jeudi 17 mai 2012

Karl Marx: de l'ascension sociale

Même lorsqu'un homme sans fortune obtient du crédit en tant qu'industriel ou commerçant, c'est qu'on a confiance qu'il va se conduire en capitaliste, s'approprier à l'aide du capital prêté du travail non payé. On lui accorde du crédit en tant que capitaliste en puissance. Et même le fait, qui suscite tant d'admiration de la part des apologistes de l'économie politique, qu'un homme sans fortune, mais énergique, sérieux, capable et versé dans les affaires, puisse de cette façon se transformer en capitaliste [...] ce fait, même s'il fait entrer sans cesse en lice contre eux toute une série de nouveaux chevaliers d'industrie, dont les capitalistes individuels déjà en place se passeraient bien, renforce cependant la domination du capital, en élargissant sa base et en lui permettant de recruter toujours de nouvelles forces dans le soubassement social sur lequel il repose. Tout comme pour l'Église catholique au Moyen Âge, le fait de recruter sa hiérarchie sans considération de condition sociale, de naissance, de fortune, parmi les meilleurs cerveaux du peuple, était un des principaux moyens de renforcer la domination du clergé et d'assurer le maintien des laïcs sous le boisseau. Plus une classe dominante est capable d'accueillir dans ses rangs les hommes les plus importants de la classe dominée, plus son oppression est solide et dangereuse. 
Karl Marx 1867, Le Capital, Livre III, Cinquième section.

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Introduction
a)Thème du texte
C'est une opinion largement partagée de considérer qu'une société qui offre à tous ses membres, quelque soient leurs conditions sociales de départ, des possibilités de réussite, est une société juste. Tel est le principe sur lequel s'appuie l'article 6 de la déclaration des droits de l'homme:"Tous les citoyens, étant égaux aux yeux de la loi, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents."C'est ce qu'on appelle aujourd'hui le principe de l'égalité des chances dont une institution comme l'école est chargée de faire la promotion en permettant aux enfants issus des milieux les plus modestes, par la seule vertu de leur travail, d'espérer obtenir un meilleur statut social que leurs parents.
b)Thèse du texte
Ce texte interpelle et dérange car il va justement à rebours de cette opinion dominante. Son idée sera de dire, au contraire, qu'une société fondée sur des rapports de domination entre classes sociales et qui offre à chacun des possibilités d'intégrer les échelons supérieurs de la société renforcera d'autant mieux le système de domination qui la constitue.
c)Ordre logique du texte
Marx procède ici par induction en allant du particulier au général. Il part de l'analyse des conditions de reproduction du système de domination dans le capitalisme moderne pour montrer, ensuite, qu'elles étaient similaires dans la société religieuse du Moyen Age, ce qui l'autorise finalement à en tirer une loi générale sur la façon dont un système domination peut se renforcer dans le cadre d'une société hiérarchisée en classes sociales.

1) Le recrutement de capitalistes dans les couches pauvres de la société
a)Le crédit accordé aux pauvres
Marx part d'une analyse du crédit que peut consentir un organisme de prêt à un pauvre ("un homme sans fortune") pour qu'il puisse lancer sa propre entreprise. Si le prêt lui est accordé c'est parce que le prêteur a confiance dans le fait que le pauvre se comportera en bon capitaliste. c'est-à-dire? Il faut ici faire un travail de définition du concept de capitalisme. Marx définit précisément le comportement qui est attendu du débiteur:"s'approprier à l'aide du capital prêté du travail non payé."Se comporter en capitaliste c'est exploiter le travail d'autrui en ne lui payant qu'une partie de sa journée de travail. La logique du comportement capitaliste peut être symbolisée par le schéma A-M-A+ qui désigne la location par le capital d'une marchandise (M) qui rapportera plus (A+) qu'elle n'a coûté au capitaliste qui l'a acheté (A). La marchandise en question qui permet de transformer du capital en plus de capital, n'est pas une marchandise ordinaire; c'est le travail salarié. Pour le mettre à jour, il est indispensable d'analyser en quoi consiste une journée de travail  du salarié. En réalité, elle se décompose en deux parties que Marx appelle le temps de travail nécessaire et le temps de surtravail. Le temps de travail nécessaire correspond à la partie de la journée de travail qui est rémunérée sous la forme d'un salaire. C'est la partie de la journée de travail qui est payée au salarié. Comme pour n'importe quelle marchandise, la valeur d'échange du travail, sa valeur qui s'exprime sous la forme d'un salaire, est mesurée par le temps de travail socialement nécessaire à sa production; ici, concrètement, le temps que met le travailleur à produire l'équivalent en valeur de tout ce qui est nécessaire à l'entretien et à la reproduction de sa propre  force de travail, jour après jour: de quoi se payer à manger, se loger,se divertir, bref, de quoi vivre etc. Mais ceci ne constitue qu'une partie de la journée de travail. L'autre partie, le temps de surtravail , constitue le fondement de la valorisation du capital, c'est-à-dire le principe qui rend possible la transformation de A en A+, de l'argent en plus d'argent donc le capitalisme lui-même. C'est la partie de la journée qui n'est plus rémunérée au travailleur et qui va enrichir le capital: c'est cela, "s'approprier à l'aide du capital prêté du travail non payé"; ce qui n'est rien d'autre que du vol ou de l'exploitation.

b)Le renforcement de la domination du capital
Convertir certains pauvres à la logique du capitalisme en leur accordant des prêts pour leur permettre de devenir à leur tour des exploiteurs pourra être diversement apprécié par la classe privilégiée détentrice du capital, selon que nous ayons affaire à des capitalistes intelligents et avisés capables d'imaginer sur le long terme les conditions favorables à leur reproduction en tant que classe dominante de la société ou à des idiots n'ayant pour seule perspective que le profit à court terme. Pour ces derniers, accorder des prêts à des pauvres pour qu'ils deviennent de nouveaux entrepreneurs capitalistes, c'est, comme le dit le texte, " faire entrer sans cesse en lice contre eux toute une série de nouveaux chevaliers d'industrie" et donc  leur jeter dans les pattes une concurrence dont ils se seraient bien passés. Mais, en tant que représentants d'une classe sociale qui a intérêt à sa propre perpétuation au sommet de la pyramide sociale ils doivent  comprendre  l'intérêt majeur qu'il y a pour eux à favoriser ainsi la promotion dans l'élite détentrice du capital de gens venant des  classes pauvres de la société. C'est ce que nous dit le texte: une telle promotion "renforce cependant la domination du capital, en élargissant sa base et en lui permettant de recruter toujours de nouvelles forces dans le soubassement social sur lequel il repose."
C'est ce qu'avait fort bien compris un milliardaire comme  D. Rockfeller. Dan le contexte des mouvements de révolte  des travailleurs noirs dans les années 1960, le péril était grand pour les capitalistes de voir  se liguer  "les travailleurs noirs et blancs autour  de la question générale de l'exploitation sociale [...] On tenta de faire avec les Noirs ce qu’on avait fait, de tout temps, avec les Blancs: intégrer un petit nombre d’entre eux dans le système en leur offrant des avantages économiques. [...] David Rockefeller tenta de persuader ses collègues capitalistes: à court terme, le soutien financier apporté aux entreprises détenues par des Noirs ne porterait sans doute pas ses fruits, mais il était néanmoins nécessaire "de créer un environnement dans lequel ces entreprises pourraient continuer de faire des profits pour les quatre, cinq, voir dix années à venir."" (H. Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p.526) Le témoignage ultérieur de la réussite de cette stratégie de contrôle social par la promotion, "parmi les meilleurs cerveaux" de cette classe de laisser pour compte c’est, par exemple, la nomination par Reagan à la Cour suprême des Etats Unis, d’un Noir conservateur qui finit de faire basculer totalement cette puissante institution du côté des groupes de pression qui réussirent à laminer dans les années 1980 tous les droits sociaux durement acquis et, dont les Noirs furent parmi les premières victimes. Leur situation empira de façon telle qu’elle n’avait plus rien à envier à celle qu’on trouve dans certains pays pauvres du Sud comme le décrit H. Zinn. Ici aussi le principe de l’ascension sociale est utilisé d’abord et avant tout comme instrument de contrôle social plus sophistiqué que la brutale répression qui montrait alors ses limites; ce que la promotion sociale de quelques Noirs dont on fera abondamment la publicité permet alors de mieux dissimuler, c’est que le système de domination , lui, s’affermit comme l’attestèrent les statistiques de la fin des années des années 1970:"Malgré les opportunités dont avait pu profiter un petit nombre d’individus, le revenu moyen d’une famille noire ne représentait en 1977 que 60% environ de celui d’une famille blanche. Les noirs couraient deux fois plus le risque de mourir de diabète, sept fois plus d’être victimes de la violence meurtrière générée par la pauvreté et le désespoir des ghettos. Au début de 1978, un article du New York times reconnaissait que « à de très rares exceptions près, les quartiers qui avaient connu les émeutes des années 1960 avaient très peu changé" et que "la pauvreté s’était étendue à la plupart des grandes villes." (H. Zinn, p.528)  Pour les capitalistes les plus avisés l'adage qui veut qu'"on ne prête qu'aux riches" mérite donc d'être relativisé. Il est aussi important de pouvoir prêter à un petit nombre de pauvres à condition que ceux-ci aient parfaitement intégrés les rouages  de la domination et de l'exploitation en régime capitaliste.

