujourd'hui plus personne n'ose exprimer un projet ambitieux, ni même à peu près raisonnable, qui aille au-delà du budget ou des prochaines élections." (Cornelius Castoriadis, La culture de l'égoïsme, pp. 18-19)  Ainsi, à mesure que se développe cette logique "court termiste" du project , l'horizon temporelle se rétrécit toujours plus. Mais par là, ce qui s'en trouve affectée, c'est la possibilité de pouvoir encore définir un projet qui s'inscrive dans la durée, soit, pour aller à l'essentiel, une signification substantielle qui transcende l'horizon étroit de notre existence et nous fasse participer à un tout plus vaste. D'où le repli sur soi et le développement d'une culture de la survie dans un environnement social qui cesse de faire sens. 
De cette accélération découle, en outre, la désintégration des formes de la culture et leur substitution par leur ersatz que constituent les phénomènes de mode. Toute la différence entre une culture et une mode réside dans leur temporalité propre. Une culture s'inscrit toujours dans une temporalité longue, liant entre elles les générations et qui, pour cette raison, "définit toujours un espace commun à plusieurs générations et autorise ainsi, entre autres conséquences, la rencontre et la communication des jeunes et des vieux. La mode est, au contraire, un dispositif intra-générationnel et dont le renouvellement incessant obéit avant tout à des considérations économiques. Organiser la confusion systématique  entre, d'une part, les cultures durables que créent les peuples, à leur rythme propre et, d'autre part, les modes passagères imposées par les stratégies industrielles constitue l'une des opérations de base du tittytainment."(Jean-Claude Michéa, L'enseignement de l'ignorance, p. 106) La signification du concept de "tittytainment", d'origine américaine, qui n'obéit pas qu'à des considérations seulement économiques, contrairement à ce que dit ici Michéa, mais, conjointement, à des visées politiques aussi, dans la mesure où c'est en son nom qu'est orchestré l'abrutissement des masses et leur réduction à l'impuissance, a déjà été développé sur ce blog dans la deuxième partie de cette étude consacrée à la crise actuelle de la culture. Inutile d'y insister ici. 
Restons en à la question précise du sujet et aux enjeux qui se posent autour de la notion de temps.
Comme l'analyse le sociologue et historien américain Richard Sennett, ce qui caractérisent les formes les plus avancées du capitalisme c'est leur dimension temporelle qui se résume dans l'impératif "No long term" et qui sape les vertus "long termistes" indispensables à toute vie en société comme "la confiance, la fidélité, l'engagement, la capacité à donner sens à notre vie."(Sur les racines de la disparition de la pensée critique). Le portable, dans la mesure où il rend possible de se désengager à tout moment, est le dispositif technologique dont l'usage s'adapte parfaitement à cette nouvelle temporalité ( voir les analyses éclairantes de Miguel Benasayag, dans son texte, Plus jamais seul, Le phénomène du portable).
Un tel horizon temporel qui se rétrécit n'est évidemment pas viable  à moyen et long terme, ni anthropologiquement (humainement), ni écologiquement. Sortons un instant de notre modèle de civilisation pour le faire ressortir. La temporalité court termiste du turbo capitalisme actuel s’oppose, en tout point, à celle qui prévalait dans d’autres sociétés des temps reculés de l'histoire:"Ainsi les Iroquois (Amérique du Nord) pensaient, dit-on les décisions essentielles en se projetant sept générations plus tard." ( Jean-Michel Servet, Le principe de réciprocité aujourd’hui, Socio économie et démocratie, l’actualité de Polanyi, p. 198) S’il en allait ainsi, c’est parce qu’ils avaient une toute autre signification imaginaire du temps qui impliquait d’engager les vivants  dans des rapports de réciprocité (on se doit des choses entre générations) avec leurs descendants lointains: « […]la notion de temps cyclique dominant dans ces sociétés doit plus laisser à penser à une collaboration globale des humains vivants et des ancêtres dont les esprits se réincarneront qu’à un futur au sens où les membres des sociétés dites « occidentales » l’entendent généralement… » (ibid., p. 198) L'esprit occidental aura tendance à prendre cela pour de puériles superstitions. Il n'empêche qu'un tel temps imaginaire de la signification avait rigoureusement interdit à une telle société de saper les bases naturelles de la vie. Il est bien évident que si les responsables de nos sociétés devaient se projeter aussi loin dans le temps, leurs décisions actuelles, en particulier, celle de chercher à relancer la croissance par tous les moyens, apparaîtrait pour ce qu’elle est, totalement délirante et destructrice pour l’humanité. Comme le calcule Serge Latouche, avec une croissance ridiculement faible de 2% par an du PIB on le multiplie, en vertu d'une logique exponentielle, déjà par un million en cent ans; et, en deux mille ans, par 160 millions de milliards, rendant tout simplement inimaginables les conditions de vie des générations futures ( voir à partir de 17 ' dans cette vidéo) Comme le souligne Jean-Louis Laville,  "les exigences de gain à court terme amplifient les problèmes de moyen et long terme. L’impératif de rentabilité maximale auquel sont soumises les activités économiques entretient l’exploitation intensive des ressources non renouvelables ce qui accentue la  destruction de l’environnement." ((Avec Polanyi et Mauss, Socioéconomie et démocratie, p. 289)

