lundi 16 janvier 2012

Peut-on dire d'une société qu'elle est supérieure à une autre? Version 1

Mise à jour, 15-04-2020

Introduction.
Formulation du problème. L’histoire et l'anthropologie nous enseignent que quasiment toutes les sociétés ont eu tendance à se poser comme étant supérieures aux autres sociétés: c’est ce qu’on appellera le préjugé ethnocentriste qui est la pente naturelle que suivent les sociétés humaines. Notre propre société n’en est certainement pas exempte: lorsque nous construisons des indicateurs de développement économique comme le P.I.B. (Produit Intérieur Brut) qui nous conduisent à distinguer les sociétés développées ,dans laquelle nous nous rangeons évidemment, et des sociétés sous-développées, n’est-ce pas une façon de succomber à ce préjugé? Mais, refuser ce préjugé ethnocentriste doit-il pour autant nous condamner à soutenir le relativisme culturel le plus complet? Si nous posons que toutes les sociétés se valent, au nom de quoi pourrions-nous encore condamner une société où le meurtre, l’esclavage, l’asservissement des femmes aux mâles, le travail des enfants, etc., sont légalisés? Le problème est donc le suivant: comment échapper au préjugé ethnocentriste d’une hiérarchisation arbitraire des sociétés humaines sans pour autant tomber dans le relativisme culturel, qui, en égalisant toutes les valeurs, se condamne à tout justifier même l’injustifiable?
Démarche pour traiter le problème:
- montrer pourquoi c'est avec l'invention grecque de la démocratie que semble apparaître pour la première fois dans l'histoire une attitude qui rompt avec le préjugé ethnocentriste.
-mais la démocratie peut être contestée dans sa prétention à constituer la forme supérieure de société notamment chez Platon. Nous verrons comment répondre à ses objections.
- pour enfin déterminer sous quelles conditions il est possible d'échapper au préjugé ethnocentriste sans tomber dans le relativisme culturel.

Emmanuel Kant, de l'éducation.

Mise à jour, 27-04-2018


"L'Homme est la seule créature qui soit susceptible d'éducation. Par éducation l'on entend les soins (le traitement, l'entretien) que réclame son enfance, la discipline qui le fait homme, enfin l'instruction avec la culture. Sous ce triple rapport, il est nourrisson, élève, écolier. Aussitôt que les animaux commencent à sentir leurs forces, ils les emploient régulièrement, c'est-à-dire d'une manière qui ne leur soit point nuisible à eux-mêmes. il est curieux en effet de voir comment, par exemple, les jeunes hirondelles, à peine sorties de leur oeuf  et encore aveugles, savent s'arranger de manière à faire tomber leurs excréments hors de leur nid. Les animaux n'ont donc pas besoin d'être soignés, enveloppés, réchauffés, et conduits, ou protégés. La plupart demandent, il est vrai, de la pâture, mais non des soins. Par soins, il faut entendre les précautions que prennent les parents pour empêcher leurs enfants de faire de leurs forces un usage nuisible. Si, par exemple, un animal en venant au monde, criait comme le font les enfants, il deviendrait infailliblement la proie des loups et des autres bêtes sauvages qui seraient attirées par ses cris. La discipline nous fait passer de l'état animal à celui d'homme. Un animal est par son instinct même tout ce qu'il peut être; une raison étrangère a pris d'avance pour lui tous les soins indispensables. Mais l'homme a besoin de sa propre raison. Il n'a pas d'instinct, et il faut qu'il se fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n'en est pas immédiatement capable, et qu'il arrive dans le monde à l'état sauvage, il a besoin du secours des autres."
Emmanuel Kant, Traité de pédagogie.


Introduction
Le thème de ce texte relève de l'anthropologie philosophique. "Anthropologie" vient de racines grecques anciennes: anthropos (l'humain) et logos (l'étude raisonnée de). Cette branche de la connaissance philosophique traite donc de la question de fond de savoir ce qu'est l'être humain. Est-il un animal parmi d'autres ou présente-t-il certaines particularités qui le mettraient à part du reste de la nature? C'est bien l'objet de ce texte.
Sa thèse apparaît dès la première phrase:"L'Homme est la seule créature qui soit susceptible d'éducation." Il y a donc bien, pour l'auteur, une spécificité de l'être humain qui réside dans le fait que lui seul peut être et doit être éduqué. Autrement dit, l'éducation est le propre de l'humain. L'auteur établie sa thèse en trois moments distincts.
Partie 1: il va expliciter le sens de ce qu'il faut entendre ici par "éducation". Dire qu'elle est le propre de l'humain suppose d'abord de définir ce qu'on entend par là; c'est l'objet de cette première partie où l'on voit qu'elle consiste en trois choses: "les soins, la discipline et l'instruction." La suite du texte va reprendre dans l'ordre les deux premières phases de l'éducation pour en expliciter le sens.
Partie 2: il s'agira de comprendre en quoi, à la différence des animaux, le nourrisson a besoin de soins.
Partie 3: en quoi, seul l'être humain a besoin d'éducateurs qui lui inculquent une discipline.
S'il fallait imaginer une suite logique à ce texte, on le prolongerait par une dernière partie qui s'interrogerait sur le sens de ce que devrait être l'instruction ce qui nous livrerait une explicitation complète du processus éducatif. C'est donc tout naturellement par ce biais que nous prolongerons son explication. Autrement dit, la question en jeu peut être reformulée dans les termes d'une interrogation sur les finalités dernières d'une éducation? En vue de quoi fondamentalement faut-il éduquer les enfants? Les instruire, oui, mais pour quoi faire? Ce qui est jeu c'est le sens de ce que nous voulons faire dans une institution comme l'école. Nous formulerons le problème majeur qui se pose ici dans les termes qu'on trouvait au moment de la Révolution française à partir de 1789. Après l'effondrement de la monarchie, il s'agissait de refonder sur de nouvelles bases les institutions clé de la société et donc, en particulier, celle de l'école. On peut résumer l'essentiel du débat qui se posait alors suivant deux projets radicalement différents: celui d'une éducation nationale qui visait à faire de l'écolier avant tout un bon patriote parfaitement intégré dans sa "communauté nationale". C'était, par exemple, le projet que soutenait Lepeletier de Saint-Fargeau. Mais, il y en avait un tout autre complètement différent qui relevait d'un projet d'instruction publique que défendait quelqu'un comme Condorcet. Dans ce cadre, il s'agissait fondamentalement d'instruire en vue de former des citoyens éclairés et armés intellectuellement à même de questionner de façon lucide les lois qui organisent la vie de leur société pour éventuellement les changer si elles s'avéraient ne pas convenir. Il n'est pas bien difficile d'apercevoir en quel sens l'histoire a tranché. On verra s'il y a lieu de lui donner raison ou s'il ne faudrait pas chercher à refonder complètement l'école en renouant avec ce qui s'inscrivait dans le grand projet émancipateur (libérateur) de la civilisation occidentale: une école de l'instruction publique soumise avant toute chose à l'autorité d'un idéal de vérité. Kant, en tant qu'il a été le représentant le plus éminent en Allemagne des Lumières au XVIIIème siècle, se range complètement dans la même famille de pensée que Condorcet. Si on lit bien la fin du texte, on voit clairement que pour lui la destination ultime du processus éducatif est d'amener l'individu à ce "qu'il se fasse à lui-même son plan de conduite", ce qui est rigoureusement le sens de l'autonomie, la capacité de se donner à soi-même les lois qui vont réguler son comportement. Dans sa dimension politique, c'est exactement ce qu'avait en vue Condorcet lorsqu'il parlait de former des citoyens éclairés capables de se donner à eux-mêmes les lois organisant la vie en société...