c)Le mythe du self made man
Ce mythe a joué un grand rôle dans la promotion des Etats Unis comme un pays où tout est possible, où l’on peut partir de rien pour arriver à se construire finalement une fortune; la réalité que cache ce mythe est beaucoup plus prosaïque comme le souligne H. Zinn: "Si certains milliardaires avaient d'abord connu la pauvreté, tel n'était pas le cas de la plupart d'entre eux. Une étude portant sur les origines de trois cent dirigeants de l'industrie textile, des chemins de fer et de l'aciérie des années 1870 montre que 90% d'entre eux étaient issus  de la petite et grande bourgeoisie. Les traditionnels contes de fées sur la transformation du  "loqueteux en riche"  étaient peut -être vrais pour une poignée d'individus mais il s'agissait avant tout d'un mythe, au demeurant bien utile pour apaiser la population." (ibid., pp. 294-295)  A la fin du XXème siècle, la situation n'était guère différente: "Une étude de la fondation Carnegie indiquait que deux jeunes d'un niveau égal dans les tests d'intelligence [...] ont des parcours différents selon la catégorie socioprofessionnelle de leurs parents. L'enfant d'un avocat ayant le même résultat au test qu'un enfant de gardien d'immeuble avait tout de même quatre fois plus de  chances d'aller au collège, douze fois plus d'aller jusqu'au bout du collège et vingt-sept fois plus de terminer dans la tranche des 10% de salaires les plus élevés." (ibid., p.733) Le mythe du self made man a, entre autre fonction importante, de faire intérioriser aux gens  l'idée que ceux qui, nés pauvres, le restent toute leur vie, soit, l’écrasante majorité ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes ou, si on veut, dans sa dernière variante, à un patrimoine génétique qui fait qu’ils ne disposent pas des gênes comme celui de l’esprit d’entreprise pour réussir. Les inégalités sociales et économiques se voient ainsi justifiés comme n’étant que le sage verdict de la vie qui récompense les méritants ("les winners") et sanctionne ceux qui sont destinés à rester toute leur vie des perdants ( des "loosers") Le mythe du self made man est inséparable de la métaphore de l'ascenseur social qui donne à espérer aux membres des couches les plus pauvres de la société de pouvoir s'élever par la seule vertu de leur travail, dons et talents au sommet de la hiérarchie ce qui permet, en dernière instance, de légitimer celle-ci et donc de renforcer le pouvoir de la classe dominante. La solidarité de classe s'estompe ainsi au profit d'une lutte compétitive pour abandonner sa classe d'origine considérée comme une tare. On a ici un des points d'application du grand principe de l'art de la domination que les Romains avaient découvert en leur temps, divide et impera, diviser et régner: il s'agira ici de mettre en compétition les pauvres les uns contre les autres en orchestrant la lutte compétitive pour les rares places disponibles au sommet de la hiérarchie sociale. La lutte pour les places pour intégrer la société se substitue ainsi à la lutte des classes pour changer la société(1)

2)La loi générale présidant au renforcement d'un système de domination
a) L'ascenseur social comme instrument universel de domination
La promotion sociale d'une petite minorité de pauvres comme instrument pour renforcer un système de domination n'est pas, comme le laisse entendre la fin du texte, une découverte du capitalisme. C'était déjà de cette façon que le Clergé au Moyen Age s'y prenait pour renforcer sa domination sur la populace. On peut ainsi se risquer à cette généralisation consistant à dire que dans toute société de classes, "Plus une classe dominante est capable d'accueillir dans ses rangs les hommes les plus importants de la classe dominée, plus son oppression est solide et dangereuse." ce qui constitue la thèse  centrale de ce texte. A son appui, on remarquera que  les Romains, grands maîtres dans l'art de la domination,  avaient eux aussi  déjà vu qu'on pouvait utiliser l'ascenseur social comme un instrument de contrôle sur la masse menaçante des pauvres, ce qu'on appelait alors la "plèbe", ainsi que le relève P.A. Brunt:"Les plébéiens avaient été admis à la magistrature. Mais en abandonnant leur monopole les praticiens se réservaient l'assurance de conserver entre leurs mains une partie du pouvoir. Une nouvelle noblesse apparut, à laquelle seul un petit nombre de plébéiens put accéder [...]. Les vieux conflits sociaux ne pouvaient manquer de réapparaître, mais il devenait plus difficile aux pauvres  de se trouver des défenseurs dès lors que les ambitions des riches plébéiens avaient été satisfaites.(souligné par moi. Conflits sociaux en République romaine, p. 30 cité par C. Harman, Une histoire populaire de l'humanité, p.93)