c) Le présentisme
Nous sommes donc aujourd'hui rentrés dans un nouveau régime de la temporalité que l'historien Romain Bertrand a appelé "le présentisme", à savoir un rétrécissement tel de l'horizon temporel que ne tend plus à subsister que le présent immédiat en vertu d'une conjonction de facteurs techno-économiques:"Comme si le présent, celui du capitalisme financier, de la révolution de l'information, d'Internet, de la globalisation [...] absorbait en lui les catégories (devenues plus ou moins obsolètes) du passé et du futur." (Romain Bertrand, Vers une nouvelle condition historique, Des sciences sociales à la science sociale. Fondements anti-utilitaristes, p. 126) Nous avons déjà évoqué l'horizon hyper court-termiste du capitalisme financier qui bouche l'horizon des espérances. Attardons nous un peu sur la révolution de l'information et d'Internet qui conspirent dans le même sens. Désormais, avec les chaînes d'informations en continues, "il n'y a plus que des événements se succédant et se télescopant, auxquels il faut "réagir" dans l'urgence, au rythme incessant des bandeaux défilant des "Breaking News"." (ibid., p. 135) Quant au réseau Internet, de la façon dont il se développe aujourd'hui,  (je laisse ouvertes les portes pour d'autres voies potentielles mais qui sont malheureusement tout à fait marginales en l'état actuel) il va dans le même sens d'un aplatissement complet du temps sur la seule dimension de l'instant présent:"Avec Internet, se sont désormais imposés le temps réel, la simultanéité de tout avec tout et le continu. Tout apparaît sur le même plan dans un présent aussi étendu que le réseau lui-même." (ibid., p. 135) Ainsi, si l'on regarde du côté du passé, tout peut finalement s'oublier très vite de sorte que l'on apprend jamais rien de véritablement sérieux, et si l'on regarde du côté de l'avenir celui-ci se bouche dramatiquement de plus en plus à mesure que les bases vitales de l'existence sont toujours plus sérieusement menacées (épuisement des sols, réchauffement climatique et effondrement de la biodiversité) Avec ce nouveau régime de la temporalité, il est alors légitime d'avancer que nous sommes devenus les prisonniers de l'instant présent.
Parvenu à ce point, nous pouvons nous autoriser à affirmer que le règne du temps abstrait et des significations imaginaires qui lui sont inextricablement (inséparablement) attachées constituent bien la prison des Temps modernes dont il est assez urgent de tenter de sortir, si nous voulons réouvrir un avenir à l'humanité.

