mercredi 18 mai 2011

Connaître est-ce le privilège de la science?

Mise à jour, 03-06-2018

In memoriam  Bertrand Russell (1872-1970)



« Il est réconfortant de savoir qu’un homme comme lui existe. Tant que lui et quelques autres de sa trempe seront en vie et en liberté, nous aurons l’assurance que subsistent dans le monde des îlots de santé mentale [...] En ces temps de panique et de mensonge universels, voilà un auteur dont la fréquentation est salutaire.» George Orwell.



Introduction.
Ici, pour rentrer dans le traitement du sujet, le plus simple était de voir que la thèse (oui, c’est le privilège de la science) est le fondement de la conception scientiste qui imprègne aujourd'hui nos sociétés à tel point qu'il n’est pas exagéré de dire que la science joue désormais la fonction qui était réservée autrefois à la religion (une illustration parmi d'autres, c'est dans l‘Expérience de Milgram visant à tester le degré de soumission des individus à l'autorité, la fonction de chef assumé par les scientifiques auquel obéit aveuglément la grande majorité des individus). Est scientiste, toute conception qui soutient qu’il n’y d’autre forme de connaissance recevable que celle que lui donne la science et donc que tout ce qui prétend produire des connaissances en dehors de la méthode scientifique doit être rejeté comme une pseudo (fausse) connaissance. Le sens de la question à traiter est alors de discuter du bien fondé de cette conception scientiste de la connaissance humaine. Partant de là la démarche pour traiter le problème peut être formulée simplement.
-Thèse: on commencera par se demander ce qui peut justifier la conception scientiste de la suprématie de la science dans le domaine de la connaissance.
-Critique: mais ne serait-il pas ruineux de réduire la connaissance au seul savoir scientifique ? L’art, l’éthique ou la morale, la politique, et, même, la religion (en tant qu'elle est une forme de connaissance qui a pour impulsion des affects qui ont trait à l'amour, par exemple, chez bon nombre de mystiques) ne mettent-ils pas en jeu des formes de connaissance différentes de celle de la science? Et poussons le bouchon assez loin: ne seraient-elles pas encore plus fondamentales?
-Synthèse: plusieurs pistes, comme toujours, s’ouvraient ici. On pouvait mettre l’accent sur la distinction science/scientisme en se demandant comment ne pas sacrifier la science avec l’eau du bain scientiste. Ou encore, en méditant sur le sens les évolutions les plus récentes de la science. Il s'est en effet produit un phénomène majeur qui est toujours en cours et que Russell avait déjà fort bien décrit à son époque. Il était à la fois un philosophe et un homme de science ( dans les mathématiques et la logique); donc, il était aux premières loges pour en parler. De plus en plus, l'évolution de la science a fait que l'impulsion liée à l'amour de la connaissance cherchant à explorer le monde a cédé du terrain à l'impulsion qui cherche à obtenir du pouvoir et à conquérir le monde; car, toute connaissance est le fruit de cette double impulsion. A partir de là, on pourra se demander si ce qui mérite d’être soumis à la critique la plus intransigeante, ce n’est pas la substitution de plus en complète, à l’époque actuelle, de la première par la seconde, qui pourrait bien faire, dans un avenir pas si lointain, de la science l'instrument de la domination totale, ce que Russell avait déjà envisagé à son époque?

dimanche 1 mai 2011

Aristote, de l'égoïsme

Mise à jour, 09-06-2019


« Les gens qui font du mot « égoïste » un terme de réprobation appellent égoïstes ceux qui, qu’il s’agisse de richesse, d’honneurs, de plaisirs corporels, prennent la part la plus grande; tels sont en effet, pour la plupart des hommes, les objets de leurs désirs et de leurs efforts, car ils pensent que ce sont les plus grands des biens; c’est pourquoi ce sont ceux qu’on se dispute le plus. Or, quand on place là son ambition, on s’abandonne à ses convoitises et, en général, à ses passions, et par conséquent à la partie irrationnelle de l’âme. Comme c’est là le cas de la plupart des hommes, la signification du mot vient de cet « égoïsme » de la masse, qui est vile. C’est donc avec justice qu’on méprise ceux qui sont égoïstes de cette manière. Que l’on appelle communément égoïstes ceux qui cherchent à se procurer ces sortes de biens, la chose est claire. Que, d'autre part, il se trouve un homme qui s’applique constamment à accomplir plus que tout autre des actes de justice, de tempérance, ou de toute autre vertu, qui, en un mot, se réserve toujours à lui-même le beau, personne ne qualifiera cet homme d’égoïste ni ne le blâmera. Et pourtant c’est celui-là qui semblerait plutôt être égoïste; il cherche, en tout cas, à s’assurer à lui-même les choses les plus belles, les biens suprêmes; il veut contenter la partie de lui-même qui a l’autorité souveraine, et il lui obéit en tout.»
Aristote, Ethique à Nicomaque, IX, 8, 1168-1169b

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.