b) le serviteur est la vérité du maître
Hegel ,quelques décennies plus tôt, avait déjà exprimé dans  une formule ramassée, ce qui est en jeu ici: "le serviteur est la vérité du maître". Cela veut dire qu'un maître que le serviteur a cessé de se représenter comme un idéal inaccessible à atteindre peut dire bientôt adieu à sa domination. Dans les formes du capitalisme avancé, l’idéal en question sera celui de la star qui vit entouré d’un luxe inouï retranché dans sa somptueuse villa sur les hauteurs de Beverly Hills. Le maître n’est destiné à rester le maître qu’aussi longtemps qu’il réussit à maintenir dans l’esprit du serviteur l’idée qu’il incarne ce qui a de la valeur dans la vie. Ce sont alors les valeurs de sa classe sociale qui deviennent les valeurs générales de la société. La formule marxienne d'une société hiérarchisée veut que l'idéologie de la classe dominante tend à devenir l'idéologie dominante de la société; c'est de la réussite de cette généralisation que dépend d'abord la reproduction de leur position au sommet de la pyramide sociale. Autrement dit,  elle dépend de savoir jusqu'à quel point la façon propre aux classes dominantes de se représenter le monde finit par être intériorisée par l'ensemble des classes sociales. Autrefois, dans la société féodale, c'était par le biais de  l'éducation confessionnelle  que se réalisait cette diffusion. En obligeant dès le plus jeune âge les gens à livrer leur jardin secret à l'autorité religieuse, celle-ci pouvait le cultiver à sa guise et modeler l'intimité de leur vie. Aujourd'hui, ce sont d'autres institutions qui assurent l'hégémonie idéologique des classes dominantes du capitalisme. En particulier, les M.M.C (Mass Médias Communication: le cinéma, la télévision, la radio, la presse) On peut s'appuyer, pour étayer cette thèse, sur le modèle de compréhension construit par Chomsky et Herman, de la diffusion de la propagande officielle via ces institutions dans La fabrication du consentement: il est construit sur la base de cinq filtres qui donnent à comprendre  comment  les M.M.C. orientent le traitement de l'information conformément aux intérêts des puissants. (Nous avons consacré six parties à ce sujet sur les contraintes invisibles qui pèsent sur la pensée) La particularité  de ce mode de généralisation de l'idéologie des  classes dominantes tient au fait qu'il  se fait par les mécanismes anonymes et impersonnels du marché de l'information: il suffit d'intégrer  les médias dans le mécanisme du marché fixateur de prix et régi par la loi de l'offre et la demande pour que s'opère d'elle-même une propagande qui véhicule l'idéologie des classes dominantes. Ce modèle de compréhension ne suppose pas, prioritairement, de mettre l'accent sur des formes directes de censure ou de complots orchestrés par des groupes occultes (ils peuvent éventuellement exister mais ne jouent pas le rôle principal; comme le faisait remarquer Lordon, sur cette question là, il y a deux extrêmes à éviter: voir des complots partout ou n'en voir nulle part). L'efficacité de cette diffusion de l'idéologie des classes dominantes à l'ensemble de la société se mesure à ce que révèle le serviteur: son imaginaire  constitue le miroir dans lequel le maître peut contempler la consistance véritable de son emprise sur les esprits comme en  témoigne  cet Indien de l'Oklahoma, Evan Haney, un ancien de la guerre du Vietnam, qui fit part ainsi de son expérience en faisant le rapprochement entre ce qu’ont eu à subir les Vietnamiens et son propre peuple:"Les Indiens ont subi le même genre de massacre il y a un siècle. Des armes biologiques ont été utilisées à cette époque: ils donnaient des couvertures contaminées par la variole aux Indiens. […]J’ai appris à connaître le peuple vietnamien et je me suis aperçu qu’il était comme nous.[…] Toute ma vie j’ai connu le racisme. Lorsque j’étais enfant je regardais les films de cow-boys, c’est la cavalerie que j’admirais, pas les Indiens. (souligné par moi) C’était aussi grave que cela. Mon autodestruction allait jusque là […] 50% des enfants de l‘école du patelin où j‘habitais dans l‘Oklahoma étaient des Indiens mais l‘école, la télé ou la radio ne parlaient jamais de la culture indienne. Il n‘y avait pas de livres sur l‘histoire des Indiens. Pas même à la bibliothèque.[…]" (H. Zinn p. 598) Voici exposée l’œuvre du maître pour coloniser l'imaginaire du serviteur par le biais des divers canaux de la propagande dont l’école est un biais, comme il apparaît ici. Mais pas seulement; l'industrie du cinéma a joué un rôle complémentaire et tout aussi décisif comme  le laisse entendre ce témoignage. Il a fallu attendre 1970 et la sortie de Little big man pour donner à voir enfin, pour la première fois, une histoire qui raconte  la "conquête de l'Ouest" suivant le point de vue des victimes, les Indiens.

 Jusque là prévalait toujours le même canevas mythique dans l'industrie hollywoodienne du cinéma: la cavalerie représentait les gentils venant sauver au dernier moment la veuve et l'orphelin,et, les Indiens, des créatures menaçantes et barbares. Un Indien qui grandit dans cette culture finit par admirer ses ennemis et détester ce qu'il est. Ellul attirait l'attention là-dessus; l' industrie du cinéma n'est pas un simple et innocent divertissement mais véhicule tout un "way of life", une manière de vivre, qui colonise l'imaginaire des gens et des pays où il s'introduit. De ce point de vue, le Plan Marshall, la généreuse aide octroyée par les Etats Unis aux pays européens pour se reconstruire après la Seconde Guerre Mondiale avait tout du "don qui est prié d'avaler le receveur" pour reprendre les termes  du proverbe Kwakiutl: "Il ne fait pas de doute [...] que le Plan Marshall, qui est d'abord et véritablement une aide aux pays défavorisés, comporte aussi une part de propagande: pénétration de produits, de films (accord Blum sur le cinéma en 1948), de méthodes, made U.S.A." (Ellul, Propagandes, p. 84) La même chose s'applique à d'autres minorités ethniques comme celle des Noirs.

Le test de la poupée blanche ou noire



3) Les mécanismes institutionnels de l'ascenseur social
a) La carrière politique
 L’ascenseur social au service du maintien et du renforcement de l’ordre bourgeois n'est pas seulement économique même si le texte centre l'analyse là-dessus. La mobilité sociale se fait aussi par le biais de la politique. Il est vrai que le système du crédit, sur le plan économique, a permis à des enfants du peuple comme Carnegie ou Rockfeller de devenir des capitalistes de grande envergure consolidant ainsi les rapports de domination et d’exploitation qui lui sont constitutifs comme le notait Pouget à la suite de Marx: ""Il en est de même qui, d’ouvriers à leur origine (un Carnegie, un Rockfeller, etc.) sont devenus des rois de l’or. Ces parvenus, la bourgeoisie les a faits siens. Elle les accueille avec d’autant plus de plaisir que, en lui infusant un sang nouveau, ils consolident ses privilèges; d’autre part, elle les exhibe, en guise d’arguments péremptoires, pour démontrer qu’il est facile aux ouvriers « économes » de s’embourgeoiser." (Principes et théories du syndicalisme d’action directe, p. 124) Mais, tout aussi important,  l’ascenseur politique dans le cadre des institutions de l’Etat bourgeois a joué un rôle de premier plan dans l'affaiblissement du projet alternatif  de société dont était porteurs les premiers socialismes. Il faut ici se rappeler  le sens de l'opposition d'une bonne partie des courants du socialisme du début du XXème siècle qui refusaient d'entrer dans le jeu parlementaire et électoral des partis politiques fussent-ils ouvriers. Il  s'agissait d’éviter de tomber dans le piège de l’ascenseur social et de l‘embourgeoisement de "ces éléments les plus importants" de la classe ouvrière par le biais de la carrière politique. Ainsi du syndicalisme qui revendiquait son indépendance: "il condamnait un socialisme parlementaire au motif que ce dernier se contentait d’élever les membres les plus dynamiques du mouvement ouvrier vers la classe moyenne, où ils oubliaient bientôt leurs principes révolutionnaires." (C. Lasch, Le seul et vrai paradis, éditions Flammarion, pp. 386-387)Il faut ici partir de la grande scission qui s’est opéré à l’intérieur du mouvement du rouge, du socialisme, et qui devint définitive à la fin du XIXème siècle (Pouget donne la date de 1894 et le Congrès de Nantes):scission entre d’un côté les parlementaristes qui militaient pour une action politique dans les cadres institutionnels de l’Etat républicain pour faire avancer l’œuvre du socialisme: c’est l’option d’un socialisme d’Etat supposant le développement de partis politiques; d’un autre côté, un socialisme anti étatique supposant le développement de syndicats veillant farouchement à leur  indépendance vis-à-vis du jeu politicien des partis politiques, fussent-ils affublés du vocable de « socialistes » . Pour ce courant libertaire du socialisme, comme le proclamait la Première Internationale,  « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs » et non pas de représentants élus prétendant gouverner à leur place. Le nerf de l’argumentation de ce dernier courant du socialisme avait tout à voir avec une problématique de l’ascenseur social. Les représentants socialistes siégeant dans les parlements et les cabinets ministériels finiraient  immanquablement par s’embourgeoiser et à tirer toute sorte de privilèges personnels de leur statut de politiciens professionnels qu’ils finiraient très vite par oublier leur principe révolutionnaire :« nous voyons même, par beaucoup d'exemples, que si quelque propagandiste de la révolution pénètre dans le monde gouvernemental, il devient un excellent bourgeois avec la plus grande facilité... » (G. Sorel, La décomposition du marxisme, p. 21) Les privilèges dont-ils jouissent en tant que membres permanents de la classe des représentants politiques devaient les conduire à œuvrer pour le statut quo et à envisager le socialisme parlementaire comme un simple moyen de faire carrière dans la société d’où aussi la ralliement de façade de certains membres de la bourgeoisie au socialisme: "Et ces transfuges de la bourgeoisie ont escompté les profits de s’afficher socialistes et ils ont caressé l’espoir d’acquérir ainsi une situation prépondérante. Si bien qu’il en est qui se découvrent socialistes comme d’autres se font avocats ou marchands d’alcool. C’est considéré comme une carrière- un excellent moyen de parvenir. " (Pouget, ibid., p. 120) Ce mécanisme sociologique a bien été étudié par Bourdieu: à partir du moment où se constitue une classe de politiciens professionnels, ceux-ci tendront immanquablement par se déterminer en fonction des intérêts propres à leur classe sociale, qui sont les mêmes quelque soit la couleur politique sous laquelle ils s’affichent. L’intégration du socialisme dans le jeu des partis politiques de l’Etat républicain a constitué, pour les classes dominantes de la bourgeoisie,  un fantastique instrument d’amortissement  du péril révolutionnaire.  Ce qu’elle a pu instiller au socialisme par ce biais pour en neutraliser le poison de la subversion,  c’est la « jaunisse »: dans la symbolique politique des couleurs, le jaune désigne toujours pour les socialistes révolutionnaires, les traîtres, qui, en acceptant de monter dans l’ascenseur social, passe à l’ennemi et finissent par se retourner contre leur classe d’origine. C’est ainsi que Manin montre que la constitution de partis politiques ouvriers et socialistes à la fin du XIXème siècle n’a aucunement remis en question le principe élitiste  sur lequel s’est constitué l’Etat républicain moderne qui fait de l'activité politique la chasse gardée d'une aristocratie élective:"A l'aube de l'ère capitaliste, ces ouvriers " plus intelligents et plus ambitieux que les autres" seraient devenus de petits entrepreneurs, maintenant ils deviennent des bureaucrates du parti. Le parti est ainsi dominé par une élite "déprolétarisée" profondément différente de la classe ouvrière." (Manin, Principes du gouvernement représentatif, p. 265) Pour donner des exemples récents de la façon dont "les meilleurs cerveaux  du peuple" sont intégrés et digérés par les classes dominantes  par le biais de la carrière politique, on peut citer des figures emblématiques comme Pierre Beregovoy ou Eric Woerth. Le premier, d'origine modeste, se hissera à la force du poignée au sommet de la carrière politique en devenant premier ministre sous la présidence de Mitterand au prix du reniement de toutes les valeurs de son milieu d'origine; de façon symptomatique, lorsque l'on demandait à un grand banquier quel avait été son ministre des finances préféré, il répondait sans l'ombre d'une hésitation Beregovoy car c'est lui qui avait impulsé, avec quelques autres figures de proue comme Delors, la libéralisation des marchés financiers dans les années 1980 et fait sauter les entraves à la libre circulation des capitaux; c'est  pendant cette période que la part salariale a chuté vertigineusement au profit de la rémunération du capital. Comme le résumait fort bien Michelet ," Presque toujours ceux qui montent, y perdent, parce qu'ils se transforment ; ils deviennent mixtes, bâtards ; ils perdent l'originalité de leur classe sans gagner celle d'une autre. Le difficile n'est pas de monter mais en montant de rester soi."