5) Abolir la prison du temps abstrait et de son imaginaire
a) La critique radicale du temps abstrait
Ce qui pourrait vraisemblablement contribuer de façon décisive à nous sauver, c'est le fait que les Temps modernes ne se réduisent pas entièrement à la création de ces nouvelles significations imaginaires du capitalisme. Par un autre côté des choses, ils ont rendu possible une radicalisation de la mise en question des significations socialement instituées. C'est ce que Cornelius Castoriadis avait parfaitement montré lorsqu'il comparait sur un ensemble de 15 points les mérites respectifs de la démocratie antique (celle d'Athènes spécialement) avec les prétendues "démocraties" modernes. 12 points étaient incontestablement à l'avantage des Anciens. Il nous en reste donc juste 3 dont on peut se glorifier mais qui sont absolument fondamentaux. Parmi eux, c'est donc ici la radicalisation du projet de la démocratie qui doit nous retenir. Alors que dans l'Athènes démocratique des temps anciens, ce qui était remis en question s'arrêtait au strict domaine juridique des lois (raison pour laquelle des institutions comme l'esclavage ou le patriarcat n'ont jamais été débattu), le monde moderne a poussé beaucoup plus loin ce processus en se rendant capable de questionner et critiquer l'ensemble des institutions de la société. Voir le point 14 dans Comparaison démocratie antique/moderne: "limitation de l'activité instituante en dehors du domaine strictement politique dans la démocratie antique vs. extension de l'activité politique à l'ensemble des institutions de la société dans les démocraties modernes." Dans le contexte qui nous occupe ici, cela veut dire précisément, de façon toute à la fois pratique et théorique, la capacité de mettre en question la temporalité instituée dans notre société. A partir du moment où nous l'avons reconnu dans son origine purement sociale historique, en tant que création humaine, nous pouvons la mettre en question, l'a discuté, et, finalement, chercher à la subvertir comme autrefois la temporalité des tours horloges avait fait basculer cul par dessus tête celle des clochers des églises. Si la temporalité des sociétés modernes est bien une prison qui part à la dérive, comme nos analyses nous ont conduit à l'affirmer, elle est, du moins, une prison qu'il est possible d'abattre dès lors que nous l'avons reconnu dans son être social historique. Voyons maintenant ce que cela peut signifier très concrètement.

b) Le temps comme champ de développement humain
 Un projet révolutionnaire qui prétend s'appuyer sur tous les acquis émancipateurs de notre histoire devra  prioritairement, non pas couper des têtes, mais abolir la tyrannie du temps abstrait, de la valeur-travail, de la marchandise et de l'argent pour libérer, une toute autre création sociale possible du temps, le temps comme champ de développement humain. Le temps aura alors cessé d'être ce qui nous domine pour devenir notre champ d'expérimentation de la vie en fonction de nos aspirations, dispositions, rencontres etc. 
Il y a bien une temporalité propre à la liberté, ce qu'on appelait dans les temps anciens la skholè grecque ou l'otium des latins, ce qu'on a pris l'habitude de traduire par "loisir", en ayant complètement perdu de vue ce que cela signifiait vraiment qui n'avait strictement rien à voir avec ce temps aujourd'hui occupé à consommer les loisirs marchands. Ce temps de la skholè était une dimension de l'existence humaine qui fait du temps non plus une prison mais le champ où peut se déployer notre puissance d'agir, de créer, de penser, de rencontrer les autres, de fêter etc. On en développera ici la signification à partir de trois lignes de développement pour voir comment nous pourrions le réapprendre.

-Réapprendre la valeur de ce qui est anti utilitaire et anti économique
Si dans le cadre de la temporalité abstraite et de ses significations imaginaires, "le temps c'est de l'argent", alors cela veut dire qu'il nous est de moins en moins loisible de donner de notre temps.  Nous devons réapprendre cela, c'est-à-dire trouver à employer notre temps dans des choses qui ne nous rapporterons rien économiquement, qui ne coûterons non plus rien en terme d'argent, et qui seront foncièrement anti utilitaires, comme par exemple, savaient le faire les Polynésiens des îles de Tikopia lorsqu'ils "[confectionnaient] un chapeau en feuilles de bananiers [...] de nulle utilité pratique..." ( voir Marshall Sahlins, dans la première partie)