  
1) Le sens global d’une éducation: soins, discipline, instruction.
Ces  termes désignent les trois séquences du processus éducatif par lesquelles doit passer tout enfant.
Le nourrisson reçoit des soins.
L'élève reçoit une discipline
L'écolier reçoit une instruction.
La comparaison avec les animaux sert de trame à l'auteur tout au long du texte pour mieux faire ressortir ce qu'il y a de proprement humain dans le fait d'être éduqué et ce, aussi bien sur le plan des soins que de la discipline. 


a) Les soins

Les nourrissons à la différence des animaux auront besoin de soins et si on lit bien le texte, on voit qu'il signifie deux choses par là. En premier, ils auront besoin d'être particulièrement protégés de leur environnement extérieur, ce à quoi renvoient les termes comme "enveloppés, réchauffés".
L'autre aspect de cette première séquence par quoi doit commencer toute éducation, c'est la nécessité de protéger l'enfant de lui-même pour éviter tout simplement qu'il ne mette sa vie en danger, ce qu'a en vue le texte lorsqu'il définit les soins par  "les précautions que prennent les parents pour empêcher leurs enfants de faire de leurs forces un usage nuisible." La question décisive à se poser est donc de savoir pourquoi l'enfant a besoin, à la différence des animaux, que l'on prenne autant de soins à son égard? Par quel étrange phénomène, en particulier, il en vient spontanément à avoir un comportement qui tend à être suicidaire pour lui-même alors que les animaux, tout au contraire, comme le dit le texte, "emploient régulièrement [leurs forces] d'une manière qui ne leur soit point nuisible à eux-mêmes"?
Kant ne le dit pas explicitement mais cela est sous-entendu tout au long de ce texte. La raison  fondamentale pour laquelle le nourrisson a particulièrement besoin que l'on prenne soin de lui réside dans sa néoténie singulièrement prononcée. Le terme même de "néoténie" n'est inventé qu'au XIXème siècle dans le champ d'étude de la biologie. Mais si Kant ne disposait pas encore de ce mot, il en avait déjà parfaitement compris le concept, et bien avant lui, c'était quelque chose que l'on a retrouvé tout au long de l'histoire de la philosophie depuis Platon (IVème siècle avant J.-C.) pour comprendre ce qui fait la singularité de la condition humaine.
La néoténie signifie que l'humain est un être qui est resté profondément inachevé à la naissance d'un point de vue biologique. Il en résulte que, tel que la nature l'a fait, l'humain est totalement inapte à la vie à la différence des animaux et c'est d'abord pour cela qu'il aura besoin que l'on prenne le plus grand soin de lui. Clarifions la chose et passons en revue les traits les plus visibles de cette néoténie. La soudure des os du crâne chez le bébé humain n'est pas encore achevée à la naissance si bien que son organe le plus précieux, le cerveau, est très mal protégé; c'est ce qui explique le plus grand soin qu'il faut prendre pour manipuler sa tête et ne pas lui occasionner des lésions irréversibles. On voit toute la différence avec un petit chaton, par exemple, que l'on peut prendre sans précaution particulière. L'absence de pilosité, à la différence des animaux qui naissent avec leur duvet, marque plus que toute autre chose son dénuement et sa grande vulnérabilité aux agressions du climat d'où les termes "enveloppés" et "réchauffés" qu'utilise le texte pour désigner cette part des soins dont aura absolument besoin le nourrisson. La faiblesse du développement de l'appareil musculaire chez le petit humain est, elle aussi, aussi frappante, ce qui en fait un être singulièrement faible à la naissance: là où le poulain met quelques minutes à se redresser, il faut un an au bébé humain pour parvenir péniblement à le faire, et encore, avec l'appui d'une aide extérieure. Chez l'animal, les dents de lait se forment immédiatement après la naissance et  à peine sont-elles au complet que la dentition définitive apparaît. A l'humain, il faut plus de deux ans pour posséder toutes ses dents de lait et c'est pour aussitôt les perdre et vivre à moitié édenté jusque vers l'âge de 5 à 6 ans. Rien que ce fait explique sa dépendance alimentaire prolongée à l'égard des adultes là où l'animal est capable très vite de mastiquer par lui-même les aliments. Le développement sexuel du petit humain est lui aussi tout à fait singulier  et souligne là encore son immaturité et sa dépendance prolongée: jusque vers l'âge de cinq ans il suit un développement normal tel qu'on le trouve chez les autres primates, puis, il s'interrompt brusquement  et entre en phase de latence pendant cinq ans ce qui retarde considérablement l'âge de la maturité sexuelle par rapport aux autres espèces. C'est ce qui fait qu'aucun autre animal ne met autant de temps à devenir adulte que l'humain. Et allons plus loin: il n'est pas sûr qu'il parvienne jamais à le devenir véritablement. En effet, il faut bien voir que les traits de sa néoténie ne disparaissent pas tous à l'âge "adulte", loin de là. Il est marqué à vie par cette singularité de sa biologie. Cela se voit particulièrement bien dans l'évolution de la forme de son crâne si on la compare avec celle d'un chimpanzé, par exemple. Chez l'humain, celle de l'adulte ressemble étrangement à ce qu'elle était au stade foetal, alors que ce n'est absolument pas le cas chez les autres primates. Elle conserve, autrement dit, une forme liée au stade foetal d'évolution. La néoténie, en ce sens, c'est du juvénile (jeune) qui se conserve au stade adulte, caractéristique qui ne se retrouve pas du tout chez le chimpanzé. On voit bien qu'alors que les crânes humain et chimpanzé se ressemblent étrangement au stade foetal, ce n'est plus du tout le cas au stade adulte. Autrement dit, ce qui n'est qu'une forme transitoire dans l'évolution du crâne du singe se stabilise chez l'être humain pour constituer la forme définitive. 