Introduction
Le thème du texte consiste à se questionner sur ce qu’est véritablement l’égoïsme (question de définition/nature) et à se demander s’il est juste de le condamner (évaluation éthique). Le texte a donc une double dimension. Descriptive impliquant un travail de définition de ce qu’est l ‘égoïsme qui met en jeu une certaine anthropologie, c'est-à-dire une réflexion sur ce qui constitue notre identité d'humain; qu'est ce qui constitue l'ego = le moi, qui est pris pour objet du désir par l'égoïste? Et une dimension normative qui implique une certaine éthique ou morale, une évaluation de ce qui est bon et mauvaisl’égoïsme est-il bon ou mauvais? Spontanément, on aura tendance à répondre par la négative. Mais restons prudents. Le propos du texte est subtile et nuancée.
La thèse du texte aura donc cette double dimension. D'un point de vue descriptif, le véritable égoïsme n’est pas celui qu’entend le sens commun qui le place dans l'amour de la partie la plus inférieure de l'âme qui convoite pour elle-même, au détriment des autres, la plus grande part de la "richesse, d’honneurs, de plaisirs corporels". Le véritable égoïsme consiste à aimer en soi la partie la plus élevée de l'âme, celle "qui a l'autorité souveraine". D'où le deuxième aspect, normatif, de la thèse, qui en découle logiquement, très déconcertant pour nous qui sommes habitués à n'entendre l'égoïsme qu'au premier sens, vulgaire. Correctement compris, le véritable égoïsme n'a rien de condamnable moralement mais mérite, tout au contraire, d'être cultivé.
L'ordre logique du texte sur lequel je construis l’explication. La démarche est ici facile à comprendre; elle se fait en deux temps. Comme souvent chez Aristote, il s’agit de partir de l’opinion commune (1ère partie) pour ensuite la rectifier et aboutir à une thèse philosophiquement consistante (2ème partie) D’où ma problématique. Qu’est-ce que l’opinion commune entend par égoïsme? Pourquoi est-il une chose condamnable en ce sens? Mais s’agit-il ici du véritable égoïsme? Ne faut-il pas rectifier l’opinion commune pour aboutir à la compréhension du véritable égoïsme? Et si nous comprenons bien celui-ci mérite-t-il seulement encore d’être condamné? N’est-il pas, au contraire, le signe d’une âme noble et vertueuse? Il s'agira de parvenir à la pleine compréhension du propos du texte en relevant que s'il nous est si difficile à appréhender, ce n'est pas du tout pour sa complexité technique mais parce que nous avons hérité de deux mille ans de valeurs et de culture judéo chrétiennes réduisant purement et simplement l'égoïsme au mal, sans faire la moindre distinction entre sa forme vulgaire et noble. C'est pour cela que nous avons tellement de mal à saisir le concept d'un égoïsme vertueux élaboré par le texte sans commettre sur lui les contresens les plus complets, en particulier, celui qui consisterait à dire que l'auteur blâme (condamne) la deuxième forme d'égoïsme qu'il dégage. Même si ce texte a été écrit il y a plus de 2300 ans, il reste pleinement d'actualité. Nous sommes avec lui au coeur de choix fondamentaux à faire sur la voie de la vie bonne pour tout un chacun.  Si la vie peut être imagée par un seau qu'il nous faut remplir avec des galets, des cailloux et du sable, symbolisant la hiérarchie des biens, des plus fondamentaux (les galets) aux plus secondaires (le sable), aurons-nous raison de faire de la "richesse", "des honneurs","des plaisirs corporels" les galets de la vie, ou, comme le texte le pense, nous orienter vers d'autres sortes de biens? Car il est bien entendu qu'il n'y aura qu'une façon de faire pour avoir le seau plein, soit la vie la meilleure possible: s'occuper d'abord des galets, puis des cailloux et seulement à la fin du sable...