-Réapprendre l'oisiveté
Partons de cet animal que l'on appelle le paresseux dont parlait très bien Bertrand Russell lorsqu'il disait qu'en pouvant rester entièrement immobile des jours durant sans esquisser le moindre mouvement, il mobilisait, en réalité, des capacités qui sont bien au-dessus des forces de l'individu moderne pris dans le tourbillon perpétuel de sa société, et pour qui, comme le veut la formule des temps actuels, "il faut que ça bouge". Le mode de vie du paresseux correspond, sur le plan du développement humain, à ces ancestrales forces de sagesse pratique plongeant das la nuit des temps et que l'on retrouvait dans toutes les cultures. Elles correspondent aux pratiques de méditation mobilisant, dans ses formes les plus élevées, d'immenses capacités de concentration. Elles sont, comme la science elle-même l'a redécouvert  aujourd'hui avec les neuro-sciences, les voies d'accès à des formes supérieures d'existence, c'est-à-dire, précisément d'éveil de la conscience. Exemple entre mille, dans la sagesse de l'antiquité chinoise, chez Lao Tseu, le non agir est toujours exposé comme la forme la plus élevée de l'agir. On trouve à foison dans le Tâo Te King, de ses vers qui exposent cette dialectique: "Le Tâo dans sa course régulière ne fait rien, et ainsi il n'y a rien qu'il ne fasse pas."(XXXVII)

-Réapprendre la lenteur.
Ne nous le cachons pas, là aussi c'est extrêmement dur à faire dans une société où l'on nous a appris, depuis tout petit, à se presser, pour tout et n'importe quoi. La philosophie tout comme l'art sont d'excellentes écoles pour réapprendre, tant bien que mal, l'art de la lenteur. Dans le domaine de l'art, un pianiste qui voudrait se soumettre à la valeur-travail et au temps abstrait en jouant dix fois plus vite le premier contrepoint de l'Art de la fugue de Bach pour gagner du temps mettrait en déroute son public. La recherche de gains de temps, en ce domaine, est strictement dépourvue de sens!

Toute l'évolution artistique de Glenn Gould a consisté, au contraire, en un long cheminement vers la lenteur, ce qu'il appelait "la pulsation fondamentale"; la vélocité, la virtuosité et le brillant  de celui qui maîtrise absolument une technique constituaient à ses yeux les principales tentations qui détournaient de la voie à suivre. Ainsi, de la première version des Variations Goldberg de 1955 à celle de 1981, l'évolution vers la lenteur est saisissante. De la même façon, la précipitation dans le jugement a toujours été perçue par la tradition philosophique comme le vice majeur barrant l'accès à une pensée consistante: je vois un mouton qui me semble noir, j'en conclus qu'il est noir; je me précipite beaucoup trop! Pour bien juger, il m'en faut passer par le long détour de la méthode des regards croisés qui me permettra d'observer mon mouton à partir de plusieurs perspectives pour avoir une bonne idée de son aspect. Cela veut dire, appliqué au traitement de l'information, qu'il faut toujours apprendre à vérifier et diversifier ses sources d'information, seule façon de se faire un avis éclairé sur n'importe quoi qui retient notre attention, que ce soit une guerre, un projet de loi gouvernemental, une théorie économique etc. C'est quelque chose sur laquelle est constamment revenue la tradition philosophique tout au long de son histoire: la première condition pour penser, hors de toute capacité intellectuelle, est de disposer de temps devant soi et donc ne surtout pas être pressé par lui; c'est la raison pour laquelle on peut soutenir que la civilisation des temps modernes s'est instituée suivant un régime de la temporalité qui fait obstacle au libre développement de la pensée.
Une autre bonne façon de réapprendre l’art de la lenteur est d'aller s'immerger dans les cultures qui ont conservé vivace l'héritage des premiers âges de l'humanité, comme en Afrique: "On est frappé devant l’extrême lenteur de toute chose. La moindre démarche prend un temps fou et l’Occidental moyen, habitué à une certaine conception de l’efficacité et qui a fait de la rapidité une vertu suprême, s’arrache souvent les cheveux! » (Anne-Cécile Robert, L’Afrique au secours de l’Occident, p. 134) Il ne faut evidemment pas confondre cette façon de plonger en plein coeur d'une société qui a su conserver la lenteur des choses de la vie avec les séquences marchandes de décélération programmée par des clubs de loisirs sur des îles lointaines.
Mais, c'est dans la répétition même  de la vie quotidienne que ce réapprentissage devrait avant tout se faire. Donnons en une illustration concrète. Ce qui est frappant, quand on a bien intégré la nécessité de retrouver une certaine lenteur pour faire valoir un temps libre, c'est, en règle générale, l'empressement des gens au volant de leur voiture, à toute heure du jour et de la nuit, de la semaine comme du week-end, hors donc de toute obligation d'être à un rendez-vous à l'heure: en les regardant rouler, on a presque toujours cette impression de leur dire d'accélérer encore plus de peur d'arriver en retard même si rien ne presse objectivement; on a le sentiment qu'ils ont le feu aux fesses en permanence. La question n'est pas du tout ici celle du respect du code de la route, mais d'acquérir un certain habitus de la lenteur avec l'usage de la voiture pour bien intégrer que décidément rien ne presse pour prendre le temps de vivre.