On pourrait encore énumérer bien d'autres traits de la néoténie humaine. Nous n'avons fait qu'évoquer ici ceux qui sont les plus visibles. 
C'est donc ce qui explique aussi ce fait en apparence déroutant que le bébé humain a d'abord besoin d'être protégé de lui-même et pas seulement de son environnement extérieur comme le souligne bien le texte. Parce que la nature l'a laissé inachevé, lui manquent les mécanismes instinctifs qui assurent à l'animal un comportement par lequel il ne se mettra pas sa vie spontanément en danger: il ne se trompera pas pour distinguer le champignon comestible du champignon mortel, il n'ira pas se noyer dans l'eau, ne se brûlera pas avec le feu, ne tombera pas du haut d'un précipice, etc.
Maintenant, il faut aussi prendre en compte une autre dimension affective des soins tout aussi essentielle que le texte passe sous silence, si l'on veut comprendre dans toute son extension ce concept en tant qu'il renvoie à cette première séquence par quoi doit commencer toute éducation. Précisément, ce dont aura absolument besoin tout nourrisson, c'est de l'amour maternel. Démontrons le par l'absurde. Que deviendrait un enfant qui aurait été privé de tout soin affectif alors même qu'on aurait assuré sa simple survie biologique? Deux expériences, l‘une menée par Frédéric II au XIIIème siècle, et l‘autre, par André Spitz dans les années 1940, ont bien montré qu'un tel enfant souffrirait de dégâts considérables touchant son développement mental et totalement irréversibles. On peut préciser la nature de ces ravages qui seraient occasionnés par là à partir de deux expériences plus récentes. La première est celle de ces orphelinats qui s’inspirèrent des principes du behaviorisme ou comportementalisme fondé par John Watson (1878-1958). Les émotions n’ont pas de  place dans l’approche behavioriste qui ne prend en compte que des comportements observables et mesurables. On est typiquement dans le cadre d'une approche scientiste qui considère que seul ce qui peut être mesuré et calculé peut donner lieu à une connaissance et mérite de retenir l'attention. Watson considérait l’amour maternel comme néfaste pour l’enfant et mena au nom de ces idées une croisade contre ce qu‘il appelait "l ‘enfant trop embrassé" : "En étant aux petits soins pour leurs enfants, les mères leur portaient ,préjudice car elle leur inculquaient des faiblesses, des peurs et des complexes d’infériorité. Il fallait à la société moins d’amour et plus de structure." (Frans de Waal, L’âge de l’empathie, p. 27) Les enfants des orphelinats se réclamant de ces principes furent ainsi privés de tout contact physique comme les serrer dans les bras, les chatouiller ou d'autres marques d’affection. Le résultat fut un désastre complet:"on aurait dit des zombies, le visage figé et les yeux grands ouverts et dénués d’expression […] ils manquaient tous de résistance aux maladies. Dans certains orphelinats, le taux de mortalité avoisinait les 100%." (ibid., p. 28) Les mêmes délires furent appliqués en Roumanie sous le règne du tyran Ceausescu conformément à la même idéologie scientiste pour des résultats identiques: "Les enfants étaient incapables de rire ou de pleurer. Ils passaient leurs journées à se balancer et à se recroqueviller en position fœtale […] et ne savaient même pas jouer. Ils jetaient violemment contre le mur les nouveaux jouets qu’on leur proposait. " (ibid., p. 29) La position fœtale doit retenir l'attention. Elle est l'indice d'une profonde régression narcissique. Il s'agit là d'un concept clé pour comprendre la psychologie humaine. Le narcissisme désigne cet état primordial de la psyché (âme) du nourrisson qui fait qu'il ne se distingue pas encore de son environnement extérieur. A son premier stade de développement, il fusionne encore intégralement avec sa mère comme lorsqu'il baignait dans le liquide amniotique de son utérus, avant sa naissance.
Le plus curieux dans l'histoire, c'est que l'on appris, à partir d'expériences faites sur des singes, combien l'amour maternel est le premier de tous les biens dont doit bénéficier tout nouveau-né. C'est le cas d'"’un autre psychologue, Harry Harlow, [qui s'est mis] mis en devoir de prouver l’évidence même, à savoir que l’amour maternel a de l’importance… pour les singes. » (ibid., p. 28) Ici aussi, les singes qui avaient grandi dans des conditions semblables, en situation d’isolement, étaient gravement affectés dans leur développement: "Placés dans le groupe, ils ne manifestaient aucun goût, sans parler de talent, pour les contacts sociaux. Adultes, ils ne savaient même pas s’accoupler ou allaiter leur progéniture. " (ibid., p. 28) Ces expériences invitent à relativiser la coupure nette que le texte de Kant opère entre l'humain et l'animal qui l'amène à considérer que ce dernier n'aurait pas besoin de soins. Cela a été un lieu commun de presque toute la tradition philosophique de sous estimer ce qui nous rapprochait des animaux. Aujourd'hui, grâce aux progrès de l'éthologie (étude du comportement animal) et de la biologie, nous pouvons réduire le fossé que la philosophie avait creusé. Il ne faudrait cependant pas en conclure que plus rien ne distinguerait fondamentalement les deux. Comme nous l'avons bien montré, le fait que la néoténie soit profondément marquée chez l'être humain fait qu'il aura besoin de soins dans des proportions encore bien supérieures aux petits animaux et ce n'est pas tout loin de là...
 