b)L’école de l’égalité des chances
C'est une troisième institution centrale qui favorise la mobilité  propice à la consolidation de la pyramide sociale. Ce qui  pourra assumer ce rôle de révélateur des dispositions supposées "naturelles" des uns et des autres en prétendant donner sa chance à chacun de façon à légitimer  et reproduire la structure inégalitaire de la société c’est, en premier lieu, l’école. Le discours est entendu et mille fois rabâché: l’école serait là pour donner sa chance à tout le monde et quelque soit son milieu d’origine seuls les dons naturels, le travail et le mérite doivent être récompensés. Il faut tout de suite noter, si on prend au sérieux ce que Marx a à nous dire dans ce texte, que la critique qu’on peut faire de ce discours en reste à niveau beaucoup trop superficiel lorsqu’elle se contente de constater que l’école ne respecte pas ce principe qu’elle proclame pourtant en offrant aux jeunes des milieux socialement et culturellement favorisés infiniment plus de chances de réussite. Ce que l’analyse de Marx nous conduit à critiquer c’est le principe même de l‘égalité des chances et non pas sa mauvaise application. Reformulé dans les termes de l’analyse marxienne, ce principe veut en réalité dire: chacun doit avoir les mêmes chances de parvenir à exploiter son prochain, ce qui, vu sous cet angle, le rend tout de suite nettement moins reluisant. C'est ainsi, par exemple, que Gramsci comprendra le développement de l'école obligatoire pour tous à partir de la fin du XIXème siècle: "La bourgeoisie, grâce à l'école, manifestera cette volonté de conformer, c'est-à_dire de susciter chez les classes dominées un désir de conformité et une illusion de ressemblance qui, en détruisant leur espace d'autonomie culturelle, puissent les enchaîner à la pérennité de l'ordre social." (cité par G. Chambat, Pédagogie et révolution, éditions Libertalia, p.p. 34-35) L'école de Ferry instituée durant cette période obéit, en réalité, à une logique de reproduction de l'ordre établi: "L'école de Ferry vient d'inventer l'escroquerie de l'égalité des chances: donner à chacun les "chances" égales d'accéder aux échelons les plus élevés d'une société inégalitaire "et non aider les classes dominées à développer les savoirs qui transformeraient la nature inégalitaire du système.""(ibid., p. 35) Autrement dit, en dépit de son appellation trompeuse d'école de l'instruction publique, c'est bien d'un projet d'éducation nationale dont est porteur dès l'origine cette école.  L'instruction ne doit pas être mise au service de la formation d'individus à l'esprit critique capables de mettre en question l'ordre établi pour l'altérer éventuellement comme cela devrait être le cas dans le cadre d'un projet d'instruction publique inspiré des principes libéraux de Condorcet. La volonté d'instruire que proclame l'école républicaine obéit avant tout à une volonté de conformer:""L'école se voudra libératrice dans la mesure où elle permettra à un plus grand nombre de dominés de rejoindre le camp des dominants."Pour se faire, elle devra transmettre les savoirs permettant d'être reconnu par le système (et non faire acquérir les savoirs pour le transformer." (ibid., p.37)
Le projet politique de démocratiser l'instruction peut ainsi obéir à deux logiques radicalement antagonistes. Dans la logique d'une éducation nationale, il s'agira de mettre au coeur des dispositifs d'enseignement des connaissances qui permettront de faire carrière et de gravir les échelons de la société: des techniques de management ou des mathématiques financières par exemple. S'il s'agit, au contraire, d'instruire pour permettre aux individus de transformer leurs conditions sociales d'existence, on valorisera de toutes autres formes de connaissances cultivant la rationalité critique ( à travers, par exemple, ce que Chomsky appelle des "cours d'auto défense intellectuelle") L'école républicaine telle qu'elle prend forme à la fin du XIXème siècle se situe, sans équivoque, dans la première optique. D'ailleurs J. Ferry l'avouait lui-même ouvertement à l'Assemblée nationale lorsqu'il lui fallut défendre son projet pour l'école. Il s'agissait avant tout pour les gardiens de l'ordre établi de conjurer  la menace que se reproduise une révolution ouvrière comme ce fut le cas en 1871 lors de la Commune de Paris et plus généralement de mettre fin à l'ère des révolutions:"Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes. [...] Si cet état de chose se perpétue, il est à craindre que d'autres écoles se constituent, ouvertes aux fils d'ouvriers et de paysans, où l'on enseignera des principes diamétralement opposés, inspirés peut être d'un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 28 mai 1871." (cité par G. Chambat, ibid., p. 31) L'historien H. Guillemin montre bien toute l'ambiguïté de cette école républicaine où la perspective du paradis bourgeois s'est substituée à celle du paradis chrétien comme instrument de contrôle social des pauvres. Voyez à partir de 22'10:

 Le mouvement ouvrier avait  aperçu à l'époque le piège que constitue cette école républicaine et la nécessité pour lui de se doter de ses propres institutions en matière d'instruction publique. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la naissance à la fin du XIXème siècle d'universités populaires dans lesquelles il s'agissait de délivrer une instruction aux classes pauvres de la société qui soit autre chose qu'un simple instrument de contrôle social pour coloniser leur imaginaire et les soumettre à un appareil d'Etat qui n'a aucun intérêt à leur donner les armes intellectuelles pour s'émanciper.