c) L'escargot et le sablier zapatistes
Finissons par donner une illustration très concrète de cet art de vivre libéré de la dictature du temps abstrait. Les Zapatistes du Chiapas au Mexique ont adopté comme emblème de leur lutte l'escargot. Nous nous situons avec eux dans l'héritage de 500 ans d'un combat que les peuples Indiens d'Amérique du Sud mènent avec une admirable ténacité contre le règne du temps abstrait, de la valeur-travail, de la marchandise et de l'argent que les puissances colonisatrices ont essayé de leur imposer par la violence la plus sauvage. Symptomatique de cette lutte qu'ils mènent, furent les "dialogues" de San Andrés, en 1995-1996, lorsque les représentants de l'Etat mexicain devenaient littéralement fous devant la lenteur soigneusement assumée des consultations que les Zapatistes menaient en interne sur chaque point des négociations en cours. Mais cette lenteur est beaucoup plus largement un des principes qui règlent le "bon gouvernement" que les Zapatistes ont adopté en contraste complet avec la rapidité des décisions prises dans les pseudo démocraties occidentales:"La lenteur avec laquelle les membres des Conseils traitent les problèmes, en débattent collectivement et consultent autour d'eux peut apparaître déroutante..." (Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme, p. 58)
L'image de l'escargot est suffisamment parlante pour ne pas avoir besoin d'en développer d'avantage la signification. Mais, ils en ont encore une autre qui mérite plus d'explication: celle du sablier. Son incommensurable avantage pour se donner une autre représentation du temps, par rapport à nos horloges mécaniques, c'est qu'il permet de visualiser aussi bien les grains de sable qui sont déjà tombés (le passé), ceux qui sont entrain de tomber (le présent) et ceux qui tomberont (l'avenir). Dans cette mesure, il permet d'intégrer et de lier ensemble toutes les dimensions du temps, ce qui est une condition essentielle pour donner un sens à l'existence en constituant l'unité du temps vécu, le pont reliant le passé à l'avenir, aux antipodes de son émiettement et de sa pulvérisation auxquels donnent lieu les projects courts termistes de l'imaginaire des formes avancées du capitalisme, que nous avons étudié plus haut.

Conclusion
a) Si la strate du temps naturel caractérisé par son irréversibilité constitue une limite absolue à notre pouvoir, elle ne suffit pas, à elle seule, à rendre compte des phénomènes d'emprisonnement dans le champ de notre expérience du temps. Ils dépendent aussi et surtout de la façon dont cette strate naturelle est reprise dans le cadre de l'institution sociale du temps.
b) De ce point de vue, le monde moderne peut être compris, dans sa signification profonde, comme institution d'une nouvelle temporalité qui est déconnectée des rythmes de la vie humaine et qui la surplombe et la domine. Avec les Temps modernes inaugurés par les tours-horloges, le régime de la domination change de nature: il devient celui que la tyrannie que le temps abstrait et des significations imaginaires qui lui sont liées exercent sur l'ensemble de notre vie. Ils constituent bel et bien, à n'en pas douter, comme en témoigne le nombre incalculable de pathologies mentales que les sociétés occidentales développent avec cette sensation oppressante de toujours manquer de temps comme on manque d'air, la prison des Temps modernes.
c) S'évader de cette prison qui rend littéralement fou suppose nécessairement l'institution d'une nouvelle temporalité dont les sources d'inspiration peuvent être cherchées, entre autres, dans la skholè grecque aussi bien que dans l'otium des latins, les formes supérieures de la culture comme l'art ou la philosophie et encore dans toutes les organisations humaines, de par le monde, ayant eu la sagesse de conservé vivant le précieux héritage des premiers temps de l'humanité.


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