b) La discipline
 En effet, l’amour maternel, aussi essentiel soit-il, ne suffit pas encore. Si la fonction maternelle apporte les soins affectifs dont a absolument besoin l’enfant, la fonction paternelle, tout aussi fondamentale, impose la discipline. Un autre trait remarquable de la psychologie humaine tient dans cette dernière fonction. Tandis, qu’en règle générale, dans le monde animal, la rupture du lien entre la mère et sa progéniture se fait assez vite et d’elle-même, elle nécessite, chez l’être humain, l’intervention d’un tiers qui constitue précisément la fonction paternelle qui pose l’interdit, et, le premier de tous, celui de l’inceste qui empêche la reconstitution de la totalité fusionnelle et narcissique qu'il formait primitivement avec sa mère. Ce n'est pas pour rien que les travaux de l'anthropologue Claude Lévi-Strauss ont bien mis en évidence que cet interdit est un invariant que l'on retrouve dans toutes les sociétés humaines, des plus anciennes aux plus récentes. Si nous lisons bien le texte, nous voyons qu'il situe l'entrée dans l'humanité à partir de ce moment précis où l'enfant commence à intérioriser l'apprentissage d'une discipline, où il se transforme de nourrisson en élève: "La discipline nous fait passer de l'état animal à celui d'homme." 
Il faut déjà en tirer cette implication tout à fait essentielle que nous ne naissons pas humain mais qu'il nous faut apprendre à le devenir grâce à une éducation. Encore une fois, cela s'explique parfaitement en raison du caractère profondément néoténique de la biologie humaine. Un lion naît lion car la nature l'a, pour l'essentiel, achevé. Il n'en va plus de même pour l'espèce humaine. Le petit d'homme a absolument besoin de compenser son manque de nature par l'acquisition d'une culture: c'est en cela que consiste essentiellement le processus éducatif, un processus d'humanisation. Le texte reste peu loquace sur cette séquence clé de l'éducation qui fait passer au stade proprement humain. Précisons donc en quoi consiste l'apprentissage d'une telle discipline. La tradition philosophique, sur ce point, l'a toujours su et les recherches les plus récentes dans le domaine de la science n'ont fait que confirmer la validité de ses thèses. Rousseau (XVIIIème siècle), par exemple, avait parfaitement compris le sens exact de la discipline que l'enfant doit apprendre:"Quand l'enfant tend la main avec effort sans rien dire, il croit atteindre à l'objet parce qu'il n'en estime pas la distance; il est dans l'erreur; mais quand il se plaint et crie en tendant la main, alors il ne s'abuse plus sur la distance, il commande à l'objet de s'approcher, ou à vous de lui apporter. Dans le premier cas, portez le à l'objet lentement et à petits pas; dans le second [...], plus il criera, moins vous devez l'écouter. Il importe de l'accoutumer de bonne heure à ne commander ni aux hommes, car il n'est pas leur maître, ni aux choses, car elles ne l'entendent point." (Jean-Jacques Rousseau, Emile de l'éducation) L'essentiel est résumé ici du sens précis de toute discipline dont a besoin l'élève. Tout tient dans la notion de l'"effort". Lorsqu'il est présent, comme dans le premier cas, il faut aider l'enfant à atteindre l'objet. Là, la discipline ne s'impose pas. Par contre, quand il est absent et que l'enfant s'imagine que le simple fait de crier va lui apporter l'objet, là la discipline est absolument nécessaire. Il n'est plus alors dans l'erreur mais dans l'illusion dont il doit sortir. Freud, l'inventeur de la psychanalyse au XXème siècle, avait fort bien précisé la nature de cette illusion avec ce qu'il appelait la croyance de l'enfant dans le "pouvoir magique de la pensée". Elle consiste à s'imaginer, de façon totalement délirante, que c'est par le seul pouvoir de sa pensée qu'il peut commander à l'objet de venir à lui sans avoir à faire le moindre effort pour cela. Cette illusion remonte au stade où il n'était encore que nourrisson et où il lui suffisait de crier pour que le sein surgisse. Si on lit bien la fin de cette citation de Rousseau on voit apparaître les immenses implications politiques et sociales de l'impérieuse nécessité de rectifier cette illusion. A défaut, ce que l'on forme, ce sont de futurs tyrans qui voudront commander aux hommes et aux femmes, encore bien d'avantage, par le simple "pouvoir magique de leur pensée", en se contentant de donner des ordres aux autres pour qu'on leur apporte tout ce qu'ils désirent. Mais, ce n'est pas seulement pour la relation aux autres qu'il nécessaire de rectifier cette illusion. C'est aussi pour la relation à soi-même et pour avoir une chance d'accéder à une future vie d'adulte épanouie. Une condition essentielle de celle-ci, c'est d'apprendre, le plus tôt possible à l'enfant à différer (retarder) la satisfaction de ses désirs. C'est en cela que consiste essentiellement la discipline. L'enfant qui est simplement dans l'erreur, en se trompant sur la distance, a déjà commencé à l'apprendre en médiatisant la satisfaction de son désir par l'effort qu'il entreprend pour atteindre l'objet: son cas ne pose pas de problème. L'illustration la plus parlante que je connaisse de l'importance décisive de cet apprentissage, c'est le Test de la guimauve, très bien exposé à partir de 11'40 dans l'extrait de ce documentaire, Le cerveau et ses automatismes:

 Les enfants qui ont su résister à la tentation de manger la guimauve tout de suite sont ceux qui auront la meilleure vie plus tard, une fois adulte, et ce, sur tous les plans: affectif, intellectuel, relationnel, professionnel etc.
La philosophie le savait depuis fort longtemps: la véritable liberté, ce n'est pas de dominer les autres, c'est d'arriver à se dominer soi-même et cela passe inévitablement par le développement de la capacité à maîtriser ses désirs. Ce n'est pas accidentel que le texte de Kant emploie le terme d'"élève" pour désigner ce que doit apprendre l'enfant à ce stade du processus éducatif. Etre élève, c'est s'élever au-dessus de ses pulsions et désirs pour arriver à les maîtriser, ce qui ne veut rien dire d'autre qu'apprendre à retarder leur satisfaction: j'ai faim mais j'attends que le repas finisse de cuire, je désire manger le bonbon mais ce n'est pas le bon moment, avant le repas; j'ai envie d'aller m'amuser avec mes copains ou copines mais je dois d'abord aller faire mes devoirs, etc.
Cela veut dire aussi qu'
il y a dans toute éducation, même la moins répressive possible, toujours une certaine contrainte qu'il faudra exercer sur l'enfant car spontanément il ne sera pas enclin à apprendre cela. D'où l'importance de ce que la psychanalyse, à la suite des travaux de Donald Winicott, a appelé les "objets transitionnels" qui vont permettre d'amortir le choc du passage de l'état primitivement narcissique de la psyché fusionnée avec son environnement à son  état proprement humain à partir de quoi se constitue, à proprement parler, l'individu social et atténuer ainsi l'angoisse du sentiment de séparation pour l'enfant. Le prototype de ces objets, c'est le doudou qui joue donc pour lui le rôle d'un substitut de la figure maternelle le temps qu'il s'acclimate à sa deuxième naissance, celle par laquelle il accède à son statut proprement humain.
Mais l'apprentissage d'une discipline, si elle marque l'entrée dans le monde proprement humain n'est encore que la condition négative de l'acquisition d'une instruction qui constitue l'ultime phase du processus éducatif, et qui devrait donc, quant à elle, avoir un contenu essentiellement positif.