c)Les deux versions du principe de l'égalité des chances
 Pour s'armer intellectuellement dans le débat qui tourne autour du principe de l'égalité des chances, il faut s'outiller d'une distinction de base entre deux versions radicalement opposées qui peuvent en être proposées. L'une qui est partagée aussi bien par la droite que par une très large frange de la gauche actuelle. L'autre qui est la version oubliée, héritée des premiers socialismes. Dans sa première version, ultra dominante, le mérite personnel est prioritaire sur l'exigence de solidarité. Il s'agit d'abord d'organiser la compétition de tous contre tous et prétendre récompenser le mérite personnel de chacun. L'exigence de solidarité vient ensuite et prendra la forme injurieuse de la charité que les vainqueurs de cette compétition accordent. C'est typiquement le genre de promotion de l'égalité de chances qu'on trouvait dans la campagne électorale de N. Sarkozy en 2007 censée lui permettre de ratisser le plus largement possible  des voix aussi bien dans son camp à droite sensible d'abord au mérite qu'à gauche dans un électorat sensible au thème de la solidarité. Le mérite vient en premier:" Il permet, en effet, de penser qu'il suffit de consentir des efforts (en travaillant plus, en s'intégrant, en respectant les lois) pour être récompensé (par un salaire plus élevé, par des meilleures notes à l'école, par le droit d'être français...) et, de l'autre côté, de considérer un statut inférieur (chômeur, mauvais élève...) comme le résultat généralement légitime d'une incapacité de responsabilité et d'effort, dont l'individu doit payer le prix." (Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 236) Vient ensuite, subordonné au premier,  tout le discours sur la solidarité:"[N. Sarkozy] ne prône-t-il pas notamment "une France où la réussite est au service de la solidarité"? De quelle solidarité s'agit-il? Tout d'abord d'une solidarité seconde." (Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 237). Son caractère pervers réside dans le fait  que cette générosité ne peut plus prendre que  la forme de la charité, de ce que l'anthropologie de Mauss appelle le don injurieux (cf. le sujet, Quelque chose peut-il valoir qu'on donne sa vie?, 3c) Le don injurieux, pour plus de développement) qui écrase celui qui la reçoit en lui faisant bien sentir son statut d'inférieur et de vaincu de la compétition sociale : "Bref, d'abord la morale du mérite, ensuite la solidarité." (ibid., p. 237) Il ne s'agit, après tout, tout que de la version rénovée de ce qu'était déjà le discours libéral  "du XIXème siècle, cette  (bonne) vieille morale du mérite et de son acolyte charitable," (ibid., p. 238) et qui est aujourd'hui  très largement relayée par une gauche qui se demande comment survivre à un socialisme des origines dont elle a fait son deuil. L'idéal de société qu'implique cette version libérale du principe de l'égalité des chances, dans la critique qu'en a a fait les premiers socialismes du XIXème et des débuts du XXème siècle, n'est pas seulement injuste ( la société, telle qu'elle est constituée, est parfaitement incapable de donner les armes égales à chacun dans cette lutte censée récompenser le mérite) mais elle est surtout invivable. Une société ne peut prétendre, sans gravement menacer ce qui fait le lien social, prendre pour principe premier la compétition de tous contre tous. La critique socialiste de cette version libérale du  principe de l'égalité des chances appliqué, en particulier, à l'école républicaine, dans laquelle le primaire supérieur devait servait à intégrer aux classes dominantes les plus aptes des enfants de pauvres à recevoir une éducation bourgeoise se trouvait déjà chez A. Thierry au XIXème siècle: :"-Enrichissez-vous ! disait Guizot au peuple.
- Embourgeoisons-nous ! se dit le peuple à soi-même. Il n'aspire pas à être libre, il aspire à opprimer.
L'enseignement des écoles primaires supérieures, qu'on a voulu dresser contre celui des collèges et des lycées, est devenu comme lui instrument de la domestication du peuple. Si le secondaire est le préceptorat des exploiteurs, si le primaire est le préceptorat des exploités, le primaire supérieur est le séminaire des traîtres, le préceptorat des Jaunes. Mais ce faisant, il est essentiellement démocratique. "La démocratie, avoue quelque part M. Clemenceau, c'est le gouvernement des
parvenus." Un écrivain a publié voici quelque temps un Manuel de l'Arrivisme. Je n'ai pas lu son livre ; mais tout ingénieux qu'il doive être, je ne sache pas qu'il ait cette épigraphe, la seule, et
aussi bien la plus noble, la plus majestueuse qui lui convienne : "Article 6.-Tous les citoyens, étant égaux aux yeux de la loi, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents." En effet, le meilleur Manuel de l'Arrivisme, c'est encore la Déclaration des Droits de l'Homme." (Albert Thierry, L' Homme en proie aux enfants, 1909) 
Le principe de l'égalité des chances tel que les premiers socialismes l'ont pensé renverse l'ordre des priorités entre le mérite et la solidarité. Ainsi le définissait G. Renard en 1895:"A tous la même possibilité de se développer, à chacun ce qui lui est dû." (cité par Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 241) Cette morale socialiste reconnaît donc bien une place au mérite mais subordonnée à une exigence première de solidarité. Il faut, en premier lieu, oeuvrer pour que la société donne "les moyens de travailler, de s'instruire, de développer les aptitudes dont il est doué" à chacun de ses membres. Autrement, dit, pour reprendre les termes de l'anthropologie de Mauss, sa tâche première est de faire du socle de la société non pas la compétition mais le don que la société apporte à chacun de ses membres et qui lui offre le minimum de protection sociale nécessaire pour développer ses initiatives et ses capacités. ( le revenu inconditionnel peut être compris dans cet esprit) Ce n'est que dans ce cadre là que la société doit faire une place au mérite; qu'elle doit  faire "sa part légitime à l'aristocratie vraie, purement personnelle, en ce sens que les plus dignes d'estime par leur intelligence, leur droiture, leur bonté, leur travail, leurs qualités de tout genre pourront [...] conquérir des situations proportionnées à leur mérite." (ibid., p. 241) La compétition qui est reconnue peut prendre alors une toute autre tournure qui n,'implique pas l'écrasement des faibles par les forts. Elle est celle d'une solidarité agonistique, d'une forme de rivalité qui n'exclut pas mais, au contraire, inclut un lien social fraternel. La rivalité, la compétition,  a toujours été l'un des principaux stimulants de l'activité humaine comme l'anthropologie nous l'apprend. Dans les sociétés primitives, la compétition est « ardente […] On se bouscule pour exceller dans la reproduction des motifs. » (Goldenweiser cité par Polanyi, ibid., p. 371) « Les hommes rivalisent entre eux, à qui ira le plus vite, à qui fera la meilleure besogne, soulèvera le plus de fardeaux pour amener au jardin des gros piquets… » (Malinowski cité par Polanyi, ibid., p. 371) L’historien suisse J. Burckhardt exagérait sans doute lorsqu’il faisait de ce stimulant de l‘effort, ce qu’il appelait l’Agôn (la rivalité, la compétition) la singularité du monde grec de l’Antiquité. Cette description qui valait pour la cité grecque a, en réalité,  une portée beaucoup plus générale s’étendant à l’ensemble des sociétés pré capitalistes: "Ainsi, à l’intérieur de la cité, l’élément agonistique est dérivé vers des « rivalités », des « compétitions », des activités qui à la fois sont valorisées et concourent au fonctionnement de la cité. Qui sera le combattant le plus vaillant pendant la guerre, le meilleur orateur devant le peuple, le meilleur poète tragique, l’argumentateur le plus fort etc."(Castoriadis, Une société à la dérive, p. 156) Mais, cette compétition est encastrée dans et subordonnée à une exigence première de solidarité sans laquelle elle devient destructrice du lien social. Comme le pensait Fournière, un de ces premiers socialistes aujourd'hui oubliés, "toutes les formes de coopération humaine, qu'il s'agisse de la coopération temporaire des sociétés primitives pour une expédition de chasse ou de guerre ou des coopérations permanentes modernes, sont des " synthèses d'antagonismes individuels résolus en harmonie."" (Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 214)
Dans sa version libérale, telle  que les politiques gouvernementales actuelles le mettent en oeuvre, que l’école garantisse de moins en moins l’égalité des chances, comme toutes les statistiques l'indiquent, n’est pas forcément une bonne nouvelle pour les classes dominantes; car cette évolution favorise le désordre social par le mécontentement grandissant qu’elle entraîne dans les couches les plus pauvres de la société. Quand  l'ascenseur social est en panne et les portes des plus hauts échelons de la société sont laissées hermétiquement fermées par une classe murée dans son autisme et totalement aveugle au sort du reste de la société, les conditions sont propices à des soulèvements. De ce point de vue, l'aristocratie anglaise a été plus habile que celle du Continent en sachant préserver le droit d'aînesse, l'institution de la primogéniture qui accordait  l'héritage à l'aîné des enfants; cela incitait les cadets et cadettes à aller faire des mariages d'intérêt avec des membres de la bourgeoisie montante et offrir à cette dernière des perspectives de promotion sociale. Comme l'explique Polanyi: " [...] l'aristocratie anglaise a sans arrêt assimilé les plus riches des nouveaux venus et élargi les rangs supérieurs de la hiérarchie sociale, alors que, sur le Continent, l'aristocratie encore à demi féodale ne se mariait pas avec les fils et les filles de la bourgeoisie, et que l'absence de l'institution de la primogéniture les isolait hermétiquement des autres classes." (Polanyi, La grande transformation, p. 248) C'est une raison majeure qui peut expliquer pourquoi l'Angleterre n'a pas eu à en passer par une révolution sanglante, comme la France, pour que la bourgeoisie accède au pouvoir politique une fois conquis le pouvoir économique avec la Révolution industrielle. Elle disposait des institutions qui lui ont permis d'absorber graduellement et en douceur cette nouvelle bourgeoisie dans les plus hautes sphères de la société.
 D'où le sens des mesures actuelles préconisées par le gouvernement pour faire de la discrimination positive et imposer, par exemple, un taux de 30% d'enfants issus de milieux populaires dans les grandes écoles ou supprimer l'épreuve de culture générale à leur entrée. De telles mesures pourront être facilement mises en avant au nom d'un noble  principe de justice sociale et de l'idée que l'on gouverne au service du peuple alors qu'en suivant le propos de Marx , il faudra dire qu'il s'agit avant tout d'une façon de consolider le pouvoir des classes dominantes et l'ordre social qui va avec. D'autres mécanismes que l'école sont alors nécessaires pour assurer la reproduction de la pyramide sociale par la mobilité sociale.