c) L’instruction
Evidemment, ces trois séquences du processus éducatif  ne se succèdent pas de façon rigoureusement séparées les unes des autres. L'instruction débute au moins déjà dès l'acquisition du langage, au moment où l'enfant commence à articuler ses premiers mots autour de l'âge de deux ans. Ce qu'il faut tout de suite faire ressortir pour bien comprendre l'importance de cette dernière séquence (qui, en réalité devrait se poursuivre toute la vie), c'est là encore l'articulation avec le fait biologique de la néoténie humaine. Si les humains ont d'énormes capacités d'apprentissage, si on peut considérablement les instruire, en principe, si certaines conditions sont réunies, c'est fondamentalement parce qu'ils n'ont pas été achevé par la nature et qu'ils ne disposent pas d'un savoir instinctif que l'animal a dès sa naissance. Celui-ci, parce qu'il dispose à la naissance de l'essentiel de la connaissance instinctive nécessaire à sa vie, n'a pas à développer par lui-même des capacités d'apprentissage ce à quoi renvoie le texte quand il énonce:"Un animal est par son instinct même tout ce qu'il peut être; une raison étrangère a pris d'avance pour lui tous les soins indispensables. " C'est une des implications très positives de la néoténie humaine (mais, ce serait trop beau pour qu'il n'y ait pas, en même temps, d'autres versants, pour le coup très négatifs de la même donnée biologique...) Les acquis de la connaissance en biologie ont parfaitement confirmé ce fait:"Ce constat est essentiel dans la compréhension de la spécificité de notre espèce homo sapiens actuelle et, il faut bien le dire, de son génie. Un bébé chimpanzé de un an est, en effet, porteur d'un cerveau qui représente 70% du cerveau d'un chimpanzé adulte; au même âge un de nos bébés humains aujourd'hui n'aura atteint que la moitié du volume cérébral adulte. Voilà, tout est dit! La mise au monde précoce du nouveau-né d'homo sapiens, laquelle est survenue pour des raisons mécaniques - il n' y a pas doute nous avons la grosse tête!-  a interrompu la vie foetale et fait progresser du même coup la capacité d'apprendre." (Yves Coppens, Le présent du passé) L'interruption de la vie foetale chez l'être humain, c'est ce fait essentiel qu'il naît avant d'être achevé, trop tôt; autrement dit, il est prématuré ce qui n'est qu'une autre façon de signifier sa néoténie. Parce que la nature ne lui a pas donné la connaissance instinctive nécessaire à la vie, il va pouvoir développer ses propres capacités d'apprentissage dans des proportions qui deviendront considérables chez les grandes figures de la connaissance qu'a pu engendrer l'évolution humaine. Là encore, il ne faudrait pas pour autant sous estimer les capacités d'apprentissage que l'on trouve dans le monde animal. L'éléphanteau, par exemple, présente ceci de remarquable qu'il se rapproche de l'humain en ce sens qu'il est, lui aussi, dans un état de dépendance prolongé à l'égard des adultes même si, dans son cas, à ma connaissance, je ne pense pas que ce soit lié à des traits néoténiques. Durant ce laps de temps relativement long, il apprendra des adultes du groupe les savoirs nécessaires à sa vie comme creuser un trou pour en faire jaillir l'eau, se saisir d'une écorce et la mâcher pour en faire une boule, boucher le trou pour empêcher l'évaporation de l'eau, etc. Mais ces capacités d'apprentissage sont donc potentiellement encore beaucoup plus poussées dans l'espèce humaine.
Toute la question qui se pose, à partir de là, c'est de savoir en vue de quoi fondamentalement on va tirer parti de ces fantastiques capacités d'apprentissage? C'est à ce point qu'il nous faut maintenant reposer l'alternative entre un projet d'éducation nationale ou d'instruction publique. S'agit-il de simplement apprendre à l'écolier les éléments de connaissance nécessaires pour s'adapter du mieux possible à sa société? Il s'agit du contenu essentiel d'un projet d'éducation nationale tel que les bases en avaient été posé dès la fin du XVIIIème siècle, dans la période révolutionnaire. Ou faut-il tirer profit de ces capacités pour former des citoyens éclairés qui seront armés intellectuellement pour questionner le monde dans lequel ils vivent? Et, partant de là, chercher à le transformer dans le sens d'un "état futur possible et meilleur de l'humanité", comme l'appelait de ses voeux Kant, dans le même texte d'où est tiré cet extrait. Par où l'on voit bien que ce philosophe inscrit pleinement sa pensée éducative dans un tel projet d'instruction publique. La philosophie de Kant peut être résumée entièrement dans son maître-mot: "la critique." Il s'agirait alors d'instruire les élèves essentiellement pour aiguiser leur sens critique. Il n'est pas bien difficile d'observer que ce n'est pas du tout dans ce sens que l'école a évolué, ce qui pose évidemment un très sérieux problème qu'on ne peut contourner ici. Si on réduit l'instruction à une simple logique d'adaptation à l'ordre existant, qu'est-ce qui peut encore distinguer le processus éducatif d'un dressage qu'un animal subirait? Ne s'agit-il pas dans les deux cas d'obtenir du sujet un comportement docile? Et alors, qu'est-ce qui autoriserait encore à dire, suivant la thèse du texte, que l'éducation est le propre de l'Homme? Cette approche terriblement restrictive ne représenterait-elle pas un immense gaspillage des capacités d'apprentissage que l'humain a potentiellement du fait de sa néoténie? 

2) La question des finalités de l'éducation: éducation nationale versus instruction publique
a) De "l'instruction publique" à "l'éducation nationale"
Commençons par ce qu'est devenue, de plus en plus, l'éducation dans nos sociétés, une Education nationale. L'évolution du langage est déjà suffisamment parlante. Jusqu'en 1932, le ministère en charge des écoles de la République, en France, s'appelait "ministère de l'instruction publique". C'est à cette date qu'on l'a rebaptisé "ministère de l'éducation nationale". Il ne faudrait cependant pas avoir la naïveté de croire qu'auparavant les écoles mettaient en oeuvre un véritable projet d'instruction publique visant la formation de citoyens éclairés. Pour le montrer, un cas très significatif est l'introduction systématique de l'enseignement de philosophie dans les classes de terminales. Cela s'est fait en 1840. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, il ne s'agissait absolument pas d'aiguiser le sens critique des écoliers, tout au contraire. Nous sommes alors, à cette époque, sous le régime de la Monarchie de juillet, ce qui devrait déjà mettre la puce à l'oreille, puisqu'il s'agissait d'un gouvernement tout sauf progressiste sur le plan des droits humains fondamentaux. De fait, c'est Victor Cousin qui a oeuvré à cette réforme. Pour lui, le sens d'un enseignement de philosophie se réduisait simplement à faire intérioriser aux élèves l'idée que la monarchie et le pouvoir de l'Eglise qui lui était inséparable constituaient l'ordre "naturel" de la société auquel il fallait donc simplement adapter l'écolier (1) Il ne faudrait pas s'imaginer non plus que cette situation serait spécifique à la France. On la retrouve partout, comme aux Etats-Unis où elle est résumée dans un classique de l'éducation au XXème siècle, Classroom Management de William Bagley:"Quand on étudie correctement la science de l'éducation, on peut observer à travers la routine mécanique de la classe les forces éducatives qui transforment lentement l'enfant, du petit être sauvage qu'il était, en une créature respectueuse de la loi et de l'ordre, prêt à mener sa vie au sein d'une société civilisée." (Cité par Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p.305-306, éditions Agone)
En réalité, on peut se demander si le fait d'avoir renommé en 1932, en France,"ministère de l'éducation nationale", ce pouvoir d'Etat n'était pas au fond une façon d'accorder le langage à l'ordre réel des choses qui avait cours depuis déjà longtemps. Mais alors se repose la question: en quoi ce qui se fait à l'école de nos jours se distingue encore d'un simple processus de dressage qu'un animal subirait? 

b) Education nationale et dressage
Un dressage se fait principalement (d'autres dispositifs sont encore à l'oeuvre mais moins centraux) par un processus de conditionnement social. Un conditionnement vise à faire acquérir un réflexe chez le sujet en court-circuitant ses capacités de réflexion. Il y en a deux types qui se complètent pour donner au processus sa pleine puissance: le conditionnement opérant ou pavlovien. Le premier est celui qui structure les apprentissages dans les écoles de la République. Dans ce cas, le comportement précède la stimulation qu'on fait subir à l'élève  pour qu'il devienne un réflexe. Par exemple, c'est comme cela que l'on apprend à un chien à lever la patte. Quand il le fait (comportement), on lui donne la récompense associée au signal "lève la patte" (la stimulation: le morceau de viande, par exemple) Le conditionnement est acquis lorsque le chien lève la patte au simple signal. Dans l'éducation nationale, cela correspond aux dispositif du contrôle continu joint à la notation individuelle. Autrement dit, le conditionnement opérant obéit à la logique du système bien connu du bâton ou de la carotte. Dans le conditionnement pavlovien, c'est l'inverse: la stimulation précède le comportement. C'est la savant russe Pavlov (XIX-XXème siècle) qui en a posé les bases scientifiques. Il réalisait ses expériences sur des chiens en associant le signal (la cloche) à l'administration de nourriture. Le conditionnement est acquis dès lors que le chien se met à saliver au seul son de la cloche. Son application au processus éducatif chez l'humain a été parfaitement mise en lumière par le grand cinéaste Stanley Kubrick dans son film daté de 1971, Orange mécanique. Il répondait au problème de savoir comment rééduquer un jeune qui avait sombré dans l'ultraviolence (la violence purement gratuite qui vise juste à satisfaire la pulsion d'agression).
Un protocole expérimental est mis au point pour dresser le jeune délinquant à lui faire rejeter la violence à la façon du chien de Pavlov. La stimulation consiste ici à administrer au jeune délinquant un produit dans les yeux qui va susciter un état de malaise. On lui associe des images d'ultraviolence. Le conditionnement est acquis, lorsqu'à la simple vue de scènes violentes le jeune éprouve une répulsion physique. Ainsi, on pense l'avoir guérit de son mal:



Il est important de relever que le même protocole peut être mis en oeuvre mais pour faire acquérir le réflexe diamétralement opposé, à savoir, transformer l'individu en une machine à tuer. Ainsi procédait un psychologue de l'armée américaine de l’US Navy.  Il s’agissait, cette fois, non plus de créer le conditionnement en associant les images de violence à un état physique de stress et d’anxiété, mais, au contraire, à un état de relaxation et de tranquillité. Comme dans le film, il s’agit "d’immobiliser les sujets devant l’écran, avec un dispositif qui leur bloque les paupières et les yeux […] Puis on leur montrait des films d’une atrocité croissante […] Durant ces visionnages, des mesures physiologiques étaient prises afin de maintenir un niveau de tranquillité chez les sujets. Une fois ces visionnages terminés, on leur posait des questions insignifiantes, par exemple décrire le motif décoratif gravé sur le manche du couteau de la circoncision." ( Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p. 112) De cette façon, le soldat avait acquis le réflexe de tuer en l'associant à un sentiment de tranquillité.
Il est encore plus important d'observer que c'est le même type de conditionnement que subit, totalement à son insu, le téléspectateur attablé tranquillement devant son poulet-frites en regardant les images du JT de 20 heures qui lui montre des images de massacres, attentats, meurtres, guerres et autres calamités. Le philosophe Gunther Anders, dès 1956, au tout début de l'introduction de la télévision dans les foyers, s'en étonnait déjà, avec beaucoup de lucidité:"Personne ne s'étonne aujourd'hui de prendre son petit déjeuner en regardant un cartoon où l'on enfonce un couteau dans le torse suggestivement bombé de la fille de la jungle pendant qu'on lui instille dans les oreilles les triolets de la Sonate au clair de lune. Une telle situation ne pose de problème à personne." (Anders, L'obsolescence de l'homme, p. 163) C'est bien là tout le problème que cela ne pose de problème à personne. Et encore, ce n'est là qu'un petit aperçu des ravages de la télévision sur la santé mentale des gens...