d ) Le sport professionnel
Devant les difficultés  de l'école à jouer son rôle d'ascenseur social, il faudra pouvoir compter sur d'autres mécanismes institutionnels. Le sport professionnel est devenu aujourd'hui  un biais important par lequel susciter dans les milieux populaires l'adhésion aux valeurs des classes dominantes de la société et faire miroiter aux plus pauvres qu'eux aussi ont leur chance de devenir riche, célèbre et honoré pour peu qu'ils aient quelque habileté dans l'exercice d'un sport médiatique. Z. Zidane  ou N. Anelka en constituent deux cas emblématiques qui correspondent bien à cette nouvelle phase de la domination du capital dans laquelle la culture de l'écrit perd désormais de son importance en tant qu'instrument de promotion sociale et où l'on peut espérer se retrouver tout en haut de la pyramide sociale et gagner des sommes astronomiques tout en témoignant d'une prodigieuse inculture (cf. la figure de l'analphabète secondaire). Mais, ici aussi, la mise sur le devant de la scène médiatique de quelques rares exemples de réussite sociale par ce biais, permettra de faire l'impasse sur l'écrasante majorité de ceux qui échoueront dans la carrière sportive pour grimper l'échelle sociale.

e)L'armée
L'armée est une autre de ces institutions; la carrière militaire permettra ici aussi à une petite fraction des classes les plus pauvres de gravir les échelons de la société. Par exemple, c'est par la carrière militaire  qu'Hitler entama son ascension sociale lui qui en 1914 devait encore aller à la soupe populaire pour assurer sa subsistance. H. Zinn, de la même façon, montre comment aux Etats Unis, dans le contexte de la Révolution, les riches colons purent obtenir la collaboration des pauvres dans leur lutte contre le gouvernement britannique alors même qu'ils n'avaient aucun intérêt particulier à mettre leur vie en jeu dans ce conflit opposant deux fractions des classes dominantes: " l'état militaire offrait un débouché pour les pauvres qui pouvaient en gravir les échelons, obtenir quelque argent et changer ainsi de statut social...[on] usait [...] de la stratégie traditionnelle qui consiste pour tout gardien de l'ordre social à mobiliser et à discipliner les populations récalcitrantes en leur offrant aventures et récompenses dans le service des armes." (  ibid., p. 94) Rien ne l'illustre mieux que ce témoignage d'un lieutenant américain issu des couches pauvres de la société américaine:"J'étais cordonnier et je gagnais ma vie à la sueur de mon front [...]. On m'a demandé de m'engager comme simple soldat et j'ai accepté à condition d'être nommé au grade de lieutenant. On me l'a accordé, alors je me suis imaginé que j'allais pouvoir avoir de l'avancement: si j'étais tué au combat c'était fini pour moi, mais si mon capitaine était tué je pouvais monter en grade et avoir même la chance de monter un peu plus haut. Sûr que c'était ma seule raison pour prendre du service, parce que pour ce qui est de la dispute entre la Grande-Bretagne et les colonies, je n'y comprends rien." (cité par H. Zinn, ibid. p. 94) Le contre-exemple parfait qui confirme ici la loi marxienne, c'est, peu avant la Révolution française de 1789, la noblesse qui obtient du roi que pour être officier dans l'armée, il faut avoir les "quatre quartiers de noblesse", c'est-à-dire, les quatre grands-parents nobles. Mais ce qu'elle gagne ainsi comme privilège sur le court-terme, elle devra le payer très chez quelques années plus tard quand l'armée basculera du côté du peuple lors des journées de juillet 1789. Les jeunes sous-officiers issus de la bourgeoisie ne voyaient plus au nom de quoi il leur faudrait défendre un ordre social ne leur offrant plus aucune perspective de promotion.