c) De la justice punitive à la justice thérapeutique
Toute la problématique de la lutte contre la délinquance dans Orange mécanique tourne autour du passage que Kubrick voyait très bien dans l'air du temps de la justice punitive à la justice thérapeutique. La nouvelle approche thérapeutique, à partir des années 1970,  ne traite plus le délinquant comme un individu responsable devant la loi et encourant une sanction pénale mais comme un malade qu'il faut soigner. En apparence, cette évolution a l'air positive. C'est au nom des acquis de la connaissance scientifique que cette nouvelle approche a été justifiée. Elle se veut éclairée par les lumières du progrès scientifique, au contraire de l'approche punitive jugée archaïque et inefficace. C'est typiquement ce que soutient un de ses représentants aux Etats Unis, V. Aubert:"Alors "qu'un avocat traite un problème humain de manière typiquement non scientifique", la thérapie  s'occupe du criminel ou du malade comme d'une victime [...] La transformation du "pêché" en "maladie" représente, selon cet auteur, le premier pas vers" l'introduction de la science et des réactions personnalisées dans les conflits humains.""( cité par Christopher Lasch, La culture du narcissisme, p. 284) C'est plutôt dans le champ politique, de la gauche qu'est venue cette nouvelle approche éducative. Dans le film de Kubrick, c'est la figure du politicien qui pilote le projet de réinsertion du délinquant. A cela il faut opposer la mentalité de droite qui a toujours été conservatrice, partisane d'une justice punitive stricte. Dans le film, elle est incarnée par le gardien de prison aussi bien que le curé dont on voit bien le niveau élevé de scepticisme sur le bien-fondé de la nouvelle approche thérapeutique.
En fait, il ne s'agira pas ici de trancher ni dans un sens ni dans l'autre mais bien plutôt de se frayer un chemin par delà cette fausse alternative ruineuse dans laquelle on s'enfermerait. En réalité, l'approche thérapeutique qui se représente comme un grand progrès en matière d'éducation, si on en creuse bien la signification, se révèle être profondément régressive en ce sens précis qu'elle a un effet dramatiquement infantilisant qui réduit le jeune à la plus parfaite impuissance. Cela, Stanley Kubrick comme le penseur américain Christopher Lasch l'avaient parfaitement mis en évidence:"A mesure que la justice punitive fait place à la justice thérapeutique, ce qui commença comme une protestation contre une éthique simpliste aboutit à la destruction du sens de la responsabilité morale. Cette nouvelle justice perpétue la dépendance infantile jusque dans l'âge adulte et prive le citoyen des recours légaux contre l'Etat." (Lasch, La culture du narcissisme, p. 283) Traiter le délinquant comme un malade c'est admettre qu'il est une victime et non plus un coupable. C'est au fond le traiter comme un enfant:"Qui dit:" Tu n'es pas coupable", dit aussi: "tu es incapable"." (ibid., p. 284) La violence qu'exerce cette forme d'éducation thérapeutique est dès lors d'autant plus sournoise qu'elle se présente sous les dehors doucereux du maternalisme. Pour tout dire, elle est autrement plus intrusive dans l'intimité de l'esprit des jeunes, et, disons le mot, tendant à devenir franchement totalitaire (domination totale). De l'aveu même du jeune délinquant, au terme du processus thérapeutique, le policier auquel il pouvait toujours espérer échapper autrefois, dans le cadre de la justice punitive, est désormais dans sa tête, faisant partie intégrante de lui, raison pour laquelle il y a lieu de prendre avec beaucoup d'ironie son enthousiasme d'avoir recouvert sa liberté au terme de sa rééducation. Au moins, dans le cadre de la justice punitive, l'individu en conflit avec l'autorité de l'Etat était incité à se défendre contre lui et à faire valoir ses droits de la défense. Dans le cadre de la justice thérapeutique, on attend de lui que toutes ses résistances tombent pour collaborer à sa propre guérison:"le problème de la coopération avec le thérapeute devient probablement le plus critique que le déviant ait à affronter." (Aubert cité par Lasch, ibid., p. 284)
On peut encore mieux préciser à quoi correspond cette nouvelle approche éducative et comprendre en quoi elle est profondément infantilisante.

d) La culture du narcissisme des temps actuels 
C'est donc le concept clé de culture du narcissisme qu'il faut appréhender précisément ici. La culture des temps actuels se développe de plus en plus comme une culture du narcissisme. Il faut repartir du concept de narcissisme tel que nous avions commencé à l'élaborer dans la première partie. Il renvoyait à cet état primordial de fusion intégrale du nourrisson avec sa mère dont il fallait absolument le sortir par l'institution de l'interdit de l'inceste pour lui permettre d'accéder à son humanité. Ce que tendent à réactiver les dispositifs éducatifs thérapeutiques (mais pas seulement, loin de là; tous les dispositifs technologiques de la lumière directe des écrans comme la télévision, les portables, les ordinateurs conspirent dans le même sens. C'est ce que j'ai développé dans les deux parties de, Aspect de la crise anthropologique des sociétés modernes, la régression narcissique dans la société du spectacle), c'est cet état initial dont l'enfant devait nécessairement sortir.
Il faut  lever les principaux malentendus auxquels donne lieu systématiquement  la notion de narcissisme qui fait qu'elle n'est pas du tout comprise, en règle générale. Pour commencer, le narcissisme ce n'est pas la même chose que l'égoïsme; c'est encore pire. L'égoïsme, c'est encore l'affirmation de l'Ego, c'est-à-dire du Moi. Le narcissisme, c'est l'effacement du Moi en ce sens qu'il traduit un état mental où se brouille la limite entre le Moi et le non Moi ce qui correspond à l'état fusionnel du nourrisson qui n'avait pas encore élaboré le sens de la différence entre lui et le monde environnant:" Le narcissisme signifie la perte d'individualité, et non l'affirmation de soi. Il désigne un moi menacé de désintégration, ainsi que par un sentiment de vide intérieur." (Christopher Lasch, Le moi assiégé, p. 53) C'est ce qui fait que, contrairement à ce que l'on croit le narcissisme a beaucoup plus à voir avec la haine de soi qu'avec l'amour de soi. Le soi tend à être vécu comme l'obstacle principal à la reconstitution de l'état fusionnel avec le monde environnant:"[...] Sennett nous rappelle que le narcissisme est plus proche de la haine que de l'admiration de soi..." (Lasch, La culture du narcissisme, p. 63) Le narcissisme traduit fondamentalement la perte du sens des limites, et la première de toutes, celle qui est à la base de toutes les autres limites que les humains doivent se poser pour éviter de sombrer dans l'hubris ( le terme que les grecs anciens utilisaient pour signifier la démesure, qui était pour eux la principale menace qui pèse sur l'humanité), la limite entre soi et le monde extérieur. D'où les deux formes symétriques par quoi peuvent se manifester les troubles mentaux de type narcissique, la forme mégalomaniaque par quoi le mental cherche à absorber en lui le monde qui fait qu'il se prend pour le tout ou la forme dépressive de l'effondrement intérieur qui fait qu'il ne se sent plus rien et cherche à s'anéantir dans le tout. Partant de là, il n'est plus si difficile de repérer dans les temps actuels les innombrables manifestations de ces deux troubles mentaux extrêmes:"Le moi minimal ou narcissique est avant tout un moi incertain de ses propres contours, désireux soit de refaire le monde à son image, soit de se fondre dans son environnement."(Christopher Lasch, Le moi assiégé, p. 15 )
Parvenu à ce point, on voit combien il serait nécessaire de sortir de cette fausse alternative entre une éducation punitive de droite ou celle thérapeutique de gauche pour renouer avec ce que fut le grand projet émancipateur de la civilisation occidentale incarnée au moment de la Révolution française par un philosophe comme Kant ou Condorcet en France, celui d'une libre individualité qui s'affirme de façon réflexive en étant capable de questionner de façon lucide le bien-fondé des institutions de sa propre société, soit ce que les Grecs anciens avaient commencé à inventer, certes encore timidement, avec la démocratie.

e) Pour une école de l'instruction publique sous l'autorité de la vérité
C'était bien le sens que Condorcet donnait à ce qu'aurait dû être une école de l'instruction publique:
"Le but de l'instruction n'est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capable de l'apprécier et de la corriger." ( Rapport sur l’organisation générale de l’Instruction publique présenté à l’Assemblée nationale législative au nom du Comité d’Instruction publique, les 20 et 21 avril 1792) Kant ne voulait rien dire d'autre, lorsqu'il avançait à la fin de ce texte qu'"il faut qu'il se fasse à lui-même son plan de conduite." Comme la nature l'a laissé inachevé, ainsi que nous l'avons vu avec la néoténie humaine, elle n'a pas laissé aux êtres humains un plan tracé d'avance qui fait qu'ils auraient naturellement trouvé leur place dans le monde. Il leur revient de créer un tel plan par l'usage de leur raison dit Kant. C'est à cette tâche fondamentale qu'une école de l'instruction publique devrait consacrée toutes ses forces. Partons de l'étymologie des mots eux-mêmes. "Education" et "instruction" viennent des racines latines educare et instruere. Educare a le sens de faire venir à soi: il peut, dans cette mesure, facilement être tourné dans le sens de soumettre à soi. Instruere a le sens d'équiper, armer, outiller. Dans cette mesure, on peut le comprendre comme une façon de donner aux écoliers les armes intellectuelles pour parvenir à ce qui était le grand idéal des Lumières que Kant avait formulé ainsi:"Ose te servir de ton propre entendement" et ne t'en remets pas à une autorité morale, quelle qu'elle soit, religieuse, politique, sectaire ou tenant de l'opinion publique pour te dire ce qu'il faut penser. Dans les temps actuels, cet héritage continue de vivre, par exemple, dans les cours d'autodéfense intellectuelle dont fait la promotion le linguiste et philosophe américain Noam Chomsky. Comme on peut apprendre des techniques de défense en cas d'agression physique, il est sûrement encore beaucoup plus nécessaire, étant donné la puissance démesurée qu'ont atteint aujourd'hui les techniques de propagande, universellement diffusées, de s'armer très solidement d'outils intellectuels pour faire valoir la libre pensée dont les Lumières avaient fait la promotion au XVIIIème siècle.
Seulement Condorcet avait bien précisé qu'une école de l'instruction publique ne serait possible qu'à une condition qu'il énonçait très clairement:"La première condition de toute instruction étant de n'enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre doivent être aussi indépendants qu’il est possible de toute autorité politique." ( Rapport sur l’organisation générale de l’Instruction publique présenté à l’Assemblée nationale législative au nom du Comité d’Instruction publique, les 20 et 21 avril 1792) Former des citoyens éclairés en mesure de réfléchir par eux-mêmes aux institutions de leur société n'est envisageable que si l'instruction n'est guidée que par le seul souci d'un idéal de vérité. Il n'est pas bien difficile d'apercevoir que celui-ci ne fait jamais bon ménage avec le pouvoir politique. Comme le formulait un autre grand penseur héritier de ce projet émancipateur, au XXème siècle, Bertrand Russell, les humains peuvent former leurs représentations du monde et d'eux-mêmes suivant deux grands principes: soit, comme les hommes mus par la soif du pouvoir en se demandant si ces représentations vont accroître ou non leur pouvoir; soit, suivant un idéal de vérité, en se demandant si ce que l'on pense est conforme à la logique et des faits bien établis. Il est bien évident que si l'on veut faire valoir cette dernière démarche absolument indispensable pour soigner les hommes de leur folie et leur éviter l'autodestruction pure et simple, il faut pouvoir lui réserver au moins une niche pour la mettre à l'abri des gens de pouvoir. Il saute aux yeux que les écoles actuelles de la République sont à des années-lumières de cela puisqu'elles sont entièrement placées sous l'autorité des gouvernements.

Conclusion 
Une fois déterminé le fait que l’éducation est le propre de l’être humain du fait, fondamentalement, des traits très accentués de sa néoténie, reste à déterminer qu’elle doit être sa visée ultime: intégrer socialement les individus, ce qui veut dire, dans les conditions actuelles, en faire des travailleurs-salariés, des consommateurs compulsifs, des citoyens apathiques ayant le sentiment illusoire d'appartenir à une communauté nationale, comme le formulait précisément cet autre grand penseur du XXème siècle, héritier, lui aussi, du projet émancipateur de la civilisation occidentale, George Orwell, ou créer un cadre institutionnel incitant au développement d' individus autonomes qui seront capables de mettre en question ce qui leur a été transmis comme héritage culturel. La culture actuelle qui se développe de plus en plus comme une culture du narcissisme représente évidemment un obstacle considérable à un tel projet politique pourtant absolument nécessaire à envisager à une époque comme la nôtre où de graves menaces pèsent sur l'avenir de l'humanité toute entière. Rappelons une dernière fois un des enseignements de ce texte de Kant: le propre de l'enfant humain, c'est qu'il aura tendance à faire un usage nuisible pour lui-même de ses propres forces le menaçant de s'auto détruire. Comme nous l'a appris la néoténie humaine, l'humain aura toutes les peines du monde à dépasser ce stade pour accéder à l'état adulte, donc par le fait qu'il conserve toute sa vie durant ces traits de néoténie. Si l'on ajoute à cela le fait que l'on assiste aujourd'hui à une régression culturelle massive  qui tend à réactiver l'état le plus infantile de la psyché (âme) humaine, y compris et surtout chez les supposés "élites" censés diriger le monde, comme Lasch l'a bien montré, dans son ouvrage, La révolte des élites, il faut alors être bien conscient des dangers qui sont devant nous...




(1) Voici un aperçu du sens que donnait Victor Cousin à l'éducation en général et à l'enseignement de la philosophie en particulier perçu comme son couronnement:"Qu’est-ce en effet que l’éducation ? L’apprentissage de la vie qui nous attend au sortir de l’école, soit dans les professions particulières auxquelles la famille nous destine, soit dans ces fonctions générales d’homme et de citoyen auxquelles Dieu et la patrie nous appellent [...] l’éducation générale et publique [...] doit préparer à la vie sociale, telle qu’elle est constituée dans un siècle et dans un pays, non par des pouvoirs éphémères, mais par ces grandes et permanentes institutions qui sont l’esprit et l’âme d’un pays et d’un siècle. Si l’éducation du jeune homme est l’apprentissage et comme l’image anticipée de sa vie future, à ce titre elle est vraie et elle est salutaire ; elle prépare à la société un homme et un citoyen qui sera en harmonie avec elle, et qui, partageant ses instincts, ses préjugés même, la servira sans résistance dans toutes les carrières, utile aux autres, en paix avec lui même [...] Il appartient donc à la société d’intervenir dans l’éducation et de la faire un peu à son image pour que l’éducation lui rende ce que la société lui a donné ; autrement c’est la société qui sème de ses propres mains l’inquiétude, le mécontentement, les révolutions." (Victor Cousin, Défense de l'université et de la philosophie, p.4-5, pour le texte entier cf. ici)