4)Le refus de parvenir
a) Le refus de parvenir des pauvres 
Ce qu'il faut par dessus tout éviter, pour les pauvres, c'est qu'ils se tiennent un discours de victimisation les condamnant à l'impuissance. Si l'ascenseur social fonctionne pour reproduire l'ordre inégalitaire de la société c'est d'abord par ce qu'ils y collaborent et offrent leur participation à ces rouages. Comme l’analysait Tolstoï, les classes ouvrières ne peuvent prétendre se poser en victimes de ces mécanismes de l’ascenseur social sans s’interroger sur leur propre responsabilité: "Les ouvriers doivent d’abord s’amender eux-mêmes afin que les autorités et les riches ne puissent plus abuser de leurs existences."  (L’unique moyen, p. 246, éditions Le pas de côté) Tant qu’ils accepteront massivement de jouer le  jeu de l’ascenseur social en acceptant une mentalité de parvenus la partie sera gagnée pour les classes capitalistes dominantes: "Mais donner à ces ouvriers, lettrés ou illettrés, la faculté d’améliorer leur sort par la production de certains objets à meilleur marché que ne le font les autres, bien que cela doive causer la ruine de dizaines, de centaines, de milliers de camarades; soit en les faisant entrer comme employés, avec un gros salaire, chez les capitalistes; ou leur procurant les moyens d’acheter des terres, d’exploiter eux-mêmes la main-d’œuvre salariée, et 999 sur 1 000 saisiront cette occasion, sans hésiter, et défendront leurs droits fonciers ou patronaux encore plus âprement que les propriétaires et capitalistes nés." (ibid., p. 247)  
Si on suit l’analyse marxienne jusqu’au bout, il nous faudra en conclure qu’une perspective révolutionnaire abolissant un système social pyramidal fondé sur des rapports de domination et d'exploitation n’a des chances de voir le jour que si les "meilleurs cerveaux du peuple", qu'évoque la fin du texte, se mettent au service d'un projet d’émancipation dont la classe ouvrière a été porteuse de longue date comme l‘enseigne l‘histoire des révoltes et révolutions modernes. Par exemple, si plutôt que de chercher à escalader la pyramide sociale, faire carrière dans la société, ils se lancent dans des projets d’instruction populaire mille fois moins rémunérateurs pécuniairement mais mille fois plus gratifiant humainement. C'est le cas en Inde de Man Singh Gurjar. Alors qu'il devait quitter l'école à douze ans pour subvenir aux besoins de sa famille, il fut recueilli par un instituteur qui lui donna le gîte, le couvert et l'instruction pour poursuivre des études supérieures. Il refusa d'en faire un tremplin pour faire carrière dans la société et créa sa propre école dans un quartier pauvre de Jaipur. La voie du refus de parvenir  a toujours été frayée, dans l'histoire des classes populaires, par quelques individus irrécupérables dont les dispositions intellectuelles auraient pu leur permettre de gravir les échelons les plus élevés de la hiérarchie sociale. C'est bien sous le mot d'ordre du refus de parvenir que se sont rangés de tels individus. On peut prendre Albert Thierry et Marcel Martinet comme deux de ses figures emblématiques  pour servir la cause du mouvement ouvrier. Pour Martinet, l'intellectuel issu des classes populaires doit servir celle-ci, les sauver par le sacrifice de sa réussite personnelle:" le refus de parvenir du prolétaire capable de parvenir n'a de sens que doublé par la volonté de parvenir du prolétariat. Parvenir, et avec soi sauver la civilisation, susciter et assurer une société d'hommes" (M. Martinet, préface à A. Thierry, Réflexions sur l'éducation)  Dans l'actualité la plus récente il est impossible de ne pas évoquer la figure du grand mathématicien français Alexandre Grothendieck comme un des  derniers avatars de renom de cette tradition ininterrompue du refus de parvenir; fils d'immigrés, ses exceptionnelles capacités dans le domaine des mathématiques auraient pu lui valoir les plus grands honneurs et récompenses au lieu de quoi il décida de démissionner de son poste à l'IHES (Institut des Hautes Etudes Scientifiques) parce qu'il refusait de travailler en étant subventionné par le complexe militaro-industriel via les subventions que touchait l'institut du ministère de la défense. Pour celui qui ne verrait pas le lien entre la recherche en mathématique pure et la guerre, il suffirait de lui  faire remarquer que le « très respectable mathématicien anglais, Hardy, pacifiste pendant les deux guerres, disait avoir choisi les mathématiques parce qu’elles ne pourraient jamais servir à tuer des êtres humains. Absurdité. Une des premières équations que l’on apprend à résoudre en calcul différentiel s’appelle l’équation des artilleurs, car elle sert à calculer les paraboles de tir. Il n’y a pas d’innocence scientifique. » (Castoriadis, une société à la dérive, p. 226) Cela, Grothendiek, l’avait parfaitement intégré et en avait tiré toutes les conséquences quant à ses engagements dans la vie. Plus tard, il refusa le prix Crafoord que voulut lui décerner l'Académie royale des sciences de Suède en arguant de trois motifs qui ont tous à voir avec le refus obstiné d'adhérer aux valeurs de l'ordre établi et de monter dans l'ascenseur social  (2)
Il fût un temps, aujourd'hui bien révolu, où le Parti Socialiste français était aussi animé par la flamme de ce refus de parvenir. Ainsi au Congrès du parti de 1902 était adopté la motion suivante:"Il est interdit à tout membre du parti de solliciter, d'accepter ou même de porter une décoration quelconque." (cité par Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 235) Et un socialiste comme Bazire donnait la raison de ce refus qui a tout à voir avec le refus de parvenir et la conscience que la priorité va d'abord à la solidarité de classe:"La solidarité ouvrière impose de se détourner de tels hochets tout juste bons pour les enfants [...] trente ou quarante ans de maison, voilà un mérite au détriment des camarades jetés à la porte." (cité par Chanial, pp. 235-236) Un siècle plus tard, il ne reste à peu près rien de cet héritage dans ledit parti.

b) Le refus de parvenir des riches
Mais le refus de parvenir concerne encore un autre aspect des choses que ce texte de Marx n'évoque pas. En effet, pour se reproduire, les classes dominantes n'ont pas seulement besoin de faire fonctionner l'ascenseur social en direction des plus pauvres. Il leur faut aussi et même  en priorité assurer la reproduction  de leurs propres membres pour faire en sorte que l'enfant de notable aspire, lui aussi, à devenir notable. Le refus de parvenir n'est pas seulement celui du pauvre; il peut être aussi celui de l'enfant de riche qui mettra ses connaissances non plus au service de sa reproduction en tant que membre de la classe dominante mais au service d'un projet de transformation de la société aux côtés des plus pauvres. D'ailleurs, Marx lui même, dont la philosophie a épousé la cause ouvrière ne venait-il pas d'un milieu de notables?


L'itinéraire de Roy Bunker rentre entièrement dans cette dernière modalité du refus de parvenir. Issu d'un milieu fortuné, sa voie était toute tracée pour reproduire la position sociale de ses parents au lieu de quoi il met en place un projet alternatif d'éducation populaire au service des plus pauvres. L'école telle qu'elle nous est présentée ici présente trois traits remarquables en rupture avec la logique d'une école de l'ascenseur social:
-elle est structurée toute entière sur le refus de parvenir. L'instruction que reçoivent les élèves n'est pas conçue comme un moyen pour eux de grimper l'échelle sociale en allant monnayer un diplôme. Elle doit servir aux membres de la communauté pour acquérir les outils qui permettent à celle-ci de conquérir son indépendance et son autonomie:"Les parents ne souhaitaient pas non plus que leurs enfants deviennent des « notables » : ils voulaient simplement qu’ils apprennent à mieux connaître leur propre village, à respecter la culture, les usages et les traditions menacés de disparition par l’influence des villes voisines. En un mot, ils désiraient une éducation qui ne force pas leurs enfants à s’en aller." (R. Bunker, le Monde Diplomatique, 2000) Par où l'on voit clairement comment  l'institution scolaire sous la tutelle de l'Etat maintient les populations les plus pauvres et opprimées dans leur condition en obligeant ses forces vives à fuir leur communauté pour aller monnayer les diplômes acquis, comment l'école aux mains de l'Etat est un rouage essentiel dans la reproduction d'un système de domination par les contraintes institutionnelles qui dissuadent la petite fraction des pauvres réussissant à l'école de mettre leur instruction au service de l'émancipation de leur classe d'origine.
- les finalités elles-mêmes de l'école ne sont pas fixées par des experts gouvernementaux mais par la population elle-même ce qui est la b-a-ba de la démocratie. On a ici  l'exemple type d'une instruction, libérée de la tutelle de l'Etat, qui peut être mise au service d'un projet politique de transformation de la société et non plus d'adaptation:" Faire de l’enfant un interlocuteur, dans une société fortement hiérarchisée par l’âge, inviter la femme à participer au pouvoir, dans une culture résolument sexiste, donner la parole aux sans grades, dans une tradition marquée par les castes, procurer du travail aux handicapés, alors que partout ailleurs ils sont réduits à l’assistance ou la mendicité, toutes ces démarches signalent une rupture nette un souci volontariste de changer le monde."(3)
 -celui à qui on donne l’instruction n’est pas considéré comme un analphabète, c’est-à-dire, dans ce qui a été la logique du processus d’alphabétisation des masses à partir de la fin du XIXème par les grandes puissances occidentales, comme un arriéré à qui on prétend apporter la civilisation en lui apprenant à lire et à écrire. Autrement dit, une telle école refuse la réduction métonymique de la culture suivant l'équation mensongère: culture = culture de l'écrit. Nous touchons ici, plus généralement, un point crucial touchant l’aide à apporter aux plus pauvres, en particulier, dans le Tiers Monde. Il y a une forme d’aide qui est celle du don empoisonné qu’ont trop souvent pratiqué les pays riches. Prenons garde que Pandora, dans la mythologie grecque, incarne l’esprit du don mais qu’elle aussi celle qui détient la boîte contenant tous les maux qui assailliront la pauvre humanité. Le don est à la fois le roc sur lequel s’édifie les liens sociaux mais il peut être aussi, dans ses formes perverties, la pire des calamités: "M. Mauss a relevé que, dans les langues germaniques, le mot « gift » désigne à la fois le don et le poison." (Godbout, L’esprit du don, p. 15) Il y a donc tout un art de la pratique du don qui consiste à savoir neutraliser ses effets pervers éventuels pour en extraire toutes les vertus nécessaires à la vie bonne, à l’eu-topia. Qu’est-ce donc qu’un don empoisonné?  Et pourquoi, l’instruction que nous prétendons généreusement dispensé peut en être un? Le don est empoisonné quand le donateur ( celui qui donne) nie le donataire (celui à qui on donne) dans sa capacité à donner à son tour. Je te donne unilatéralement en n’attendant rien de toi en retour ce qui est une façon de sous entendre tu es parfaitement incapable de  donner quoi que ce soit. S. Latouche n’exagère sûrement pas en disant que c’est la forme la plus pernicieuse et la plus complète de colonialisme qui se puisse concevoir: "Plus encore que par le marché, c‘est par les dons non rendus que les sociétés dominées finissent par s‘identifier à l‘Occident et perdent leur âme." (Cité par Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 204). Cette forme de don sans possibilité de retour détruit l’identité du donataire en tendant à l’assimiler totalement à celle de son "généreux " donateur. Si le don peut avoir cette propriété d’altérer l’identité de celui qui le reçoit, c’est parce que tout don est d’abord un don de soi; ce que donne le colon en alphabétisant sans possibilité de retour, c’est sa propre identité qui détruit de fond en comble celle du receveur, ce qui fera finalement dire à notre Indien, au terme d'un tel empoisonnement: "c’est la cavalerie que j’admirais, pas les indiens". (notez que les contes expriment parfaitement cette anthropologie du don où ce qui se noue c’est fondamentalement la question de l’identité; d’où la métamorphose des personnages au gré des dons qu’ils peuvent recevoir les uns des autres; cf. F. Flahault  dans , Be Yourself, pour un aperçu de cette anthropologie des contes).
Le caractère le plus aliénant pour le colonisé de l’alphabétisation que le colon blanc prétendait  leur donner, fût-ce éventuellement pour de "généreux" motifs humanistes, vient fondamentalement du fait que le receveur est totalement nié dans sa capacité de donner à son tour: ils sont beaucoup trop arriérés pour que nous ayons quoi que ce soit à apprendre d‘eux. Ce qui mérite d'être promu dans ce que nous voyons de l’expérience de l’école pour les va nu pieds, c’est justement le fait de ne pas tomber dans le piège de ce don empoisonné; de reconnaître que celui qu’on instruit a lui aussi beaucoup à nous apprendre, et déjà, les savoirs ancestraux de la culture de l’oral qui se sont sédimentés depuis la nuit des temps et que nous avons, nous Occidentaux, perdu massivement.

Conclusion
a) Tout l'intérêt de ce texte est de donner des outils d'analyse critique de dispositifs de contrôle social comme l'ascenseur social d'autant plus pervers qu'ils peuvent facilement être promus au nom d'idéaux progressistes et humanistes. On a l'exemple type ici de la façon dont c'est au nom d'une politique se réclamant des valeurs de gauche que le capitalisme a pu renforcer son emprise sur l'ensemble de la société et ce pour le plus grand bénéfice des classes détentrices de l'essentiel du capital.
b)Entre la double impasse que peut constituer pour un pauvre la voie de l'ascenseur social pour ne plus être pauvre et devenir à son tour un exploiteur et un oppresseur ou être condamné à rester pauvre, reste une troisième voie, celle qu'une fraction des classes populaires n'a cessé de frayer dans l'histoire moderne et qui consiste à ordonner l'élévation de son niveau d'instruction à un projet politique émancipateur de transformation de la société abolissant les rapports de domination et d'exploitation.


(1) "Il ne faudrait pas voir cependant dans l’ascenseur social uniquement un outil de gestion de ressources humaines à l’échelle d’un pays. Il a aussi – voire surtout – une fonction idéologique : car en figurant une circulation, même minimale, d’une classe sociale à l’autre, il accrédite l’idée que l’accès aux fonctions importantes n’est pas seulement une affaire de naissance mais aussi de mérite, et légitime de ce fait la représentation hiérarchique de la société. On comprend du coup pourquoi l’adhésion de l’opinion publique au modèle de l’ascenseur social est si importante pour l’idéologie dominante : d’une part, elle garantit l’adhésion à un modèle de société inégalitaire et, d’autre part, elle individualise les parcours et affaiblit les sentiments d’appartenance de classe et de solidarité collective. En effet, pourquoi s’identifier à un groupe donné, à une catégorie – les ouvriers, les prolétaires, etc. – puisque, de toute façon, on va s’en extirper et être aspiré vers le haut ? Et si ce n’est pas moi, ce sera donc mon fils…" (Faut-il-encore-monter-dans-l'ascenseur-social d’E. Quilgars)

(2)"Je suis au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni d'ailleurs aucun autre), et ceci pour les raisons suivantes.
1. Mon salaire de professeur est beaucoup plus que suffisant pour mes besoins matériels; donc je n'ai aucun besoin d'argent. Pour ce qui est de la distinction accordée à certains de mes travaux, je suis persuadé que la seule épreuve décisive pour la fécondité d'idées est celle du temps. La fécondité se reconnaît à la progéniture, et non par les honneurs.
2. Je constate par ailleurs que les chercheurs de haut niveau auxquels s'adressent un prix prestigieux sont tous d'un statut social tel qu'ils ont déjà en abondance et le bien être matériel et le prestige scientifique, ainsi que tous les pouvoirs et prérogatives qui vont avec. Mais n'est-il pas clair que la surabondance des uns ne peut se faire qu'aux dépens du nécessaire des autres?
3. Les travaux qui me valent votre bienveillante attention date d'une époque où je faisais partie du milieu scientifique et où je partageais pour l'essentiel son esprit et ses valeurs. J'ai quitté ce milieu et, sans renoncer pour autant à la recherche, je m'en suis éloigné intérieurement de plus en plus. Or, l'éthique du métier scientifique s'est dégradée à un degré tel que le pillage pur et simple entre confrères (et surtout aux dépens de ceux qui ne sont pas en position de pouvoir se défendre) est devenu quasiment une règle générale, et qu'il est en tout cas toléré par tous. Dans ces conditions, accepter d'entrer dans le jeu des prix et des récompenses serait aussi donner ma caution à un esprit et à une évolution que je reconnais comme profondément malsain.
C'est cette troisième raison qui est pour moi, et de loin, la plus sérieuse."
A. Grothendiek, Lettre à l'Académie royale des sciences de Suède.
(3) Pédagogie nomade au Rajasthan, carnets de route
 Il ne faut évidemment pas prendre comme argent comptant, la description idyllique que fait R. Bunker de son institution. Ici, comme toujours, s'applique le principe élémentaire d'auto défense intellectuelle, qui fait que, pour se faire un avis éclairé sur n'importe quel sujet, il est toujours nécessaire de disposer d'une pluralité de sources d'information. Pour se faire une idée à peu près correcte de l'aspect du mouton, il faut pouvoir le regarder à partir de perspectives différentes. Ici, par exemple, on consultera avec intérêt ce que rapporte les membres de cette association belge en visite au Barefoot College qui donne le point de vue l'observateur extérieur et donc la distance critique nécessaire.

1 commentaire:

  1. Bonsoir,
    Invitation à visiter mon blog
    http://claudec-abominablepyramidesociale.blogspot.com
    Quelques articles devraient vous intéresser.
    Ne pas manquer schémas et tableaux.

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